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Le Collier de la Reine, Tome I
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Le Collier de la Reine, Tome I

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Elle y vit, le bonnet à la main, l'air impatient et le sourire un peu goguenard, une figure de bourgeois parisien qui faisait tourner une clef dans les deux index de ses deux mains, soudés l'un à l'autre par les deux ongles.

Ce digne inspecteur des marchandises d'occasion n'était autre que M. Fingret, à qui ses commis avaient annoncé la visite d'une belle dame venue en brouette.

On pouvait voir dans la cour les mêmes commis vêtus court et étroit de bure et de camelot, leurs petits mollets à l'air sous des bas quelque peu riants. Ils s'occupaient à restaurer, avec les plus vieux meubles, les moins vieux, ou, pour mieux dire, éventrer sofas, fauteuils et carreaux antiques, pour en tirer le crin et la plume qui devaient servir à rembourrer leurs successeurs.

L'un cardait le crin, le mélangeait généreusement d'étoupes et en bourrait un nouveau meuble.

L'autre lessivait de bons fauteuils.

Un troisième repassait des étoffes nettoyées avec des savons aromatiques.

Et l'on composait de ces vieux ingrédients les meubles d'occasion si beaux que Mme de La Motte admirait en ce moment.

M. Fingret, s'apercevant que sa pratique pouvait voir les opérations de ses commis et comprendre moins favorablement l'occasion qu'il n'était expédient à ses intérêts, ferma une porte vitrée donnant sur la cour, de crainte que la poussière n'aveuglât Madame…

Sur ce Madame… il s'arrêta.

C'était une interrogation.

– Mme la comtesse de La Motte Valois, répliqua nonchalamment Jeanne.

On vit alors sur ce titre bien sonnant M. Fingret dissoudre ses ongles, mettre sa clef dans sa poche et se rapprocher.

– Oh! dit-il, il n'y a rien ici de ce qui convient à Madame. J'ai du neuf, j'ai du beau, j'ai du magnifique. Il ne faudrait pas que Madame la comtesse se figurât, parce qu'elle est à la place Royale, que la maison Fingret n'a pas d'aussi beaux meubles que le tapissier du roi. Laissez tout cela, madame, s'il vous plaît, et voyons dans l'autre magasin.

Jeanne rougit.

Tout ce qu'elle avait vu là lui paraissait fort beau, si beau qu'elle n'espérait pas pouvoir l'acquérir.

Flattée sans aucun doute d'être si favorablement jugée par M. Fingret, elle ne pouvait s'empêcher de craindre qu'il ne la jugeât trop bien.

Elle maudit son orgueil, et regretta de ne s'être pas annoncée simple bourgeoise.

Mais de tout mauvais vice un esprit habile se tire avec avantage.

– Pas de neuf, monsieur, dit-elle, je n'en veux pas.

– Madame a sans doute quelques appartements d'amis à meubler.

– Vous l'avez dit, monsieur, un appartement d'ami. Or, vous comprenez que pour un appartement d'ami…

– À merveille. Que Madame choisisse, répliqua Fingret, rusé comme un marchand de Paris, lequel ne met pas d'amour-propre à vendre du neuf plutôt que du vieux, s'il peut gagner autant sur l'un que sur l'autre.

– Ce petit meuble bouton d'or, par exemple, demanda la comtesse.

– Oh! mais c'est peu de chose, madame, il n'y a que dix pièces.

– La chambre est médiocre, repartit la comtesse.

– Il est tout neuf, comme peut le voir Madame.

– Neuf… pour de l'occasion.

– Sans doute, fit M. Fingret en riant; mais, enfin, tel qu'il est, il vaut huit cents livres.

Ce prix fit tressaillir la comtesse; comment avouer que l'héritière des Valois se contentait d'un meuble d'occasion, mais ne pouvait le payer huit cents livres?

Elle prit le parti de la mauvaise humeur.

– Mais, s'écria-t-elle, on ne vous parle pas d'acheter, monsieur. Où prenez vous que j'aille acheter ces vieilleries? Il ne s'agit que de louer, et encore…

Fingret fit la grimace, car, insensiblement, la pratique perdait de sa valeur. Ce n'était plus un meuble neuf, ni même un meuble d'occasion à vendre, mais une location.

– Vous désireriez tout ce meuble bouton d'or, dit-il; est-ce pour un an?

– Non, c'est pour un mois. J'ai un provincial à meubler.

– Ce sera cent livres par mois, dit maître Fingret.

– Vous plaisantez, je suppose, monsieur; car à ce compte, au bout de huit mois, mon meuble serait à moi.

– D'accord, madame la comtesse.

– Eh bien! alors?

– Eh bien! alors, madame, s'il était à vous, il ne serait plus à moi et, par conséquent, je n'aurais pas à m'occuper de le faire restaurer, rafraîchir: toutes choses qui coûtent.

Mme de La Motte réfléchit.

«Cent livres pour un mois, se dit-elle, c'est beaucoup; mais il faut raisonner: ou ce sera trop cher dans un mois et alors je rends les meubles en laissant une grande opinion au tapissier, ou dans un mois je puis commander un meuble neuf. Je comptais employer cinq à six cents livres; faisons les choses en grand, dépensons cent écus.»

– Je garde, dit-elle tout haut, ce meuble bouton d'or pour un salon, avec tous les rideaux pareils.

– Oui, madame.

– Et les tapis?

– Les voici.

– Que me donnerez-vous pour une autre chambre?

– Ces banquettes vertes, ce corps d'armoire en chêne, cette table à pieds tordus, des rideaux verts en damas.

– Bien; et pour une chambre à coucher?

– Un lit large et beau, un coucher excellent, une courtepointe de velours brodée rose et argent, rideaux bleus, garniture de cheminée un peu gothique, mais d'une riche dorure.

– Toilette?

– Dont les dentelles sont de Malines. Regardez-les, madame. Commode d'une marqueterie délicate, chiffonnier pareil, sofa de tapisserie, chaises pareilles, feu élégant, qui vient de la chambre à coucher de Mme de Pompadour, à Choisy.

– Tout cela pour quel prix?

– Un mois?

– Oui.

– Quatre cents livres.

– Voyons, monsieur Fingret, ne me prenez pas pour une grisette, je vous prie. On n'éblouit pas les gens de ma qualité avec des drapeaux. Voulez-vous réfléchir, s'il vous plaît, que quatre cents livres par mois valent quatre mille huit cents livres par an, et que, pour ce prix, j'aurais un hôtel tout meublé.

Maître Fingret se gratta l'oreille.

– Vous me dégoûtez de la place Royale, continua la comtesse.

– J'en serais au désespoir, madame.

– Prouvez-le. Je ne veux donner que cent écus de tout ce mobilier.

Jeanne prononça ces derniers mots avec une telle autorité que le marchand songea de nouveau à l'avenir.

– Soit, dit-il, madame.

– Et à une condition, maître Fingret.

– Laquelle, madame?

– C'est que tout sera posé, arrangé, dans l'appartement que je vous indiquerai, d'ici à trois heures de l'après-midi.

– Il est dix heures, madame; réfléchissez-y, dix heures sonnent.

– Est-ce oui ou non?

– Où faut-il aller, madame?

– Rue Saint-Claude, au Marais.

– À deux pas?

– Précisément.

Le tapissier ouvrit la porte de la cour et se mit à crier:

– Sylvain! Landry! Rémy!

Trois des apprentis accoururent, enchantés d'avoir un prétexte pour interrompre leur ouvrage, un prétexte pour voir la belle dame.

– Les civières, messieurs, les chariots à bras! Rémy, vous allez charger le meuble bouton d'or. Sylvain, l'antichambre dans le chariot, tandis que vous, qui êtes soigneux, vous aurez la chambre à coucher. Relevons la note, madame, et, s'il vous plaît, je signerai le reçu.

– Voici six doubles louis, dit la comtesse, plus un louis simple, rendez-moi.

– Voici deux écus de six livres, madame.

– Desquels je donnerai l'un à ces messieurs, si la besogne est bien faite, répondit la comtesse.

Et, ayant donné son adresse, elle regagna la brouette.

Une heure après, le logement du troisième était loué par elle, et deux heures ne s'étaient pas écoulées que, déjà, le salon, l'antichambre et la chambre à coucher se meublaient et se tapissaient simultanément.

L'écu de six livres fut gagné par MM. Landry, Rémy et Sylvain, à dix minutes près.

Le logement ainsi transformé, les vitres nettoyées, les cheminées garnies de feu, Jeanne se mit à sa toilette et savoura le bonheur deux heures, le bonheur de fouler un bon tapis, autour de soi, la répercussion d'une atmosphère chaude sur des murailles ouatées, et de respirer le parfum de quelques giroflées qui baignaient avec joie leur tige dans des vases du Japon, leur tête dans la tiède vapeur de l'appartement.

Maître Fingret n'avait pas oublié les bras dorés qui portent les bougies; aux deux côtés des glaces, les lustres à girandoles de verre, qui, sous le feu des cires, s'irisent de toutes les nuances de l'arc-en-ciel.

Feu, fleurs, cires, roses parfumées, Jeanne employa tout à l'embellissement du paradis qu'elle destinait à Son Excellence.

Elle donna même ses soins à ce que la porte de la chambre à coucher, coquettement entrouverte, laissât voir un beau feu doux et rouge, aux reflets duquel reluisaient les pieds des fauteuils, le bois du lit et les chenets de Mme de Pompadour, têtes de chimères sur lesquelles avait posé le pied charmant de la marquise.

Cette coquetterie de Jeanne ne se bornait pas là.

Si le feu relevait l'intérieur de cette chambre mystérieuse, si les parfums décelaient la femme, la femme décelait une race, une beauté, un esprit, un goût dignes d'une éminence.

Jeanne mit dans sa toilette une recherche dont M. de La Motte, son mari absent, lui eût demandé compte. La femme fut digne de l'appartement et du mobilier loué par maître Fingret.

Après un repas qu'elle fit léger, afin d'avoir toute sa présence d'esprit et de conserver sa pâleur élégante, Jeanne s'ensevelit dans un grand fauteuil à bergeries, près de son feu, dans sa chambre à coucher.

Un livre à la main, une mule sur un tabouret, elle attendit, écoutant à la fois les tintements du balancier de la pendule et les bruits lointains des voitures qui troublaient rarement la tranquillité du désert du Marais.

Elle attendit. L'horloge sonna neuf heures, dix et onze heures; personne ne vint, soit en voiture, soit à pied.

Onze heures! c'est pourtant l'heure des prélats galants qui ont aiguisé leur charité dans un souper du faubourg, et qui, n'ayant que vingt tours de roue à faire pour entrer rue Saint-Claude, s'applaudissent d'être humains, philanthropes et religieux à si bon compte.

Minuit sonna lugubrement aux Filles-du-Calvaire.

Ni prélat ni voiture; les bougies commençaient à pâlir, quelques-unes envahissaient en nappes diaphanes leurs patères de cuivre doré.

Le feu, renouvelé avec des soupirs, s'était transformé en braise, puis en cendres. Il faisait une chaleur africaine dans les deux chambres.

La vieille servante, qui s'était préparée, grommelait en regrettant son bonnet à rubans prétentieux, dont les nœuds, s'inclinant avec sa tête quand elle s'endormait devant sa bougie dans l'antichambre, ne se relevaient pas intacts, soit des baisers de la flamme, soit des outrages de la cire liquide.

À minuit et demi, Jeanne se leva toute furieuse de son fauteuil, qu'elle avait plus de cent fois, dans la soirée, quitté pour ouvrir la fenêtre et plonger son regard dans les profondeurs de la rue.

Le quartier était calme comme avant la création du monde.

Elle se fit déshabiller, refusa de souper, congédia la vieille, dont les questions commençaient à l'importuner.

Et, seule au milieu de ses tentures de soie, sous ses beaux rideaux, dans son excellent lit, elle ne dormit pas mieux que la veille, car la veille son insouciance était plus heureuse: elle naissait de l'espoir.

Cependant, à force de se retourner, de se crisper, de se raidir contre le mauvais sort, Jeanne trouva une excuse au cardinal.

D'abord celle-ci: qu'il était cardinal, grand aumônier, qu'il avait mille affaires inquiétantes et, par conséquent, plus importantes qu'une visite rue Saint-Claude.

Puis cette autre excuse: il ne connaît pas cette petite comtesse de Valois, excuse bien consolante pour Jeanne. Oh! certes, elle ne se fût pas consolée si M. de Rohan eût manqué de parole après une première visite.

Cette raison que se donnait Jeanne à elle-même avait besoin d'une épreuve pour paraître tout à fait bonne.

Jeanne n'y tint pas; elle sauta en bas du lit, toute blanche qu'elle était dans son peignoir, et alluma les bougies à la veilleuse; elle se regarda longtemps dans la glace.

Après l'examen, elle sourit, souffla les bougies et se recoucha. L'excuse était bonne.

Chapitre XV

Le cardinal de Rohan

Le lendemain, Jeanne, sans se décourager, recommença toilette d'appartement et toilette de femme.

Le miroir lui avait appris que M. de Rohan viendrait, pour peu qu'il eût entendu parler d'elle.

Sept heures sonnaient donc, et le feu du salon brûlait dans tout son éclat, lorsqu'un carrosse roula dans la descente de la rue Saint-Claude.

Jeanne n'avait pas encore eu le temps de se mettre à la fenêtre et de s'impatienter.

De ce carrosse descendit un homme enveloppé d'une grosse redingote; puis, la porte de la maison s'étant refermée sur cet homme, le carrosse alla dans une petite rue voisine attendre le retour du maître.

Bientôt, la sonnette retentit, et le cœur de Mme de La Motte battit si fort qu'on eût pu l'entendre.

Mais, honteuse de céder à une émotion déraisonnable, Jeanne commanda le silence à son cœur, arrangea du mieux qu'il lui fut possible une broderie sur la table, un air nouveau sur le clavecin, une gazette au coin de la cheminée.

Au bout de quelques secondes, dame Clotilde vint annoncer à Mme la comtesse:

– La personne qui avait écrit avant-hier.

– Faites entrer, répliqua Jeanne.

Un pas léger, des souliers craquants, un beau personnage vêtu de velours et de soie, portant haut la tête et paraissant grand de dix coudées dans ce petit appartement, voilà ce que vit Jeanne en se levant pour recevoir.

Elle avait été frappée désagréablement de l'incognito gardé par la personne.

Aussi, se décidant à prendre tout l'avantage de la femme qui a réfléchi:

– À qui ai-je l'honneur de parler? dit-elle avec une révérence, non pas de protégée, mais de protectrice.

Le prince regarda la porte du salon derrière laquelle la vieille avait disparu.

– Je suis le cardinal de Rohan, répliqua-t-il.

Ce à quoi Mme de La Motte, feignant de rougir et de se confondre en humilités, répondit par une révérence comme on en fait aux rois.

Puis elle avança un fauteuil et, au lieu de se placer sur une chaise, ainsi que l'eût voulu l'étiquette, elle se mit dans le grand fauteuil. Le cardinal, voyant que chacun pouvait prendre ses aises, plaça son chapeau sur la table, et, regardant en face Jeanne qui le regardait aussi:

– Il est donc vrai, mademoiselle?.. dit-il.

– Madame, interrompit Jeanne.

– Pardon. J'oubliais… Il est donc vrai, madame?

– Mon mari s'appelle le comte de La Motte, monseigneur.

– Parfaitement, parfaitement, gendarme du roi ou de la reine?

– Oui, monseigneur.

– Et vous, madame, dit-il, vous êtes née Valois?

– Valois, oui, monseigneur.

– Grand nom! dit le cardinal en croisant les jambes, nom rare, éteint.

Jeanne devina le doute du cardinal.

– Éteint; non pas, monseigneur, dit-elle, puisque je le porte et que j'ai un frère baron de Valois.

– Reconnu?

– Il n'est pas besoin qu'il soit reconnu, monseigneur; mon frère peut être riche ou pauvre, il ne sera pas moins ce qu'il est né, baron de Valois.

– Madame, contez-moi un peu cette transmission, je vous prie. Vous m'intéressez; j'aime le blason.

Jeanne conta simplement, nonchalamment, ce que le lecteur sait déjà.

Le cardinal écoutait et regardait.

Il ne prenait pas la peine de dissimuler ses impressions. À quoi bon? il ne croyait ni au mérite ni à la qualité de Jeanne; il la voyait jolie, pauvre; il regardait, c'était assez.

Jeanne, qui s'apercevait de tout, devina la mauvaise idée du futur protecteur.

– De sorte, dit M. de Rohan avec insouciance, que vous avez été réellement malheureuse?

– Je ne me plains pas, monseigneur.

– En effet, on m'avait beaucoup exagéré les difficultés de votre position.

Il regarda autour de lui.

– Ce logement est commode, agréablement meublé.

– Pour une grisette, sans doute, répliqua durement Jeanne, impatiente d'engager l'action. Oui, monseigneur.

Le cardinal fit un mouvement.

– Quoi! dit-il, vous appelez ce mobilier un mobilier de grisette?

– Je ne crois pas, monseigneur, dit-elle, que vous puissiez l'appeler un mobilier de princesse.

– Et vous êtes princesse, dit-il avec une de ces imperceptibles ironies que les esprits très distingués ou les gens de grande race ont seuls le secret de mêler à leur langage sans devenir tout à fait impertinents.

– Je suis née Valois, monseigneur, comme vous Rohan. Voilà tout ce que je sais, dit-elle.

Et ces mots furent prononcés avec tant de douce majesté du malheur qui se révolte, majesté de la femme qui se sent méconnue, ils furent si harmonieux et si dignes à la fois, que le prince ne fut pas blessé et que l'homme fut ému.

– Madame, dit-il, j'oubliais que mon premier mot eût dû être une excuse. Je vous avais écrit hier que je viendrais ici, mais j'avais affaire à Versailles, pour la réception de M. de Suffren. J'ai dû renoncer au plaisir de vous visiter.

– Monseigneur me fait encore trop d'honneur d'avoir songé à moi aujourd'hui, et M. le comte de La Motte, mon mari, regrettera bien plus vivement encore l'exil où le tient la misère, puisque cet exil l'empêche de jouir d'une si illustre présence.

Ce mot «mari» appela l'attention du cardinal.

– Vous vivez seule, madame? dit-il.

– Absolument seule, monseigneur.

– C'est beau de la part d'une femme jeune et jolie.

– C'est simple, monseigneur, de la part d'une femme qui serait déplacée en toute autre société que celle dont sa pauvreté l'éloigne.

Le cardinal se tut.

– Il paraît, reprit-il, que les généalogistes ne contestent pas votre généalogie?

– À quoi cela me sert-il? dit dédaigneusement Jeanne, en relevant par un geste charmant les petits anneaux frisés et poudrés des tempes.

Le cardinal rapprocha son fauteuil, comme pour atteindre au feu avec ses pieds.

– Madame, dit-il, je voudrais savoir et j'ai voulu savoir à quoi je puis vous être utile.

– Mais à rien, monseigneur.

– Comment à rien?

– Votre Éminence me comble d'honneur, certainement.

– Parlons plus franc.

– Je ne saurais être plus franche que je ne le suis, monseigneur.

– Vous vous plaigniez tout à l'heure, dit le cardinal en regardant autour de lui comme pour rappeler à Jeanne ce qu'elle avait dit du mobilier de la grisette.

– Certes, oui, je me plaignais.

– Eh bien! alors, madame?

– Eh bien! monseigneur, je vois que Votre Éminence veut me faire l'aumône, n'est-ce pas?

– Oh! madame!..

– Pas autre chose. L'aumône, je la recevais, mais je ne la recevrai plus.

– Qu'est-ce à dire?

– Monseigneur, je suis assez humiliée depuis quelque temps; il n'est plus possible pour moi d'y résister.

– Madame, vous abusez des mots. Dans le malheur on n'est pas déshonorée…

– Même avec le nom que je porte! Voyons, mendieriez-vous, vous, monsieur de Rohan?

– Je ne parle pas de moi, dit le cardinal avec un embarras mêlé de hauteur.

– Monseigneur, je ne connais que deux façons de demander l'aumône: en carrosse ou à la porte d'une église: avec or et velours ou en haillons. Eh bien! tout à l'heure je n'attendais pas l'honneur de votre visite; je me croyais oubliée.

– Ah! vous saviez donc que c'était moi qui avais écrit? dit le cardinal.

– N'ai-je pas vu vos armes sur le cachet de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire?

– Cependant, vous avez feint de ne point me reconnaître.

– Parce que vous ne me faisiez pas l'honneur de vous faire annoncer.

– Eh bien! cette fierté me plaît, dit vivement le cardinal, en regardant avec une attention complaisante les yeux animés, la physionomie hautaine de Jeanne.

– Je disais donc, reprit celle-ci, que j'avais pris avant de vous voir la résolution de laisser là ce misérable manteau qui voile ma misère, qui couvre la nudité de mon nom, et de m'en aller en haillons, comme toute mendiante chrétienne, implorer mon pain, non pas de l'orgueil, mais de la charité des passants.

– Vous n'êtes pas à bout de ressources, j'espère, madame?

Jeanne ne répondit pas.

– Vous avez une terre quelconque, fût-elle hypothéquée; des bijoux de famille: celui-ci, par exemple?

Il montrait une boîte avec laquelle jouaient les doigts blancs et délicats de la jeune femme.

– Ceci? dit-elle.

– Une boîte originale, sur ma parole. Permettez-vous?

Il la prit.

– Ah! un portrait!

Aussitôt, il fit un mouvement de surprise.

– Vous connaissez l'original de ce portrait? demanda Jeanne.

– C'est celui de Marie-Thérèse.

– De Marie-Thérèse?

– Oui, l'impératrice d'Autriche.

– En vérité! s'écria Jeanne. Vous croyez, monseigneur?

Le cardinal se mit de plus belle à regarder la boîte.

– D'où tenez-vous cela? demanda-t-il.

– Mais d'une dame qui est venue avant-hier.

– Chez vous?

– Chez moi.

– D'une dame?..

Et le cardinal regarda la boîte avec une nouvelle attention.

– Je me trompe, monseigneur, reprit la comtesse, il y avait deux dames.

– Et l'une de ces deux dames vous a remis la boîte que voici? demanda-t-il avec défiance.

– Elle ne me l'a pas donnée, non.

– Comment est-elle entre vos mains, alors?

– Elle l'a oubliée chez moi.

Le cardinal demeura pensif, tellement pensif que la comtesse de Valois en fut intriguée, et songea qu'il était à propos qu'elle se tînt sur ses gardes.

Puis le cardinal leva la tête, et regardant attentivement la comtesse:

– Et comment s'appelle cette dame? Vous me pardonnerez, n'est-ce pas, dit-il, de vous adresser cette question; j'en suis tout honteux moi-même et je me fais l'effet d'un juge.

– En effet, monseigneur, dit Mme de La Motte, la question est étrange.

– Indiscrète, peut-être, mais étrange…

– Étrange, je le répète Si je connaissais la dame qui a laissé ici cette bonbonnière…

– Eh bien?

– Eh bien! je la lui eusse déjà renvoyée. Sans doute elle y tient, et je ne voudrais pas payer par une inquiétude de quarante-huit heures sa gracieuse visite.

– Ainsi, vous ne la connaissez pas…

– Non, je sais seulement que c'est la dame supérieure d'une maison de charité…

– De Paris?

– De Versailles…

– De Versailles?.. la supérieure d'une maison de charité?..

– Monseigneur, j'accepte des femmes, les femmes n'humilient pas une femme pauvre en lui portant secours et cette dame, que des avis charitables avaient éclairée sur ma position, a mis cent louis sur ma cheminée en me faisant visite.

– Cent louis! dit le cardinal avec surprise.

Puis, voyant qu'il pouvait blesser la susceptibilité de Jeanne – en effet, Jeanne avait fait un mouvement:

– Pardon, madame, ajouta-t-il, je ne m'étonne pas qu'on vous ait donné cette somme. Vous méritez au contraire toute la sollicitude des gens charitables, et votre naissance leur fait une loi de vous être utile. C'est seulement le titre de dame de charité qui m'étonne; les dames de charité font d'habitude des aumônes plus légères. Pourriez-vous me faire le portrait de cette dame, comtesse?

– Difficilement, monseigneur, répliqua Jeanne, pour aiguiser la curiosité de son interlocuteur.

– Comment, difficilement? puisqu'elle est venue ici.

– Sans doute. Cette dame, qui ne voulait probablement pas être reconnue, cachait son visage dans une calèche assez ample; en outre, elle était enveloppée de fourrures. Cependant…

La comtesse eut l'air de chercher.

– Cependant, répéta le cardinal.

– J'ai cru voir… Je n'affirme pas, monseigneur…

– Qu'avez-vous cru voir?

– Des yeux bleus.

– La bouche?

– Petite, quoique les lèvres un peu épaisses, la lèvre inférieure surtout.

– De haute ou de moyenne taille?

– De moyenne taille.

– Les mains?

– Parfaites.

– Le col?

– Long et mince.

– La physionomie?

– Sévère et noble.

– L'accent?

– Légèrement embarrassé. Mais vous connaissez peut-être cette dame, monseigneur?

– Comment la connaîtrais-je, madame la comtesse? demanda vivement le prélat.

– Mais à la façon dont vous me questionnez, monseigneur, ou même par la sympathie que tous les ouvriers de bonnes œuvres éprouvent les uns pour les autres.

– Non, madame, non, je ne la connais pas.

– Cependant, monseigneur, si vous aviez quelque soupçon?..

– Mais à quel propos?

– Inspiré par ce portrait, par exemple?

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