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Jacques le fataliste et son maître
Jacques le fataliste et son maître

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Jacques le fataliste et son maître

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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LE MAÎTRE

Je rêve à une chose: c'est si ton bienfaiteur eût été cocu parce qu'il était écrit là-haut; ou si cela était écrit là-haut parce que tu ferais cocu ton bienfaiteur?

JACQUES

Tous les deux étaient écrits l'un à côté de l'autre. Tout a été écrit à la fois. C'est comme un grand rouleau qui se déploie petit à petit…

Vous concevez, lecteur, jusqu'où je pourrais pousser cette conversation sur un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis deux mille ans, sans en être d'un pas plus avancé. Si vous me savez peu de gré de ce que je vous dis, sachez-m'en beaucoup de ce que je ne vous dis pas.

Tandis que nos deux théologiens disputaient sans s'entendre, comme il peut arriver en théologie, la nuit s'approchait. Ils traversaient une contrée peu sûre en tout temps, et qui l'était bien moins encore alors que la mauvaise administration et la misère avaient multiplié sans fin le nombre des malfaiteurs. Ils s'arrêtèrent dans la plus misérable des auberges. On leur dressa deux lits de sangles dans une chambre formée de cloisons entr'ouvertes de tous les côtés. Ils demandèrent à souper. On leur apporta de l'eau de mare, du pain noir et du vin tourné. L'hôte, l'hôtesse, les enfants, les valets, tout avait l'air sinistre. Ils entendaient à côté d'eux les ris immodérés et la joie tumultueuse d'une douzaine de brigands qui les avaient précédés et qui s'étaient emparés de toutes les provisions. Jacques était assez tranquille; il s'en fallait beaucoup que son maître le fût autant. Celui-ci promenait son souci en long et en large, tandis que son valet dévorait quelques morceaux de pain noir, et avalait en grimaçant quelques verres de mauvais vin. Ils en étaient là, lorsqu'ils entendirent frapper à leur porte: c'était un valet que ces insolents et dangereux voisins avaient contraint d'apporter à nos deux voyageurs, sur une de leurs assiettes, tous les os d'une volaille qu'ils avaient mangée. Jacques, indigné, prend les pistolets de son maître.

«Où vas-tu?

– Laissez-moi faire.

– Où vas-tu? te dis-je.

– Mettre à la raison cette canaille.

– Sais-tu qu'ils sont une douzaine?

– Fussent-ils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est écrit là-haut qu'ils ne sont pas assez.

– Que le diable t'emporte avec ton impertinent dicton!..»

Jacques s'échappe des mains de son maître, entre dans la chambre de ces coupe-jarrets, un pistolet armé dans chaque main. «Vite, qu'on se couche, leur dit-il, le premier qui remue je lui brûle la cervelle…» Jacques avait l'air et le ton si vrais, que ces coquins, qui prisaient autant la vie que d'honnêtes gens, se lèvent de table sans souffler le mot, se déshabillent et se couchent. Son maître, incertain sur la manière dont cette aventure finirait, l'attendait en tremblant. Jacques rentra chargé des dépouilles de ces gens; il s'en était emparé pour qu'ils ne fussent pas tentés de se relever; il avait éteint leur lumière et fermé à double tour leur porte, dont il tenait la clef avec un de ses pistolets. «À présent, monsieur, dit-il à son maître, nous n'avons plus qu'à nous barricader en poussant nos lits contre cette porte, et à dormir paisiblement…» Et il se mit en devoir de pousser les lits, racontant froidement et succinctement à son maître le détail de cette expédition.

LE MAÎTRE

Jacques, quel diable d'homme es-tu! Tu crois donc…

JACQUES

Je ne crois ni ne décrois.

LE MAÎTRE

S'ils avaient refusé de se coucher?

JACQUES

Cela était impossible.

LE MAÎTRE

Pourquoi?

JACQUES

Parce qu'ils ne l'ont pas fait.

LE MAÎTRE

S'ils se relevaient?

JACQUES

Tant pis ou tant mieux.

LE MAÎTRE

Si… si… si… et…

JACQUES

Si, si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout à l'heure vous avez cru que je courais un grand danger, et rien n'était plus faux; à présent vous vous croyez en grand danger, et rien peut-être n'est encore plus faux. Tous, dans cette maison, nous avons peur les uns des autres; ce qui prouve que nous sommes tous des sots…

Et, tout en discourant ainsi, le voilà déshabillé, couché et endormi. Son maître, en mangeant à son tour un morceau de pain noir, et buvant un coup de mauvais vin, prêtait l'oreille autour de lui, regardait Jacques qui ronflait et disait: «Quel diable d'homme est-ce là!..» À l'exemple de son valet, le maître s'étendit aussi sur son grabat, mais il n'y dormit pas de même. Dès la pointe du jour, Jacques sentit une main qui le poussait; c'était celle de son maître qui l'appelait à voix basse: Jacques! Jacques!

JACQUES

Qu'est-ce?

LE MAÎTRE

Il fait jour.

JACQUES

Cela se peut.

LE MAÎTRE

Lève-toi donc.

JACQUES

Pourquoi?

LE MAÎTRE

Pour sortir d'ici au plus vite.

JACQUES

Pourquoi?

LE MAÎTRE

Parce que nous y sommes mal.

JACQUES

Qui le sait, et si nous serons mieux ailleurs?

LE MAÎTRE

Jacques?

JACQUES

Eh bien, Jacques! Jacques! quel diable d'homme êtes-vous?

LE MAÎTRE

Quel diable d'homme es-tu! Jacques, mon ami, je t'en prie.

Jacques se frotta les yeux, bâilla à plusieurs reprises, étendit les bras, se leva, s'habilla sans se presser, repoussa les lits, sortit de la chambre, descendit, alla à l'écurie, sella et brida les chevaux, éveilla l'hôte qui dormait encore, paya la dépense, garda les clefs des deux chambres; et voilà nos gens partis.

Le maître voulait s'éloigner au grand trot; Jacques voulait aller le pas, et toujours d'après son système. Lorsqu'ils furent à une assez grande distance de leur triste gîte, le maître, entendant quelque chose qui résonnait dans la poche de Jacques, lui demanda ce que c'était: Jacques lui dit que c'étaient les deux clefs des chambres.

LE MAÎTRE

Et pourquoi ne les avoir pas rendues?

JACQUES

C'est qu'il faudra enfoncer deux portes; celle de nos voisins pour les tirer de leur prison, la nôtre pour leur délivrer leurs vêtements; et que cela nous donnera du temps.

LE MAÎTRE

Fort bien, Jacques! mais pourquoi gagner du temps?

JACQUES

Pourquoi? Ma foi, je n'en sais rien.

LE MAÎTRE

Et si tu veux gagner du temps, pourquoi aller au petit pas comme tu fais?

JACQUES

C'est que, faute de savoir ce qui est écrit là-haut, on ne sait ni ce qu'on veut ni ce qu'on fait, et qu'on suit sa fantaisie qu'on appelle raison, ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal.

LE MAÎTRE

Pourrais-tu me dire ce que c'est qu'un fou, ce que c'est qu'un sage?

JACQUES

Pourquoi pas?.. un fou… attendez… c'est un homme malheureux; et par conséquent un homme heureux est sage.

LE MAÎTRE

Et qu'est-ce qu'un homme heureux ou malheureux?

JACQUES

Pour celui-ci, il est aisé. Un homme heureux est celui dont le bonheur est écrit là-haut; et par conséquent celui dont le malheur est écrit là-haut, est un homme malheureux.

LE MAÎTRE

Et qui est-ce qui a écrit là-haut le bonheur et le malheur?

JACQUES

Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donné un petit écu pour le savoir; lui, n'aurait pas donné une obole, ni moi non plus; car à quoi cela me servirait-il? En éviterais-je pour cela le trou où je dois m'aller casser le cou?

LE MAÎTRE

Je crois que oui.

JACQUES

Moi, je crois que non; car il faudrait qu'il y eût une ligne fausse sur le grand rouleau qui contient vérité, qui ne contient que vérité, et qui contient toute vérité. Il serait écrit sur le grand rouleau: «Jacques se cassera le cou tel jour,» et Jacques ne se casserait pas le cou? Concevez-vous que cela se puisse, quel que soit l'auteur du grand rouleau?

LE MAÎTRE

Il y a beaucoup de choses à dire là-dessus…

JACQUES

Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition, dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets à espérer ou à craindre pour l'avenir.

LE MAÎTRE

Et tu entendais quelque chose à cela?

JACQUES

Assurément, peu à peu je m'étais fait à sa langue. Mais, disait-il, qui peut se vanter d'avoir assez d'expérience? Celui qui s'est flatté d'en être le mieux pourvu, n'a-t-il jamais été dupe? Et puis, y a-t-il un homme capable d'apprécier juste les circonstances où il se trouve? Le calcul qui se fait dans nos têtes, et celui qui est arrêté sur le registre d'en haut, sont deux calculs bien différents. Est-ce nous qui menons le destin, ou bien est-ce le destin qui nous mène? Combien de projets sagement concertés ont manqué, et combien manqueront! Combien de projets insensés ont réussi, et combien réussiront! C'est ce que mon capitaine me répétait, après la prise de Berg-op-Zoom et celle du Port-Mahon; et il ajoutait que la prudence ne nous assurait point un bon succès, mais qu'elle nous consolait et nous excusait d'un mauvais: aussi dormait-il la veille d'une action sous sa tente comme dans sa garnison, et allait-il au feu comme au bal. C'est bien de lui que vous vous seriez écrié: «Quel diable d'homme!..»

Comme ils en étaient là, ils entendirent à quelque distance derrière eux du bruit et des cris; ils retournèrent la tête, et virent une troupe d'hommes armés de gaules et de fourches qui s'avançaient vers eux à toutes jambes. Vous allez croire que c'étaient les gens de l'auberge, leurs valets et les brigands dont nous avons parlé. Vous allez croire que le matin on avait enfoncé leur porte faute de clefs, et que ces brigands s'étaient imaginé que nos deux voyageurs avaient décampé avec leurs dépouilles. Jacques le crut, et il disait entre ses dents: «Maudites soient les clefs et la fantaisie ou la raison qui me les fit emporter! Maudite soit la prudence! etc., etc.» Vous allez croire que cette petite armée tombera sur Jacques et son maître, qu'il y aura une action sanglante, des coups de bâton donnés, des coups de pistolet tirés; et il ne tiendrait qu'à moi que tout cela n'arrivât; mais adieu la vérité de l'histoire, adieu le récit des amours de Jacques. Nos deux voyageurs n'étaient point suivis: j'ignore ce qui se passa dans l'auberge après leur départ. Ils continuèrent leur route, allant toujours sans savoir où ils allaient, quoiqu'ils sussent à peu près où ils voulaient aller; trompant l'ennui et la fatigue par le silence et le bavardage, comme c'est l'usage de ceux qui marchent, et quelquefois de ceux qui sont assis.

Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité, serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable.

Cette fois-ci ce fut le maître qui parla le premier et qui débuta par le refrain accoutumé: Eh bien! Jacques, l'histoire de tes amours?

JACQUES

Je ne sais où j'en étais. J'ai été si souvent interrompu, que je ferais tout aussi bien de recommencer.

LE MAÎTRE

Non, non. Revenu de ta défaillance à la porte de la chaumière, tu te trouvas dans un lit, entouré des gens qui l'habitaient.

JACQUES

Fort bien! La chose la plus pressée était d'avoir un chirurgien, et il n'y en avait pas à plus d'une lieue à la ronde. Le bonhomme fit monter à cheval un de ses enfants, et l'envoya au lieu le moins éloigné. Cependant la bonne femme avait fait chauffer du gros vin, déchiré une vieille chemise de son mari; et mon genou fut étuvé, couvert de compresses et enveloppé de linges. On mit quelques morceaux de sucre enlevés aux fourmis, dans une portion du vin qui avait servi à mon pansement, et je l'avalai; ensuite on m'exhorta à prendre patience. Il était tard; ces gens se mirent à table et soupèrent. Voilà le souper fini. Cependant l'enfant ne revenait pas, et point de chirurgien. Le père prit de l'humeur. C'était un homme naturellement chagrin; il boudait sa femme, il ne trouvait rien à son gré. Il envoya durement coucher ses autres enfants. Sa femme s'assit sur un banc et prit sa quenouille. Lui, allait et venait; et en allant et venant, il lui cherchait querelle sur tout. «Si tu avais été au moulin comme je te l'avais dit…» et il achevait la phrase en hochant de la tête du côté de mon lit.

«On ira demain.

– C'est aujourd'hui qu'il fallait y aller, comme je te l'avais dit… Et ces restes de paille qui sont encore sur la grange, qu'attends-tu pour les relever?

– On les relèvera demain.

– Ce que nous en avons tire à sa fin; et tu aurais beaucoup mieux fait de les relever aujourd'hui, comme je te l'avais dit… Et ce tas d'orge qui se gâte sur le grenier, je gage que tu n'as pas songé à le remuer.

– Les enfants l'ont fait.

– Il fallait le faire toi-même. Si tu avais été sur ton grenier, tu n'aurais pas été à la porte…»

Cependant il arriva un chirurgien, puis un second, puis un troisième, avec le petit garçon de la chaumière.

LE MAÎTRE

Te voilà en chirurgiens comme saint Roch en chapeaux11.

JACQUES

Le premier était absent, lorsque le petit garçon était arrivé chez lui; mais sa femme avait fait avertir le second, et le troisième avait accompagné le petit garçon. «Eh! bonsoir, compères; vous voilà?» dit le premier aux deux autres… Ils avaient fait le plus de diligence possible, ils avaient chaud, ils étaient altérés. Ils s'asseyent autour de la table dont la nappe n'était pas encore ôtée. La femme descend à la cave, et en remonte avec une bouteille. Le mari grommelait entre ses dents: «Eh! que diable faisait-elle à sa porte?» On boit, on parle des maladies du canton; on entame l'énumération de ses pratiques. Je me plains; on me dit: «Dans un moment nous serons à vous.» Après cette bouteille, on en demande une seconde, à compte sur mon traitement; puis une troisième, une quatrième, toujours à compte sur mon traitement; et à chaque bouteille, le mari revenait à sa première exclamation: «Eh! que diable faisait-elle à sa porte?»

Quel parti un autre n'aurait-il pas tiré de ces trois chirurgiens, de leur conversation à la quatrième bouteille, de la multitude de leurs cures merveilleuses, de l'impatience de Jacques, de la mauvaise humeur de l'hôte, des propos de nos Esculapes de campagne autour du genou de Jacques, de leurs différents avis, l'un prétendant que Jacques était mort si l'on ne se hâtait de lui couper la jambe, l'autre qu'il fallait extraire la balle et la portion du vêtement qui l'avait suivie, et conserver la jambe à ce pauvre diable. Cependant on aurait vu Jacques assis sur son lit, regardant sa jambe en pitié, et lui faisant ses derniers adieux, comme on vit un de nos généraux entre Dufouart12 et Louis13. Le troisième chirurgien aurait gobe-mouché jusqu'à ce que la querelle se fût élevée entre eux, et que des invectives on en fût venu aux gestes.

Je vous fais grâce de toutes ces choses, que vous trouverez dans les romans, dans la comédie ancienne et dans la société. Lorsque j'entendis l'hôte s'écrier de sa femme: «que diable faisait-elle à sa porte!» je me rappelai l'Harpagon de Molière14, lorsqu'il dit de son fils: Qu'allait-il faire dans cette galère? Et je conçus qu'il ne s'agissait pas seulement d'être vrai, mais qu'il fallait encore être plaisant; et que c'était la raison pour laquelle on dirait à jamais: Qu'allait-il faire dans cette galère? et que le mot de mon paysan, Que faisait-elle à sa porte? ne passerait pas en proverbe.

Jacques n'en usa pas envers son maître avec la même réserve que je garde avec vous; il n'omit pas la moindre circonstance, au hasard de l'endormir une seconde fois. Si ce ne fut pas le plus habile, ce fut au moins le plus vigoureux des trois chirurgiens qui resta maître du patient.

N'allez-vous pas, me direz-vous, tirer des bistouris à nos yeux, couper des chairs, faire couler du sang, et nous montrer une opération chirurgicale? À votre avis, cela ne sera-t-il pas de bon goût?.. Allons, passons encore l'opération chirurgicale; mais vous permettrez au moins à Jacques de dire à son maître, comme il le fit: «Ah! monsieur, c'est une terrible affaire que de r'arranger un genou fracassé!..» Et à son maître de lui répondre comme auparavant: «Allons donc, Jacques, tu te moques…» Mais ce que je ne vous laisserais pas ignorer pour tout l'or du monde, c'est qu'à peine le maître de Jacques lui eut-il fait cette impertinente réponse, que son cheval bronche et s'abat, que son genou va s'appuyer rudement sur un caillou pointu, et que le voilà criant à tue-tête: «Je suis mort! j'ai le genou cassé!..»

Quoique Jacques, la meilleure pâte d'homme qu'on puisse imaginer, fût tendrement attaché à son maître, je voudrais bien savoir ce qui se passa au fond de son âme, sinon dans le premier moment, du moins lorsqu'il fut bien assuré que cette chute n'aurait point de suite fâcheuse, et s'il put se refuser à un léger mouvement de joie secrète d'un accident qui apprendrait à son maître ce que c'était qu'une blessure au genou. Une autre chose, lecteur, que je voudrais bien que vous me dissiez, c'est si son maître n'eût pas mieux aimé être blessé, même un peu plus grièvement, ailleurs qu'au genou, ou s'il ne fut pas plus sensible à la honte qu'à la douleur.

Lorsque le maître fut un peu revenu de sa chute et de son angoisse, il se remit en selle et appuya cinq ou six coups d'éperon à son cheval, qui partit comme un éclair; autant en fit la monture de Jacques, car il y avait entre ces deux animaux la même intimité qu'entre leurs cavaliers; c'étaient deux paires d'amis.

Lorsque les deux chevaux essoufflés reprirent leur pas ordinaire, Jacques dit à son maître: Eh bien, monsieur, qu'en pensez-vous?

LE MAÎTRE

De quoi?

JACQUES

De la blessure au genou.

LE MAÎTRE

Je suis de ton avis; c'est une des plus cruelles.

JACQUES

Au vôtre?

LE MAÎTRE

Non, non, au tien, au mien, à tous les genoux du monde.

JACQUES

Mon maître, mon maître, vous n'y avez pas bien regardé; croyez que nous ne plaignons jamais que nous.

LE MAÎTRE

Quelle folie!

JACQUES

Ah! si je savais dire comme je sais penser! Mais il était écrit là-haut que j'aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas.

Ici Jacques s'embarrassa dans une métaphysique très-subtile et peut-être très-vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que le mot douleur était sans idée, et qu'il ne commençait à signifier quelque chose qu'au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. Son maître lui demanda s'il avait déjà accouché.

– Non, lui répondit Jacques.

– Et crois-tu que ce soit une grande douleur que d'accoucher?

– Assurément!

– Plains-tu les femmes en mal d'enfant?

– Beaucoup.

– Tu plains donc quelquefois un autre que toi?

– Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui s'arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parce que je sais par expérience qu'on ne fait pas cela sans souffrir; mais pour le mal propre à la femme qui accouche, je ne le plains pas: je ne sais ce que c'est, dieu merci! Mais pour en revenir à une peine que nous connaissons tous deux, l'histoire de mon genou, qui est devenu le15 vôtre par votre chute…

LE MAÎTRE

Non, Jacques; l'histoire de tes amours qui sont devenues miennes par mes chagrins passés.

JACQUES

Me voilà pansé, un peu soulagé, le chirurgien parti, et mes hôtes retirés et couchés. Leur chambre n'était séparée de la mienne que par des planches à claire-voie sur lesquelles on avait collé du papier gris, et sur ce papier quelques images enluminées. Je ne dormais pas, et j'entendis la femme qui disait à son mari: «Laissez-moi, je n'ai pas envie de rire. Un pauvre malheureux qui se meurt à notre porte!..

– Femme, tu me diras tout cela après.

– Non, cela ne sera pas. Si vous ne finissez, je me lève. Cela ne me fera-t-il pas bien aise, lorsque j'ai le cœur gros?

– Oh! si tu te fais tant prier, tu en seras la dupe.

– Ce n'est pas pour se faire prier, mais c'est que vous êtes quelquefois d'un dur!.. c'est que… c'est que…»

Après une assez courte pause, le mari prit la parole et dit: «Là, femme, conviens donc à présent que, par une compassion déplacée, tu nous as mis dans un embarras dont il est presque impossible de se tirer. L'année est mauvaise; à peine pouvons-nous suffire à nos besoins et aux besoins de nos enfants. Le grain est d'une cherté! Point de vin! Encore si l'on trouvait à travailler; mais les riches se retranchent; les pauvres gens ne font rien; pour une journée qu'on emploie, on en perd quatre. Personne ne paye ce qu'il doit; les créanciers sont d'une âpreté qui désespère: et voilà le moment que tu prends pour retirer ici un inconnu, un étranger qui y restera tant qu'il plaira à Dieu, et au chirurgien qui ne se pressera pas de le guérir; car ces chirurgiens font durer les maladies le plus longtemps qu'ils peuvent; qui n'a pas le sou, et qui doublera, triplera notre dépense. Là, femme, comment te déferas-tu de cet homme? Parle donc, femme, dis-moi donc quelque raison.

– Est-ce qu'on peut parler avec vous.

– Tu dis que j'ai de l'humeur, que je gronde; eh! qui n'en aurait pas? qui ne gronderait pas? Il y avait encore un peu de vin à la cave: Dieu sait le train dont il ira! Les chirurgiens en burent hier au soir plus que nous et nos enfants n'aurions fait dans la semaine. Et le chirurgien qui ne viendra pas pour rien, comme tu peux penser, qui le payera?

– Oui, voilà qui est fort bien dit; et parce qu'on est dans la misère vous me faites un enfant, comme si nous n'en avions pas déjà assez.

– Oh que non!

– Oh que si; je suis sûre que je vais être grosse!

– Voilà comme tu dis toutes les fois.

– Et cela n'a jamais manqué quand l'oreille me démange après, et j'y sens une démangeaison comme jamais.

– Ton oreille ne sait ce qu'elle dit.

– Ne me touche pas! laisse là mon oreille! laisse donc, l'homme; est-ce que tu es fou? tu t'en trouveras mal.

– Non, non, cela ne m'est pas arrivé depuis le soir de la Saint-Jean.

– Tu feras si bien que… et puis dans un mois d'ici tu me bouderas comme si c'était de ma faute.

– Non, non.

– Et dans neuf mois d'ici ce sera bien pis.

– Non, non.

– C'est toi qui l'auras voulu?

– Oui, oui.

– Tu t'en souviendras? tu ne diras pas comme tu as dit toutes les autres fois?

– Oui, oui…»

Et puis voilà que de non, non, en oui, oui, cet homme enragé contre sa femme d'avoir cédé à un sentiment d'humanité…

LE MAÎTRE

C'est la réflexion que je faisais.

JACQUES

Il est certain que ce mari n'était pas trop conséquent; mais il était jeune et sa femme jolie. On ne fait jamais tant d'enfants que dans les temps de misère.

LE MAÎTRE

Rien ne peuple comme les gueux.

JACQUES

Un enfant de plus n'est rien pour eux, c'est la charité qui les nourrit. Et puis c'est le seul plaisir qui ne coûte rien; on se console pendant la nuit, sans frais, des calamités du jour… Cependant les réflexions de cet homme n'en étaient pas moins justes. Tandis que je me disais cela à moi-même, je ressentis une douleur violente au genou, et je m'écriai: «Ah! le genou!» Et le mari s'écria: «Ah! femme!..» Et la femme s'écria: «Ah! mon homme! mais… mais… cet homme qui est là!

– Eh bien! cet homme?

– Il nous aura peut-être entendus!

– Qu'il ait entendu.

– Demain, je n'oserai le regarder.

– Et pourquoi? Est-ce que tu n'es pas ma femme? Est-ce que je ne suis pas ton mari? Est-ce qu'un mari a une femme, est-ce qu'une femme a un mari pour rien?

– Ah! ah!

– Eh bien! qu'est-ce?

– Mon oreille!..

– Eh bien! ton oreille?

– C'est pis que jamais.

– Dors, cela se passera.

– Je ne saurais. Ah! l'oreille! ah! l'oreille!

– L'oreille, l'oreille, cela est bien aisé à dire…»

Je ne vous dirai point ce qui se passait entre eux; mais la femme, après avoir répété l'oreille, l'oreille, plusieurs fois de suite à voix basse et précipitée, finit par balbutier à syllabes interrompues l'o…reil…le, et à la suite de cette o…reil…le, je ne sais quoi, qui, joint au silence qui succéda, me fit imaginer que son mal d'oreille s'était apaisé d'une ou d'autre façon, il n'importe: cela me fit plaisir. Et à elle donc!

LE MAÎTRE

Jacques, mettez la main sur la conscience, et jurez-moi que ce n'est pas de cette femme que vous devîntes amoureux.

JACQUES

Je le jure.

LE MAÎTRE

Tant pis pour toi.

JACQUES

C'est tant pis ou tant mieux. Vous croyez apparemment que les femmes qui ont une oreille comme la sienne écoutent volontiers?

LE MAÎTRE

Je crois que cela est écrit là-haut.

JACQUES

Je crois qu'il est écrit à la suite qu'elles n'écoutent pas longtemps le même, et qu'elles sont tant soit peu sujettes à prêter l'oreille à un autre.

LE MAÎTRE

Cela se pourrait.

Et les voilà embarqués dans une querelle interminable sur les femmes; l'un prétendant qu'elles étaient bonnes, l'autre méchantes: et ils avaient tous deux raison; l'un sottes, l'autre pleines d'esprit: et ils avaient tous deux raison; l'un fausses, l'autre vraies: et ils avaient tous deux raison; l'un avares, l'autre libérales: et ils avaient tous deux raison; l'un belles, l'autre laides: et ils avaient tous deux raison; l'un bavardes, l'autre discrètes; l'un franches, l'autre dissimulées; l'un ignorantes, l'autre éclairées; l'un sages, l'autre libertines; l'un folles, l'autre sensées; l'un grandes, l'autre petites: et ils avaient tous deux raison.

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