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David Copperfield – Tome I
Nous arrivâmes à un hôtel sur la plage: dans le salon se trouvaient deux messieurs qui fumaient; ils étaient vêtus de jaquettes peu élégantes, et s'étaient étendus tout de leur long sur quatre ou cinq chaises. Dans un coin, il y avait un gros paquet de manteaux et une banderole pour un bateau.
Ils se dressèrent à notre arrivée sur leurs pieds, avec un sans- façon qui me frappa, en s'écriant:
«Allons donc, Murdstone! nous vous croyions mort et enterré.
– Pas encore! dit M. Murdstone.
– Et qui est ce jeune homme? dit un des messieurs en s'emparant de moi.
– C'est Davy, répondit M. Murdstone.
– Davy qui? demanda le monsieur, David Jones?
– Davy Copperfield, dit M. Murdstone.
– Comment! C'est le boulet de la séduisante mistress Copperfield, de la jolie petite veuve?
– Quinion, dit M. Murdstone, prenez garde à ce que vous dites: on est malin.
– Et où est cet on?» demanda le monsieur en riant.
Je levai vivement la tête; j'avais envie de savoir de qui il était question.
«Rien, c'est Brooks de Sheffield,» dit M. Murdstone.
Je fus charmé d'apprendre que ce n'était que Brooks de Sheffield; j'avais cru d'abord que c'était de moi qu'il s'agissait.
Évidemment c'était un drôle d'individu que ce M. Brooks de Sheffield, car, à ce nom, les deux messieurs se mirent à rire de tout leur coeur, et M. Murdstone en fit autant. Au bout d'un moment, celui qu'il avait appelé Quinion se mit à dire:
«Et que pense Brooks de Sheffield de l'affaire en question?
– Je ne crois pas qu'il soit encore bien au courant, dit M. Murdstone, mais je doute qu'il approuve.»
Ici de nouveaux éclats de rire; M. Quinion annonça qu'il allait demander une bouteille de sherry pour boire à la santé de Brooks. On apporta le vin demandé, M. Quinion en versa un peu dans mon verre, et m'ayant donné un biscuit, il me fit lever et proposer un toast «À la confusion de Brooks de Sheffield!» Le toast fut reçu avec de grands applaudissements, et de tels rires que je me mis à rire aussi, ce qui fit encore plus rire les autres. Enfin l'amusement fut grand pour tous.
Après nous être promenés sur les falaises, nous allâmes nous asseoir sur l'herbe; on s'amusa à regarder à travers une lunette d'approche: je ne voyais absolument rien quand on l'approchait de mon oeil, tout en disant que je voyais bien, puis on revint à l'hôtel pour dîner. Pendant tout le temps de la promenade, les deux amis de M. Murdstone fumèrent sans interruption. Du reste, à en juger par l'odeur de leurs habits, il est évident qu'ils n'avaient pas fait autre chose depuis que ces habits étaient sortis des mains du tailleur. Il ne faut pas oublier de dire que nous allâmes rendre visite au yacht. Ces trois messieurs descendirent dans la cabine et se mirent à examiner des papiers; je les voyais parfaitement du pont où j'étais. J'avais pour me tenir compagnie un homme charmant, qui avait une masse de cheveux roux, avec un tout petit chapeau verni; sur sa jaquette rayée, il y avait écrit «l'Alouette» en grosses lettres. Je me figurais que c'était son nom, et qu'il le portait inscrit sur sa poitrine, parce que, demeurant à bord d'un vaisseau, il n'avait pas de porte cochère à son hôtel, où il pût le mettre, mais quand je l'appelai M. l'Alouette, il me dit que c'était le nom de son bâtiment.
J'avais remarqué pendant tout le jour que M. Murdstone était plus grave et plus silencieux que ses deux amis, qui paraissaient gais et insouciants et plaisantaient librement ensemble, mais rarement avec lui. Je crus voir qu'il était plus spirituel et plus réservé qu'eux, et qu'il leur inspirait comme à moi une espèce de terreur. Une ou deux fois je m'aperçus que M. Quinion, tout en causant, le regardait du coin de l'oeil, comme pour s'assurer que ce qu'il disait ne lui avait pas déplu; à un autre moment il poussa le pied de M. Passnidge, qui était fort animé, et lui fit signe de jeter un regard sur M. Murdstone, assis dans un coin et gardant le plus profond silence. Je crois me rappeler que M. Murdstone ne rit pas une seule fois ce jour-là, excepté à l'occasion du toast porté à Brooks de Sheffield. Il est vrai que c'était une plaisanterie de son invention.
Nous revînmes de bonne heure à la maison. La soirée était magnifique; ma mère se promena avec M. Murdstone le long de la haie d'épines, pendant que j'allais prendre mon thé. Quand il fut parti, ma mère me fit raconter toute notre journée, et me demanda tout ce qu'on avait dit ou fait. Je lui rapportai ce qu'on avait dit sur son compte; elle se mit à rire, en répétant que ces messieurs étaient des impertinents qui se moquaient d'elle, mais je vis bien que cela lui faisait plaisir. Je le devinais alors aussi bien que je le sais maintenant. Je saisis cette occasion de lui demander si elle connaissait M. Brooks de Sheffield; elle me répondit que non, mais que probablement c'était quelque fabricant de coutellerie.
Est-il possible, au moment où le visage de ma mère paraît devant moi, aussi distinctement que celui d'une personne que je reconnaîtrais dans une rue pleine de monde, que ce visage n'existe plus? Je sais qu'il a changé, je sais qu'il n'est plus; mais en parlant de sa beauté innocente et enfantine, puis-je croire qu'elle a disparu et qu'elle n'est plus, tandis que je sens près de moi sa douce respiration, comme je la sentais ce soir-là? Est- il possible que ma mère ait changé, lorsque mon souvenir me la rappelle toujours ainsi; lorsque mon coeur fidèle aux affections de sa jeunesse, retient encore présent dans sa mémoire ce qu'il chérissait alors.
Pendant que je parle de ma mère, je la vois belle comme elle était le soir où nous eûmes cette conversation, lorsqu'elle vint me dire bonsoir. Elle se mit gaiement à genoux près de mon lit, et me dit, en appuyant son menton sur ses mains:
«Qu'est-ce qu'ils ont donc dit, Davy? répète-le moi, je ne peux pas le croire.
– La séduisante… commençai-je à dire.»
Ma mère mit sa main sur mes lèvres pour m'arrêter.
«Mais non, ce n'était pas séduisante, dit-elle en riant, ce ne pouvait pas être séduisante, Davy. Je sais bien que non.
– Mais si! la séduisante Mme Copperfield, répétai-je avec vigueur, et aussi «la jolie.»
– Non, non, ce n'était pas la jolie, pas la jolie, repartit ma mère en plaçant de nouveau les doigts sur mes lèvres.
– Oui, oui, la jolie petite veuve.
– Quels fous! quels impertinents! cria ma mère en riant et en se cachant le visage. Quels hommes absurdes! N'est-ce pas? mon petit Davy?
– Mais, maman.
– Ne le dis pas à Peggotty; elle se fâcherait contre eux. Moi, je suis extrêmement fâchée contre eux, mais j'aime mieux que Peggotty ne le sache pas.»
Je promis, bien entendu. Ma mère m'embrassa encore je ne sais combien de fois; et je dormis bientôt profondément.
Il me semble, à la distance qui m'en sépare, que ce fut le lendemain que Peggotty me fit l'étrange et aventureuse proposition que je vais rapporter; mais il est probable que ce fût deux mois après.
Nous étions un soir ensemble comme par le passé (ma mère était sortie selon sa coutume), nous étions ensemble, Peggotty et moi, en compagnie du bas, du petit mètre, du morceau de cire, de la boîte avec saint Paul sur le couvercle, et du livre des crocodiles, quand Peggotty après m'avoir regardé plusieurs fois, et après avoir ouvert la bouche comme si elle allait parler, sans toutefois prononcer un seul mot, ce qui m'aurait fort effrayé, si je n'avais cru qu'elle bâillait tout simplement, me dit enfin d'un ton câlin:
«Monsieur Davy, aimeriez-vous à venir avec moi passer quinze jours chez mon frère, à Portsmouth? Cela ne vous amuserait-il pas?
– Votre frère est-il agréable, Peggotty? demandai-je par précaution.
– Ah! je crois bien qu'il est agréable! s'écria Peggotty en levant les bras au ciel. Et puis il y a la mer, et les barques, et les vaisseaux, et les pêcheurs, et la plage, et Am, qui jouera avec vous.»
Peggotty voulait parler de son neveu Ham, que nous avons déjà vu dans le premier chapitre, mais en supprimant l'H de son nom, elle en faisait une conjugaison de la grammaire anglaise3.
Ce programme de divertissement m'enchanta, et je répondis que cela m'amuserait parfaitement: mais qu'en dirait ma mère?
– Eh bien! je parierais une guinée, dit Peggotty en me regardant attentivement, qu'elle nous laissera aller. Je le lui demanderai dès qu'elle rentrera, si vous voulez. Qu'en dites-vous?
– Mais, qu'est-ce qu'elle fera pendant que nous serons partis? dis-je en appuyant mes petits coudes sur la table, comme pour donner plus de force à ma question. Elle ne peut pas rester toute seule.»
Le trou que Peggotty se mit tout d'un coup à chercher dans le talon du bas qu'elle raccommodait devait être si petit, que je crois bien qu'il ne valait pas la peine d'être raccommodé.
«Mais, Peggotty, je vous dis qu'elle ne peut pas rester toute seule.
– Que le bon Dieu vous bénisse! dit enfin Peggotty en levant les yeux sur moi: ne le savez-vous pas? Elle va passer quinze jours chez mistress Grayper, et mistress Grayper va avoir beaucoup de monde.»
Puisqu'il en était ainsi, j'étais tout prêt à partir. J'attendais avec la plus vive impatience que ma mère revint de chez mistress Grayper (car elle était chez elle ce soir-là) pour voir si on nous permettrait de mettre à exécution ce beau projet. Ma mère fut beaucoup moins surprise que je ne m'y attendais, et donna immédiatement son consentement; tout fut arrangé le soir même, et on convint de ce qu'on payerait pendant ma visite pour mon logement et ma nourriture.
Le jour de notre départ arriva bientôt. On l'avait choisi si rapproché qu'il arriva bientôt, même pour moi qui attendais ce moment avec une impatience fébrile, et qui redoutais presque de voir un tremblement de terre, une éruption de volcan, ou quelque autre grande convulsion de la nature, venir à la traverse de notre excursion. Nous devions faire le voyage dans la carriole d'un voiturier qui partait le matin après déjeuner. J'aurais donné je ne sais quoi pour qu'on me permît de m'habiller la veille au soir et de me coucher tout botté.
Je ne songe pas sans une profonde émotion, bien que j'en parle d'un ton léger, à la joie que j'éprouvais en quittant la maison où j'avais été si heureux: je ne soupçonnais guère tout ce que j'allais quitter pour toujours.
J'aime à me rappeler que lorsque la carriole était devant la porte, et que ma mère m'embrassait, je me mis à pleurer en songeant, avec une tendresse reconnaissante, à elle et à ce lieu que je n'avais encore jamais quitté. J'aime à me rappeler que ma mère pleurait aussi, et que je sentais son coeur battre contre le mien.
J'aime à me rappeler qu'au moment où le voiturier se mettait en marche, ma mère courut à la grille et lui cria de s'arrêter, parce qu'elle voulait m'embrasser encore une fois. J'aime à songer à la profonde tendresse avec laquelle elle me serra de nouveau dans ses bras.
Elle restait debout, seule sur la route, M. Murdstone s'approcha d'elle, et il me sembla qu'il lui reprochait d'être trop émue. Je le regardais à travers les barreaux de la carriole, tout en me demandant de quoi il se mêlait. Peggotty qui se retournait aussi de l'autre côté, avait l'air fort peu satisfait, ce que je vis bien quand elle regarda de mon côté.
Pour moi, je restai longtemps occupé à contempler Peggotty, tout en rêvant à une supposition que je venais de faire: si Peggotty avait l'intention de me perdre comme le petit Poucet dans les contes de fées, ne pourrais-je pas toujours retrouver mon chemin à l'aide des boutons et des agrafes qu'elle laisserait tomber en route?
CHAPITRE III
Un changement
Le cheval du voiturier était bien la plus paresseuse bête qu'on puisse imaginer (du moins je l'espère); il cheminait lentement, la tête pendante, comme s'il se plaisait à faire attendre les pratiques pour lesquelles il transportait des paquets. Je m'imaginais même parfois qu'il éclatait de rire à cette pensée, mais le voiturier m'assura que c'était un accès de toux, parce qu'il était enrhumé.
Le voiturier avait, lui aussi, l'habitude de se tenir la tête pendante, le corps penché en avant tandis qu'il conduisait, en dormant à moitié, les bras étendus sur ses genoux. Je dis tandis qu'il conduisait, mais je crois que la carriole aurait aussi bien pu aller à Yarmouth sans lui, car le cheval se conduisait tout seul; et quant à la conversation, l'homme n'en avait pas d'autre que de siffler.
Peggotty avait sur ses genoux un panier de provisions, qui aurait bien pu durer jusqu'à Londres, si nous y avions été par le même moyen de transport. Nous mangions et nous dormions alternativement. Peggotty s'endormait régulièrement le menton appuyé sur l'anse de son panier, et jamais, si je ne l'avais pas entendu de mes deux oreilles, on ne m'aurait fait croire qu'une faible femme pût ronfler avec tant d'énergie.
Nous fîmes tant de détours par une foule de petits chemins, et nous passâmes tant de temps à une auberge où il fallait déposer un bois de lit, et dans bien d'autres endroits encore, que j'étais très-fatigué et bien content d'arriver enfin à Yarmouth, que je trouvai bien spongieux et bien imbibé en jetant les yeux sur la grande étendue d'eau qu'on voyait le long de la rivière; je ne pouvais pas non plus m'empêcher d'être surpris qu'il y eût une partie du monde si plate, quand mon livre de géographie disait que la terre était ronde. Mais je réfléchis que Yarmouth était probablement situé à un des pôles, ce qui expliquait tout.
À mesure que nous approchions, je voyais l'horizon s'étendre comme une ligne droite sous le ciel: je dis à Peggotty qu'une petite colline par-ci par-là ferait beaucoup mieux, et que, si la terre était un peu plus séparée de la mer, et que la ville ne fût pas ainsi trempée dans la marée montante, comme une rôtie dans de l'eau panée, ce serait bien plus joli. Mais Peggotty me répondit, avec plus d'autorité qu'à l'ordinaire, qu'il fallait prendre les choses comme elles sont, et que, pour sa part, elle était fière d'appartenir à ce qu'on appelle les Harengs de Yarmouth.
Quand nous fûmes au milieu de la rue (qui me parut fort étrange) et que je sentis l'odeur du poisson, de la poix, de l'étoupe et du goudron; quand je vis les matelots qui se promenaient, et les charrettes qui dansaient sur les pavés, je compris que j'avais été injuste envers une ville si commerçante; je l'avouai à Peggotty qui écoutait avec une grande complaisance mes expressions de ravissement et qui me dit qu'il était bien reconnu (je suppose que c'était une chose reconnue par ceux qui ont la bonne fortune d'être des harengs de naissance) qu'à tout prendre, Yarmouth était la plus belle ville de l'univers.
«Voilà mon Am, s'écria Peggotty; comme il est grandi! c'est à ne pas le reconnaître.»
En effet, il nous attendait à la porte de l'auberge; il me demanda comment je me portais, comme à une vieille connaissance. Au premier abord; il me semblait que je ne le connaissais pas aussi bien qu'il paraissait me connaître, attendu qu'il n'était jamais venu à la maison depuis la nuit de ma naissance, ce qui naturellement lui donnait de l'avantage sur moi. Mais notre intimité fit de rapides progrès quand il me prit sur son dos pour m'emporter chez lui. C'était un grand garçon de six pieds de haut, fort et gros en proportion, aux épaules rondes et robustes; mais son visage avait une expression enfantine, et ses cheveux blonds tout frisés lui donnaient l'air d'un mouton. Il avait une jaquette de toile à voiles, et un pantalon si roide qu'il se serait tenu tout aussi droit quand même il n'y aurait pas eu de jambes dedans. Quant à sa coiffure, on ne peut pas dire qu'il portât un chapeau, c'était plutôt un toit de goudron sur un vieux bâtiment.
Ham me portait sur son dos et tenait sous son bras une petite caisse à nous: Peggotty en portait une autre. Nous traversions des sentiers couverts de tas de copeaux et de petites montagnes de sable; nous passions à côté de fabriques de gaz, de corderies, de chantiers de construction, de chantiers de démolition, de chantiers de calfatage, d'ateliers de gréement, de forges en mouvement, et d'une foule d'établissements pareils; enfin nous arrivâmes en face de la grande étendue grise que j'avais déjà vue de loin; Ham me dit:
«Voilà notre maison, monsieur Davy.»
Je regardai de tous côtés, aussi loin que mes yeux pouvaient voir dans ce désert, sur la mer, sur la rivière, mais sans découvrir la moindre maison. Il y avait une barque noire, ou quelque autre espèce de vieux bateau près de là, échoué sur le sable; un tuyau de tôle, qui remplaçait la cheminée, fumait tout tranquillement, mais je n'apercevais rien autre chose qui eût l'air d'une habitation.
«Ce n'est pas ça? dis-je, cette chose qui ressemble à un bateau?
– C'est ça, monsieur Davy,» répliqua Ham.
Si c'eût été le palais d'Aladin, l'oeuf de roc et tout ça, je crois que je n'aurais pas été plus charmé de l'idée romanesque d'y demeurer. Il y avait dans le flanc du bateau une charmante petite porte; il y avait un plafond et des petites fenêtres; mais ce qui en faisait le mérite, c'est que c'était un vrai bateau qui avait certainement vogué sur la mer des centaines de fois; un bateau qui n'avait jamais été destiné à servir de maison sur la terre ferme. C'est là ce qui en faisait le charme à mes yeux. S'il avait jamais été destiné à servir de maison, je l'aurais peut-être trouvé petit pour une maison, ou incommode, ou trop isolé; mais du moment que cela n'avait pas été construit dans ce but, c'était une ravissante demeure.
À l'intérieur elle était parfaitement propre, et aussi bien arrangée que possible. Il y avait une table, une horloge de Hollande, une commode, et sur la commode il y avait un plateau où l'on voyait une dame armée d'un parasol, se promenant avec un enfant à l'air martial qui jouait au cerceau. Une Bible retenait le plateau et l'empêchait de glisser: s'il était tombé, le plateau aurait écrasé dans sa chute une quantité de tasses, de soucoupes et une théière qui étaient rangées autour du livre. Sur les murs, il y avait quelques gravures coloriées, encadrées et sous verre, qui représentaient des sujets de l'Écriture. Toutes les fois qu'il m'est arrivé depuis d'en voir de semblables entre les mains de marchands ambulants, j'ai revu immédiatement apparaître devant moi tout l'intérieur de la maison du frère de Peggotty. Les plus remarquables de ces tableaux, c'étaient Abraham en rouge qui allait sacrifier Isaac en bleu, et Daniel en jaune, au milieu d'une fosse remplie de lions verts. Sur le manteau de la cheminée on voyait une peinture du lougre la Sarah-Jane, construit à Sunderland, avec une vraie petite poupe en bois qui y était adaptée; c'était une oeuvre d'art, un chef-d'oeuvre de menuiserie que je considérais comme l'un des biens les plus précieux que ce monde pût offrir. Aux poutres du plafond, il y avait de grands crochets dont je ne comprenais pas bien encore l'usage, des coffres et autres ustensiles aussi commodes pour servir de chaises.
Dès que j'eus franchi le sol, je vis tout cela d'un clin-d'oeil (on n'a pas oublié que j'étais un enfant observateur). Puis Peggotty ouvrit une petite porte et me montra une chambre à coucher. C'était la chambre la plus complète et la plus charmante qu'on pût inventer, dans la poupe du vaisseau, avec une petite fenêtre par laquelle passait autrefois le gouvernail; un petit miroir placé juste à ma hauteur, avec un cadre en coquilles d'huîtres; un petit lit, juste assez grand pour s'y fourrer, et sur la table un bouquet d'herbes marines dans une cruche bleue. Les murs étaient d'une blancheur éclatante, et le couvre-pieds avait des nuances si vives que cela me faisait mal aux yeux. Ce que je remarquai surtout dans cette délicieuse maison, c'est l'odeur du poisson; elle était si pénétrante, que quand je tirai mon mouchoir de poche, on aurait dit, à l'odeur, qu'il avait servi à envelopper un homard. Lorsque je confiai cette découverte à Peggotty, elle m'apprit que son frère faisait le commerce des homards, des crabes et des écrevisses; je trouvai ensuite un tas de ces animaux, étrangement entortillés les uns dans les autres et toujours occupés à pincer tout ce qu'ils trouvaient au fond d'un petit réservoir en bois, où on mettait aussi les pots et les bouilloires.
Nous fûmes reçus par une femme très-polie qui portait un tablier blanc, et que j'avais vue nous faire la révérence à une demi-lieue de distance, quand j'arrivais sur le dos de Ham. Elle avait près d'elle une ravissante petite fille (du moins c'était mon avis), avec un collier de perles bleues; elle ne voulut jamais me laisser l'embrasser, et alla se cacher quand je lui en fis la proposition. Nous finissions de dîner de la façon la plus somptueuse, avec des poules d'eau bouillies, du beurre fondu, des pommes de terre, et une côtelette à mon usage, lorsque nous vîmes arriver un homme aux longs cheveux qui avait l'air très-bon enfant. Comme il appelait Peggotty «ma mignonne,» et qu'il lui donna un gros baiser sur la joue, je n'eus aucun doute (vu la retenue habituelle de Peggotty) que ce ne fût son frère; en effet, c'était lui, et on me le présenta bientôt comme M. Peggotty, le maître de céans.
«Je suis bien aise de vous voir, monsieur? dit M. Peggotty. Nous sommes de braves gens, monsieur, un peu rudes, mais tout à votre service.»
Je le remerciai, et je lui répondis que j'étais bien sûr d'être heureux dans un aussi charmant endroit.
«Comment va votre maman, monsieur? dit M. Peggotty. L'avez-vous laissée en bonne santé?»
Je répondis à M. Peggotty qu'elle était en aussi bonne santé que je pouvais le souhaiter, et qu'elle lui envoyait ses compliments, ce qui était de ma part une fiction polie.
«Je lui suis bien obligé,» dit M. Peggotty. «Eh bien, monsieur, si vous pouvez vous accommoder de nous, pendant quinze jours, dit-il, en se tournant vers sa soeur, et Ham, et la petite Émilie, nous serons fiers de votre compagnie.»
Après m'avoir fait les honneurs de sa maison de la façon la plus hospitalière, M. Peggotty alla se débarbouiller avec de l'eau chaude, tout en observant que «l'eau froide ne suffisait pas pour lui nettoyer la figure.» Il revint bientôt, ayant beaucoup gagné à cette toilette, mais si rouge que je ne pus m'empêcher de penser que sa figure avait cela de commun avec les homards, les crabes et les écrevisses, qu'elle entrait dans l'eau chaude toute noire, et qu'elle en ressortait toute rouge.
Quand nous eûmes pris le thé, on ferma la porte et on s'établit bien confortablement (les nuits étaient déjà froides et brumeuses), cela me parut la plus délicieuse retraite que pût concevoir l'imagination des hommes. Entendre le vent souffler sur la mer, savoir que le brouillard envahissait toute cette plaine désolée qui nous entourait, et se sentir près du feu, dans une maison absolument isolée, qui était un bateau, cela avait quelque chose de féerique. La petite Émilie avait surmonté sa timidité, elle était assise à côté de moi sur le coffre le moins élevé; il y avait là tout juste de la place pour nous deux au coin de la cheminée; mistress Peggotty avec son tablier blanc, tricotait au coin opposé; Peggotty tirait l'aiguille, avec sa boîte au couvercle de saint Paul et le petit bout de cire qui semblaient n'avoir jamais connu d'autre domicile. Ham qui m'avait donné ma première leçon du jeu de bataille, cherchait à se rappeler comment on disait la bonne aventure, et laissait sur chaque carte qu'il retournait la marque de son pouce. M. Peggotty fumait sa pipe. Je sentis que c'était un moment propre à la conversation et à l'intimité.
«M. Peggotty! lui dis-je.
– Monsieur, dit-il.
– Est-ce que vous avez donné à votre fils le nom de Ham, parce que vous vivez dans une espèce d'arche?»
M. Peggotty sembla trouver que c'était une idée très-profonde, mais il répondit:
«Non, monsieur, je ne lui ai jamais donné de nom.
– Qui lui a donc donné ce nom? dis-je en posant à M. Peggotty la seconde question du catéchisme.
– Mais, monsieur, c'est son père qui le lui a donné, dit M. Peggotty.
– Je croyais que vous étiez son père.
– C'était mon frère Joe qui était son père, dit M. Peggotty.
– Il est mort, M. Peggotty? demandai-je après un moment de silence respectueux.
– Noyé, dit M. Peggotty.»
J'étais très-étonné que M. Peggotty ne fût pas le père de Ham, et je me demandais si je ne me trompais pas aussi sur sa parenté avec les autres personnes présentes. J'avais si grande envie de le savoir, que je me déterminai à le demander à M. Peggotty.
«Et la petite Émilie, dis-je, en la regardant. C'est votre fille, n'est-ce pas, monsieur Peggotty?