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« Votre affaire s’est fort compliquée depuis hier au soir, mon brave homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille de dire toute la vérité ; car votre repentir peut seul conjurer la colère du cardinal.

– Mais je suis prêt à tout dire, s’écria Bonacieux, du moins tout ce que je sais. Interrogez, je vous prie.

– Où est votre femme, d’abord ?

– Mais puisque je vous ai dit qu’on me l’avait enlevée.

– Oui, mais depuis hier cinq heures de l’après-midi, grâce à vous, elle s’est échappée.

– Ma femme s’est échappée ! s’écria Bonacieux. Oh ! la malheureuse ! monsieur, si elle s’est échappée, ce n’est pas ma faute, je vous le jure.

– Qu’alliez-vous donc alors faire chez M. d’Artagnan votre voisin, avec lequel vous avez eu une longue conférence dans la journée ?

– Ah ! oui, monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et j’avoue que j’ai eu tort. J’ai été chez M. d’Artagnan.

– Quel était le but de cette visite ?

– De le prier de m’aider à retrouver ma femme. Je croyais que j’avais droit de la réclamer ; je me trompais, à ce qu’il paraît, et je vous en demande bien pardon.

– Et qu’a répondu M. d’Artagnan ?

– M. d’Artagnan m’a promis son aide ; mais je me suis bientôt aperçu qu’il me trahissait.

– Vous en imposez à la justice ! M. d’Artagnan a fait un pacte avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes de police qui avaient arrêté votre femme, et l’a soustraite à toutes les recherches.

– M. d’Artagnan a enlevé ma femme ! Ah çà, mais que me dites-vous là ?

– Heureusement M. d’Artagnan est entre nos mains, et vous allez lui être confronté.

– Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, s’écria Bonacieux ; je ne serais pas fâché de voir une figure de connaissance.

– Faites entrer M. d’Artagnan », dit le commissaire aux deux gardes.

Les deux gardes firent entrer Athos.

« Monsieur d’Artagnan, dit le commissaire en s’adressant à Athos, déclarez ce qui s’est passé entre vous et monsieur.

– Mais ! s’écria Bonacieux, ce n’est pas M. d’Artagnan que vous me montrez là !

– Comment ! ce n’est pas M. d’Artagnan ? s’écria le commissaire.

– Pas le moins du monde, répondit Bonacieux.

– Comment se nomme monsieur ? demanda le commissaire.

– Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.

– Comment ! vous ne le connaissez pas ?

– Non.

– Vous ne l’avez jamais vu ?

– Si fait ; mais je ne sais comment il s’appelle.

– Votre nom ? demanda le commissaire.

– Athos, répondit le mousquetaire.

– Mais ce n’est pas un nom d’homme, ça, c’est un nom de montagne ! s’écria le pauvre interrogateur qui commençait à perdre la tête.

– C’est mon nom, dit tranquillement Athos.

– Mais vous avez dit que vous vous nommiez d’Artagnan.

– Moi ?

– Oui, vous.

– C’est-à-dire que c’est à moi qu’on a dit : « Vous êtes M. d’Artagnan ? » J’ai répondu : « Vous croyez ? » Mes gardes se sont écriés qu’ils en étaient sûrs. Je n’ai pas voulu les contrarier. D’ailleurs je pouvais me tromper.

– Monsieur, vous insultez à la majesté de la justice.

– Aucunement, fit tranquillement Athos.

– Vous êtes M. d’Artagnan.

– Vous voyez bien que vous me le dites encore.

– Mais, s’écria à son tour M. Bonacieux, je vous dis, monsieur le commissaire, qu’il n’y a pas un instant de doute à avoir. M. d’Artagnan est mon hôte, et par conséquent, quoiqu’il ne me paie pas mes loyers, et justement même à cause de cela, je dois le connaître. M. d’Artagnan est un jeune homme de dix-neuf à vingt ans à peine, et monsieur en a trente au moins. M. d’Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et monsieur est dans la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville : regardez l’uniforme, monsieur le commissaire, regardez l’uniforme.

– C’est vrai, murmura le commissaire ; c’est pardieu vrai. »

En ce moment la porte s’ouvrit vivement, et un messager, introduit par un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire.

« Oh ! la malheureuse ! s’écria le commissaire.

– Comment ? que dites-vous ? de qui parlez-vous ? Ce n’est pas de ma femme, j’espère !

– Au contraire, c’est d’elle. Votre affaire est bonne, allez.

– Ah çà, s’écria le mercier exaspéré, faites-moi le plaisir de me dire, monsieur, comment mon affaire à moi peut s’empirer de ce que fait ma femme pendant que je suis en prison !

– Parce que ce qu’elle fait est la suite d’un plan arrêté entre vous, plan infernal !

– Je vous jure, monsieur le commissaire, que vous êtes dans la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma femme, que je suis entièrement étranger à ce qu’elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie, je la démens, je la maudis.

– Ah çà, dit Athos au commissaire, si vous n’avez plus besoin de moi ici, renvoyez-moi quelque part, il est très ennuyeux, votre monsieur Bonacieux.

– Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le commissaire en désignant d’un même geste Athos et Bonacieux, et qu’ils soient gardés plus sévèrement que jamais.

– Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c’est à M. d’Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi je puis le remplacer.

– Faites ce que j’ai dit ! s’écria le commissaire, et le secret le plus absolu ! Vous entendez ! »

Athos suivit ses gardes en levant les épaules, et M. Bonacieux en poussant des lamentations à fendre le coeur d’un tigre.

On ramena le mercier dans le même cachot où il avait passé la nuit, et l’on l’y laissa toute la journée. Toute la journée Bonacieux pleura comme un véritable mercier, n’étant pas du tout homme d’épée, il nous l’a dit lui-même.

Le soir, vers les neuf heures, au moment où il allait se décider à se mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor. Ces pas se rapprochèrent de son cachot, sa porte s’ouvrit, des gardes parurent.

« Suivez-moi, dit un exempt qui venait à la suite des gardes.

– Vous suivre ! s’écria Bonacieux ; vous suivre à cette heure-ci ! et où cela, mon Dieu ?

– Où nous avons l’ordre de vous conduire.

– Mais ce n’est pas une réponse, cela.

– C’est cependant la seule que nous puissions vous faire.

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois je suis perdu ! »

Et il suivit machinalement et sans résistance les gardes qui venaient le quérir.

Il prit le même corridor qu’il avait déjà pris, traversa une première cour, puis un second corps de logis ; enfin, à la porte de la cour d’entrée, il trouva une voiture entourée de quatre gardes à cheval. On le fit monter dans cette voiture, l’exempt se plaça près de lui, on ferma la portière à clef, et tous deux se trouvèrent dans une prison roulante.

La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funèbre. À travers la grille cadenassée, le prisonnier apercevait les maisons et le pavé, voilà tout ; mais, en véritable Parisien qu’il était, Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux réverbères. Au moment d’arriver à Saint-Paul, lieu où l’on exécutait les condamnés de la Bastille, il faillit s’évanouir et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait s’arrêter là. La voiture passa cependant.

Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en côtoyant le cimetière Saint-Jean où on enterrait les criminels d’État. Une seule chose le rassura un peu, c’est qu’avant de les enterrer on leur coupait généralement la tête, et que sa tête à lui était encore sur ses épaules. Mais lorsqu’il vit que la voiture prenait la route de la Grève, qu’il aperçut les toits aigus de l’hôtel de ville, que la voiture s’engagea sous l’arcade, il crut que tout était fini pour lui, voulut se confesser à l’exempt, et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables que l’exempt annonça que, s’il continuait à l’assourdir ainsi, il lui mettrait un bâillon.

Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l’on eût dû l’exécuter en Grève, ce n’était pas la peine de le bâillonner, puisqu’on était presque arrivé au lieu de l’exécution. En effet, la voiture traversa la place fatale sans s’arrêter. Il ne restait plus à craindre que la Croix-du-Trahoir : la voiture en prit justement le chemin.

Cette fois, il n’y avait plus de doute, c’était à la Croix-du-Trahoir qu’on exécutait les criminels subalternes. Bonacieux s’était flatté en se croyant digne de Saint-Paul ou de la place de Grève : c’était à la Croix-du-Trahoir qu’allaient finir son voyage et sa destinée ! Il ne pouvait voir encore cette malheureuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir au-devant de lui. Lorsqu’il n’en fut plus qu’à une vingtaine de pas, il entendit une rumeur, et la voiture s’arrêta. C’était plus que n’en pouvait supporter le pauvre Bonacieux, déjà écrasé par les émotions successives qu’il avait éprouvées ; il poussa un faible gémissement, qu’on eût pu prendre pour le dernier soupir d’un moribond, et il s’évanouit.

XIV. L’homme de Meung

Ce rassemblement était produit non point par l’attente d’un homme qu’on devait pendre, mais par la contemplation d’un pendu.

La voiture, arrêtée un instant, reprit donc sa marche, traversa la foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-Honoré, tourna la rue des Bons-Enfants et s’arrêta devant une porte basse.

La porte s’ouvrit, deux gardes reçurent dans leurs bras Bonacieux, soutenu par l’exempt ; on le poussa dans une allée, on lui fit monter un escalier, et on le déposa dans une antichambre.

Tous ces mouvements s’étaient opérés pour lui d’une façon machinale.

Il avait marché comme on marche en rêve ; il avait entrevu les objets à travers un brouillard ; ses oreilles avaient perçu des sons sans les comprendre ; on eût pu l’exécuter dans ce moment qu’il n’eût pas fait un geste pour entreprendre sa défense, qu’il n’eût pas poussé un cri pour implorer la pitié.

Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyé au mur et les bras pendants, à l’endroit même où les gardes l’avaient déposé.

Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet menaçant, comme rien n’indiquait qu’il courût un danger réel, comme la banquette était convenablement rembourrée, comme la muraille était recouverte d’un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge flottaient devant la fenêtre, retenus par des embrasses d’or, il comprit peu à peu que sa frayeur était exagérée, et il commença de remuer la tête à droite et à gauche et de bas en haut.

À ce mouvement, auquel personne ne s’opposa, il reprit un peu de courage et se risqua à ramener une jambe, puis l’autre ; enfin, en s’aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses pieds.

En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portière, continua d’échanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la pièce voisine, et se retournant vers le prisonnier :

« C’est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il.

– Oui, monsieur l’officier, balbutia le mercier, plus mort que vif, pour vous servir.

– Entrez », dit l’officier.

Et il s’effaça pour que le mercier pût passer. Celui-ci obéit sans réplique, et entra dans la chambre où il paraissait être attendu.

C’était un grand cabinet, aux murailles garnies d’armes offensives et défensives, clos et étouffé, et dans lequel il y avait déjà du feu, quoique l’on fût à peine à la fin du mois de septembre. Une table carrée, couverte de livres et de papiers sur lesquels était déroulé un plan immense de la ville de La Rochelle, tenait le milieu de l’appartement.

Debout devant la cheminée était un homme de moyenne taille, à la mine haute et fière, aux yeux perçants, au front large, à la figure amaigrie qu’allongeait encore une royale surmontée d’une paire de moustaches. Quoique cet homme eût trente-six à trente-sept ans à peine, cheveux, moustache et royale s’en allaient grisonnant. Cet homme, moins l’épée, avait toute la mine d’un homme de guerre, et ses bottes de buffle encore légèrement couvertes de poussière indiquaient qu’il avait monté à cheval dans la journée.

Cet homme, c’était Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu, non point tel qu’on nous le représente, cassé comme un vieillard, souffrant comme un martyr, le corps brisé, la voix éteinte, enterré dans un grand fauteuil comme dans une tombe anticipée, ne vivant plus que par la force de son génie, et ne soutenant plus la lutte avec l’Europe que par l’éternelle application de sa pensée, mais tel qu’il était réellement à cette époque, c’est-à-dire adroit et galant cavalier, faible de corps déjà, mais soutenu par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus extraordinaires qui aient existé ; se préparant enfin, après avoir soutenu le duc de Nevers dans son duché de Mantoue, après avoir pris Nîmes, Castres et Uzès, à chasser les Anglais de l’île de Ré et à faire le siège de La Rochelle.

À la première vue, rien ne dénotait donc le cardinal, et il était impossible à ceux-là qui ne connaissaient point son visage de deviner devant qui ils se trouvaient.

Le pauvre mercier demeura debout à la porte, tandis que les yeux du personnage que nous venons de décrire se fixaient sur lui, et semblaient vouloir pénétrer jusqu’au fond du passé.

« C’est là ce Bonacieux ? demanda-t-il après un moment de silence.

– Oui, Monseigneur, reprit l’officier.

– C’est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. »

L’officier prit sur la table les papiers désignés, les remit à celui qui les demandait, s’inclina jusqu’à terre, et sortit.

Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille. De temps en temps, l’homme de la cheminée levait les yeux de dessus les écritures, et les plongeait comme deux poignards jusqu’au fond du coeur du pauvre mercier.

Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes d’examen, le cardinal était fixé.

« Cette tête-là n’a jamais conspiré », murmura-t-il ; mais n’importe, voyons toujours.

– Vous êtes accusé de haute trahison, dit lentement le cardinal.

– C’est ce qu’on m’a déjà appris, Monseigneur, s’écria Bonacieux, donnant à son interrogateur le titre qu’il avait entendu l’officier lui donner ; mais je vous jure que je n’en savais rien. »

Le cardinal réprima un sourire.

« Vous avez conspiré avec votre femme, avec Mme de Chevreuse et avec Milord duc de Buckingham.

– En effet, Monseigneur, répondit le mercier, je l’ai entendue prononcer tous ces noms-là.

– Et à quelle occasion ?

– Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attiré le duc de Buckingham à Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui.

– Elle disait cela ? s’écria le cardinal avec violence.

– Oui, Monseigneur ; mais moi je lui ai dit qu’elle avait tort de tenir de pareils propos, et que Son Éminence était incapable…

– Taisez-vous, vous êtes un imbécile, reprit le cardinal.

– C’est justement ce que ma femme m’a répondu, Monseigneur.

– Savez-vous qui a enlevé votre femme ?

– Non, Monseigneur.

– Vous avez des soupçons, cependant ?

– Oui, Monseigneur ; mais ces soupçons ont paru contrarier M. le commissaire, et je ne les ai plus.

– Votre femme s’est échappée, le saviez-vous ?

– Non, Monseigneur, je l’ai appris depuis que je suis en prison, et toujours par l’entremise de M. le commissaire, un homme bien aimable ! »

Le cardinal réprima un second sourire.

« Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite ?

– Absolument, Monseigneur ; mais elle a dû rentrer au Louvre.

– À une heure du matin elle n’y était pas rentrée encore.

– Ah ! mon Dieu ! mais qu’est-elle devenue alors ?

– On le saura, soyez tranquille ; on ne cache rien au cardinal ; le cardinal sait tout.

– En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le cardinal consentira à me dire ce qu’est devenue ma femme ?

– Peut-être ; mais il faut d’abord que vous avouiez tout ce que vous savez relativement aux relations de votre femme avec Mme de Chevreuse.

– Mais, Monseigneur, je n’en sais rien ; je ne l’ai jamais vue.

– Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, revenait-elle directement chez vous ?

– Presque jamais : elle avait affaire à des marchands de toile, chez lesquels je la conduisais.

– Et combien y en avait-il de marchands de toile ?

– Deux, Monseigneur.

– Où demeurent-ils ?

– Un, rue de Vaugirard ; l’autre, rue de La Harpe.

– Entriez-vous chez eux avec elle ?

– Jamais, Monseigneur ; je l’attendais à la porte.

– Et quel prétexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute seule ?

– Elle ne m’en donnait pas ; elle me disait d’attendre, et j’attendais.

– Vous êtes un mari complaisant, mon cher monsieur Bonacieux ! » dit le cardinal.

« Il m’appelle son cher monsieur ! dit en lui-même le mercier. Peste ! les affaires vont bien ! »

« Reconnaîtriez-vous ces portes ?

– Oui.

– Savez-vous les numéros ?

– Oui.

– Quels sont-ils ?

– N° 25, dans la rue de Vaugirard ; n° 75, dans la rue de La Harpe.

– C’est bien », dit le cardinal.

À ces mots, il prit une sonnette d’argent, et sonna ; l’officier rentra.

« Allez, dit-il à demi-voix, me chercher Rochefort ; et qu’il vienne à l’instant même, s’il est rentré.

– Le comte est là, dit l’officier, il demande instamment à parler à Votre Éminence ! »

« À Votre Éminence ! murmura Bonacieux, qui savait que tel était le titre qu’on donnait d’ordinaire à M. le cardinal, … à Votre Éminence ! »

« Qu’il vienne alors, qu’il vienne ! » dit vivement Richelieu.

L’officier s’élança hors de l’appartement, avec cette rapidité que mettaient d’ordinaire tous les serviteurs du cardinal à lui obéir.

« À Votre Éminence ! » murmurait Bonacieux en roulant des yeux égarés.

Cinq secondes ne s’étaient pas écoulées depuis la disparition de l’officier, que la porte s’ouvrit et qu’un nouveau personnage entra.

« C’est lui, s’écria Bonacieux.

– Qui lui ? demanda le cardinal.

– Celui qui m’a enlevé ma femme. »

Le cardinal sonna une seconde fois. L’officier reparut.

« Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu’il attende que je le rappelle devant moi.

– Non, Monseigneur ! non, ce n’est pas lui ! s’écria Bonacieux ; non, je m’étais trompé : c’est un autre qui ne lui ressemble pas du tout ! Monsieur est un honnête homme.

– Emmenez cet imbécile ! » dit le cardinal.

L’officier prit Bonacieux sous le bras, et le reconduisit dans l’antichambre où il trouva ses deux gardes.

Le nouveau personnage qu’on venait d’introduire suivit des yeux avec impatience Bonacieux jusqu’à ce qu’il fût sorti, et dès que la porte se fut refermée sur lui :

« Ils se sont vus, dit-il en s’approchant vivement du cardinal.

– Qui ? demanda Son Éminence.

– Elle et lui.

– La reine et le duc ? s’écria Richelieu.

– Oui.

– Et où cela ?

– Au Louvre.

– Vous en êtes sûr ?

– Parfaitement sûr.

– Qui vous l’a dit ?

– Mme de Lannoy, qui est toute à Votre Éminence, comme vous le savez.

– Pourquoi ne l’a-t-elle pas dit plus tôt ?

– Soit hasard, soit défiance, la reine a fait coucher Mme de Fargis dans sa chambre, et l’a gardée toute la journée.

– C’est bien, nous sommes battus. Tâchons de prendre notre revanche.

– Je vous y aiderai de toute mon âme, Monseigneur, soyez tranquille.

– Comment cela s’est-il passé ?

– À minuit et demi, la reine était avec ses femmes…

– Où cela ?

– Dans sa chambre à coucher…

– Bien.

– Lorsqu’on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de lingerie…

– Après ?

– Aussitôt la reine a manifesté une grande émotion, et, malgré le rouge dont elle avait le visage couvert, elle a pâli.

– Après ! après !

– Cependant, elle s’est levée, et d’une voix altérée : « Mesdames, a-t-elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens. » Et elle a ouvert la porte de son alcôve, puis elle est sortie.

– Pourquoi Mme de Lannoy n’est-elle pas venue vous prévenir à l’instant même ?

– Rien n’était bien certain encore ; d’ailleurs, la reine avait dit : « Mesdames, attendez-moi » ; et elle n’osait désobéir à la reine.

– Et combien de temps la reine est-elle restée hors de la chambre ?

– Trois quarts d’heure.

– Aucune de ses femmes ne l’accompagnait ?

– Doña Estefania seulement.

– Et elle est rentrée ensuite ?

– Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose à son chiffre, et sortir aussitôt.

– Et quand elle est rentrée, plus tard, a-t-elle rapporté le coffret ?

– Non.

– Mme de Lannoy savait-elle ce qu’il y avait dans ce coffret ?

– Oui : les ferrets en diamants que Sa Majesté a donnés à la reine.

– Et elle est rentrée sans ce coffret ?

– Oui.

– L’opinion de Mme de Lannoy est qu’elle les a remis alors à Buckingham ?

– Elle en est sûre.

– Comment cela ?

– Pendant la journée, Mme de Lannoy, en sa qualité de dame d’atour de la reine, a cherché ce coffret, a paru inquiète de ne pas le trouver et a fini par en demander des nouvelles à la reine.

– Et alors, la reine… ?

– La reine est devenue fort rouge et a répondu qu’ayant brisé la veille un de ses ferrets, elle l’avait envoyé raccommoder chez son orfèvre.

– Il faut y passer et s’assurer si la chose est vraie ou non.

– J’y suis passé.

– Eh bien, l’orfèvre ?

– L’orfèvre n’a entendu parler de rien.

– Bien ! bien ! Rochefort, tout n’est pas perdu, et peut-être… peut-être tout est-il pour le mieux !

– Le fait est que je ne doute pas que le génie de Votre Éminence…

– Ne répare les bêtises de mon agent, n’est-ce pas ?

– C’est justement ce que j’allais dire, si Votre Éminence m’avait laissé achever ma phrase.

– Maintenant, savez-vous où se cachaient la duchesse de Chevreuse et le duc de Buckingham ?

– Non, Monseigneur, mes gens n’ont pu rien me dire de positif là-dessus.

– Je le sais, moi.

– Vous, Monseigneur ?

– Oui, ou du moins je m’en doute. Ils se tenaient, l’un rue de Vaugirard, n° 25, et l’autre rue de La Harpe, n° 75.

– Votre Éminence veut-elle que je les fasse arrêter tous deux ?

– Il sera trop tard, ils seront partis.

– N’importe, on peut s’en assurer.

– Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux maisons.

– J’y vais, Monseigneur. »

Et Rochefort s’élança hors de l’appartement.

Le cardinal, resté seul, réfléchit un instant et sonna une troisième fois.

Le même officier reparut.

« Faites entrer le prisonnier », dit le cardinal.

Maître Bonacieux fut introduit de nouveau, et, sur un signe du cardinal, l’officier se retira.

« Vous m’avez trompé, dit sévèrement le cardinal.

– Moi, s’écria Bonacieux, moi, tromper Votre Éminence !

– Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe, n’allait pas chez des marchands de toile.

– Et où allait-elle, juste Dieu ?

– Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de Buckingham.

– Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs ; oui, c’est cela, Votre Éminence a raison. J’ai dit plusieurs fois à ma femme qu’il était étonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons pareilles, dans des maisons qui n’avaient pas d’enseignes, et chaque fois ma femme s’est mise à rire. Ah ! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant aux pieds de l’Éminence, ah ! que vous êtes bien le cardinal, le grand cardinal, l’homme de génie que tout le monde révère. »

Le cardinal, tout médiocre qu’était le triomphe remporté sur un être aussi vulgaire que l’était Bonacieux, n’en jouit pas moins un instant ; puis, presque aussitôt, comme si une nouvelle pensée se présentait à son esprit, un sourire plissa ses lèvres, et tendant la main au mercier :

« Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous êtes un brave homme.

– Le cardinal m’a touché la main ! j’ai touché la main du grand homme ! s’écria Bonacieux ; le grand homme m’a appelé son ami !

– Oui, mon ami ; oui ! dit le cardinal avec ce ton paterne qu’il savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les gens qui ne le connaissaient pas ; et comme on vous a soupçonné injustement, eh bien, il vous faut une indemnité : tenez ! prenez ce sac de cent pistoles, et pardonnez-moi.

– Que je vous pardonne, Monseigneur ! dit Bonacieux hésitant à prendre le sac, craignant sans doute que ce prétendu don ne fût qu’une plaisanterie. Mais vous étiez bien libre de me faire arrêter, vous êtes bien libre de me faire torturer, vous êtes bien libre de me faire pendre : vous êtes le maître, et je n’aurais pas eu le plus petit mot à dire. Vous pardonner, Monseigneur ! Allons donc, vous n’y pensez pas !

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