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L'abîme

Язык: Английский
Год издания: 2017
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– Si tant est… – répliqua Vendale, qui changea brusquement de posture, – si tant est qu'elle fût votre mère!.. Pourquoi dites-vous cela?

– Que sais-je? – répéta Obenreizer avec un geste d'indifférence; – que puis-je vous dire?.. ma naissance est si obscure. Par exemple, j'étais encore très jeune, un petit enfant, que tout le reste de ma famille, hommes et femmes, étaient presque vieux. Tout est donc possible à croire…

– Avez-vous jamais douté?..

– Je vous ai déjà dit, une fois, que je doutais de mon père et de ma mère, – répliqua le Suisse. – Mais enfin, je suis de ce monde, n'est-il pas vrai? Je fais partie de la création, et si je ne suis point issu d'une bonne famille, qu'importe!

– En vérité, êtes-vous bien Suisse? – lui demanda Vendale, qui ne le quittait plus des yeux.

– Et comment le saurais-je? – fit Obenreizer, en s'arrêtant brusquement.

Il jeta par-dessus l'épaule un regard indéfinissable à son compagnon.

– Si l'on vous demandait: Êtes-vous Anglais? Comment pourriez-vous répondre?.. Comment le savez-vous?

– Par ce qui m'a été dit depuis mon enfance.

– Oh! de cette façon, je suis aussi éclairé sur moi que vous-même.

– Et puis, – ajouta Vendale, suivant sa pensée, – par mes premiers souvenirs.

– Moi aussi; j'en sais donc autant sur Obenreizer que vous en savez sur Vendale… si cela s'appelle savoir.

– Vous n'êtes donc pas content de ce que vous savez, et tout cela ne vous suffît point?

– Il faut bien que cela me suffise et que je sois content. Quand on a dit: «il faut», on a tout dit sur notre petite terre. Deux mots bien courts mais plus forts que tous les raisonnements et que toutes les phrases!

– Vous êtes né dans la même année que ce pauvre Wilding, vous étiez du même âge, – dit Vendale, en le regardant encore d'un air pensif, tandis qu'Obenreizer recommençait à marcher dans l'appartement.

– Oui, du même âge.

Obenreizer était-il donc celui que Wilding avait cherché? Dans cette théorie sur l'étroitesse du monde, qui revenait sans cesse sur ses lèvres, n'y avait-il pas un sens plus subtil qu'il n'en avait l'air?

Cette lettre de Suisse qui le recommandait à la maison Wilding et Co., n'avait-elle suivi de si près la révélation de Madame Goldstraw que parce que l'enfant, victime de l'erreur et de l'injustice, allait paraître?

Que de profondeurs dans cette vie qui restaient insondables! Quoi de plus curieux aussi que le hasard ou l'enchaînement de sentiments et de devoirs qui avait établi entre Obenreizer et Vendale une cordialité croissante de rapports, une intimité assez grande pour les amener là, tous deux par cette nuit d'hiver, s'acheminant ensemble au même lieu, au même but.

Les pensées de Vendale, éveillées sur cet objet, se perdaient dans l'espace, tandis que ses yeux suivaient toujours Obenreizer qui ne cessait point sa promenade. Et le fleuve roulait, roulait, et poursuivait sa psalmodie funèbre.

– Où le volerai-je, si je le puis?.. Où le tuerai-je, s'il le faut?..

Le secret de Wilding ne courait aucun danger sur les lèvres de Vendale. Mais celui-ci songeait que c'était sous le poids même de ce secret que Wilding était mort; il sentait, lui aussi, le poids redoutable dont il avait hérité. Et cependant le fardeau lui semblait maintenant un peu moins lourd, et l'obligation de suivre la trace cherchée, quelqu'obscure qu'elle fût, moins pénible. Quoi! ne serait-il pas bien heureux qu'Obenreizer fût le véritable Walter Wilding.

Eh non! Bien qu'à force de raisonnements et de combats, il eût à peu près vaincu la défiance que lui inspirait cet homme, il ne pouvait souhaiter de le voir prendre la place de l'ami qui n'était plus. Un tel associé à lui, qui était si franc, si simple, si dénué d'artifice!.. Et puis, voudrait-il qu'Obenreizer devint riche?.. Non. Obenreizer avait assez de pouvoir déjà sur Marguerite sans que la richesse vînt l'augmenter encore. Voudrait-il que cet homme fût le tuteur de Marguerite, alors qu'il lui serait prouvé qu'il n'était point son parent? Non!.. non!..

Et cependant ses propres répugnances, ses propres désirs ne devaient point prévaloir et se placer entre lui et la fidélité qu'il devait à un mort.

Aussitôt, comme pour se bien prouver à lui-même que ces pensées, qu'il regardait comme mauvaises, ne le retiendraient point et que ces impressions passagères ne sauraient même le refroidir dans l'accomplissement d'un devoir sacré, il se mit à réfléchir au moyen d'éclaircir ses doutes au plus vite. Il suivit, d'un regard plus ouvert et plus doux, les mouvements de son compagnon dans la chambre. Ne le croyait-il pas alors occupé à méditer tristement sur sa naissance?

Qui lui aurait dit qu'Obenreizer songeait alors à un autre homme, que cet autre c'était lui, et qu'il songeait à l'assassiner?

La route de Bâle à Neufchâtel n'était point en aussi mauvais état qu'on l'avait dit dans la ville. Les dernières gelées l'avaient un peu rétablie. Des guides étaient arrivés ce soir-là sur des chevaux et sur des mules et n'avaient point parlé de difficultés trop grandes à surmonter. Beaucoup de patience, et l'on pouvait arriver à grand renfort de roues et de coups de fouet. Vendale eut bientôt conclu le marché. Une voiture devait, le lendemain, venir prendre les voyageurs qui partiraient avant le jour.

– Fermez-vous votre porte au verrou, la nuit, quand vous voyagez? – demanda Obenreizer, avant de gagner sa chambre.

– Jamais, – dit le jeune homme en riant, – J'ai le sommeil trop dur.

– Vous avez le sommeil dur, – répéta Obenreizer en le regardant avec admiration. – Voilà un bienfait du ciel.

– Ce n'en serait pas un pour le reste de la maison s'il fallait que demain matin on m'éveillât à grands coups frappés dans la porte.

– Moi aussi, je laisse ma porte ouverte, mais je veux vous donner un bon conseil, en ma qualité de Suisse qui connaît son pays; quand vous voyagerez chez nous, mettez toujours vos papiers… et votre argent naturellement… sous votre oreiller.

– Vous faites là un singulier éloge de vos compatriotes.

– Mes compatriotes! – fit Obenreizer en lui pressant doucement les coudes, – ils sont semblables à la majorité des hommes… Et la majorité des hommes ne manque jamais de prendre à autrui ce qu'elle peut lui prendre. Adieu. Demain à quatre heures.

– À quatre heures, bonsoir!

Resté seul, Vendale rapprocha les bûches, les couvrit de la cendre blanche du bois de sapin répandue dans le foyer, et s'assit, la tête dans ses mains, pour rassembler ses pensées. Mais elles continuaient à courir dans l'espace et le grondement du fleuve les agitait encore. Tandis que le jeune homme essayait de réfléchir, la disposition au sommeil, qui le gagnait auparavant, le quitta. Il lui parut qu'il ferait bien de ne pas se coucher encore, et il demeura près du feu.

Marguerite, Wilding, Obenreizer, passaient devant ses yeux, avec mille visions, mille espérances nouvelles.

Tous ces rêves prirent possession de son esprit et il ne sentit plus le besoin du repos. Le sommeil s'éloignait de lui. Sa bougie se consuma, la lumière s'éteignit, mais la lueur du feu suffisait à éclairer la chambre. Vendale changea de posture, appuya son bras sur le dos de sa chaise, son menton sur sa main, et demeura là, méditant toujours.

Il était assis entre le lit et le foyer. La flamme vacillait, agitée par le vent du fleuve, et l'ombre du jeune homme démesurément agrandie se jouait auprès du lit sur la muraille blanche. Cette ombre, à l'air affligé, semblait se pencher sur la couchette dans une attitude suppliante. Cependant Vendale se sentit tout ému. Une vision désobligeante traversa la chambre, il crut voir là-bas, non plus son ombre, mais celle de Wilding qui s'agitait. Aussi changea-t-il de place, l'ombre disparut, et la muraille s'évanouit. Le jeune homme avait fait reculer sa chaise dans un petit renfoncement près de la cheminée; la porte se trouvait devant lui. Cette porte se trouvait munie d'un grand et long loquet de fer.

Tout à coup, il vit ce loquet se soulever doucement, la porte s'entrouvrir et se refermer comme d'elle-même, et comme si ce n'était que le vent qui l'eût fait mouvoir. Cependant le loquet demeurait hors de l'anneau. La porte se rouvrit lentement, jusqu'à ce que l'ouverture fût assez grande pour donner passage à un homme, après quoi le ballant demeura immobile comme si une main vigoureuse le retenait à l'extérieur, une forme humaine apparut le visage tourné vers le lit. L'homme se tint debout sur le seuil, puis, à voix basse, et faisant un pas en avant:

– Vendale! – dit-il.

– Qu'y a-t-il donc? – s'écria Vendale, qui se trouva debout, – Qui est là?

C'était Obenreizer. Il laissa échapper un cri de surprise, en voyant le jeune homme venir à lui du côté de la cheminée.

– Vous n'êtes pas au lit? – fit-il.

Et malgré lui il fit tomber lourdement ses deux mains sur les épaules de Vendale, comme s'il songeait encore à entrer en lutte avec lui.

– Alors c'est qu'il y a quelque malheur.

– Que voulez-vous dire? – fit Vendale en se dégageant vivement.

– D'abord, n'êtes-vous point malade?

– Malade?.. non.

– Je venais de faire un mauvais rêve à propos de vous. Comment se fait-il que je vous trouve debout et habillé?

– Mon cher ami, je pourrais aussi bien vous faire la même question, – répondit Vendale.

– Je vous ai dit que je venais de faire un mauvais rêve dont vous étiez l'objet. J'ai essayé, après cet assaut, de m'endormir. Impossible. Je n'ai pu me résoudre à demeurer dans ma chambre sans m'être assuré qu'il ne vous était rien arrivé, et pourtant je ne voulais pas, non plus, entrer dans votre chambre. Pendant quelques instants, j'ai hésité devant la porte. J'avais peur de vos railleries. C'est chose si facile que de rire d'un rêve que l'on n'a point fait… Où est votre bougie?

– Consumée.

– J'en ai une tout entière dans ma chambre; Faut il aller la chercher?

– Mais oui, je le veux bien.

La chambre d'Obenreizer était voisine de celle de Vendale. Il ne s'absenta qu'un moment, et revint avec la bougie à la main. Son premier soin fut de se mettre à genoux devant l'âtre et de souffler de tous ses poumons sur les charbons presque éteints. Vendale, qui le regardait, vit que ses lèvres étaient blêmes.

– Oui, – dit Obenreizer en se relevant, – c'était un mauvais rêve. Vous devez voir sur mon visage l'impression qu'il m'a laissée.

Ses pieds étaient nus, sa chemise de flanelle ouverte sur sa poitrine, ses manches relevées jusqu'au coude. Il n'avait d'autre vêtement qu'un caleçon trop juste pour lui. Son corps, serré dans cette gaine, avait un air de souplesse sauvage. Si ses lèvres étaient pâles, ses yeux brillaient d'un feu étrange.

– S'il y avait eu ici quelque lutte à soutenir avec un voleur, ainsi que me le disait mon rêve, – fit-il, – vous voyez que j'étais tout prêt.

– Et même armé, – dit Vendale, en lui indiquant du doigt sa ceinture.

– Un poignard de voyage que j'emporte toujours en route avec moi, – répliqua le Suisse d'un air insouciant en tirant à moitié le poignard de son fourreau. – Est-ce que vous n'avez pas aussi sur vous de quoi vous défendre?

– Rien du tout.

– Pas de pistolets? – demanda Obenreizer en jetant un regard sur la table, et de là vers le lit, sur l'oreiller.

– Pas de pistolets.

– Vous autres Anglais, vous êtes si confiants!.. Désirez-vous dormir?

– Je l'aurais bien désiré, et depuis longtemps, mais je n'ai pu.

– Je ne le pourrais, non plus, après ce maudit rêve. Mon feu s'est consumé comme votre bougie. Puis-je venir m'installer auprès du vôtre? Deux heures! Il sera si vite quatre heures que ce n'est pas la peine de se mettre au lit.

– Pour moi, – dit Vendale, – je ne me coucherai pas. Faites-moi compagnie et soyez le bienvenu.

Après être retourné dans sa chambre pour s'y vêtir, Obenreizer reparut enveloppé dans une sorte de caban, et chaussé de pantoufles. Les deux jeunes gens prirent place, de chaque côté du foyer. Vendale avait ravivé le feu. Obenreizer mit sur sa table une bouteille et un verre.

– J'ai bien peur que ce ne soit d'abominable eau-de-vie de cabaret, – dit-il en versant dans le verre; – je l'ai achetée sur la route, et certes, elle n'a rien de commun avec le cognac du Carrefour des Écloppés. Mais votre provision est épuisée. Tant pis! Une froide nuit, un pays froid, une froide maison! L'eau-de-vie fait du bien et ranime. Enfin, celle-ci vaut peut-être mieux que rien. Goûtez-la.

Vendale prit le verre et obéit.

– Comment la trouvez-vous? – dit Obenreizer.

– Un arrière-goût âcre et brutal, – dit-il, en rendant le verre et en frissonnant. – Elle ne me plaît pas.

– Vous avez raison, – fit Obenreizer, ayant l'air de la goûter à son tour et faisant claquer ses lèvres. – Quel arrière-goût! Brrr… Elle brûle pourtant.

Il venait, en effet, de jeter au feu ce qui restait dans le verre.

Les deux compagnons mirent leurs coudes sur la table, leurs têtes dans leurs mains, et, ainsi placés, regardèrent la flamme. Obenreizer était pensif et calme; mais Vendale, après plusieurs tressaillements et soubresauts nerveux, se dressa tout à coup sur ses pieds, regarda autour de lui d'un air égaré, et retomba sur sa chaise, eu proie à une étrange confusion de rêves.

Il avait enfermé ses papiers dans un portefeuille et le tenait dans la poche de poitrine de son habit qu'il avait boutonné jusqu'au menton. Pourquoi, dans cette sorte de léthargie où il était plongé, la pensée de ces papiers le tourmentait-elle? «Sors de ton rêve,» lui disait une voix intérieure. Il ne le pouvait. Ce rêve l'avait transporté dans les steppes de la Russie, et il s'y voyait avec Marguerite; mais en même temps, la sensation d'une main qui se promenait sur sa poitrine, et qui effleurait les contours du portefeuille, cette sensation insupportable se présentait nette et claire à son esprit engourdi. Son rêve le conduisit en pleine mer, dans un bateau qui n'avait pas de pont. Il n'avait pour tout vêtement qu'un vieux lambeau de voile, ayant perdu ses habits. Point d'habits. Et pourtant si, il en avait un, car la main, la main furtive et rapide, en sondait toutes les poches. La même voix intérieure avertissait Vendale de s'arracher à sa torpeur. Impossible en ce moment. Son rêve le changea de lieu encore une fois. Il se vit dans la vieille cave du Carrefour des écloppés. Le lit, ce même lit qui meublait la chambre de l'auberge de Bâle, avait été transporté dans cette cave où Wilding lui apparut. Wilding, ce pauvre ami, n'était point mort, et Vendale ne s'en trouvait pas surpris. Wilding le secouait par le bras et lui disait: «Regardez cet homme! Ne voyez-vous pas qu'il s'est levé et qu'il s'approche du lit pour retourner l'oreiller? Pourquoi retourne t-il cet oreiller, si ce n'est pour y chercher les papiers que vous portez dans votre poche? Éveillez-vous.» Et pourtant Vendale dormait toujours et se perdait dans de nouveaux rêves.

Attentif et calme, le coude toujours appuyé sur la table, son compagnon lui dit:

– Éveillez-vous, Vendale. On nous appelle. Il est quatre heures.

Vendale, en ouvrant les yeux, aperçut le visage nuageux d'Obenreizer penché sur le sien.

– Vous avez eu un sommeil bien lourd, – dit le Suisse, – c'est la fatigue du voyage et le froid.

– Je suis tout à fait éveillé maintenant, – s'écria Vendale en sautant sur ses pieds; mais il sentit que ses jambes fléchissaient. – Et vous, n'avez-vous pas du tout dormi?

– Je me suis assoupi peut-être; cependant il me semble que je n'ai point cessé de regarder le feu. Allons! bon gré, mal gré, il faut nous lever, déjeuner, et partir. Quatre heures, Vendale, quatre heures passées!

Ces derniers mots, Obenreizer les lui cria de toute sa force pour achever de l'éveiller, car Vendale retombait déjà dans sa somnolence invincible. Tout en faisant les préparatifs de cette journée de voyage, tout en déjeunant, il semblait dormir encore. À la fin de ce jour, il n'avait point d'autres impressions de voyage que celles d'un froid rigoureux, du tintement des grelots des chevaux qui glissaient entre de maussades collines et des bois déserts. Çà et là, quelques stations où l'on s'arrêtait pour manger ou boire; on entrait dans ces maisons borgnes; on traversait d'abord l'étable pour arriver à la salle destinée aux voyageurs; Vendale se laissait conduire machinalement, il ne se souvenait de rien, sinon d'avoir vu Obenreizer toujours pensif à ses côtés.

Lorsqu'enfin il secoua cette, léthargie insupportable, Obenreizer n'était plus là. La voiture s'était arrêtée devant une nouvelle auberge, auprès d'une file de haquets chargés de tonneaux de vin et traînés par des chevaux harnachés de colliers bleus. Ce convoi semblait venir du point où se rendaient nos voyageurs. Obenreizer, non plus pensif, mais, tout au contraire, joyeux et alerte, causait avec les voituriers. Vendale s'étira longuement, son sang tout à coup circula mieux; le reste de son engourdissement se dissipa après quelques pas qu'il fit au grand air, sous cette bise fortifiante… Pendant ce temps-là, la file des haquets se mit en marche. Les voituriers saluaient Obenreizer en passant.

– Quelles sont ces gens? – demanda Vendale.

– Ce sont nos voituriers; ceux de Defresnier et Cie. Ce sont nos fûts! C'est notre vin!

Il se mit à fredonner une chanson et alluma un cigare.

– J'ai été pour vous une triste société aujourd'hui, – fit Vendale, – je ne m'explique point ce qui m'est arrivé.

– Vous n'avez pas dormi la nuit dernière, – fit Obenreizer, – et sous un tel froid, quand on a été privé de sommeil, le cerveau se congestionne aisément. J'ai souvent été témoin de ce phénomène… En somme, je crois que nous aurons fait ce voyage pour rien.

– Comment, pour rien?

– Les gens que nous allons chercher sont à Milan. Vous savez que nous avons deux maisons, l'une de vins, à Neufchâtel, l'autre à Milan, pour le commerce des soieries. Eh bien, la soie étant, en ce moment, bien plus demandée que les vins, Defresnier a été mandé en Italie. Rolland, son associe, est tombé malade, depuis son départ, et les médecins ne lui permettent de recevoir aucune visite. Vous trouverez à Neufchâtel une lettre qui vous attend pour vous apprendre tout ceci. Je tiens ces détails de notre principal voiturier avec qui vous m'avez vu causer. Il a été surpris de vous voir, et m'a dit qu'il avait mission de vous avertir, s'il vous rencontrait. Que voulez-vous faire? Retournons-nous sur nos pas?

– Point du tout, nous continuons notre route.

– Nous continuons…

– Mais oui, à travers les Alpes jusqu'à Milan.

Obenreizer cessa de fumer pour regarder Vendale, il regarda les pierres du chemin à ses pieds.

– J'ai la responsabilité d'une chose très sérieuse, – dit-il. – Plusieurs de ces modèles de quittances imprimées ont été soustraits dans la caisse de Defresnier et Cie., ils peuvent servir à un terrible usage. On me supplie de ne point perdre de temps pour aider la maison à s'assurer du voleur; rien ne me ferait revenir en arrière.

– Vrai? – s'écria Obenreizer, ôtant son cigare de sa bouche pour y dessiner plus aisément un sourire, et, tendant la main à son compagnon: – Eh bien! rien ne me fera retourner en arrière, moi non plus. Allons! guide, dépêchons!

Ils voyagèrent de nuit. Il était tombé beaucoup de neige; elle était en partie glacée; ils n'allaient guère plus vite que des piétons. C'étaient sans cesse de nouvelles stations pour laisser reposer les chevaux épuisés qui se débattaient dans la neige ou dans la boue. Une heure après le lever du jour, on faisait halte à la porte d'une auberge de Neufchâtel, ayant mis vingt-huit heures à parcourir quatre-vingt milles Anglais environ.

Dès qu'ils se furent lavés et restaurés quelque peu, nos deux voyageurs se rendirent ensemble à la maison de Defresnier et Cie. Là, ils trouvèrent la lettre annoncée par le voiturier, renfermant les modèles d'écriture qui devaient servir à faire reconnaître le faussaire. La détermination de Vendale de pousser en avant sans se reposer était déjà prise. La seule difficulté, maintenant, était de savoir par quel passage on pourrait traverser les Alpes.

Il y en a deux, l'un par le Simplon, l'autre par le St. Gothard; et sur l'un et l'autre, les guides et les conducteurs de mules émettaient des avis bien différents. Les deux passages se trouvent à une trop grande distance pour que l'on pût penser à les essayer successivement; il fallait choisir. Les voyageurs, au reste, savaient bien que la neige qui tombait, pouvait, en quelques heures, changer toutes les conditions actuelles du voyage, encore que les guides n'eussent point commis d'erreur à ce sujet. Au demeurant, le Simplon paraissait être celle des deux routes qui inspirait le plus de confiance; Vendale se décida donc pour le Simplon. Obenreizer n'avait pris que peu de part à la querelle, il n'avait presque point parlé.

On traversa Genève, Lausanne; on suivit les bords du Léman, puis les vallées tortueuses entre les pics, et toute la vallée du Rhône. Le bruit des roues de la voiture, pendant la nuit, ressemblait à celui d'une grande horloge indiquant les heures. Aucune altération nouvelle du temps ne vint déranger cette marche pénible; il faisait un froid cruel. La chaîne des Alpes se reflétait dans un ciel jaunâtre; les cimes étaient éblouissantes, et la neige, couvrant les hautes montagnes et les collines au bord des lacs et des torrents, ternissait par contraste la pureté des eaux. Les villages sortant de cette vapeur blanche, prenaient une mine sale et décolorée. Cependant la neige ne tombait plus, il n'y en avait pas sur la route. Les deux jeunes gens, traversant ce froid brouillard, cheminaient, les habits et les cheveux couverts de glaçons. Et sans cesse, jour et nuit, la voiture roulait.

L'un d'eux croyait entendre le bruit des roues qui lui disait, à peu près comme naguère, à Bâle, le murmure du Rhin:

– Le temps de le voler vivant est passé, il faut que je le tue!

Ils arrivèrent enfin à la pauvre petite ville de Brieg, au pied du Simplon. La nuit était venue, et cependant ils pouvaient encore voir combien l'œuvre de l'homme et l'homme lui-même sont petits en présence de ces grandes horreurs et de ces grandes beautés des montagnes. Là, il fallut passer la nuit; ils y trouvèrent au moins un bon feu, un dîner, du vin, et les disputes avec les guides recommencèrent. Aucune créature humaine n'avait franchi la passe depuis quatre jours: la neige était trop molle pour porter les voitures, elle n'était pas assez dure pour le traîneau. En outre, le ciel était gonflé, et cette neige maudite n'étant point tombée depuis quelque temps, on savait bien qu'il fallait à la fin qu'elle tombât. Dans ces circonstances, le voyage ne pouvait être entrepris qu'à dos de mulets ou à pied; mais il fallait alors payer les guides comme en cas de danger, et cela également s'ils réussissaient à mener le voyageur au bout du passage, ou, si, chemin faisant ils jugeaient que le péril était trop grand et qu'il fallait revenir en arrière.

Cette fois encore, Obenreizer ne prit aucune part à la discussion. Il fumait silencieusement au coin du feu, jusqu'à ce qu'enfin Vendale eût congédié les disputeurs et lui demandât son avis.

– Bah! – répondit-il, – je suis fatigué de ces pauvres diables et de leurs services. Toujours les mêmes histoires. Ils ne font point leur commerce aujourd'hui différemment qu'ils ne le faisaient quand j'étais petit garçon. Quel besoin avons-nous d'eux, je vous le demande?.. Que chacun de nous prenne un sac et un bâton de montagne, et au diable les guides! Nous les guiderions vraiment bien plutôt qu'ils ne nous guideraient. Nous laisserons ici notre portemanteau, et nous passerons là-haut tout seuls. N'avons-nous pas déjà voyagé dans les montagnes ensemble? J'y suis né et je connais cette passe… Une passe!.. cela fait pitié; c'est une grande route qu'on devrait dire!.. Ah! je la connais bien. Laissons ces pauvres gens essayer leurs finesses commerciales sur d'autres que nous. Vous voyez bien qu'ils nous suscitent des retards pour gagner leur argent. Ils n'ont pas d'autre intention.

Vendale fut charmé de pouvoir couper court à cette discussion fatigante. Actif, aventureux, brûlant d'avancer et, par conséquent, très accessible aux suggestions d'Obenreizer, il prêta les deux mains à ce beau projet.

Deux heures après, ils avaient acheté tout ce qui leur était nécessaire pour l'expédition du lendemain, ils avaient fait leurs sacs, et ils dormaient.

Dès le point du jour, ils trouvèrent la moitié de la ville réunie dans les petites rues étroites de Brieg pour les voir passer. De toutes parts, des groupes se formaient autour d'eux, les guides chuchotaient et levaient les yeux au ciel. Personne ne leur souhaita un bon voyage.

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