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L'abîme
– Madame Dor! – s'écria-t-il.
– Mon Dieu!
On entendit un sifflement dans l'air et Madame Dor disparut sous une grêle de bas. Obenreizer ne se possédait plus.
– Que devez-vous penser, Monsieur Vendale, – s'écria-t-il, – de ce déplorable empiétement des détails domestiques dans ma maison? Quant à moi, j'en rougis vraiment. Ah! nous commençons mal la nouvelle année: tout a été de travers ce soir. Asseyez-vous, je vous prie, et dites-moi ce que je puis vous offrir. Ne prouverons-nous point ensemble notre respect à une de vos grandes institutions Anglaises? Ma foi, mon étude, à moi, toute mon étude, c'est d'être un joyeux compagnon. Je vous propose un grog.
Vendale déclina le grog, avec tout le respect voulu pour cette grande institution ironiquement célébrée par Obenreizer.
– Je désire vous parler d'une chose qui m'intéresse, plus qu'aucune autre au monde, – reprit-il. – Vous avez pu remarquer, dès les premiers moments où nous nous sommes rencontrés, l'admiration que m'a inspirée votre charmante nièce.
– Vous êtes bon, Monsieur Vendale. Au nom de ma nièce, je vous remercie.
– Peut-être avez-vous aussi observé dans ces derniers temps que mon admiration pour Mademoiselle Obenreizer s'était changée en un sentiment plus profond… plus tendre?
– L'appellerons-nous le sentiment de l'amitié, Monsieur Vendale?
– Donnez-lui le nom d'amour… et vous serez plus près de la vérité.
Obenreizer fit un bond hors de son fauteuil. Le battement étrange, à peine perceptible, qui était chez lui le plus sûr indice d'une prochaine colère, se fit voir sur ses joues.
– Vous êtes le tuteur de Mademoiselle Marguerite, – continua Vendale, – je vous demande de m'accorder la plus grande des faveurs, la main de votre nièce…
Obenreizer retomba sur sa chaise.
– Monsieur Vendale, – dit-il, – vous me pétrifiez.
– J'attendrai, – fit Vendale, – j'attendrai que vous soyez remis.
– Bon! – murmura Obenreizer, – un mot avant que je revienne à moi! Vous n'avez rien dit de tout ceci à ma nièce.
– J'ai ouvert mon cœur tout entier à Mademoiselle Marguerite, et j'ai lieu d'espérer…
– Quoi! – s'écria Obenreizer, – vous avez fait une pareille demande à ma nièce sans avoir pris mon consentement… Vous avez fait cela?
Il frappa violemment sur la table et, pour la première fois, perdit toute puissance sur lui-même.
– Quelle conduite est la vôtre! – s'écria-t-il, – et comment, d'homme d'honneur à homme d'honneur, pourriez-vous la justifier?
– Ma justification est bien simple, – repartit Vendale sans se troubler; – c'est là une de nos coutumes Anglaises. Or, vous professez une grande admiration pour les institutions et les habitudes de l'Angleterre. Je ne puis honnêtement vous dire que je regrette ce que j'ai fait. Je me dois seulement à moi-même de vous assurer que dans cette affaire je n'ai pas agi avec l'intention de vous manquer de respect. Ceci établi, puis-je vous prier de me dire franchement quelle objection vous élevez contre ma demande?
– Quelle objection? – dit Obenreizer, c'est que ma nièce et vous n'êtes pas de la même classe. Il y a inégalité sociale. Ma nièce est la fille d'un paysan, vous êtes le fils d'un gentleman. Vous me faites beaucoup d'honneur… beaucoup d'honneur, – reprit-il en revenant peu à peu à la politesse obséquieuse dont il ne s'était jamais départi avant ce jour, – un honneur qui ne mérite pas moins que toute ma reconnaissance; Mais je vous le dis, l'inégalité est trop manifeste, et, de votre part, le sacrifice serait trop grand. Vous autres Anglais, vous êtes une nation orgueilleuse. J'ai assez vécu dans ce pays pour savoir qu'un mariage comme celui que vous me proposez serait un scandale. Pas une main ne s'ouvrirait devant votre paysanne de femme, et tous vos amis vous abandonneraient…
– Un instant, – dit Vendale, – l'interrompant à son tour, – je puis bien prétendre en savoir autant sur mes compatriotes en général, et sur mes amis en particulier, que vous-même. Aux yeux de tous ceux dont l'opinion a quelque prix pour moi, ma femme même serait la meilleure explication de mon mariage. Si je ne me sentais pas bien sûr… remarquez que je dis bien sûr… d'offrir à Mademoiselle Marguerite une situation qu'elle puisse accepter sans s'exposer à aucune humiliation, entendez-vous bien, aucune!.. je ne demanderais pas sa main… Y a-t-il un autre obstacle que celui-là?.. Avez-vous à me faire une autre objection qui me soit personnelle?
Obenreizer lui tendit ses deux mains en forme de protestation courtoise.
– Une objection qui vous soit personnelle! – dit-il, – cher monsieur, cette seule question est bien pénible pour moi.
– Bon! – dit Vendale, – nous sommes tous deux des gens d'affaires. Vous vous attendez naturellement à me voir justifier devant vos yeux de mes moyens d'existence, je puis vous expliquer l'état de ma fortune en trois mots: j'ai hérité de mes parents vingt mille livres. Pour la moitié de cette somme, je n'ai qu'un intérêt viager qui, si je meurs, sera réversible sur ma veuve. Si je laisse des enfants le capital en sera partagé entre eux quand ils seront majeurs. L'autre moitié de mon bien est à ma libre disposition. Je l'ai placée dans notre maison de commerce, que je vois prospérer chaque jour; cependant je ne puis en évaluer aujourd'hui les bénéfices à plus de douze cents livres par an. Joignez à cela ma rente viagère, c'est un total de quinze cents livres. Avez-vous quelque chose à dire à ce sujet contre moi?
Obenreizer se leva, fit un tour dans la chambre. Il ne savait absolument plus que dire ni que faire.
– Avant que je réponde à votre dernière question, – dit-il, – après un petit examen discret de lui-même, – je vous demande la permission de retourner pour un moment auprès de Mademoiselle Obenreizer. J'ai conclu d'un mot que vous m'avez dit tout à l'heure qu'elle répondait à vos sentiments.
– C'est vrai, – fit Vendale, – j'ai l'inexprimable bonheur de savoir qu'elle m'aime.
Obenreizer demeura d'abord silencieux. Le nuage couvrit ses prunelles, le battement imperceptible agita ses joues.
– Excusez-moi quelques minutes, – dit-il avec sa politesse cérémonieuse, – je voudrais parler à ma nièce.
Puis il salua Vendale et quitta la chambre.
Vendale, demeuré seul, se mit à rechercher la cause de ce refus inattendu qu'il rencontrait. Obenreizer l'avait constamment empêché depuis quelques mois de faire sa cour à Marguerite. Maintenant il s'opposait à un mariage si avantageux pour sa nièce, que son esprit ingénieux même ne pouvait trouver à l'encontre aucune raison sérieuse. Incompréhensible conduite que celle d'Obenreizer! Qu'est-ce que cela voulait dire?
Pour se l'expliquer à lui-même, Vendale descendit au fond des choses; il se souvint qu'Obenreizer était un homme de son âge, et que Marguerite n'était sa nièce qu'à demi. Avec la prompte jalousie des amants, il se demanda s'il n'avait pas en même temps devant lui un rival à redouter et un tuteur à conquérir. Cette pensée ne fit que traverser son esprit; ce fut tout. La sensation du baiser de Marguerite qui brûlait encore sa joue lui rappela qu'un mouvement de jalousie même passagère, était maintenant un outrage envers la jeune fille.
En y réfléchissant bien, on pouvait croire qu'un motif personnel et d'un tout autre genre dictait à Obenreizer une conduite si surprenante. La grâce et la beauté de Marguerite étaient de précieux ornements pour ce petit ménage. Elles donnaient du charme et de l'importance à la maison, des armes à Obenreizer pour subjuguer ceux dont il avait besoin, une certaine influence sur laquelle il pouvait toujours compter pour donner de l'attrait au logis et dont il pouvait user pour son intérieur. Était-il homme à renoncer à tout cela sans compensation? Une alliance avec Vendale lui offrait, sans doute, certains avantages très sérieux. Mais il y avait à Londres des centaines d'hommes plus puissants, plus accrédités que George, et peut-être avait-il placé son ambition et ses espérances plus haut!
À ce moment même où cette dernière question traversait l'esprit de Vendale, Obenreizer reparut pour y répondre ou pour n'y point répondre, ainsi que la suite de ce récit va le démontrer.
Il s'était fait un grand changement dans l'attitude et dans toute la personne d'Obenreizer; ses manières étaient bien moins assurées; il y avait autour de ses lèvres tremblantes des signes manifestes d'un trouble profond et violent. Venait-il de dire quelque chose qui avait fait entrer le cœur de Marguerite en révolte? Venait-il de se heurter contre la volonté bien déterminée de la jeune fille? Peut-être oui, peut-être que non. Sûrement, il avait l'air d'un homme rebuté et désespéré de l'être.
– J'ai parlé à ma nièce, – dit-il, – Monsieur Vendale; l'empire que vous exercez sur sont esprit ne l'a pas entièrement aveuglée sur les inconvénients sociaux de ce mariage?..
– Puis-je vous demander, – s'écria Vendale, – si c'est là le seul résultat de votre entrevue avec Mademoiselle Marguerite?
Un éclair jaillit des yeux d'Obenreizer à travers le nuage.
– Oh! vous êtes le maître de la situation, – répondit-il d'un ton de soumission ironique, – la volonté de ma nièce et la mienne avaient coutume de n'en faire qu'une. Vous êtes venu vous placer entre Mademoiselle Marguerite et moi; sa volonté, à présent, est la vôtre. Dans mon pays, nous savons quand nous sommes battus et nous nous rendons alors avec grâce… à de certaines conditions. Revenons à l'exposé de votre fortune… Ce que je trouve à objecter contre vous, c'est une chose renversante et bien audacieuse pour un homme de ma condition parlant à on homme de la vôtre!
– Quelle est cette chose renversante?
– Vous m'avez fait l'honneur de me demander la main de ma nièce. Pour le moment… avec l'expression la plus vive de ma reconnaissance et de mes plus profonds respects… je décline cet honneur.
– Pourquoi?
– Parce que vous n'êtes pas assez riche.
Ainsi qu'Obenreizer l'avait prévu, Vendale demeura frappé de surprise. Il était muet.
– Votre revenu est de quinze cents livres, – poursuivit Obenreizer. – Dans ma misérable patrie, je tomberais à genoux devant ces quinze cents livres, et je m'écrierais que c'est une fortune princière. Mais, dans l'opulente Angleterre, je dis que c'est une modeste indépendance, rien de plus. Peut-être serait-elle suffisante pour une femme de votre rang, qui n'aurait point de préjugés à vaincre; ce n'est pas assez de moitié pour une femme obscurément née, pour une étrangère qui verrait toute la société en armes contre elle. Si ma nièce doit jamais vous épouser, il lui faudra vraiment accomplir les travaux d'Hercule pour arriver à conquérir son rang dans le monde. Ce n'est peut-être pas là votre manière de voir, mais c'est la mienne. Je demande que ces travaux d'Hercule soient rendus aussi doux que possible à Mademoiselle Marguerite. Dites-moi, Monsieur Vendale, avec vos quinze cents livres, votre femme pourrait-elle avoir une maison dans un quartier à la mode? Un valet de pied pour ouvrir sa porte? Un sommelier pour verser le vin à sa table? Une voiture, des chevaux, et le reste?.. Je vois la réponse sur votre figure, elle me dit: Non… Très bien. Un mot encore et j'ai fini. Prenez la généralité des Anglaises, vos compatriotes, d'une éducation soignée et d'une grâce accomplie. N'est-il pas vrai qu'à leurs yeux, la dame qui a maison dans un quartier à la mode, valet de pied pour ouvrir sa porte, sommelier pour servir à sa table, voiture à la remise, chevaux à l'écurie, n'est-il pas vrai que cette dame a déjà gagné quatre échelons dans l'estime de ses semblables. Cela n'est-il pas vrai, oui ou non?
– Arrivez au but, – dit Vendale; – vous envisagez tout ceci comme une question d'argent. Quel est votre prix?
– Le plus bas prix auquel vous puissiez pourvoir votre femme de tous les avantages que je viens d'énumérer et lui faire monter les quatre échelons dont il s'agit. Doublez votre revenu, Monsieur Vendale; on ne peut vivre à moins en Angleterre avec la plus stricte économie. Vous disiez tout à l'heure que vous espériez beaucoup augmenter la valeur de votre maison. À l'œuvre! Augmentez-la, cette valeur. Je suis bon diable, après tout! Le jour où vous me prouverez que votre revenu est arrivé au chiffre de trois mille livres, demandez-moi là main de ma nièce: elle est à vous.
– Avez-vous fait part de cet arrangement à Mademoiselle Obenreizer? – fit Vendale.
– Certainement, elle a encore un petit reste d'égards pour moi, Monsieur Vendale. Elle accepte mes conditions. En d'autres termes, elle se soumet aux vues de son tuteur, qui la gardera sur le chemin du bonheur avec la supériorité d'expérience qu'il a acquise dans la vie.
Puis il se jeta dans un fauteuil; il était rentré en pleine possession de sa joyeuse humeur. Envisageant la situation, cette fois il s'en croyait bien le maître!
Une franche revendication de ses intérêts, une protestation vive et nette parut à Vendale inutile, au moins, en cet instant. Il n'en pouvait espérer rien de bon alors. Aussi se trouva-t-il muet, sans raison aucune pour s'y appuyer et pour se défendre. Ou les objections d'Obenreizer étaient le simple résultat de sa manière de voir en cette occasion, ou bien il différait le mariage dans l'espoir de le rompre avec le temps. Dans cette alternative, Vendale jugea que toute résistance serait vaine. Il n'y avait pas d'autre remède à ce grand malheur que de se rendre en mettant les meilleurs procédés de son côté.
– Je proteste contre les conditions que vous m'imposez, dit-il.
– Naturellement, – fit Obenreizer; – j'ose dire qu'à votre place je protesterais tout comme vous.
– Et pourtant, – reprit Vendale, – j'accepte votre prix. Va pour trois mille livres. Dans ce cas, me sera t-il permis de faire deux conditions à mon tour: d'abord j'espère qu'il me sera permis de voir votre nièce.
– Oh! oh! voir ma nièce, c'est-à-dire lui inspirer autant d'impatience de se marier que vous en ressentez vous-même… En supposant que je vous dise: Non, cela ne vous sera point permis; vous chercheriez peut-être à voir Mademoiselle Marguerite sans ma permission.
– Très résolument.
– Admirable franchise! voilà encore qui est délicieusement Anglais! Vous verrez donc Mademoiselle Marguerite… à de certains jours, quand nous aurons pris rendez-vous ensemble. Votre seconde condition?
– Votre manière de penser relativement à l'insuffisance de mon revenu m'a causé un grand étonnement, – continua Vendale, – je désire d'être assuré contre le retour de cet étonnement et… de sa cause. Vos idées actuelles sur les qualités désirables chez le mari de votre nièce peuvent encore se modifier. Vous exigez de moi aujourd'hui un revenu de trois mille livres. Puis-je être assuré que dans l'avenir, à mesure que votre expérience de l'Angleterre s'agrandira, vos désirs ne se monteront pas plus haut?
– En bon Anglais, vous doutez de ma parole.
– Êtes-vous résolu à vous en lier à la mienne, quand je viendrai vous dire: J'ai doublé mon revenu? Si je ne me trompe, vous m'avez averti tout à l'heure que je devrais vous en fournir des preuves authentiques.
– Bien joué, Monsieur Vendale! Vous savez allier la vivacité étrangère avec la gravité Anglaise. Recevez mes compliments. Voulez-vous aussi accepter ma parole écrite?..
Il se leva, s'assit devant un pupitre placé sur une table, écrivit quelques lignes, et présenta le papier à Vendale avec un profond salut. L'engagement qu'il venait de prendre était parfaitement explicite, signé, daté avec soin.
– Êtes-vous satisfait de cette garantie? – demanda-t-il.
– Très satisfait.
– Je suis charmé de vous entendre me le dire. Ah! nous venons d'avoir notre petit assaut. En vérité, nous avons développé prodigieusement d'adresse des deux côtés. Mais voilà nos affaires arrangées pour le moment. Je n'ai pas de rancune, vous n'en avez pas davantage. Allons, Monsieur Vendale, une bonne poignée de mains à l'Anglaise.
Vendale tendit la main, bien qu'un peu étourdi de ce passage subit chez Obenreizer d'une humeur à une autre.
– Quand puis-je espérer de revoir Mademoiselle Obenreizer? – demanda-t-il en se levant pour se retirer.
– Faites-moi l'honneur de me rendre visite demain même, – dit Obenreizer, – et nous réglerons cela ensemble. Et prenez donc un grog avant de partir. Non?.. bien… bien… nous réserverons le grog pour le jour où vous aurez vos trois mille livres de revenu et serez près d'être marié… Ah! quand cela sera-t-il?
– J'ai fait il y a quelques mois un inventaire de ma maison. Si les espérances que cet inventaire me donne se réalisent, j'aurai doublé mon revenu…
– Et vous serez, marié? – interrompit Obenreizer…
– Et je serai marié dans un an. Bonsoir!
Vendale se décide
Lorsque Vendale entra dans son bureau le lendemain matin, il était dans des dispositions toutes nouvelles. Le jeune homme ne trouvait plus insipide sa routine commerciale du Carrefour des Écloppés:
Marguerite, désormais, était intéressée dans la maison. Tout le mouvement qu'y avait produit la mort de Wilding, – son associé ayant alors dû procéder à une estimation exacte de la valeur de l'association, – la balance des registres, le compte des dettes, l'inventaire de l'année, tout cela se transformait à présent aux yeux de Vendale en une sorte de machine, une roulette indiquant les chances favorables ou défavorables à son mariage. Après avoir examiné les résultats que lui présentait son teneur de livres et vérifié les additions et les soustractions faites par ses commis, Vendale tourna son attention vers le département du prochain inventaire, et il envoya aux caves un messager qui demandait un rapport.
Joey Laddle apparut bientôt. Il passa la tête par la porte entrebâillée du cabinet; cet empressement donnait à penser que cette matinée avait dû voir quelque événement extraordinaire. Il y avait un commencement de vivacité dans les mouvements du garçon de cave; et quelque chose même, qui ressemblait à de la gaieté, se lisait sur son visage.
– Qu'y a-t-il? – demanda Vendale surpris, – quelque mauvaise nouvelle?
– Je désirerais vous faire observer, mon jeune Monsieur Vendale, que je ne me suis jamais érigé en prophète…
– Qui prétend cela? – fit Vendale.
– Aucun prophète, si j'ai bien compris ce que j'ai entendu dire de cette profession, n'a jamais vécu sous terre, – continua Joey. – Aucun prophète n'a jamais pris le vin du matin au soir par les pores, pendant vingt ans. Lorsque j'ai dit à Monsieur Wilding, mon pauvre jeune défunt maître, qu'en changeant le nom de la maison, il en avait changé la chance, me suis-je alors posé en prophète?.. Non… Et pourtant tout ce que j'ai dit est-il arrivé?.. Oui… Du temps de Pebbleson Neveu, Monsieur Vendale, on ne sut jamais ce que c'était qu'une erreur commise dans une lettre de consignation… Eh bien, maintenant, en voici une. Je vous prie seulement de remarquer qu'elle est antérieure à la venue de Mademoiselle Marguerite dans cette maison; donc, il n'en faut point conclure que j'ai eu tort d'annoncer que les chansons de la jolie demoiselle devaient nous ramener la chance… – Lisez ceci, monsieur… Lisez, – reprit-il en indiquant du doigt un passage du rapport. – C'est une chose étrangère à mon tempérament que de décrier la maison que je sers. Mais, en vérité, Monsieur George, un devoir impérieux me commande de vous éclairer en ce moment. Lisez.
Vendale lut ce qui suit:
Note concernant le Champagne Suisse.
Une irrégularité a été découverte dans la dernière consignation reçue delà maison Defresnier et Cie.
Vendale s'arrêta et consulta son mémorandum.
– Cette affaire date du temps de Wilding, – dit-il. – La récolte avait été bonne; il l'avait prise tout entière Le Champagne Suisse a été une bonne opération, n'est-ce pas, Joey?
– Je ne dis pas qu'elle ait été mauvaise. Le vin aurait pu devenir malade dans les celliers de nos clients; il aurait pu se gâter entre leurs mains. Mais je ne dis pas que dans les nôtres l'affaire ait été mauvaise. Lisez, monsieur.
Vendale reprit sa lecture.
Nous trouvons que le nombre des caisses est conforme à la mention qui est faite sur nos livres. Mais six de ces caisses, qui présentent, d'ailleurs, une légère différence dans la marque ont été ouvertes et contiennent du vin rouge au lieu de Champagne. Nous supposons que la similitude des marques (malgré les légères différences dont il est question plus haut) auront causé l'erreur commise à Neufchâtel. Cette erreur ne s'étend pas à plus de six caisses.
– Est-ce tout? – demanda Vendale en jetant la note loin de lui.
Les yeux de Joey Laddle suivirent tristement le papier qui roulait sur le parquet.
– Je suis bien aise de vous voir prendre cela si peu à cœur, monsieur, – dit-il. – Quoi qu'il arrive, ce sera toujours un soulagement pour vous de penser que vous n'en avez pas été attristé. Souvent une erreur mène à une autre. Un homme laisse tomber par mégarde un petit morceau d'écorce d'orange sur le pavé; un autre homme marche dessus; voilà de la besogne pour l'hôpital et un estropié pour la vie. Je suis aise de voir que vous preniez si légèrement ce que je viens de vous apprendre. Au temps de Pebblesson et Co., nous n'eussions pas eu de trêve jusqu'à la découverte de la chose. Loin de moi la pensée de décrier la maison, jeune Monsieur Vendale. Je vous souhaite de vous trouver toujours bien de cette manière d'agir. Et je vous dis cela sans offense, monsieur, sans offense…
En même temps, Joey ouvrit la porte tout en jetant autour de lui un regard de mauvais augure avant de franchir le seuil.
– Eh! – fit-il, – je suis mélancolique et stupide, c'est vrai; mais je suis un vieux serviteur de Pebblesson Neveu, et je désire que vous vous trouviez bien de ces six caisses de vin rouge qui vous ont été données pour d'autre vin… je le désire…
Demeuré seul, Vendale se prit à rire.
– Je ferai aussi bien d'écrire de suite, de peur de l'oublier.
Il écrivit en ces termes:
Chers Messieurs,
Nous sommes en devoir de faire notre inventaire. Nous avons remarqué une erreur dans la dernière consignation de Champagne expédiée par votre maison à la nôtre. Six de nos caisses contenaient du vin rouge, que nous vous renvoyons. La chose peut aisément se réparer par l'envoi que vous nous ferez de six caisses de Champagne que vous nous renverrez, – si vous le pouvez, – sinon vous nous créditerez de la valeur de ces caisses sur la somme de cinq cents livres, récemment payées à vous par notre maison.
Vos dévoués serviteurs,
Wilding et Co.
Cette lettre expédiée, ce sujet s'effaça rapidement de l'esprit de Vendale. Il avait à penser à d'autres choses plus intéressantes sans doute. Le même jour, il fit à Obenreizer la visite que celui-ci attendait. Il fut entendu que plusieurs soirées seraient réservées chaque semaine à ses entrevues avec Marguerite, toujours en présence d'un tiers. Sur ce point Obenreizer insista poliment, mais avec un entêtement inflexible. La seule concession qu'il fit à Vendale fut de lui laisser le choix de cette tierce personne, et, confiant dans l'expérience acquise, le jeune homme choisit sans hésitation l'excellente femme qui raccommodait les bas d'Obenreizer en dormant. En apprenant la responsabilité qui allait peser sur elle, Madame Dor se montra fort agitée. Elle attendit que les gens d'Obenreizer l'eussent quittée et regarda Vendale avec un clignement sournois de ses grosses paupières, et puis on se sépara.
Le temps passait. Les heureuses soirées auprès de Marguerite s'écoulaient trop rapidement. Dix jours après qu'il avait écrit à la maison de Suisse, Vendale, un matin, trouva la réponse sur son pupitre avec les autres lettres apportées par le courrier.
Chers Messieurs,
Nous vous présentons nos excuses pour la petite erreur dont vous vous plaignez. En même temps nous regrettons d'ajouter que les recherches dont cette erreur a été la cause nous ont amenés à une découverte inattendue, car c'est une affaire des plus graves pour vous et pour nous.
N'ayant plus de Champagne de la dernière récolte, nous prîmes des arrangements pour créditer votre maison de la valeur des dix caisses que vous savez. Alors, et pour obéir à certaines formes que nous avons l'habitude d'observer, nous nous sommes renseignés, aussi bien sur les livres de notre banquier que sur les nôtres, et nous avons été surpris d'acquérir la certitude qu'aucun payement en argent de la nature de celui dont vous nous parlez ne peut être arrivé en notre maison. Nous sommes également persuadés qu'aucun versement à notre compte n'a été fait à la Banque.