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Valentine
Son cheval, comme s'il eût partagé le sentiment de découragement qui s'était emparé d'elle, se mit à marcher lentement et avec négligence. De temps en temps il heurtait son sabot retentissant contre un caillou d'où jaillissait un éclair, ou il allongeait sa bouche altérée vers les petites pousses tendres des ormilles.
Tout à coup, dans ce silence, dans cette campagne déserte, sur ces prairies qui n'avaient jamais ouï d'autre mélodie que le pipeau de quelque enfant désœuvré, ou la chanson rauque et graveleuse d'un meunier attardé; tout à coup, au murmure de l'eau et aux soupirs de la brise, vint se joindre une voix pure, suave, enchanteresse, une voix d'homme, jeune et vibrante comme celle d'un hautbois. Elle chantait un air du pays bien simple, bien lent, bien triste comme ils le sont tous. Mais comme elle le chantait! Certes, ce n'était pas un villageois qui savait ainsi poser et moduler les sons. Ce n'était pas non plus un chanteur de profession qui s'abandonnait ainsi à la pureté du rhythme, sans ornement et sans système. C'était quelqu'un qui sentait la musique et qui ne la savait pas; ou, s'il la savait, c'était le premier chanteur du monde, car il paraissait ne pas la savoir, et sa mélodie, comme une voix des éléments, s'élevait vers les cieux sans autre poésie que celle du sentiment. Si, dans une forêt vierge, loin des œuvres de l'art, loin des quinquets de l'orchestre et des réminiscences de Rossini, parmi ces sapins alpestres où jamais le pied de l'homme n'a laissé d'empreinte, les créations idéales de Manfred venaient à se réveiller, c'est ainsi qu'elles chanteraient, pensa Valentine.
Elle avait laissé tomber les rênes; son cheval broutait les marges du sentier; Valentine n'avait plus peur, elle était sous le charme de ce chant mystérieux, et son émotion était si douce qu'elle ne songeait point à s'étonner de l'entendre en ce lieu et à cette heure.
Le chant cessa. Valentine crut avoir fait un rêve; mais il recommença en se rapprochant, et chaque instant l'apportait plus net à l'oreille de la belle voyageuse; puis il s'éteignit encore, et elle ne distingua plus que le trot d'un cheval. À la manière lourde et décousue dont il rasait la terre, il était facile d'affirmer que c'était le cheval d'un paysan.
Valentine eut un sentiment de peur en songeant qu'elle allait se trouver, dans cet endroit isolé, tête à tête avec un homme qui pouvait bien être un rustre, un ivrogne; car était-ce lui qui venait de chanter, ou le bruit de sa marche avait-il fait envoler le sylphe mélodieux? Cependant il valait mieux l'aborder que de passer la nuit dans les champs. Valentine songea que, dans le cas d'une insulte, son cheval avait de meilleures jambes que celui qui venait à elle, et, cherchant à se donner une assurance qu'elle n'avait pas, elle marcha droit à lui.
– Qui va là? cria une voix ferme.
– Valentine de Raimbault, répondit la jeune fille, qui n'était peut-être pas tout à fait étrangère à l'orgueil de porter le nom le plus honoré du pays. Cette petite vanité n'avait rien de ridicule, puisqu'elle tirait toute sa considération des vertus et de la bravoure de son père.
– Mademoiselle de Raimbault! toute seule ici! reprit le voyageur. Et où donc est M. de Lansac?.. Est-il tombé de cheval? est-il mort?..
– Non, grâce au ciel, répondit Valentine, rassurée par cette voix qu'elle croyait reconnaître. Mais si je ne me trompe pas, Monsieur, l'on vous nomme Bénédict, et nous avons dansé aujourd'hui ensemble.
Bénédict tressaillit. Il trouva qu'il n'y avait point de pudeur à rappeler une circonstance si délicate, et dont la seule pensée en ce moment et dans cette solitude faisait refluer tout son sang vers sa poitrine. Mais l'extrême candeur ressemble parfois à de l'effronterie. Le fait est que Valentine, absorbée par l'agitation de sa course nocturne, avait complètement oublié l'anecdote du baiser. Elle s'en souvint au ton dont Bénédict lui répondit:
– Oui, Mademoiselle, je suis Bénédict.
– Eh bien, dit-elle, rendez-moi le service de me remettre dans mon chemin.
Et elle lui raconta comment elle s'était égarée.
– Vous êtes à une lieue de la route que vous deviez tenir, lui répondit-il, et pour la rejoindre il faut que vous passiez par la ferme de Grangeneuve. Comme c'est là que je dois me rendre, j'aurai l'honneur de vous servir de guide; peut-être retrouverons-nous à l'entrée de la route la calèche qui vous aura attendue.
– Cela n'est pas probable, reprit Valentine; ma mère, qui m'a vue passer devant, croit sans doute que je dois arriver au château avant elle.
– En ce cas, Mademoiselle, si vous le permettez, je vous accompagnerai jusque chez vous. Mon oncle serait sans doute un guide plus convenable; mais il n'est point revenu de la fête, et je ne sais pas à quelle heure il rentrera.
Valentine pensa tristement au redoublement de colère que cette circonstance causerait à sa mère; mais comme elle était fort innocente de tous les événements de cette journée, elle accepta l'offre de Bénédict avec une franchise qui commandait l'estime. Bénédict fut touché de ses manières simples et douces. Ce qui l'avait choqué d'abord en elle, cette aisance qu'elle devait à l'idée de supériorité sociale où on l'avait élevée, finit par le gagner. Il trouva qu'elle était fille noble de bonne foi, sans morgue et sans fausse humilité. Elle était comme le terme moyen entre sa mère et sa grand'mère; elle savait se faire respecter sans offenser jamais. Bénédict était surpris de ne plus sentir auprès d'elle cette timidité, ces palpitations qu'un homme de vingt ans, élevé loin du monde, éprouve toujours dans le tête-à-tête d'une femme jeune et belle. Il en conclut que mademoiselle de Raimbault, avec sa beauté calme et son caractère candide, était digne d'inspirer une amitié solide. Aucune pensée d'amour ne lui vint auprès d'elle.
Après quelques questions réciproques, relatives à l'heure, à la route, à la bonté de leurs chevaux, Valentine demanda à Bénédict si c'était lui qui avait chanté. Bénédict savait qu'il chantait admirablement bien, et ce fut avec une secrète satisfaction qu'il se ressouvint d'avoir fait entendre sa voix dans la vallée. Néanmoins, avec cette profonde hypocrisie que nous donne l'amour-propre, il répondit négligemment:
– Avez-vous entendu quelque chose? C'était moi, je pense, ou les grenouilles des roseaux.
Valentine garda le silence. Elle avait tant admiré cette voix, qu'elle craignait d'en dire trop ou trop peu. Cependant, après une pause, elle lui demanda ingénument;
– Et où avez-vous appris à chanter?
– Si j'avais du talent, je serais en droit de répondre que cela ne s'apprend pas; mais chez moi ce serait une fatuité. J'ai pris quelques leçons à Paris.
– C'est une belle chose que la musique! reprit Valentine.
Et à propos de musique ils parlèrent de tous les arts.
– Je vois que vous êtes extrêmement musicienne, dit Bénédict à une remarque assez savante qu'elle venait de faire.
– On m'a appris cela comme on m'a tout appris, répondit-elle, c'est-à-dire superficiellement;… mais, comme j'avais le goût et l'instinct de cet art, je l'ai facilement compris.
– Et sans doute vous avez un grand talent?
– Moi! je joue des contredanses; voilà tout.
– Vous n'avez pas de voix?
– J'ai de la voix, j'ai chanté, et l'on trouvait que j'avais des dispositions; mais j'y ai renoncé.
– Comment! avec l'amour de l'art?
– Oui, je me suis livrée à la peinture, que j'aimais beaucoup moins, et pour laquelle j'avais moins de facilité.
– Cela est étrange!
– Non. Dans le temps où nous vivons, il faut une spécialité. Notre rang, notre fortune ne tiennent à rien. Dans quelques années peut-être la terre de Raimbault, mon patrimoine sera un bien de l'État, comme elle l'a été il n'y a pas un demi-siècle. L'éducation que nous recevons est misérable; on nous donne les éléments de tout, et l'on ne nous permet pas de rien approfondir. On veut que nous soyons instruites; mais du jour où nous deviendrions savantes, nous serions ridicules. On nous élève toujours pour être riches, jamais pour être pauvres. L'éducation si bornée de nos aïeules valait beaucoup mieux; du moins elles savaient tricoter. La révolution les a trouvées femmes médiocres; elles se sont résignées à vivre en femmes médiocres; elles ont fait sans répugnance du filet pour vivre. Nous qui savons imparfaitement l'anglais, le dessin et la musique; nous qui faisons des peintures en laque, des écrans à l'aquarelle, des fleurs en velours, et vingt autres futilités ruineuses que les mœurs somptuaires d'une république repousseraient de la consommation, que ferions-nous? Laquelle de nous s'abaissera sans douleur à une profession mécanique? Car sur vingt d'entre nous, il n'en est souvent pas une qui possède à fond une connaissance quelconque. Je ne sache qu'un état qui leur convienne, c'est d'être femme de chambre. J'ai senti de bonne heure, aux récits de ma grand'mère et à ceux de ma mère (deux existences si opposées: l'émigration et l'empire, Coblentz et Marie-Louise), que je devais me garantir des malheurs de l'une, des prospérités de l'autre. Et quand j'ai été à peu près libre de suivre mon opinion, j'ai supprimé de mes talents ceux qui ne pouvaient me servir à rien. Je me suis adonnée à un seul, parce que j'ai remarqué que, quels que soient les temps et les modes, une personne qui fait très bien une chose se soutient toujours dans la société.
– Vous pensez donc que la peinture sera moins négligée, moins inutile que la musique dans les mœurs lacédémoniennes que vous prévoyez, puisque vous l'avez rigidement embrassée contre votre vocation?
– Peut-être; mais ce n'est pas là la question. Comme profession, la musique ne m'eût pas convenu; elle met une femme trop en évidence; elle la pousse sur le théâtre ou dans les salons; elle en fait une actrice ou une subalterne à qui l'on confie l'éducation d'une demoiselle de province. La peinture donne plus de liberté; elle permet une existence plus retirée, et les jouissances qu'elle procure doublent de prix dans la solitude. J'imagine que vous ne désapprouverez plus mon choix… Mais allons un peu plus vite, je vous prie; ma mère m'attend peut-être avec inquiétude.
Bénédict, plein d'estime et d'admiration pour le bon sens de cette jeune fille, flatté de la confiance avec laquelle elle lui exposait ses pensées et son caractère, doubla le pas à regret. Mais comme la ferme de Grangeneuve étalait son grand pignon blanc au clair de la lune, une idée subite vint le frapper. Il s'arrêta brusquement, et, dominé par cette pensée qui l'agitait, il avança machinalement le bras pour arrêter le cheval de Valentine.
– Qu'est-ce? lui dit-elle en retenant sa monture; n'est-ce pas par ici?
Bénédict resta plongé dans un grand embarras. Puis tout d'un coup prenant courage:
– Mademoiselle, dit-il, ce que j'ai à vous dire me cause une grande anxiété, parce que je ne sais pas bien comment vous l'accueillerez venant de moi. C'est la première fois de ma vie que je vous parle, et le ciel m'est témoin que je vous quitterai pénétré de vénération. Cependant ce peut être aussi la seule, la dernière fois que j'aurai ce bonheur; et si ce que j'ai à vous annoncer vous offense, il vous sera facile de ne jamais rencontrer la figure d'un homme qui aura eu le malheur de vous déplaire…
Ce débat solennel jeta autant de crainte que de surprise dans l'esprit de Valentine. Bénédict avait dans tous les temps une physionomie particulièrement bizarre. Son esprit avait la même teinte de singularité; elle s'en était aperçue dans l'entretien qu'ils venaient d'avoir ensemble. Ce talent supérieur pour la musique, ces traits dont on ne pouvait saisir l'expression dominante, cet esprit cultivé et déjà sceptique à propos de tout, faisaient de lui un être étrange aux yeux de Valentine, qui n'avait jamais eu aucun rapport aussi direct avec un jeune homme d'une autre classe que la sienne. L'espèce de préface qu'il venait de lui débiter lui causa donc de l'épouvante. Quoique étrangère à de pures vanités, elle craignait une déclaration, et n'eut pas la présence d'esprit de répondre un seul mot.
– Je vois que je vous effraie, Mademoiselle, reprit Bénédict. C'est que, dans la position délicate où je me trouve jeté par le hasard, je n'ai pas assez d'usage ou d'esprit pour me faire comprendre à demi-mot.
Ces paroles augmentèrent l'effroi et la terreur de Valentine.
– Monsieur, lui dit-elle, je ne pense pas que vous puissiez avoir à me dire quelque chose que je puisse entendre, après l'aveu que vous faites de votre embarras. Puisque vous craignez de m'offenser, je dois craindre de vous laisser commettre une gaucherie. Brisons là, je vous prie; et comme me voici dans mon chemin, agréez mes remerciements et ne prenez pas la peine d'aller plus loin…
– J'aurais dû m'attendre à cette réponse, dit Bénédict profondément offensé. J'aurais dû moins compter sur ces apparences de raison et de sensibilité que je voyais chez mademoiselle de Raimbault…
Valentine ne daigna pas lui répondre. Elle lui jeta un froid salut, et, tout épouvantée de la situation où elle se trouvait, elle fouetta son cheval et partit.
Bénédict consterné la regardait fuir. Tout d'un coup il se frappa la tête avec dépit.
– Je ne suis qu'un animal stupide, s'écria-t-il; elle ne me comprend pas!
Et, faisant sauter le fossé à son cheval, il coupe à angle droit l'enclos que Valentine côtoyait: en trois minutes il se trouve vis-à-vis d'elle et lui barre le chemin. Valentine eut tellement peur qu'elle faillit tomber à la renverse.
VII
Bénédict se jette à bas de son cheval.
– Mademoiselle, s'écrie-t-il, je tombe à vos genoux. N'ayez pas peur de moi. Vous voyez bien qu'à pied je ne puis vous poursuivre. Daignez m'écouter un moment. Je ne suis qu'un sot; je vous ai fait une mortelle injure en m'imaginant que vous ne vouliez pas me comprendre; et comme en voulant vous préparer je ne ferais qu'accumuler sottise sur sottise, je vais droit au but. N'avez-vous pas entendu parler dernièrement d'une personne qui vous est chère?
– Ah! parlez, s'écria Valentine avec un cri parti du cœur.
– Je le savais bien, dit Bénédict avec joie; vous l'aimez, vous la plaignez; on ne nous a pas trompés; vous désirez la revoir, vous seriez prête à lui tendre les bras. N'est-ce pas, Mademoiselle, que tout ce qu'on dit de vous est vrai?
Il ne vint pas à la pensée de Valentine de se méfier de la sincérité de Bénédict. Il venait de toucher la corde la plus sensible de son âme; la prudence ne lui eût plus paru que de la lâcheté; c'est le propre des générosités enthousiastes.
– Si vous savez où elle est, Monsieur, s'écria-t-elle en joignant les mains, béni soyez-vous, car vous allez me l'apprendre.
– Je ferai peut-être une chose coupable aux yeux de la société; car je vous détournerai de l'obéissance filiale. Et pourtant je vais le faire sans remords; l'amitié que j'ai pour cette personne m'en fait un devoir, et l'admiration que j'ai pour vous me fait croire que vous ne me le reprocherez jamais. Ce matin elle a fait quatre lieues à pied dans la rosée des prés, sur les cailloux des guérets, enveloppée d'une mante de paysanne, pour vous apercevoir à votre fenêtre ou dans votre jardin. Elle est revenue sans y avoir réussi. Voulez-vous la dédommager ce soir, et la payer de toutes les peines de sa vie?
– Conduisez-moi vers elle, Monsieur, je vous le demande au nom de ce que vous avez de plus cher au monde.
– Eh bien, dit Bénédict, fiez-vous à moi. Vous ne devez pas vous montrer à la ferme. Quoique mes parents en soient encore absents, les serviteurs vous verraient; ils parleraient, et demain votre mère, informée de cette visite, susciterait de nouvelles persécutions à votre sœur. Laissez-moi attacher votre cheval avec le mien sous ces arbres et suivez-moi.
Valentine sauta légèrement à terre sans attendre que Bénédict lui offrît la main. Mais à peine y fut-elle que l'instinct du danger, naturel aux femmes les plus pures, se réveilla en elle; elle eut peur. Bénédict attacha les chevaux sous un massif d'érables touffus. En revenant vers elle, il s'écria d'un ton de franchise:
– Oh! qu'elle va être heureuse, et qu'elle s'attend peu aux joies qui s'approchent d'elle!
Ces paroles rassurèrent Valentine. Elle suivit son guide dans un sentier tout humide de la rosée du soir, jusqu'à l'entrée d'une chènevière dont un fossé formait la clôture. Il fallait passer sur une planche toute tremblante. Bénédict sauta dans le fossé et lui servit d'appui, tandis que Valentine le franchissait.
– Ici, Perdreau! à bas! taisez-vous! dit-il à un gros chien qui s'avançait sur eux en grondant, et qui, en reconnaissant son maître, fit autant de bruit par ses caresses qu'il en avait fait par sa méfiance.
Bénédict le renvoya d'un coup de pied, et fit entrer sa compagne émue dans le jardin de la ferme situé sur le derrière des bâtiments, comme dans la plupart des habitations rustiques. Ce jardin était fort touffu. Les ronces, es rosiers, les arbres fruitiers y croissaient pêle-mêle, et leurs pousses vigoureuses, que ne mutilait jamais le ciseau du jardinier, s'entre-croisaient sur les allées jusqu'à les rendre impraticables. Valentine accrochait sa longue jupe d'amazone à toutes les épines; l'obscurité profonde de toute cette libre végétation augmentait son embarras, et l'émotion violente qu'elle éprouvait dans un tel moment lui ôtait presque la force de marcher.
– Si vous voulez me donner la main, lui dit son guide, nous irons plus vite.
Valentine avait perdu son gant dans cette agitation; elle mit sa main nue dans celle de Bénédict. Pour une jeune fille élevée comme elle, c'était une étrange situation. Le jeune homme marchait devant elle, l'attirait doucement après lui, écartant les branches avec son autre bras pour qu'elles ne vinssent pas fouetter le visage de sa belle compagne.
– Mon Dieu! comme vous tremblez! lui dit-il en lâchant sa main lorsqu'ils eurent atteint un endroit découvert.
– Ah! Monsieur, c'est de joie et d'impatience, répondit Valentine.
Il restait encore un obstacle à franchir. Bénédict n'avait pas la clef du jardin; il fallut, pour en sortir, sauter une haie vive. Il lui proposa de l'aider, et il fallut bien accepter. Alors le neveu du fermier prit dans ses bras la fiancée du comte de Lansac. Il porta des mains émues sur sa taille charmante. Il respira de près son haleine entrecoupée; et cela dura assez longtemps, car la haie était large, hérissée de joncs épineux, les pierres du glacis croulaient, et Bénédict n'avait pas bien toute sa présence d'esprit.
Cependant, telle est la pudique timidité de cet âge! son imagination alla beaucoup moins loin que la réalité, et la peur de manquer à sa conscience lui ôta le sentiment de son bonheur.
Arrivé à la porte de la maison, Bénédict poussa le loquet sans bruit, fit entrer Valentine dans la salle basse, et s'approcha du foyer à tâtons. Il eut bientôt allumé un flambeau, et, montrant à mademoiselle de Raimbault un escalier de bois assez semblable à une échelle, il lui dit:
– C'est là.
Il se jeta sur une chaise, s'installa en sentinelle, et la pria de ne pas rester plus d'un quart d'heure avec Louise.
Fatiguée de sa longue course de la matinée, Louise s'était endormie de bonne heure. La petite chambre qu'elle occupait était une des plus mauvaises de la ferme; mais comme elle passait pour une pauvre parente que les Lhéry avaient longtemps assistée en Poitou, elle n'avait pas voulu qu'on détruisît l'erreur des domestiques du fermier en lui faisant une réception brillante. Elle s'était volontairement accommodée d'une sorte de petit grenier dont la lucarne donnait sur le plus ravissant aspect de prairies et d'îlots, coupé par les sinuosités de l'Indre et planté des plus beaux arbres. On lui avait composé à la hâte un assez bon lit sur un méchant grabat; des bottes de pois séchaient sur une claie, des grappes d'oignons dorés pendaient au plancher, des pelotons de fil bis dormaient au fond d'un dévidoir invalide. Louise, élevée dans l'opulence, trouvait du charme dans ces attributs de la vie champêtre. À la grande surprise de madame Lhéry, elle avait voulu laisser à sa chambrette cet air de désordre et d'encombrement rustique qui lui rappelait les peintures flamandes de Van-Ostade et de Gérard Dow. Mais les objets qu'elle aimait le mieux dans ce modeste réduit, c'était un vieux rideau de perse à ramages fanés, et deux antiques fauteuils de point dont les bois avaient été jadis dorés. Par le plus grand hasard du monde, ces meubles avaient été retirés du château environ dix années auparavant, et Louise les reconnut pour les avoir vus dans son enfance. Elle versa des larmes et faillit les embrasser comme de vieux amis, en se rappelant combien de fois, dans ces heureux jours de calme et d'ignorance à jamais perdus, elle s'était blottie, petite fille blonde et rieuse, dans les larges bras de ces vieux fauteuils.
Ce soir-là elle s'était endormie en regardant machinalement les fleurs du rideau; et cette vue avait retracé à sa mémoire tous les menus détails de sa vie passée. Après un long exil, cette vive sensation de ses anciennes douleurs, de ses anciennes joies, se réveillait avec force. Elle se croyait au lendemain des événements qu'elle avait expiés et pleurés dans un triste pèlerinage de quinze années. Elle s'imaginait revoir, derrière ce rideau que le vent agitait à travers le déjeté de la fenêtre, toute la scène brillante et magique de ses jeunes années, la tourelle de son vieux manoir, les chênes séculaires du grand parc, la chèvre blanche qu'elle avait aimée, le champ où elle avait cueilli des bluets. Quelquefois l'image de sa grand'mère, égoïste et débonnaire créature, se dressait devant elle avec des larmes dans les yeux comme au jour de son bannissement. Mais ce cœur, qui ne savait aimer qu'à demi, se refermait pour elle, et cette apparition consolante s'éloignait avec indifférence et légèreté.
La seule image pure et toujours délicieuse de ce tableau fantastique, c'était celle de Valentine, de ce bel enfant de quatre ans, aux longs cheveux dorés, aux joues vermeilles, que Louise avait connu. Elle la voyait encore courir au travers des blés plus hauts qu'elle, comme une perdrix dans un sillon; se jeter dans ses bras avec ce rire expansif et caressant de l'enfance qui fait venir des larmes dans les yeux de la personne aimée; passer ses mains rondelettes et blanches sur le cou de sa sœur, et l'entretenir de ces mille riens naïfs dont se compose la vie d'un enfant, dans ce langage primitif, rationnel et piquant qui nous charme et nous surprend toujours. Depuis ce temps-là, Louise avait été mère; elle avait aimé l'enfance non plus comme un amusement, mais comme un sentiment. Cet amour d'autrefois pour sa petite sœur s'était réveillé plus intense et plus maternel avec celui qu'elle avait eu pour son fils. Elle se la représentait toujours telle qu'elle l'avait laissée; et quand on lui disait qu'elle était maintenant une grande et belle personne plus robuste et plus élancée qu'elle, Louise ne pouvait parvenir à le croire plus d'un instant; bientôt son imagination se reportait à la petite Valentine, et elle formait le souhait de la tenir sur ses genoux.
Cette riante et fraîche apparition se mêlait à tous ses rêves depuis que tous ses jours étaient occupés à chercher le moyen de la voir. Au moment où Valentine monta légèrement l'échelle et souleva la trappe qui servait d'entrée à sa chambre, Louise croyait voir, au milieu des roseaux qui bordent l'Indre, Valentine, sa Valentine de quatre ans, courant après les longues demoiselles bleues qui rasent l'eau du bout de leurs ailes. Tout à coup l'enfant tombait dans la rivière. Louise s'élançait pour la ressaisir; mais madame de Raimbault, la fière comtesse, sa belle-mère, son inflexible ennemie, apparaissait, et, repoussant ses efforts, laissait périr l'enfant.
– Ma sœur! cria Louise d'une voix étouffée en se débattant contre les chimères de son pénible sommeil.
– Ma sœur! répondit une voix inconnue et douce comme celle des anges que nous entendons chanter dans nos songes.
Louise, en se redressant sur son chevet, perdit le mouchoir de soie qui retenait ses longs cheveux bruns. Dans ce désordre, pâle, effrayée, éclairée par un rayon de la lune qui perçait furtivement entre les fentes du rideau, elle se pencha vers la voix qui l'appelait. Deux bras l'enlacent; une bouche fraîche et jeune couvre ses joues de saintes caresses; Louise, interdite, se sent inondée de larmes et de baisers; Valentine, près de défaillir, se laisse tomber, épuisée d'émotion, sur le lit de sa sœur. Quand Louise comprit que ce n'était plus un rêve, que Valentine était dans ses bras, qu'elle y était venue, que son cœur était rempli de tendresse et de joie comme le sien, elle ne put exprimer ce qu'elle sentait que par des étreintes et des sanglots. Enfin, quand elles purent se parler: