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L'Anticléricalisme
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Et enfin, pour ce qui est de Molière, je ne saurais dire à quel point je le considère comme un des pères de l'anticléricalisme français.

Qu'il l'ait été consciemment et volontairement, il n'est rien moins que certain, et la question sera, je crois, toujours débattue. Nous ne savons rien et sommes, ce me semble, destinés à ne savoir jamais rien des opinions personnelles de Molière sur la religion. D'abord il n'en a rien dit personnellement. C'est un auteur dramatique et il reste toujours caché derrière ses personnages, qu'il fait parler chacun selon son caractère, et il n'est responsable de rien de ce qu'il dit, puisque ce n'est pas lui qui parle. C'est le privilège de l'auteur dramatique qu'on ne puisse jamais lui faire qu'un procès de tendances.

Ensuite, à vouloir saisir et surprendre sa pensée personnelle dans le langage de tel de ses personnages qu'il semble bien être et qui vraiment est donné évidemment comme le truchement de l'auteur lui-même, on peut se tromper encore, ce personnage, le Cléante de Tartuffe par exemple, pouvant bien n'être qu'une précaution prise par l'auteur, et, non un drapeau, mais un paratonnerre.

Cherche-t-on quelque lumière dans l'esprit général de l'œuvre? D'abord ce sont toujours des lumières douteuses que celles qu'on tire de l'examen de «l'esprit général», et il ne faudrait s'y lier que sur un bon garant qui ici nous manque.

Ensuite l'esprit général de l'œuvre de Molière c'est, il me semble bien, l'esprit modéré, l'esprit tempéré, l'esprit moyen terme et, en un mot, l'esprit bourgeois.

Molière est le plus grand bourgeois de notre littérature. Toutes les idées chères au bourgeois français du XVIIe siècle et un peu des siècles suivants, il les a eues, il les a chéries et il les a recommandées en les illustrant: supériorité de l'homme sur la femme, subordination de la femme, instruction sommaire et rudimentaire de la femme; se tenir dans sa sphère et ne pas aspirer à en sortir; ne guère croire à la science, se défier des médecins et se soigner soi-même; mépriser les hommes de lettres, excepté ceux qui tiennent à la cour et qui ont reçu comme une estampille officielle; respect du gouvernement et conviction que rien ne lui échappe et que c'est sur lui qu'il faut compter comme Deus ex machina qui tire les honnêtes gens des filets des coquins; mépris des vieillards ou tout au moins tendance à ne les considérer que comme maniaques et figures à nasardes.

La plupart au moins des idées chères au bourgeois français et des sentiments qui lui sont familiers forment l'esprit général du théâtre de Molière, et ici encore nous ne pouvons guère savoir si cet esprit général est son esprit à lui ou s'il se le donne pour plaire à son public et pour le servir selon son goût; car, plus que tout écrivain, beaucoup plus, l'auteur dramatique a le public pour principal collaborateur et pour inspirateur essentiel; mais encore l'esprit général du théâtre de Molière est bien celui-là.

Or à supposer, pour faire court, que cet esprit fût celui de Molière lui-même, qu'en faudrait-il conclure relativement au cléricalisme ou à l'anticléricalisme de Molière?

Rien du tout; car, au XVIIe siècle, le bourgeois est en général religieux, et aussi au XVIIe siècle le bourgeois est souvent à tendances anticléricales. Personnellement à quel groupe appartenait Molière? A celui des bourgeois d'esprit religieux, à celui des bourgeois très tièdes sur la religion et déjà frondeurs? On ne peut rien en savoir. Tout au plus pourrait-on dire que, comme comédien, il ne pouvait pas avoir grande tendresse pour l'Église, qui n'en avait aucune pour sa corporation; mais personnellement il n'avait nullement à se plaindre de l'Église, qui ne lui a jamais cherché querelle, qui baptisait ses enfants très honorablement; et il n'est pas probable qu'il ait prévu qu'elle lui refuserait les honneurs suprêmes. Non, on ne peut vraiment rien savoir et l'on ne peut honnêtement rien affirmer sur les idées et sentiments religieux de Molière. On ne peut pas assurer qu'il ait été consciemment et volontairement un des pères de l'anticléricalisme.

Mais qu'il l'ait été en fait et le plus illustre et peut-être le plus puissant, je crois que c'est une tout autre affaire et je crois que c'est incontestable.

On peut d'abord faire remarquer, quoique je ne considère pas cette considération comme très importante, que l'œuvre de Molière en son ensemble est étrangère essentiellement à toute idée religieuse. On se moquera de moi là-dessus et l'on me demandera comment je voudrais que des comédies et farces fussent empreintes de sentiment religieux et révélassent des préoccupations religieuses chez leur auteur. Ce n'est point cela que je veux dire, mais seulement que, si l'œuvre de Molière en son ensemble ne révèle aucun principe religieux, ce qui est assez naturel, elle ne laisse pas d'en indiquer d'autres, qui sont contraires au sentiment religieux.

Très évidemment Molière a confiance, je ne dirai pas en la nature et en l'instinct naturel, ce qui a été beaucoup trop affirmé, et ce que, vraiment, je ne crois pas du tout, mais confiance dans le bon sens purement humain. Il est rationaliste à sa manière, et c'est-à-dire qu'il croit que la raison moyenne, la raison de Chrysale et de Cléante, constatant les faits avec sang-froid et tranquillité et raisonnant un peu sur ces faits, sans subtilité et sans profondeur, suffit très bien à l'humanité, assure son bonheur relatif et est enfin ce à quoi elle doit se tenir, sans voir plus loin ni plus haut.

C'est cela Molière, c'est précisément cela, à mon avis.

Or rien n'est plus contraire, sans hostilité, sans la moindre hostilité, peut-être, mais cependant rien n'est plus contraire au sentiment religieux et en général et particulièrement à l'influence de l'Église, en ce que cela donne l'habitude de penser, de sentir et de vivre sans avoir le moindre besoin de religion, de métaphysique, de philosophie ni même de morale un peu élevée.

Et cela fait illusion; car les honnêtes gens de Molière sont assez honnêtes gens en effet pour donner suffisamment envie de les prendre pour modèles; et, à les prendre pour modèles, on se passera de tout ce que je viens de dire le plus aisément du monde et avec l'approbation pleine et entière de son bon sens et en se tenant pour un sage et pour un homme honnête autant qu'on peut l'être; et cela mène très bien à l'élimination de toute préoccupation religieuse et de toute religion.

Ne vous paraîtrait-il pas naturel qu'un honnête homme, comme Chrysale, eût, à un moment donné, et je dis en passant, sans une insistance qui serait parfaitement mal à propos, un mot qui indiquerait qu'il a reçu une éducation religieuse et qu'il en a gardé des traces? Ce serait très naturel. Ce mot, il ne l'a jamais.

Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants.

«Aux bonnes mœurs», c'est tout. «Leur faire craindre Dieu» ou «leur faire aimer Dieu», ce qui serait si naturel dans la bouche d'un bourgeois du XVIIe siècle, non. «Les bonnes mœurs»; c'est tout. Le bon Chrysale est, par prétérition, tenant de la morale laïque.

Ne vous paraîtrait-il pas naturel et même d'observation juste qu'un honnête homme distingué, comme Philinte ou comme Alceste, eût, à un moment donné et en passant, un mot point du tout de dévot, mais d'homme ayant un fond religieux, soit Philinte pour consoler Alceste, soit Alceste pour se consoler dans son infortune? Il n'y aurait rien de plus juste, qui fût plus du temps et en vérité qui fût plus attendu. Ils n'ont jamais, ni l'un ni l'autre, un seul mot, un seul petit mot de ce genre. «De mon temps, on avait Dieu», dit le marquis d'Auberive à sa femme. On dirait, dans Molière, qu'au XVIIe siècle on n'avait pas Dieu.

Encore une fois, je n'attache pas une grande importance à une observation si générale et d'ordre, pour ainsi parler, négatif; mais enfin que Dieu, qui pouvait y tenir une place, si petite qu'elle fût et qu'elle dût être, soit absolument absent du théâtre courant de Molière, du théâtre de Molière, les deux pièces où la question religieuse est abordée mises à part; et que tout ce théâtre courant soit dominé par la seule idée du bon sens humain se suffisant à lui-même et seul appui et seul recours: c'est une chose qui ne laisse pas d'avoir peut-être un peu de signification et qu'il fallait considérer un instant.

Et maintenant, venons aux deux pièces où Molière a abordé la question religieuse. J'ai fait remarquer plus haut que Molière, qui voit très juste, qui sait son siècle et qui sait l'humanité, n'a pas manqué de faire son Don Juan à la fois athée et immoral et débauché, et il faut lui rendre cette justice qu'il a très bien vu ainsi les rapports qui existent entre le libertinage dans un sens de ce mot et le libertinage dans l'autre sens de ce terme. Et il faut certainement remarquer que ceci aurait pu et pourrait passer pour être à tendances religieuses. Molière semble dire: «Voyez que le libertinage de la croyance mène au libertinage des mœurs, ou celui-ci à celui-là, et qu'en tout cas l'un et l'autre ont ensemble étroit parentage, connexion intime, lien naturel et lien rationnel. Don Juan est débauché parce qu'il ne croit pas, et il ne croit pas, aussi, parce qu'étant débauché, il a intérêt à ne pas croire.»

Et si Molière ne dit pas cela, si sa pièce ne le dit pas, (et, en vérité, que dit-elle, sinon cela?) encore est-il que certainement Molière nous présente un athée débauché et qu'il ne l'aime pas. Oh! pour cela, c'est certain. Don Juan n'est pas personnage sympathique. Molière le déteste bien d'une haine très probablement personnelle et où il entre de la rancune. «Le grand seigneur méchant homme» et corrupteur de femmes est franchement détesté par Molière. – La pièce, au premier regard, serait donc plutôt à tendances religieuses.

Il est vrai; mais remarquez deux choses assez significatives en sens contraire à ce qui précède. D'abord ils n'avaient pas tout le tort, les ennemis de Molière qui faisaient observer que Don Juan, quand il attaque Dieu, a le beau rôle; que Don Juan, en tant qu'athée, a les rieurs de son côté, sans les y mettre à la vérité, mais tout naturellement, d'après le texte, ce qui est peut-être encore plus grave; que Don Juan nie Dieu et que le défenseur de Dieu, l'avocat de Dieu, est un imbécile qui ne dit rien qui vaille, qui est ridicule, qui fait rire en effet, qui tombe par terre en voulant plaider et dont «l'argument se casse le nez».

Sophisme de polémique, dira-t-on. Il en reste cependant quelque chose comme observation, et l'observation est juste. Don Juan ne fait pas de profession irréligieuse, et celui qui lui reproche son irréligion est ridicule. Qu'est-ce à dire, sinon que Molière semble avoir voulu épargner à Don Juan l'odieux qu'une profession de foi irréligieuse aurait attiré sur lui et n'a pas voulu épargner au croyant imbécile le ridicule de son imbécillité largement étalée? Il y a apparence au moins. Molière ménage singulièrement Don Juan en tant qu'athée: cela me paraît difficile à contester.

Je ne tirerai aucun parti de la fameuse «scène du pauvre», qui fit scandale à l'époque. Je ne puis voir dans cette scène qu'une chose vraie, où chacun parle et agit selon son naturel, l'homme du peuple étant religieux avec héroïsme; Don Juan étant corrupteur à son ordinaire; puis, je ne dirai pas généreux, mais homme ne tenant pas à l'argent, comme il est naturel qu'il le soit; puis disant: «Je te le donne par amour de l'humanité», sans grand dessein philosophique, tout simplement parce qu'il ne peut pas dire: «pour l'amour de Dieu» et que cependant il veut dire: «je te le donne gratis». – Non, je ne tirerai aucun parti de la «scène du pauvre» dont on a abusé, ce me semble, dans un sens ou dans un autre et dans laquelle je ne vois qu'un incident ressortissant à l'idée la plus générale de l'ouvrage: montrer qu'un pauvre diable de mendiant peut se trouver bien au-dessus d'un grand seigneur, quand ce grand seigneur est méchant homme, et avoir en quelque sorte, relativement à celui-ci, les honneurs de la scène. Je ne vois pas autre chose dans la «scène du pauvre».

Mais songez à la fin de Don Juan selon Molière. La fin de Don Juan consiste à devenir hypocrite de religion. Ceci est très significatif. Qu'est-ce qu'il signifie, sinon, d'une part, que la méchanceté, le libertinage, la débauche, mènent premièrement à l'athéisme et secondement à l'hypocrisie religieuse; sinon, d'autre part, que le parti religieux se recrute parmi les Tartuffe, ce qui sera démontré plus tard, parmi les imbéciles comme Sganarelle, et aussi parmi les athées débauchés, corrupteurs et scélérats quand ils sont devenus prudents?

N'est-ce point cela? N'est-ce point cela, je ne veux pas dire que Molière a voulu faire entendre; car je n'en sais rien; mais que le public de Molière peut comprendre, doit sans doute comprendre et est presque forcé de conclure? Il me semble ainsi, ou j'en ai peur.

Un paradoxal ou un malintentionné dirait sans doute: «Molière est tellement irréligieux qu'ayant à présenter un personnage profondément immoral il le donne comme athée, ne pouvant pas faire autrement, puisque c'est la vérité et que Molière est parfaitement esclave de la vérité; mais qu'en même temps, en tant qu'athée, il le ménage et lui donne ou lui laisse presque le beau rôle; et qu'en même temps, il trouve le moyen de le faire entrer encore dans le parti religieux; tant il est impossible à Molière de concevoir un coquin qui ne soit pas religieux par quelque côté et qui ne ressortisse pas, en fin de compte, d'une manière ou d'une autre, au parti que Molière déteste; et plus il a, comme forcé par la vérité, par l'observation, par l'expérience, représenté son scélérat comme athée, d'autant plus, comme s'il prenait sa revanche, il l'a fait plus noir et plus hideux dans le rôle de clérical que dans le rôle d'athée, et c'est seulement quand il le considère sous ce nouvel aspect que Molière fait éclater toute la haine qu'il professe à son endroit.»

Voilà ce que dirait un paradoxal ou un malintentionné. Et ce n'est pas ce que je dis; et si l'on me crie: «Eh! que dis-tu donc, traître?» je ferai observer que c'est seulement de l'effet possible et probable du Don Juan sur le public que je m'occupe, et qu'examinant cet effet possible et probable, j'estime que Don Juan a été pour le public une pièce antiathéistique un peu, mais une pièce anticléricale beaucoup, et que le public a dû y puiser des sentiments peu sympathiques à la religion et au monde religieux, quelque intention, dessein ou tendance involontaire que, du reste, Molière ait pu y mettre.

Pour ce qui est de Tartuffe, la tendance anticléricale est encore plus forte et sans mélange, ou – encore une fois – l'effet produit en ce sens est encore plus certain. Ceux-là ont très bien jugé de Tartuffe qui en ont dit: «Ce n'est pas une pièce contre Tartuffe, c'est une pièce contre Orgon, puisque Tartuffe n'y est qu'odieux et qu'Orgon y est ridicule. C'est une pièce destinée à tourner en ridicule le dévot, l'homme entêté de religion et à qui la religion fait faire sottise sur sottise, et à qui la religion ôte toute sensibilité et toute humanité, qu'en un mot la religion rend bête et méchant. Toute l'essence de Tartuffe est dans ces vers, qui sont, à tout égard, dignes de Lucrèce:

Il m'enseigne à n'avoir d'affection pour rien;De tout attachement il détache mon âme,Et je verrais mourir mère, enfants, frère, femme,Que je m'en soucierais autant que de cela.

«Tantum relligio potuit suadere malorum.»

Et si l'on nous dit qu'Orgon a cependant quelques belles qualités, que ce dévot a été et est resté un bon citoyen et que, sauf son engouement, il est encore sur le pied d'homme sage; si l'on attire notre attention sur cette dualité du caractère et du rôle d'Orgon; nous répondrons, comme il est facile de le prévoir et comme sans doute on s'y attend, que c'est précisément là qu'on saisit le fond de la pensée de Molière et son dessein très net et très précis.

Qu'aurait-il prouvé s'il avait fait d'Orgon un simple imbécile? Que les imbéciles sont facilement et volontiers dévots. C'était quelque chose, et, du reste, Tartuffe ne laisse pas de diriger vers cette conclusion (rôle de Mme Pernelle). Mais il a voulu prouver bien plus. Il a voulu prouver que d'hommes intelligents, sages, droits et généreux la monomanie religieuse fait des imbéciles, des dupes, des niais, des benêts et des figures à nasardes.

Ne voyez-vous pas qu'il s'adresse à ces bourgeois du parterre ou des loges et qu'il leur dit: «Remarquez qu'Orgon, c'est vous, hommes de mérite, hommes de valeur, hommes de grand poids, et observez ce que devient un homme tel par monomanie religieuse. Et nunc intelligite et erudimini.» Voilà ce que dit Molière aux bourgeois de Paris. Voilà sa leçon.

Il est clair qu'il ne leur conseille pas de ne point être des Tartuffes; c'est fort inutile; il leur conseille de n'être pas des Orgons. Et le vrai moyen c'est de commencer par n'avoir aucun commerce avec l'Église. Tartuffe est une pièce contre Orgon et non contre Tartuffe, puisque c'est Orgon qui est ridicule, tandis que Tartuffe n'est qu'odieux.

Nous dira-t-on qu'ils sont ridicules tous les deux et que, par conséquent, la pièce peut passer pour être à la fois contre Orgon et contre Tartuffe? D'abord Tartuffe est surtout odieux; ensuite, si Tartuffe est ridicule, c'est d'abord de par ce souci qu'a toujours eu Molière, et dont il faut le louer, de ne jamais quitter le ton de la comédie, qu'il eût quitté s'il avait fait de Tartuffe un simple coquin habile; c'est ensuite, peut-être bien, pour montrer à quel point la monomanie religieuse, l'imbécillité religieuse a de la puissance sur les hommes et est dangereuse, puisque la contagion en peut venir à un homme comme Orgon par le canal d'un homme comme Tartuffe.

Est-ce que Molière ne semble pas dire encore: «Et non seulement un homme de forte tête peut être assoté par le commerce avec les hommes d'Église; mais il ne faut pas un Bossuet ou un Bourdaloue pour l'abêtir. Fréquentez les hommes d'église. Vous les trouverez sots, grossiers, gourmands, vulgaires, plats, gueux, et ne vous en défierez point. Prenez garde! Ils ont en eux une telle puissance, malgré tout, à cause de ce au nom de quoi ils parlent et par ce qu'ils vous disent, relativement à certaine «méchante affaire», que, si vous avez la foi, ce qui est leur prise sur vous, vous serez bientôt entre leurs mains comme de tout petits garçons qu'on fouette.»

N'est-ce pas là ce que dit le Tartuffe aux bourgeois de Paris qui l'écoutent? Et n'est-ce point une invitation suffisante, par la mise en jeu de l'amour-propre, à l'irréligion et l'incrédulité? Par tous ses aspects, par toutes ses tendances, par tout ce qu'il donne à entendre, sans qu'on sollicite les textes, le Tartuffe est la pièce antireligieuse, tout au moins la pièce anticléricale par excellence.

Le réquisitoire est fort, je ne puis le nier. J'ai cherché moi-même à le réfuter, au moins partiellement. J'ai dit, avec raison, je crois: oui, c'est surtout d'Orgon que Molière se moque dans le Tartuffe; mais cela tient à ce que l'office de l'auteur comique est de se moquer, non des coquins, mais des honnêtes gens.

Sans aucun doute. On ne se moque pas des coquins; on les dénonce et on les flétrit, et si la comédie se mêlait de poursuivre les coquins, elle deviendrait autre chose que ce qu'elle est. Elle deviendrait la satire ou l'éloquence judiciaire. Et c'est bien pour cela, précisément, que telles tirades du Tartuffe, celles qui sont contre Tartuffe, ont le caractère de la satire ou de l'éloquence de ministère public ou de tribun.

Mais la comédie en elle-même, à ne pas sortir de son domaine, de sa définition et de son office, la comédie en elle-même se moque des travers des honnêtes gens pour les corriger. Elle se moque de la parcimonie, de la vanité du bourgeois gentilhomme, de la manie du bel esprit, des chimères et folles terreurs du malade imaginaire. Voilà son domaine véritable.

Remarquez l'axiome antique: Castigat ridendo… vitia? point du tout: mores. Elle corrige non les vices, incorrigibles; mais les mœurs moyennes en ce qu'elles ont de mauvais; c'est-à-dire qu'elle corrige, non les vices, mais les travers.

Et surtout (du reste encore pour corriger ces mêmes travers), elle avertit les honnêtes gens des périls où ces travers les engagent, des ennemis, par exemple, qui se rendront maîtres des honnêtes gens en exploitant habilement leurs défauts. Voilà le point. Elle se moque de Philaminte, surtout pour l'avertir que sa manie du bel esprit peut la mettre aux mains d'un écornifleur qui flattera cette manie; de Jourdain, surtout pour lui montrer que ses prétentions au bel air le livreront pieds et poings liés aux professeurs de belles manières et de beaux-arts et aux chevaliers d'industrie et aux comtesses de contrebande; de Dandin surtout pour lui montrer que d'épouser une fille de famille où le ventre anoblit fait du paysan gentilhomme ce qu'il n'est pas besoin de dire; d'Arnolphe, surtout pour lui montrer que de vouloir à quarante ans épouser une fille de seize met un homme en fâcheuse posture; d'Harpagon, même, pour lui montrer qu'il se trouvera tel intendant flattant sa manie avaricieuse et poursuivant sa pointe et ses secrets desseins dans la maison, sous ce couvert.

Non, ce n'est point les vices que la comédie poursuit, c'est les défauts, et elle met surtout en lumière ceci que par leurs défauts les honnêtes gens ou demi-honnêtes gens sont à la merci et tombent sous la prise des criminels ou des intrigants. Et ce qu'elle fait partout, elle l'a fait dans le Tartuffe et elle n'a pas fait autre chose.

Voilà une défense de Molière que naturellement je n'ai aucune raison de trouver mauvaise; mais encore on pourra toujours dire: «Sans doute; mais pourquoi Molière a-t-il choisi, avec quelque prédilection, on l'avouera, ce genre de travers qui est la monomanie religieuse; beaucoup moins grave (ne l'avouera-t-on point?) que ceux qu'il a attaqués d'ordinaire; plus respectable aussi; et pourquoi a-t-il rendu un homme qui se trompe sur le choix d'un directeur, car il n y a que cela, aussi ridicule et de temps en temps aussi odieux et plus odieux que l'avare, le bourgeois gentilhomme et autres? Et pourquoi l'a-t-il fait tomber dans des malheurs ou l'a-t-il amené au seuil de malheurs plus grands que ceux où tombent ou que ceux dont approchent tous les autres?»

«Il y a bien dans le Tartuffe un Molière plus irrité et plus cruel qu'ailleurs, et n'est-ce point qu'il se sent en face, soit du crime qu'il déteste le plus, voilà pour Tartuffe; soit du défaut, du travers ou de la stupidité qu'il a le plus en horreur, voilà pour Orgon; et peu importe qui soit celui des deux à qui particulièrement il en veut, pour ce qui est de la chose qu'il attaque et qu'il bafoue.»

Et surtout on pourra toujours dire: «Laissons de côté Molière lui-même et ses intentions et desseins et pensées de derrière la tête et les haines que l'on peut supposer qu'il ait eues. L'effet produit n'a pu être qu'un mouvement de pitié pour les hommes qui ont commerce avec les gens d'Église et un mouvement d'horreur contre les hypocrites de religion; et la conclusion de gros bon sens, la conclusion un peu vulgaire, mais très naturelle, la conclusion bourgeoise de ce public bourgeois, n'a pu être que celle-ci: «Tout compte fait, il y a beaucoup d'hypocrites, d'imposteurs et d'écornifleurs dans le monde religieux, et ceux qui s'entêtent de religion sont des bêtes, ou, ce qui est pire, le deviennent. Le plus sûr est donc de n'avoir point commerce avec les gens d'Église et de n'avoir qu'une religion très tempérée, un minimum de religion, la religion de Valère qui «ne hante point les églises». – Voilà très certainement la conclusion que tirera du Tartuffe le public de Molière; car enfin si la conclusion des Femmes savantes est bien clairement: «Fermez votre porte aux gens de lettres», il faut bien que celle du Tartuffe soit: «Ne l'ouvrez pas aux gens d'Église.»

Et certainement, pour ce qui est de l'effet produit, ce qui précède est peu contestable.

On peut donc dire que la vogue prodigieuse de Molière doit être comptée dès le XVIIe siècle comme influence anticléricale.

Donc l'anticléricalisme au XVIIe siècle a existé, surtout dans le premier tiers de ce siècle et dans le troisième. Mais il a été extrêmement faible. La masse de la nation, l'immense majorité de la nation n'en a pas été touchée. Cela se voit à la grande popularité des livres religieux, à la grande popularité des prédicateurs, aussi à la religion très fervente des esprits les plus disposés par leurs inclinations naturelles à l'indépendance, à l'irrévérence et au sarcasme.

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