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Les Trois Mousquetaires / Три мушкетера
Cependant, tout isolé qu’il se trouvait, il faut le dire, le duc de Buckingham n’éprouva pas un instant de crainte ; un des côtés saillants de son caractère était la recherche de l’aventure et l’amour du romanesque. Brave, hardi, entreprenant, ce n’était pas la première fois qu’il risquait sa vie dans de pareilles tentatives ; il avait appris que ce prétendu message d’Anne d’Autriche, sur la foi duquel il était venu à Paris, était un piège, et au lieu de regagner l’Angleterre, il avait, abusant de la position qu’on lui avait faite, déclaré à la reine qu’il ne partirait pas sans l’avoir vue. La reine avait positivement refusé d’abord, puis enfin elle avait craint que le duc, exaspéré, ne fît quelque folie. Déjà elle était décidée à le recevoir et à le supplier de partir aussitôt, lorsque, le soir même de cette décision, Mme Bonacieux, qui était chargée d’aller chercher le duc et de le conduire au Louvre, fut enlevée. Pendant deux jours on ignora complètement ce qu’elle était devenue, et tout resta en suspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport avec La Porte, les choses avaient repris leur cours, et elle venait d’accomplir la périlleuse entreprise que, sans son arrestation, elle eût exécutée trois jours plus tôt.
Buckingham, resté seul, s’approcha d’une glace. Cet habit de mousquetaire lui allait à merveille.
À trente-cinq ans qu’il avait alors, il passait à juste titre pour le plus beau gentilhomme et pour le plus élégant cavalier de France et d’Angleterre.
Favori de deux rois, riche à millions, tout-puissant dans un royaume qu’il bouleversait à sa fantaisie et calmait à son caprice, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des siècles comme un étonnement pour la postérité.
Aussi, sûr de lui-même, convaincu de sa puissance, certain que les lois qui régissent les autres hommes ne pouvaient l’atteindre, allait-il droit au but qu’il s’était fixé, ce but fût-il si élevé et si éblouissant que c’eût été folie pour un autre que de l’envisager seulement. C’est ainsi qu’il était arrivé à s’approcher plusieurs fois de la belle et fière Anne d’Autriche et à s’en faire aimer, à force d’éblouissement.
Georges Villiers se plaça donc devant une glace, comme nous l’avons dit, rendit à sa belle chevelure blonde les ondulations que le poids de son chapeau lui avait fait perdre, retroussa sa moustache, et le coeur tout gonflé de joie, heureux et fier de toucher au moment qu’il avait si longtemps désiré, se sourit à lui-même d’orgueil et d’espoir.
En ce moment, une porte cachée dans la tapisserie s’ouvrit et une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace ; il jeta un cri, c’était la reine !
Anne d’Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c’est-à- dire qu’elle se trouvait dans tout l’éclat de sa beauté.
Sa démarche était celle d’une reine ou d’une déesse ; ses yeux, qui jetaient des reflets d’émeraude, étaient parfaitement beaux, et tout à la fois pleins de douceur et de majesté.
Sa bouche était petite et vermeille, et quoique sa lèvre inférieure, comme celle des princes de la maison d’Autriche, avançât légèrement sur l’autre, elle était éminemment gracieuse dans le sourire, mais aussi profondément dédaigneuse dans le mépris.
Sa peau était citée pour sa douceur et son velouté, sa main et ses bras étaient d’une beauté surprenante, et tous les poètes du temps les chantaient comme incomparables.
Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu’ils étaient dans sa jeunesse, étaient devenus châtains, et qu’elle portait frisés très clair et avec beaucoup de poudre, encadraient admirablement son visage, auquel le censeur le plus rigide n’eût pu souhaiter qu’un peu moins de rouge, et le statuaire le plus exigeant qu’un peu plus de finesse dans le nez.
Buckingham resta un instant ébloui ; jamais Anne d’Autriche ne lui était apparue aussi belle, au milieu des bals, des fêtes, des carrousels, qu’elle lui apparut en ce moment, vêtue d’une simple robe de satin blanc et accompagnée de doña Estefania, la seule de ses femmes espagnoles qui n’eût pas été chassée par la jalousie du roi et par les persécutions de Richelieu.
Anne d’Autriche fit deux pas en avant ; Buckingham se précipita à ses genoux, et avant que la reine eût pu l’en empêcher, il baisa le bas de sa robe.
« Duc, vous savez déjà que ce n’est pas moi qui vous ai fait écrire.
– Oh ! oui, madame, oui, Votre Majesté, s’écria le duc ; je sais que j’ai été un fou, un insensé de croire que la neige s’animerait, que le marbre s’échaufferait ; mais, que voulez-vous, quand on aime, on croit facilement à l’amour ; d’ailleurs je n’ai pas tout perdu à ce voyage, puisque je vous vois.
– Oui, répondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment je vous vois, Milord. Je vous vois par pitié pour vous-même ; je vous vois parce qu’insensible à toutes mes peines, vous vous êtes obstiné à rester dans une ville où, en restant, vous courez risque de la vie et me faites courir risque de mon honneur ; je vous vois pour vous dire que tout nous sépare, les profondeurs de la mer, l’inimitié des royaumes, la sainteté des serments. Il est sacrilège de lutter contre tant de choses, Milord. Je vous vois enfin pour vous dire qu’il ne faut plus nous voir.
– Parlez, madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur de votre voix couvre la dureté de vos paroles. Vous parlez de sacrilège ! mais le sacrilège est dans la séparation des coeurs que Dieu avait formés l’un pour l’autre.
– Milord, s’écria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais dit que je vous aimais.
– Mais vous ne m’avez jamais dit non plus que vous ne m’aimiez point ; et vraiment, me dire de semblables paroles, ce serait de la part de Votre Majesté une trop grande ingratitude. Car, dites-moi, où trouvez-vous un amour pareil au mien, un amour que ni le temps, ni l’absence, ni le désespoir ne peuvent éteindre ; un amour qui se contente d’un ruban égaré, d’un regard perdu, d’une parole échappée ?
« Il y a trois ans, madame, que je vous ai vue pour la première fois, et depuis trois ans je vous aime ainsi.
« Voulez-vous que je vous dise comment vous étiez vêtue la première fois que je vous vis ? voulez-vous que je détaille chacun des ornements de votre toilette ? Tenez, je vous vois encore : vous étiez assise sur des carreaux, à la mode d’Espagne ; vous aviez une robe de satin vert avec des broderies d’or et d’argent ; des manches pendantes et renouées sur vos beaux bras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vous aviez une fraise fermée, un petit bonnet sur votre tête, de la couleur de votre robe, et sur ce bonnet une plume de héron.
« Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous étiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous êtes maintenant, c’est-à-dire cent fois plus belle encore !
– Quelle folie ! murmura Anne d’Autriche, qui n’avait pas le courage d’en vouloir au duc d’avoir si bien conservé son portrait dans son coeur ; quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs !
– Et avec quoi voulez-vous donc que je vive ? je n’ai que des souvenirs, moi. C’est mon bonheur, mon trésor, mon espérance. Chaque fois que je vous vois, c’est un diamant de plus que je renferme dans l’écrin de mon coeur. Celui-ci est le quatrième que vous laissez tomber et que je ramasse ; car en trois ans, madame, je ne vous ai vue que quatre fois : cette première que je viens de vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse, la troisième dans les jardins d’Amiens.
– Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirée.
– Oh ! parlons-en, au contraire, madame, parlons-en : c’est la soirée heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu’il faisait ? Comme l’air était doux et parfumé, comme le ciel était bleu et tout émaillé d’étoiles ! Ah ! cette fois, madame, j’avais pu être un instant seul avec vous ; cette fois, vous étiez prête à tout me dire, l’isolement de votre vie, les chagrins de votre coeur. Vous étiez appuyée à mon bras, tenez, à celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tête à votre côté, vos beaux cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu’ils l’effleuraient je frissonnais de la tête aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne savez pas tout ce qu’il y a de félicités du ciel, de joies du paradis enfermées dans un moment pareil. Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu’il me reste de jours à vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit ! car cette nuit-là, madame, cette nuit-là vous m’aimiez, je vous le jure.
– Milord, il est possible, oui, que l’influence du lieu, que le charme de cette belle soirée, que la fascination de votre regard, que ces mille circonstances enfin qui se réunissent parfois pour perdre une femme se soient groupées autour de moi dans cette fatale soirée ; mais vous l’avez vu, Milord, la reine est venue au secours de la femme qui faiblissait : au premier mot que vous avez osé dire, à la première hardiesse à laquelle j’ai eu à répondre, j’ai appelé.
– Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien aurait succombé à cette épreuve ; mais mon amour, à moi, en est sorti plus ardent et plus éternel. Vous avez cru me fuir en revenant à Paris, vous avez cru que je n’oserais quitter le trésor sur lequel mon maître m’avait chargé de veiller. Ah ! que m’importent à moi tous les trésors du monde et tous les rois de la terre ! Huit jours après, j’étais de retour, madame. Cette fois, vous n’avez rien eu à me dire : j’avais risqué ma faveur, ma vie, pour vous voir une seconde, je n’ai pas même touché votre main, et vous m’avez pardonné en me voyant si soumis et si repentant.
– Oui, mais la calomnie s’est emparée de toutes ces folies dans lesquelles je n’étais pour rien, vous le savez bien, Milord. Le roi, excité par M. le cardinal, a fait un éclat terrible : Mme de Vernet a été chassée, Putange exilé, Mme de Chevreuse est tombée en défaveur, et lorsque vous avez voulu revenir comme ambassadeur en France, le roi lui-même, souvenez-vous-en, Milord, le roi lui-même s’y est opposé.
– Oui, et la France va payer d’une guerre le refus de son roi. Je ne puis plus vous voir, madame ; eh bien, je veux chaque jour que vous entendiez parler de moi.
« Quel but pensez-vous qu’aient eu cette expédition de Ré et cette ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette ? Le plaisir de vous voir !
« Je n’ai pas l’espoir de pénétrer à main armée jusqu’à Paris, je le sais bien : mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix nécessitera un négociateur, ce négociateur ce sera moi. On n’osera plus me refuser alors, et je reviendrai à Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un instant. Des milliers d’hommes, il est vrai, auront payé mon bonheur de leur vie ; mais que m’importera, à moi, pourvu que je vous revoie ! Tout cela est peut-être bien fou, peut-être bien insensé ; mais, dites-moi, quelle femme a un amant plus amoureux ? quelle reine a eu un serviteur plus ardent ?
– Milord, Milord, vous invoquez pour votre défense des choses qui vous accusent encore ; Milord, toutes ces preuves d’amour que vous voulez me donner sont presque des crimes.
– Parce que vous ne m’aimez pas, madame : si vous m’aimiez, vous verriez tout cela autrement, si vous m’aimiez, oh ! mais, si vous m’aimiez, ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse dont vous parliez tout à l’heure, Mme de Chevreuse a été moins cruelle que vous ; Holland l’a aimée, et elle a répondu à son amour.
– Mme de Chevreuse n’était pas reine, murmura Anne d’Autriche, vaincue malgré elle par l’expression d’un amour si profond.
– Vous m’aimeriez donc si vous ne l’étiez pas, vous, madame, dites, vous m’aimeriez donc ? Je puis donc croire que c’est la dignité seule de votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; je puis donc croire que si vous eussiez été Mme de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espérer ? Merci de ces douces paroles, ô ma belle Majesté, cent fois merci.
– Ah ! Milord, vous avez mal entendu, mal interprété ; je n’ai pas voulu dire…
– Silence ! Silence ! dit le duc, si je suis heureux d’une erreur, n’ayez pas la cruauté de me l’enlever. Vous l’avez dit vous-même, on m’a attiré dans un piège, j’y laisserai ma vie peut-être, car, tenez, c’est étrange, depuis quelque temps j’ai des pressentiments que je vais mourir. » Et le duc sourit d’un sourire triste et charmant à la fois.
« Oh ! mon Dieu ! s’écria Anne d’Autriche avec un accent d’effroi qui prouvait quel intérêt plus grand qu’elle ne le voulait dire elle prenait au duc.
– Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, madame, non ; c’est même ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me préoccupe point de pareils rêves. Mais ce mot que vous venez de dire, cette espérance que vous m’avez presque donnée, aura tout payé, fût-ce même ma vie.
– Eh bien, dit Anne d’Autriche, moi aussi, duc, moi, j’ai des pressentiments, moi aussi j’ai des rêves. J’ai songé que je vous voyais couché sanglant, frappé d’une blessure.
– Au côté gauche, n’est-ce pas, avec un couteau ? interrompit Buckingham.
– Oui, c’est cela, Milord, c’est cela, au côté gauche avec un couteau. Qui a pu vous dire que j’avais fait ce rêve ? Je ne l’ai confié qu’à Dieu, et encore dans mes prières.
– Je n’en veux pas davantage, et vous m’aimez, madame, c’est bien.
– Je vous aime, moi ?
– Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mêmes rêves qu’à moi, si vous ne m’aimiez pas ? Aurions-nous les mêmes pressentiments, si nos deux existences ne se touchaient pas par le coeur ? Vous m’aimez, ô reine, et vous me pleurerez ?
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Anne d’Autriche, c’est plus que je n’en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel, partez, retirez-vous ; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas ; mais ce que je sais, c’est que je ne serai point parjure. Prenez donc pitié de moi, et partez. Oh ! si vous êtes frappé en France, si vous mourez en France, si je pouvais supposer que votre amour pour moi fût cause de votre mort, je ne me consolerais jamais, j’en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en supplie.
– Oh ! que vous êtes belle ainsi ! Oh ! que je vous aime ! dit Buckingham.
– Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; revenez comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez entouré de gardes qui vous défendront, de serviteurs qui veilleront sur vous, et alors je ne craindrai plus pour vos jours, et j’aurai du bonheur à vous revoir.
– Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ?
– Oui…
– Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et qui me rappelle que je n’ai point fait un rêve ; quelque chose que vous ayez porté et que je puisse porter à mon tour, une bague, un collier, une chaîne.
– Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vous me demandez ?
– Oui.
– À l’instant même ?
– Oui.
– Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ?
– Oui, je vous le jure !
– Attendez, alors, attendez. »
Et Anne d’Autriche rentra dans son appartement et en sortit presque aussitôt, tenant à la main un petit coffret en bois de rose à son chiffre, tout incrusté d’or.
« Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mémoire de moi. »
Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois à genoux.
« Vous m’avez promis de partir, dit la reine.
– Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, madame, et je pars. »
Anne d’Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en s’appuyant de l’autre sur Estefania, car elle sentait que les forces allaient lui manquer.
Buckingham appuya avec passion ses lèvres sur cette belle main, puis se relevant :
« Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue, madame, dussé-je bouleverser le monde pour cela. »
Et, fidèle à la promesse qu’il avait faite, il s’élança hors de l’appartement.
Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui l’attendait, et qui, avec les mêmes précautions et le même bonheur, le reconduisit hors du Louvre.
XIII. Monsieur Bonacieux
Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un personnage dont, malgré sa position précaire, on n’avait paru s’inquiéter que fort médiocrement ; ce personnage était M. Bonacieux, respectable martyr des intrigues politiques et amoureuses qui s’enchevêtraient si bien les unes aux autres, dans cette époque à la fois si chevaleresque et si galante.
Heureusement – le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas – heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue.
Les estafiers qui l’avaient arrêté le conduisirent droit à la Bastille, où on le fit passer tout tremblant devant un peloton de soldats qui chargeaient leurs mousquets.
De là, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la part de ceux qui l’avaient amené, l’objet des plus grossières injures et des plus farouches traitements. Les sbires voyaient qu’ils n’avaient pas affaire à un gentilhomme, et ils le traitaient en véritable croquant.
Au bout d’une demi-heure à peu près, un greffier vint mettre fin à ses tortures, mais non pas à ses inquiétudes, en donnant l’ordre de conduire M. Bonacieux dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait les prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on n’y faisait pas tant de façons.
Deux gardes s’emparèrent du mercier, lui firent traverser une cour, le firent entrer dans un corridor où il y avait trois sentinelles, ouvrirent une porte et le poussèrent dans une chambre basse, où il n’y avait pour tous meubles qu’une table, une chaise et un commissaire. Le commissaire était assis sur la chaise et occupé à écrire sur la table.
Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur un signe du commissaire, s’éloignèrent hors de la portée de la voix.
Le commissaire, qui jusque-là avait tenu sa tête baissée sur ses papiers, la releva pour voir à qui il avait affaire. Ce commissaire était un homme à la mine rébarbative, au nez pointu, aux pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits mais investigateurs et vifs, à la physionomie tenant à la fois de la fouine et du renard. Sa tête, supportée par un cou long et mobile, sortait de sa large robe noire en se balançant avec un mouvement à peu près pareil à celui de la tortue tirant sa tête hors de sa carapace.
Il commença par demander à M. Bonacieux ses nom et prénoms, son âge, son état et son domicile.
L’accusé répondit qu’il s’appelait Jacques-Michel Bonacieux, qu’il était âgé de cinquante et un ans, mercier retiré et qu’il demeurait rue des Fossoyeurs, n° 11.
Le commissaire alors, au lieu de continuer à l’interroger, lui fit un grand discours sur le danger qu’il y a pour un bourgeois obscur à se mêler des choses publiques.
Il compliqua cet exorde d’une exposition dans laquelle il raconta la puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre incomparable, ce vainqueur des ministres passés, cet exemple des ministres à venir : actes et puissance que nul ne contrecarrait impunément.
Après cette deuxième partie de son discours, fixant son regard d’épervier sur le pauvre Bonacieux, il l’invita à réfléchir à la gravité de sa situation.
Les réflexions du mercier étaient toutes faites : il donnait au diable l’instant où M. de La Porte avait eu l’idée de le marier avec sa filleule, et l’instant surtout où cette filleule avait été reçue dame de la lingerie chez la reine.
Le fond du caractère de maître Bonacieux était un profond égoïsme mêlé à une avarice sordide, le tout assaisonné d’une poltronnerie extrême. L’amour que lui avait inspiré sa jeune femme, étant un sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs que nous venons d’énumérer.
Bonacieux réfléchit, en effet, sur ce qu’on venait de lui dire.
« Mais, monsieur le commissaire, dit-il timidement, croyez bien que je connais et que j’apprécie plus que personne le mérite de l’incomparable Éminence par laquelle nous avons l’honneur d’être gouvernés.
– Vraiment ? demanda le commissaire d’un air de doute ; mais s’il en était véritablement ainsi, comment seriez-vous à la Bastille ?
– Comment j’y suis, ou plutôt pourquoi j’y suis, répliqua M. Bonacieux, voilà ce qu’il m’est parfaitement impossible de vous dire, vu que je l’ignore moi-même ; mais, à coup sûr, ce n’est pas pour avoir désobligé, sciemment du moins, M. le cardinal.
– Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous êtes ici accusé de haute trahison.
– De haute trahison ! s’écria Bonacieux épouvanté, de haute trahison ! et comment voulez-vous qu’un pauvre mercier qui déteste les huguenots et qui abhorre les Espagnols soit accusé de haute trahison ? Réfléchissez, monsieur, la chose est matériellement impossible.
– Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant l’accusé comme si ses petits yeux avaient la faculté de lire jusqu’au plus profond des coeurs, monsieur Bonacieux, vous avez une femme ?
– Oui, monsieur, répondit le mercier tout tremblant, sentant que c’était là où les affaires allaient s’embrouiller ; c’est-à-dire, j’en avais une.
– Comment ? vous en aviez une ! qu’en avez-vous fait, si vous ne l’avez plus ?
– On me l’a enlevée, monsieur.
– On vous l’a enlevée ? dit le commissaire. Ah ! »
Bonacieux sentit à ce « ah ! » que l’affaire s’embrouillait de plus en plus.
« On vous l’a enlevée ! reprit le commissaire, et savez-vous quel est l’homme qui a commis ce rapt ?
– Je crois le connaître.
– Quel est-il ?
– Songez que je n’affirme rien, monsieur le commissaire, et que je soupçonne seulement.
– Qui soupçonnez-vous ? Voyons, répondez franchement. »
M. Bonacieux était dans la plus grande perplexité : devait-il tout nier ou tout dire ? En niant tout, on pouvait croire qu’il en savait trop long pour avouer ; en disant tout, il faisait preuve de bonne volonté. Il se décida donc à tout dire.
« Je soupçonne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout à fait l’air d’un grand seigneur ; il nous a suivis plusieurs fois, à ce qu’il m’a semblé, quand j’attendais ma femme devant le guichet du Louvre pour la ramener chez moi. »
Le commissaire parut éprouver quelque inquiétude.
« Et son nom ? dit-il.
– Oh ! quant à son nom, je n’en sais rien, mais si je le rencontre jamais, je le reconnaîtrai à l’instant même, je vous en réponds, fût-il entre mille personnes. »
Le front du commissaire se rembrunit.
« Vous le reconnaîtriez entre mille, dites-vous ? continua-t-il…
– C’est-à-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu’il avait fait fausse route, c’est-à-dire…
– Vous avez répondu que vous le reconnaîtriez, dit le commissaire ; c’est bien, en voici assez pour aujourd’hui ; il faut, avant que nous allions plus loin, que quelqu’un soit prévenu que vous connaissez le ravisseur de votre femme.
– Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s’écria Bonacieux au désespoir. Je vous ai dit au contraire…
– Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes.
– Et où faut-il le conduire ? demanda le greffier.
– Dans un cachot.
– Dans lequel ?
– Oh ! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu’il ferme bien », répondit le commissaire avec une indifférence qui pénétra d’horreur le pauvre Bonacieux.
« Hélas ! hélas ! se dit-il, le malheur est sur ma tête ; ma femme aura commis quelque crime effroyable ; on me croit son complice, et l’on me punira avec elle : elle en aura parlé, elle aura avoué qu’elle m’avait tout dit ; une femme, c’est si faible ! Un cachot, le premier venu ! c’est cela ! une nuit est bientôt passée ; et demain, à la roue, à la potence ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! »
Sans écouter le moins du monde les lamentations de maître Bonacieux, lamentations auxquelles d’ailleurs ils devaient être habitués, les deux gardes prirent le prisonnier par un bras, et l’emmenèrent, tandis que le commissaire écrivait en hâte une lettre que son greffier attendait.
Bonacieux ne ferma pas l’oeil, non pas que son cachot fût par trop désagréable, mais parce que ses inquiétudes étaient trop grandes. Il resta toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les premiers rayons du jour se glissèrent dans sa chambre, l’aurore lui parut avoir pris des teintes funèbres.
Tout à coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un soubresaut terrible. Il croyait qu’on venait le chercher pour le conduire à l’échafaud ; aussi, lorsqu’il vit purement et simplement paraître, au lieu de l’exécuteur qu’il attendait, son commissaire et son greffier de la veille, il fut tout près de leur sauter au cou.