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Jacques le fataliste et son maître
Mais, compère, il y a les sœurs grises.
LE CHIRURGIENAh! commère! un homme, un homme chez les sœurs! Et puis il y a une petite difficulté un peu plus grande que le doigt… Buvons aux sœurs, ce sont de bonnes filles.
L'HÔTESSEEt quelle difficulté?
LE CHIRURGIENVotre homme ne veut pas que vous alliez chez le curé, et ma femme ne veut pas que j'aille chez les sœurs… Mais, compère, encore un coup, cela nous avisera peut-être. Avez-vous questionné cet homme? Il n'est peut-être pas sans ressource.
L'HÔTEUn soldat!
LE CHIRURGIENUn soldat a père, mère, frères, sœurs, des parents, des amis, quelqu'un sous le ciel… Buvons encore un coup, éloignez-vous, et laissez-moi faire.
Telle fut à la lettre la conversation du chirurgien, de l'hôte et de l'hôtesse: mais quelle autre couleur n'aurais-je pas été le maître de lui donner, en introduisant un scélérat parmi ces bonnes gens? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacques au moment d'être arraché de son lit, jeté sur un grand chemin ou dans une fondrière. – Pourquoi pas tué? – Tué, non. J'aurais bien su appeler quelqu'un à son secours; ce quelqu'un-là aurait été un soldat de sa compagnie: mais cela aurait pué le Cléveland22 à infecter. La vérité, la vérité! – La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu'y a-t-il d'intéressant? Rien. – D'accord. – S'il faut être vrai, c'est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine; la vérité a ses côtés piquants, qu'on saisit quand on a du génie. – Oui, quand on a du génie; mais quand on en manque? – Quand on en manque, il ne faut pas écrire. – Et si par malheur on ressemblait à un certain poëte que j'envoyai à Pondichéry? – Qu'est-ce que ce poëte? – Ce poëte… Mais si vous m'interrompez, lecteur, et si je m'interromps moi-même à tout coup, que deviendront les amours de Jacques? Croyez-moi, laissons là le poëte… L'hôte et l'hôtesse s'éloignèrent… – Non, non, l'histoire du poëte de Pondichéry. – Le chirurgien s'approcha du lit de Jacques… – L'histoire du poëte de Pondichéry, l'histoire du poëte de Pondichéry. – Un jour il me vint un jeune poëte, comme il m'en vient tous les jours… Mais, lecteur, quel rapport cela a-t-il avec le voyage de Jacques le Fataliste et de son maître?.. – L'histoire du poëte de Pondichéry. – Après les compliments ordinaires sur mon esprit, mon génie, mon goût, ma bienfaisance, et autres propos dont je ne crois pas un mot, bien qu'il y ait plus de vingt ans qu'on me les répète, et peut-être de bonne foi, le jeune poëte tire un papier de sa poche: ce sont des vers, me dit-il. – Des vers! – Oui, monsieur, et sur lesquels j'espère que vous aurez la bonté de me dire votre avis. – Aimez-vous la vérité? – Oui, monsieur; et je vous la demande. – Vous allez la savoir. – Quoi! vous êtes assez bête pour croire qu'un poëte vient chercher la vérité chez vous? – Oui. – Et pour la lui dire? – Assurément! – Sans ménagement? – Sans doute: le ménagement le mieux apprêté ne serait qu'une offense grossière; fidèlement interprété, il signifierait, vous êtes un mauvais poëte; et comme je ne vous crois pas assez robuste pour entendre la vérité, vous n'êtes encore qu'un plat homme. – Et la franchise vous a toujours réussi? – Presque toujours… Je lis les vers de mon jeune poëte, et je lui dis: Non-seulement vos vers sont mauvais, mais il m'est démontré que vous n'en ferez jamais de bons. – Il faudra donc que j'en fasse de mauvais; car je ne saurais m'empêcher d'en faire. – Voilà une terrible malédiction! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes, n'ont pardonné la médiocrité aux poëtes: c'est Horace qui l'a dit23. – Je le sais. – Êtes-vous riche? – Non. – Êtes-vous pauvre? – Très-pauvre. – Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poëte; vous aurez perdu toute votre vie, vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poëte; ah! monsieur, quel rôle! – Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi… (Ici Jacques aurait dit: Mais cela est écrit là-haut.) – Avez-vous des parents? – J'en ai. – Quel est leur état? – Ils sont joailliers. – Feraient-ils quelque chose pour vous? – Peut-être. – Eh bien! voyez vos parents, proposez-leur de vous avancer une pacotille de bijoux. Embarquez-vous pour Pondichéry; vous ferez de mauvais vers sur la route; arrivé, vous ferez fortune. Votre fortune faite, vous reviendrez faire ici tant de mauvais vers qu'il vous plaira, pourvu que vous ne les fassiez pas imprimer, car il ne faut ruiner personne… Il y avait environ douze ans que j'avais donné ce conseil au jeune homme, lorsqu'il m'apparut; je ne le reconnaissais pas. C'est moi, monsieur, me dit-il, que vous avez envoyé à Pondichéry. J'y ai été, j'ai amassé là une centaine de mille francs. Je suis revenu; je me suis remis à faire des vers, et en voilà que je vous apporte… Ils sont toujours mauvais? – Toujours; mais votre sort est arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers. – C'est bien mon projet…
Le chirurgien s'étant approché du lit de Jacques, celui-ci ne lui laissa pas le temps de parler. J'ai tout entendu, lui dit-il… Puis, s'adressant à son maître, il ajouta… Il allait ajouter, lorsque son maître l'arrêta. Il était las de marcher; il s'assit sur le bord du chemin, la tête tournée vers un voyageur qui s'avançait de leur côté, à pied, la bride de son cheval, qui le suivait, passée dans son bras.
Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu'on a volé au maître de Jacques: et vous vous tromperez. C'est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement; mais ceci n'est point un roman, je vous l'ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore. Le maître dit à Jacques:
Vois-tu cet homme qui vient à nous?
JACQUESJe le vois.
LE MAÎTRESon cheval me paraît bon.
JACQUESJ'ai servi dans l'infanterie, et je ne m'y connais pas.
LE MAÎTREMoi, j'ai commandé dans la cavalerie, et je m'y connais.
JACQUESAprès?
LE MAÎTREAprès. Je voudrais que tu allasses proposer à cet homme de nous le céder, en payant s'entend.
JACQUESCela est bien fou, mais j'y vais. Combien y voulez-vous mettre?
LE MAÎTREJusqu'à cent écus…
Jacques, après avoir recommandé à son maître de ne pas s'endormir, va à la rencontre du voyageur, lui propose l'achat de son cheval, le paye et l'emmène. Eh bien! Jacques, lui dit son maître, si vous avez vos pressentiments, vous voyez que j'ai aussi les miens. Ce cheval est beau; le marchand t'aura juré qu'il est sans défaut; mais en fait de chevaux tous les hommes sont maquignons.
JACQUESEt en quoi ne le sont-ils pas?
LE MAÎTRETu le monteras et tu me céderas le tien.
JACQUESD'accord.
Les voilà tous les deux à cheval, et Jacques ajoutant:
Lorsque je quittai la maison, mon père, ma mère, mon parrain, m'avaient tous donné quelque chose, chacun selon ses petits moyens; et j'avais en réserve cinq louis, dont Jean, mon aîné, m'avait fait présent lorsqu'il partit pour son malheureux voyage de Lisbonne… (Ici Jacques se mit à pleurer, et son maître à lui représenter que cela était écrit là-haut.) Il est vrai, monsieur, je me le suis dit cent fois; et avec tout cela je ne saurais m'empêcher de pleurer…
Puis voilà Jacques qui sanglote et qui pleure de plus belle; et son maître qui prend sa prise de tabac, et qui regarde à sa montre l'heure qu'il est. Après avoir mis la bride de son cheval entre ses dents et essuyé ses yeux avec ses deux mains, Jacques continua:
Des cinq louis de Jean, de mon engagement, et des présents de mes parents et amis, j'avais fait une bourse dont je n'avais pas encore soustrait une obole. Je retrouvai ce magot bien à point; qu'en dites-vous, mon maître?
LE MAÎTREIl était impossible que tu restasses plus longtemps dans la chaumière.
JACQUESMême en payant.
LE MAÎTREMais qu'est-ce que ton frère Jean était allé chercher à Lisbonne?
JACQUESIl me semble que vous prenez à tâche de me fourvoyer. Avec vos questions, nous aurons fait le tour du monde avant que d'avoir atteint la fin de mes amours.
LE MAÎTREQu'importe, pourvu que tu parles et que j'écoute? ne sont-ce pas là les deux points importants? Tu me grondes, lorsque tu devrais me remercier.
JACQUESMon frère était allé chercher le repos à Lisbonne. Jean, mon frère, était un garçon d'esprit: c'est ce qui lui a porté malheur; il eût été mieux pour lui qu'il eût été un sot comme moi; mais cela était écrit là-haut. Il était écrit que le frère quêteur des Carmes qui venait dans notre village demander des œufs, de la laine, du chanvre, des fruits, du vin à chaque saison, logerait chez mon père, qu'il débaucherait Jean, mon frère, et que Jean, mon frère, prendrait l'habit de moine.
LE MAÎTREJean, ton frère, a été Carme?
JACQUESOui, monsieur, et Carme déchaux. Il était actif, intelligent, chicaneur; c'était l'avocat consultant du village. Il savait lire et écrire, et, dès sa jeunesse, il s'occupait à déchiffrer et à copier de vieux parchemins. Il passa par toutes les fonctions de l'ordre, successivement portier, sommelier, jardinier, sacristain, adjoint à procure et banquier; du train dont il y allait, il aurait fait notre fortune à tous. Il a marié et bien marié deux de nos sœurs et quelques autres filles du village. Il ne passait pas dans les rues, que les pères, les mères et les enfants n'allassent à lui, et ne lui criassent: «Bonjour, frère Jean; comment vous portez-vous, frère Jean?» Il est sûr que quand il entrait dans une maison, la bénédiction du ciel y entrait avec lui; et que s'il y avait une fille, deux mois après sa visite elle était mariée. Le pauvre frère Jean! l'ambition le perdit. Le procureur de la maison, auquel on l'avait donné pour adjoint, était vieux. Les moines ont dit qu'il avait formé le projet de lui succéder après sa mort, que pour cet effet il bouleversa tout le chartrier, qu'il brûla les anciens registres, et qu'il en fit de nouveaux, en sorte qu'à la mort du vieux procureur, le diable n'aurait vu goutte dans les titres de la communauté. Avait-on besoin d'un papier, il fallait perdre un mois à le chercher; encore souvent ne le trouvait-on pas. Les Pères démêlèrent la ruse du frère Jean et son objet: ils prirent la chose au grave, et frère Jean, au lieu d'être procureur comme il s'en était flatté, fut réduit au pain et à l'eau, et bien discipliné jusqu'à ce qu'il eût communiqué à un autre la clef de ses registres. Les moines sont implacables. Quand on eut tiré de frère Jean tous les éclaircissements dont on avait besoin, on le fit porteur de charbon dans le laboratoire où l'on distille l'eau des Carmes. Frère Jean, ci-devant banquier de l'ordre et adjoint à procure, maintenant charbonnier! Frère Jean avait du cœur, il ne put supporter ce déchet d'importance et de splendeur, et n'attendit qu'une occasion de se soustraire à cette humiliation.
Ce fut alors qu'il arriva dans la même maison un jeune Père qui passait pour la merveille de l'ordre au tribunal et dans la chaire; il s'appelait le Père Ange. Il avait de beaux yeux, un beau visage, un bras et des mains à modeler. Le voilà qui prêche, qui prêche, qui confesse, qui confesse; voilà les vieux directeurs quittés par leurs dévotes; voilà ces dévotes attachées au jeune Père Ange; voilà que les veilles de dimanches et de grandes fêtes, la boutique du Père Ange est environnée de pénitents et de pénitentes, et que les vieux Pères attendaient inutilement pratique dans leurs boutiques désertes: ce qui les chagrinait beaucoup… Mais, monsieur, si je laissais là l'histoire de frère Jean et que je reprisse celle de mes amours, cela serait peut-être plus gai.
LE MAÎTRENon, non; prenons une prise de tabac, voyons l'heure qu'il est et poursuis.
JACQUESJ'y consens, puisque vous le voulez…
Mais le cheval de Jacques fut d'un autre avis; le voilà qui prend tout à coup le mors aux dents et qui se précipite dans une fondrière. Jacques a beau le serrer des genoux et lui tenir la bride courte, du plus bas de la fondrière, l'animal têtu s'élance et se met à grimper à toutes jambes un monticule où il s'arrête tout court et où Jacques, tournant ses regards autour de lui, se voit entre des fourches patibulaires.
Un autre que moi, lecteur, ne manquerait pas de garnir ces fourches de leur gibier et de ménager à Jacques une triste reconnaissance. Si je vous le disais, vous le croiriez peut-être, car il y a des hasards plus singuliers, mais la chose n'en serait pas plus vraie: ces fourches étaient vacantes.
Jacques laissa reprendre haleine à son cheval, qui de lui-même redescendit la montagne, remonta la fondrière et replaça Jacques à côté de son maître, qui lui dit: Ah! mon ami, quelle frayeur tu m'as causée! je t'ai tenu pour mort… mais tu rêves; à quoi rêves-tu?
JACQUESÀ ce que j'ai trouvé là-haut.
LE MAÎTREEt qu'y as-tu donc trouvé?
JACQUESDes fourches patibulaires, un gibet.
LE MAÎTREDiable! cela est de fâcheux augure; mais rappelle-toi ta doctrine. Si cela est écrit là-haut, tu auras beau faire, tu seras pendu, cher ami; et si cela n'est pas écrit là-haut, le cheval en aura menti. Si cet animal n'est pas inspiré, il est sujet à des lubies; il faut y prendre garde…
Après un moment de silence, Jacques se frotta le front et secoua ses oreilles, comme on fait lorsqu'on cherche à écarter de soi une idée fâcheuse, et reprit brusquement:
Ces vieux moines tinrent conseil entre eux et résolurent, à quelque prix et par quelque voie que ce fût, de se défaire d'une jeune barbe qui les humiliait. Savez-vous ce qu'ils firent?.. Mon maître, vous ne m'écoutez pas.
LE MAÎTREJe t'écoute, je t'écoute: continue.
JACQUESIls gagnèrent le portier, qui était un vieux coquin comme eux. Ce vieux coquin accusa le jeune Père d'avoir pris des libertés avec une de ses dévotes dans le parloir, et assura, par serment, qu'il l'avait vu. Peut-être cela était-il vrai, peut-être cela était-il faux: que sait-on? Ce qu'il y a de plaisant, c'est que le lendemain de cette accusation, le prieur de la maison fut assigné au nom d'un chirurgien pour être satisfait des remèdes qu'il avait administrés et des soins qu'il avait donnés à ce scélérat de portier dans le cours d'une maladie galante… Mon maître, vous ne m'écoutez pas, et je sais ce qui vous distrait, je gage que ce sont ces fourches patibulaires.
LE MAÎTREJe ne saurais en disconvenir.
JACQUESJe surprends vos yeux attachés sur mon visage; est-ce que vous me trouvez l'air sinistre?
LE MAÎTRENon, non.
JACQUESC'est-à-dire, oui, oui. Eh bien! si je vous fais peur, nous n'avons qu'à nous séparer.
LE MAÎTREAllons donc, Jacques, vous perdez l'esprit; est-ce que vous n'êtes pas sûr de vous?
JACQUESNon, monsieur; et qui est-ce qui est sûr de soi?
LE MAÎTRETout homme de bien. Est-ce que Jacques, l'honnête Jacques, ne se sent pas là de l'horreur pour le crime?.. Allons, Jacques, finissons cette dispute et reprenez votre récit.
JACQUESEn conséquence de cette calomnie ou médisance du portier, on se crut autorisé à faire mille diableries, mille méchancetés à ce pauvre Père Ange dont la tête parut se déranger. Alors on appela un médecin qu'on corrompit et qui attesta que ce religieux était fou et qu'il avait besoin de respirer l'air natal. S'il n'eût été question que d'éloigner ou d'enfermer le Père Ange, c'eût été une affaire bientôt faite; mais parmi les dévotes dont il était la coqueluche, il y avait de grandes dames à ménager. On leur parlait de leur directeur avec une commisération hypocrite: «Hélas! ce pauvre Père Ange, c'est bien dommage! c'était l'aigle de notre communauté. – Qu'est-ce qui lui est donc arrivé?» À cette question on ne répondait qu'en poussant un profond soupir et en levant les yeux au ciel; si l'on insistait, on baissait la tête et l'on se taisait. À cette singerie l'on ajoutait quelquefois: «Ô Dieu! qu'est-ce de nous!.. Il a encore des moments surprenants… des éclairs de génie… Cela reviendra peut-être, mais il y a peu d'espoir… Quelle perte pour la religion!..» Cependant les mauvais procédés redoublaient; il n'y avait rien qu'on ne tentât pour amener le Père Ange au point où on le disait; et on y aurait réussi si frère Jean ne l'eût pris en pitié. Que vous dirai-je de plus? Un soir que nous étions tous endormis, nous entendîmes frapper à notre porte: nous nous levons; nous ouvrons au Père Ange et à mon frère déguisés. Ils passèrent le jour suivant dans la maison; le lendemain, dès l'aube du jour, ils décampèrent. Ils s'en allaient les mains bien garnies; car Jean, en m'embrassant, me dit: «J'ai marié tes sœurs; si j'étais resté dans le couvent, deux ans de plus, ce que j'y étais, tu serais un des gros fermiers du canton: mais tout a changé, et voilà ce que je puis faire pour toi. Adieu, Jacques, si nous avons du bonheur, le Père et moi, tu t'en ressentiras…» puis il me lâcha dans la main les cinq louis dont je vous ai parlé, avec cinq autres pour la dernière des filles du village, qu'il avait mariée et qui venait d'accoucher d'un gros garçon qui ressemblait à frère Jean comme deux gouttes d'eau.
LE MAÎTRE, sa tabatière ouverte et sa montre replacéeEt qu'allaient-ils faire à Lisbonne?
JACQUESChercher un tremblement de terre, qui ne pouvait se faire sans eux; être écrasés, engloutis, brûlés; comme il était écrit là-haut.
LE MAÎTREAh! les moines! les moines!
JACQUESLe meilleur ne vaut pas grand argent.
LE MAÎTREJe le sais mieux que toi.
JACQUESEst-ce que vous avez passé par leurs mains?
LE MAÎTREUne autre fois je te dirai cela.
JACQUESMais pourquoi est-ce qu'ils sont si méchants?
LE MAÎTREJe crois que c'est parce qu'ils sont moines… Et puis revenons à tes amours.
JACQUESNon, monsieur, n'y revenons pas.
LE MAÎTREEst-ce que tu ne veux plus que je les sache?
JACQUESJe le veux toujours; mais le destin, lui, ne le veut pas. Est-ce que vous ne voyez pas qu'aussitôt que j'en ouvre la bouche, le diable s'en mêle, et qu'il survient toujours quelque incident qui me coupe la parole? Je ne les finirai pas, vous dis-je, cela est écrit là-haut.
LE MAÎTREEssaye, mon ami.
JACQUESMais si vous commenciez l'histoire des vôtres, peut-être que cela romprait le sortilége et qu'ensuite les miennes en iraient mieux. J'ai dans la tête que cela tient à cela; tenez, monsieur, il me semble quelquefois que le destin me parle.
LE MAÎTREEt tu te trouves toujours bien de l'écouter?
JACQUESMais, oui, témoin le jour qu'il me dit que votre montre était sur le dos du porteballe…
Le maître se mit à bâiller; en bâillant il frappait de la main sur sa tabatière, et en frappant sur sa tabatière, il regardait au loin, et en regardant au loin, il dit à Jacques: Ne vois-tu pas quelque chose sur ta gauche?
JACQUESOui, et je gage que c'est quelque chose qui ne voudra pas que je continue mon histoire, ni que vous commenciez la vôtre…
Jacques avait raison. Comme la chose qu'ils voyaient venait à eux et qu'ils allaient à elle, ces deux marches en sens contraire abrégèrent la distance; et bientôt ils aperçurent un char drapé de noir, traîné par quatre chevaux noirs, couverts de housses noires qui leur enveloppaient la tête et qui descendaient jusqu'à leurs pieds; derrière, deux domestiques en noir; à la suite deux autres vêtus de noir, chacun sur un cheval noir, caparaçonné de noir; sur le siége du char un cocher noir, le chapeau rabattu et entouré d'un long crêpe qui pendait le long de son épaule gauche; ce cocher avait la tête penchée, laissait flotter ses guides et conduisait moins ses chevaux qu'ils ne le conduisaient. Voilà nos deux voyageurs arrivés au côté de cette voiture funèbre. À l'instant, Jacques pousse un cri, tombe de son cheval plutôt qu'il n'en descend, s'arrache les cheveux, se roule à terre en criant: «Mon capitaine! mon pauvre capitaine! c'est lui, je n'en saurais douter, voilà ses armes…» Il y avait, en effet, dans le char, un long cercueil sous un drap mortuaire, sur le drap mortuaire une épée avec un cordon, et à côté du cercueil un prêtre, son bréviaire à la main et psalmodiant. Le char allait toujours, Jacques le suivait en se lamentant, le maître suivait Jacques en jurant, et les domestiques certifiaient à Jacques que ce convoi était celui de son capitaine, décédé dans la ville voisine, d'où on le transportait à la sépulture de ses ancêtres. Depuis que ce militaire avait été privé, par la mort d'un autre militaire, son ami, capitaine au même régiment, de la satisfaction de se battre au moins une fois par semaine, il en était tombé dans une mélancolie qui l'avait éteint au bout de quelques mois. Jacques, après avoir payé à son capitaine le tribut d'éloges, de regrets et de larmes qu'il lui devait, fit excuse à son maître, remonta sur son cheval, et ils allaient en silence.
Mais, pour Dieu, l'auteur, me dites-vous, où allaient-ils?.. Mais, pour Dieu, lecteur, vous répondrai-je, est-ce qu'on sait où l'on va? Et vous, où allez-vous? Faut-il que je vous rappelle l'aventure d'Ésope? Son maître Xantippe lui dit un soir d'été ou d'hiver, car les Grecs se baignaient dans toutes les saisons: «Ésope, va au bain; s'il y a peu de monde nous nous baignerons…» Ésope part. Chemin faisant il rencontre la patrouille d'Athènes. «Où vas-tu? – Où je vais? répond Ésope, je n'en sais rien. – Tu n'en sais rien? marche en prison. – Eh bien! reprit Ésope, ne l'avais-je pas bien dit que je ne savais où j'allais? je voulais aller au bain, et voilà que je vais en prison…» Jacques suivait son maître comme vous le vôtre; son maître suivait le sien comme Jacques le suivait. – Mais, qui était le maître du maître de Jacques? – Bon, est-ce qu'on manque de maître dans ce monde? Le maître de Jacques en avait cent pour un, comme vous. Mais parmi tant de maîtres du maître de Jacques, il fallait qu'il n'y en eût pas un bon; car d'un jour à l'autre il en changeait. – Il était homme. – Homme passionné comme vous, lecteur; homme curieux comme vous, lecteur; homme importun comme vous, lecteur; homme questionneur comme vous, lecteur. – Et pourquoi questionnait-il? – Belle question! Il questionnait pour apprendre et pour redire, comme vous, lecteur…
Le maître dit à Jacques: Tu ne me parais pas disposé à reprendre l'histoire de tes amours.
JACQUESMon pauvre capitaine! il s'en va où nous allons tous, et où il est bien extraordinaire qu'il ne soit pas arrivé plus tôt. Ahi!.. Ahi!..
LE MAÎTREMais, Jacques, vous pleurez, je crois?.. «Pleurez sans contrainte, parce que vous pouvez pleurer sans honte; sa mort vous affranchit des bienséances scrupuleuses qui vous gênaient pendant sa vie. Vous n'avez pas les mêmes raisons de dissimuler votre peine que celles que vous aviez de dissimuler votre bonheur; on ne pensera pas à tirer de vos larmes les conséquences qu'on eût tirées de votre joie. On pardonne au malheur. Et puis il faut dans ce moment se montrer sensible ou ingrat, et, tout bien considéré, il vaut mieux déceler une faiblesse que se laisser soupçonner d'un vice. Je veux que votre plainte soit libre pour être moins douloureuse, je la veux violente pour être moins longue. Rappelez-vous, exagérez-vous même ce qu'il était: sa pénétration à sonder les matières les plus profondes; sa subtilité à discuter les plus délicates; son goût solide qui l'attachait aux plus importantes; la fécondité qu'il jetait dans les plus stériles; avec quel art il défendait les accusés: son indulgence lui donnait mille fois plus d'esprit que l'intérêt ou l'amour-propre n'en donnait au coupable; il n'était sévère que pour lui seul. Loin de chercher des excuses aux fautes légères qui lui échappaient, il s'occupait avec toute la méchanceté d'un ennemi à se les exagérer, et avec tout l'esprit d'un jaloux à rabaisser le prix de ses vertus par un examen rigoureux des motifs qui l'avaient peut-être déterminé à son insu. Ne prescrivez à vos regrets d'autre terme que celui que le temps y mettra. Soumettons-nous à l'ordre universel lorsque nous perdons nos amis, comme nous nous y soumettrons lorsqu'il lui plaira de disposer de nous; acceptons l'arrêt du sort qui les condamne, sans désespoir, comme nous l'accepterons sans résistance lorsqu'il se prononcera contre nous. Les devoirs de la sépulture ne sont pas les derniers devoirs des âmes. La terre qui se remue dans ce moment se raffermira sur la tombe de votre amant; mais votre âme conservera toute sa sensibilité.»
JACQUESMon maître, cela est fort beau; mais à quoi diable cela revient-il? J'ai perdu mon capitaine, j'en suis désolé; et vous me détachez, comme un perroquet, un lambeau de la consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme qui a perdu son amant.
LE MAÎTREJe crois que c'est d'une femme.
JACQUESMoi, je crois que c'est d'un homme. Mais que ce soit d'un homme ou d'une femme, encore une fois, à quoi diable cela revient-il? Est-ce que vous me prenez pour la maîtresse de mon capitaine? Mon capitaine, monsieur, était un brave homme; et moi, j'ai toujours été un honnête garçon.