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Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке
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Il se tut un instant, puis sur un ton de conseil:

– Ah! monsieur! dit-il, prenez garde aux femmes! Je ne vous dirai pas de les fuir, car j’ai usé ma vie avec elles, et si ma vie était à refaire, les heures que j’ai passées ainsi sont parmi celles que je voudrais revivre. Mais gardez-vous, gardez-vous d’elles!

Et comme s’il avait trouvé une expression à sa pensée, don Mateo ajouta plus lentement:

– Il est deux sortes de femmes qu’il ne faut connaître à aucun prix: d’abord celles qui ne vous aiment pas, et ensuite, celles qui vous aiment.—Entre ces deux extrémités, il y a des milliers de femmes charmantes, mais nous ne savons pas les apprécier.


Le déjeuner eût été assez terne si l’animation de don Mateo n’eût remplacé, par un long monologue, l’entretien qui fit défaut; car André, préoccupé de ses pensées personnelles, n’écouta qu’à demi ce qui lui fut conté. À mesure que l’instant du rendez-vous approchait, le battement de cœur qu’il avait senti naître la veille reprenait avec une insistance toujours plus pressante. C’était un appel assourdissant en lui-même, un impératif absolu qui chassait de son esprit tout ce qui n’était pas la femme espérée. Il aurait tout donné pour que la grande aiguille de la pendule Empire où il tenait ses yeux fixés fût avancée de cinquante minutes.—Mais l’heure qu’on regarde devient immobile, et le temps ne s’écoulait pas plus qu’une mare éternellement stagnante.

À la fin, contraint de demeurer et cependant incapable de se taire plus longtemps, il fit preuve d’une jeunesse peut-être un peu récente en tenant à son hôte ce discours imprévu:

– Don Mateo, vous avez toujours été pour moi un homme d’excellent conseil. Voulez-vous me permettre de vous confier un secret et de vous demander un avis?

– Tout à votre disposition, dit à l’espagnole Mateo en se levant de table pour passer au fumoir.

– Eh bien… voici… c’est une question… balbutia André. Vraiment à tout autre qu’à vous je ne la poserais pas… Connaissez-vous une Sévillane qui s’appelle doña Concepcion Garcia?

Mateo bondit:

– Concepcion Garcia! Concepcion Garcia! Mais laquelle? Expliquez-vous! il y a vingt mille Concepcion Garcia en Espagne! C’est un nom aussi commun que chez vous Jeanne Duval ou Marie Lambert. Pour l’amour de Dieu, dites-moi son nom de jeune fille. Est-ce P… Perez, dites-moi? Est-ce Perez? Concha Perez? Mais parlez donc!

André, complètement bouleversé par cette émotion soudaine, eut un instant le pressentiment qu’il valait mieux ne pas dire la vérité; mais il parla plus vite qu’il ne l’eût voulu, et, vivement, répondit:

– Oui.

Alors Mateo, précisant chaque détail comme on torture une plaie, continua:

– Concepcion Perez de Garcia, 22, plaza del Triunfo, dix-huit ans, des cheveux presque noirs et une bouche… une bouche…

– Oui, dit André.

– Ah! vous avez bien fait de me parler d’elle. Vous avez bien fait, monsieur. Si je peux vous arrêter à la porte de celle-là, ce sera une bonne action de ma part, et un rare bonheur pour vous.

– Mais qui est-elle?

– Comment? Vous ne la connaissez pas?

– Je l’ai rencontrée hier pour la première fois; je ne l’ai même pas entendue parler.

– Alors, il est encore temps!

– C’est une fille?

– Non, non. Elle est même, en somme, honnête femme. Elle n’a pas eu plus de quatre ou cinq amants. À l’époque où nous vivons, c’est une chasteté.

– Et…

– En outre, croyez bien qu’elle est remarquablement intelligente. Remarquablement. À la fois par son esprit, qui est des plus fins, et par sa connaissance de la vie, je la juge supérieure. Je ne lui ferai grâce d’aucun éloge. Elle danse avec une éloquence qui est irrésistible. Elle parle comme elle danse et elle chante comme elle parle. Qu’elle ait un joli visage, je suppose que vous n’en doutez pas; et si vous voyiez ce qu’elle cache, vous diriez que même sa bouche… Mais il suffit. Ai-je tout dit?

André, agacé, ne répondit pas.

Don Mateo lui saisit les deux manches de son veston, et scandant par une secousse la moindre de ses paroles, il ajouta:

Et c’est la pire des femmes, monsieur, monsieur, entendez-vous? C’est la pire des femmes de la terre. Je n’ai plus qu’un espoir, qu’une consolation au cœur: c’est que, le jour de sa mort, Dieu ne lui pardonnera pas.

André se leva:

– Néanmoins, don Mateo, moi qui ne suis pas encore autorisé à parler de cette femme comme vous le faites, je n’ai aucun droit de ne pas me rendre au rendez-vous qu’elle m’a donné. Ai-je besoin de vous répéter que je vous ai fait une confidence et que je regrette d’interrompre les vôtres par un départ prématuré?

Et il lui tendit la main.

Mateo se plaça devant la porte:

– Écoutez-moi, je vous en conjure. Écoutez-moi. Il n’y a qu’un instant, vous me disiez encore que j’étais un homme d’excellent conseil. Je n’accepte pas ce jugement. Je n’en ai pas besoin, pour vous parler ainsi. J’oublie aussi l’affection que j’ai pour vous, et qui suffirait bien, cependant, à expliquer mon insistance…

– Mais alors?…

– Je vous parle d’homme à homme, comme le premier venu arrêterait un passant pour l’avertir d’un danger grave, et je vous crie: N’avancez plus, retournez sur vos pas, oubliez qui vous avez vu, qui vous a parlé, qui vous a écrit! Si vous connaissez la paix, les nuits calmes, la vie insouciante, tout ce que nous appelons le bonheur, n’approchez pas Concha Perez! Si vous ne voulez pas que le jour où nous sommes partage votre passé d’avec votre avenir en deux moitiés de joie et d’angoisse, n’approchez pas Concha Perez! Si vous n’avez pas encore éprouvé jusqu’à l’extrême la folie qu’elle peut engendrer et maintenir dans un cœur humain, n’approchez pas cette femme, fuyez-la comme la mort, laissez-moi vous sauver d’elle, ayez pitié de vous, enfin!

– Don Mateo, vous l’aimez donc?

L’Espagnol se passa la main sur le front et murmura:

Écoutez-moi, je vous en conjure. Écoutez-moi. Il n’y a qu’un instant, vous me disiez encore que j’étais un homme d’excellent conseil. Je n’accepte pas ce jugement. Je n’en ai pas besoin, pour vous parler ainsi. J’oublie aussi l’affection que j’ai pour vous, et qui suffirait bien, cependant, à expliquer mon insistance… Oh! non, tout est bien fini. Je ne l’aime ni ne la hais plus. La chose est passée. Tout s’efface…

– Ainsi, je ne vous blesserai pas personnellement si je m’abstiens de suivre vos avis? Je vous ferais volontiers un sacrifice de ce genre; mais je n’ai pas à m’en faire à moi-même… Quelle est votre réponse?

Mateo regarda André; puis, changeant tout à coup l’expression de ses traits il lui dit sur un ton de boutade:

– Monsieur, il ne faut jamais aller au premier rendez-vous que donne une femme.

– Et pourquoi?

– Parce qu’elle n’y vient pas.

André, à qui ce mot rappelait un souvenir particulier, ne put s’empêcher de sourire.

– C’est quelquefois vrai, dit-il.

– Très souvent. Et si, par hasard, elle vous attendait en ce moment, soyez sûr que votre absence ne ferait que déterminer son inclination pour vous.


André réfléchit, et sourit de nouveau.

– Cela veut dire?…

– …Que sans faire aucune personnalité, et quand la jeune femme à laquelle vous vous intéressez se nommerait Lola Vasquez ou Rosario Lucena, je vous conseille de reprendre le fauteuil où vous étiez tout à l’heure et de ne le plus quitter sans raison sérieuse. Nous allons fumer des cigares en buvant des sirops glacés. C’est un mélange qui n’est pas très connu dans les restaurants de Paris, mais qui se fait d’un bout à l’autre de l’Amérique espagnole. Vous me direz tout à l’heure si vous goûtez pleinement la fumée du havane mêlée au sucre frais.»

Un court silence suivit. Tous deux s’étaient assis de chaque côté d’une petite table qui portait des puros et des cendriers ronds.

– Et maintenant, de quoi parlerons-nous? interrogea don Mateo.

André fit un geste qui signifiait:

Vous le savez bien.

– Je commence donc», dit Mateo d’une voix plus basse; et la feinte gaieté qu’il avait découverte un moment s’éteignit sous un nuage durable.

IV. Apparition d’une petite moricaude dans un paysage polaire

Il y a trois ans, monsieur, je n’avais pas encore les cheveux gris que vous me voyez. J’avais trente-sept ans; je m’en croyais vingt-deux; à aucun instant de ma vie je n’avais senti passer ma jeunesse et personne encore ne m’avait fait comprendre qu’elle approchait de sa fin.

On vous a dit que j’étais coureur: c’est faux. Je respectais trop l’amour pour fréquenter les arrière-boutiques, et je n’ai presque jamais possédé une femme que je n’eusse aimée passionnément. Si je vous nommais celles-là, vous seriez surpris de leur petit nombre. Dernièrement encore, en faisant de mémoire le compte facile, je songeais que je n’avais jamais eu de maîtresse blonde. J’aurai toujours ignoré ces pâles objets du désir.

Ce qui est vrai, c’est que l’amour n’a pas été pour moi une distraction ou un plaisir, un passe-temps comme pour quelques-uns. Il a été ma vie même. Si je supprimais de mon souvenir les pensées et les actions qui ont eu la femme pour but, il n’y resterait plus rien, que le vide.

Ceci dit, je puis maintenant vous conter ce que je sais de Concha Perez.


C’était donc il y a trois ans, trois ans et demi, en hiver. Je revenais de France, un 26 décembre, par un froid terrible, dans l’express qui passe vers midi le pont de la Bidassoa. La neige, déjà fort épaisse sur Biarritz et Saint-Sébastien, rendait presque impraticable la traversée du Guipuzcoa. Le train s’arrêta deux heures à Zumarraga, pendant que des ouvriers déblayaient hâtivement la voie; puis il repartit pour stopper une seconde fois, en pleine montagne, et trois heures furent nécessaires à réparer le désastre d’une avalanche. Toute la nuit, ceci recommença. Les vitres du wagon lourdement feutrées de neige assourdissaient le bruit de la marche et nous passions au milieu d’un silence à qui le danger donnait un caractère de grandeur.

Le lendemain matin, arrêt devant Avila. Nous avions huit heures de retard, et depuis un jour entier nous étions à jeun. Je demande à un employé si l’on peut descendre; il me crie:

– Quatre jours d’arrêt. Les trains ne passent plus.

Connaissez-vous Avila? C’est là qu’il faut envoyer les gens qui croient morte la vieille Espagne. Je fis porter mes malles dans une fonda où don Quichotte aurait pu loger; des pantalons de peau à franges étaient assis sur des fontaines; et le soir, quand des cris dans les rues nous apprirent que le train repartait tout à coup, la diligence à mules noires qui nous traîna au galop dans la neige en manquant vingt fois de culbuter était certainement la même qui mena jadis de Burgos à l’Escorial les sujets du roi Philippe Quint.

Ce que j’achève de vous dire en quelques minutes, monsieur, cela dura quarante heures.

Aussi, quand, vers huit heures du soir, en pleine nuit d’hiver et me privant de dîner pour la seconde fois, je repris mon coin à l’arrière, alors je me sentis envahi par un ennui démesuré. Passer une troisième nuit en wagon avec les quatre Anglais endormis qui me suivaient depuis Paris, c’était au-dessus de mon courage. Je laissai mon sac dans le filet, et, emportant ma couverture, je pris place comme je pus dans un compartiment d’une classe inférieure qui était plein de femmes espagnoles.

Un compartiment, je devrais dire quatre, car tous communiquaient à hauteur d’appui. Il y avait là des femmes du peuple, quelques marins, deux religieuses, trois étudiants, une gitane et un garde civil. C’était, comme vous le voyez, un public mêlé. Tous ces gens parlaient à la fois et sur le ton le plus aigu. Je n’étais pas assis depuis un quart d’heure et déjà je connaissais la vie de tous mes voisins. Certaines personnes se moquent des gens qui se livrent ainsi. Pour moi, je n’observe jamais sans pitié le besoin qu’ont les âmes simples de crier leurs peines dans le désert.

Tout à coup le train s’arrêta. Nous passions la Sierra de Guadarrama, à quatorze cents mètres d’altitude. Une nouvelle avalanche venait de barrer la route. Le train essaya de reculer: un autre éboulement lui barrait le retour. Et la neige ne cessait pas d’ensevelir lentement les wagons.

C’est un récit de Norvège, que je vous conte là, n’est-il pas vrai? Si nous avions été en pays protestant, les gens se seraient mis à genoux en recommandant leur âme à Dieu; mais, hors les journées de tonnerre, nos Espagnols ne craignent pas les vengeances soudaines du ciel. Quand ils apprirent que le convoi était décidément bloqué, ils s’adressèrent à la gitane, et lui demandèrent de danser.

Elle dansa. C’était une femme d’une trentaine d’années au moins, très laide comme la plupart des filles de sa race, mais qui semblait avoir du feu entre la taille et les mollets. En un instant, nous oubliâmes le froid, la neige et la nuit. Les gens des autres compartiments étaient à genoux sur les bancs de bois, et, le menton sur les barrières, ils regardaient la bohémienne. Ceux qui l’entouraient de plus près «toquaient» des paumes en cadence selon le rythme toujours varié du baile flamenco.


C’est alors que je remarquai dans un coin, en face de moi, une petite fille qui chantait.

Celle-ci avait un jupon rose, ce qui me fit deviner aisément qu’elle était de race andalouse, car les Castillanes préfèrent les couleurs sombres, le noir français ou le brun allemand. Ses épaules et sa poitrine naissante disparaissaient sous un châle crème, et, pour se protéger du froid, elle avait autour du visage un foulard blanc qui se terminait par deux longues cornes en arrière.

Tout le wagon savait déjà qu’elle était élève au couvent de San José d’Avila, qu’elle se rendait à Madrid, qu’elle allait retrouver sa mère, qu’elle n’avait pas de novio[2] et qu’on l’appelait Concha Perez.

Sa voix était singulièrement pénétrante. Elle chantait sans bouger, les mains sous le châle, presque étendue, les yeux fermés; mais les chansons qu’elle chantait là, j’imagine qu’elle ne les avait pas apprises chez les sœurs. Elle choisissait bien, parmi ces copias de quatre vers où le peuple met toute sa passion. Je l’entends encore chanter avec une caresse dans la voix:

Dime, niña, si me quieres;Por Dios, descubre tu pecho…

ou:

Tes matelas sont des jasmins,Tes draps des roses blanches,Des lis tes oreillers,Et toi, une rose qui te couches.

Je ne vous dis que les moins vives.

Mais soudain, comme si elle avait senti le ridicule d’adresser de pareilles hyperboles à cette sauvagesse, elle changea de ton son répertoire et n’accompagna plus la danse que par des chansons ironiques comme celle-ci, dont je me souviens:

Petite aux vingt novios(Et avec moi vingt et un),Si tous sont comme je suis,Tu resteras toute seule.

La gitane ne sut d’abord si elle devait rire ou se fâcher. Les rieurs étaient pour l’adversaire et il était visible que cette fille d’Égypte ne comptait pas au nombre de ses qualités l’esprit de repartie qui remplace, dans nos sociétés modernes, les arguments du poing fermé.

Elle se tut en serrant les dents. La petite, complètement rassurée désormais sur les conséquences de son escarmouche, redoubla d’audace et de gaieté.

Une explosion de colère l’interrompit. L’Égyptienne levait ses deux mains crispées:

– Je t’arracherai les yeux! Je t’arracherai…

– Gare à moi! répondit Concha le plus tranquillement du monde et sans même lever les paupières. Puis, au milieu d’un torrent d’injures, elle ajouta de la même voix très calme:

– Gardes! qu’on me fournisse deux chulos, comme si elle était devant un taureau.

Tout le wagon était en joie. Olé, disaient les hommes. Et les femmes lui jetaient des regards de tendresse.

Elle ne se troubla qu’une fois, sous un outrage plus sensible: la gitane l’appelait: «Fillette!»

– Je suis femme, dit la petite en frappant ses seins naissants.

Et les deux combattantes se jetèrent l’une sur l’autre avec de vraies larmes de rage.

Je m’interposai: les batailles de femmes sont des spectacles que je n’ai jamais pu regarder avec le désintéressement que leur témoignent les foules. Les femmes se battent mal et dangereusement. Elles ne connaissent pas le coup de main qui terrasse, mais le coup d’ongle qui défigure ou le coup d’aiguille qui aveugle. Elles me font peur.

Je les séparai donc et ce n’était pas facile. Fou qui se glisse entre deux ennemies! Je fis de mon mieux; après quoi, elles se renfoncèrent chacune dans un coin avec un battement de pied de la fureur contenue.

Quand tout fut apaisé, un grand escogriffe vêtu d’un uniforme de garde civil[3] surgit d’un compartiment voisin. Il enjamba de ses longues bottes la barrière de bois qui servait de dossier, promena ses regards protecteurs sur le champ de bataille où il n’avait plus rien à faire, et avec cette infaillibilité de la police qui frappe toujours le plus faible, il appliqua sur la joue de la pauvre petite Concha un soufflet stupide et brutal.

Sans daigner expliquer cette sentence sommaire, il fit passer l’enfant dans un autre compartiment, revint lui-même dans le sien par une seconde enjambée de ses bottes caricaturales, et croisa gravement les mains sur son sabre, avec la satisfaction d’avoir rétabli l’ordre public.

Le train s’était remis en marche. Nous passâmes Sainte-Marie-des-Neiges dans un paysage de prodige. Un cirque immense de blancheur sous un précipice de mille pieds se refermait à l’horizon par une ligne de montagnes pâles. La lune éclatante et glacée était l’âme même de la sierra neigeuse et nulle part je ne l’ai vue plus divine que pendant cette nuit d’hiver. Elle seule luisait, et la neige. Par moments, je me croyais en route dans un train silencieux et fantastique, à la découverte d’un pôle.

J’étais seul à voir ce mirage. Mes voisins dormaient déjà. Avez-vous remarqué, cher ami, que les gens ne regardent jamais rien de ce qui est intéressant? L’an dernier, sur le pont de Triana, je m’étais arrêté en contemplation devant le plus beau coucher de soleil de l’année. Rien ne peut donner une idée de la splendeur de Séville dans un pareil moment. Eh bien, je regardais les passants: ils allaient à leurs affaires ou causaient en promenant leur ennui; mais pas un ne tournait la tête. Cette soirée de triomphe, personne ne l’a vue.


…Comme je contemplais la nuit de lune et de neige et que mes yeux se lassaient déjà de son éblouissante blancheur, l’image de la petite chanteuse traversa ma pensée, et je souris du rapprochement. Cette jeune moricaude dans ce paysage scandinave, c’était une mandarine sur une banquise, une banane aux pieds d’un ours blanc, quelque chose d’incohérent et de cocasse.

Où était-elle? Je me penchai par-dessus la barrière d’appui et je la vis tout près de moi, si près que j’aurais pu la toucher.

Elle s’était endormie, la bouche ouverte, les mains croisées sous le châle, et dans le sommeil sa tête avait glissé sur le bras de la religieuse voisine. Je voulais bien croire qu’elle était femme, puisqu’elle-même nous l’avait dit; mais elle dormait, monsieur, comme un enfant de six mois. Presque tout son visage était emmitouflé dans son foulard à cornes qui se moulait à ses joues en boule. Une mèche ronde et noire, une paupière fermée sur des cils très longs, un petit nez dans la lumière et deux lèvres marquées d’ombre, je n’en voyais pas plus, et pourtant je m’attardai jusqu’à l’aube sur cette bouche singulière, tellement enfantine et sensuelle ensemble, que je doutais parfois si ses mouvements de rêve appelaient le mamelon de la nourrice ou les lèvres de l’amant.


Le jour vint, comme nous passions l’Escorial. L’hiver sec et terne des alrededores avait remplacé, dans l’horizon des vitres, les merveilles de la sierra. Bientôt nous entrâmes en gare, et comme je descendais ma valise, j’entendis une petite voix qui criait, déjà sur le quai:

– Mira! Mira!

Elle montrait du doigt les massifs de neige, qui d’un bout à l’autre du train couvraient le toit des wagons, s’attachaient aux fenêtres, coiffaient les tampons, les ressorts, les ferrures; et auprès des trains intacts qui allaient quitter la ville, l’aspect lamentable du nôtre la faisait rire aux éclats.

Je l’aidai à prendre ses paquets; je voulais les faire porter, mais elle refusa. Elle en avait six. Rapidement, elle enfila les six anses comme elle put, une à l’épaule, la seconde au coude, et les quatre autres dans les mains.

Elle s’enfuit en courant.

Je la perdis de vue.


Vous voyez, monsieur, combien cette première rencontre est insignifiante et vague. Ce n’est pas un début de roman: le décor y tient plus de place que l’héroïne, et j’aurais pu n’en pas tenir compte; mais quoi de plus irrégulier qu’une aventure de la vie réelle? Cela commença vraiment ainsi.

J’en jurerais aujourd’hui: si l’on m’avait demandé, ce matin-là, quel était pour moi l’événement de la nuit, quel souvenir j’aurais plus tard de ces quarante heures entre cent mille, j’aurais parlé du paysage et non de Concha Perez.

Elle m’avait amusé vingt minutes. Sa petite image m’occupa une fois ou deux encore, puis le courant de mes affaires m’entraîna autre part et je cessai de penser à elle.

V. Où la même personne reparaît dans un décor plus connu

L’été suivant, je la retrouvai tout à coup.

J’étais depuis longtemps revenu à Séville, assez tôt pour reprendre encore une liaison déjà ancienne et pour la rompre.

De ceci, je ne vous dirai rien. Vous n’êtes pas ici pour entendre le récit de mes mémoires et j’ai d’ailleurs peu de goût à livrer des souvenirs intimes. Sans l’étrange coïncidence qui nous réunit autour d’une femme, je ne vous aurais point découvert ce fragment de mon passé. Que du moins cette confidence reste unique, même entre nous.

Au mois d’août, je me retrouvai seul dans ma maison qu’une présence féminine emplissait depuis des années. Le second couvert enlevé, les armoires sans robes, le lit vide, le silence partout: si vous avez été amant, vous me comprenez; c’est horrible.

Pour échapper à l’angoisse de ce deuil pire que les deuils, je sortais du matin au soir, j’allais n’importe où, à cheval ou à pied, avec un fusil, une canne ou un livre; il m’arriva même de coucher à l’auberge pour ne pas rentrer chez moi. Une après-midi, par désœuvrement, j’entrai à la Fábrica[4].

C’était une accablante journée d’été. J’avais déjeuné à l’hôtel de Paris, et pour aller de Las Sierpes à la rue San-Fernando, «à l’heure où il n’y a dans les rues que les chiens et les Français», j’avais cru mourir de soleil.

J’entrai, et j’entrai seul, ce qui est une faveur, car vous savez que les visiteurs sont conduits par une surveillante dans ce harem immense de quatre mille huit cents femmes, si libres de tenue et de propos.

Ce jour-là, qui était torride, je vous l’ai dit, elles ne mettaient aucune réserve à profiter de la tolérance qui leur permet de se déshabiller à leur guise dans l’insoutenable atmosphère où elles vivent de juin à septembre. C’est pure humanité qu’un tel règlement, car la température de ces longues salles est saharienne et il est charitable de donner aux pauvres filles la même licence qu’aux chauffeurs des paquebots. Mais le résultat n’en est pas moins intéressant.


Les plus vêtues n’avaient que leur chemise autour du corps (c’étaient les prudes); presque toutes travaillaient le torse nu, avec un simple jupon de toile desserré de la ceinture et parfois retroussé jusqu’au milieu des cuisses. Le spectacle était mélangé. C’était la femme à tous les âges, enfant et vieille, jeune ou moins jeune, obèse, grasse, maigre, ou décharnée. Quelques-unes étaient enceintes. D’autres allaitaient leur petit. D’autres n’étaient même pas nubiles. Il y avait de tout dans cette foule nue, excepté des vierges, probablement. Il y avait même de jolies filles.


Je passais entre les rangs compacts en regardant de droite et de gauche, tantôt sollicité d’aumônes et tantôt apostrophé par les plaisanteries les plus cyniques. Car l’entrée d’un homme seul dans ce harem monstre éveille bien des émotions. Je vous prie de croire qu’elles ne mâchent pas les mots quand elles ont mis leur chemise bas, et elles ajoutent à la parole quelques gestes d’une impudeur ou plutôt d’une simplicité qui est un peu déconcertante, même pour un homme de mon âge. Ces filles sont impudiques comme des femmes honnêtes.


Je ne répondais pas à toutes. Qui peut se flatter d’avoir le dernier mot avec une cigarrera? Mais je les regardais curieusement et leur nudité se conciliant mal avec le sentiment d’un travail pénible, je croyais voir toutes ces mains actives se fabriquer à la hâte d’innombrables petits amants en feuilles de tabac. Elles faisaient, d’ailleurs, ce qu’il faut pour m’en suggérer l’idée.

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