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Jacques le fataliste et son maître
Jacques le fataliste et son maître

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Jacques le fataliste et son maître

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pu faire le tour du globe sans déparler un moment et sans s'accorder, ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de s'acheminer… – Où? – Où? lecteur, vous êtes d'une curiosité bien incommode! Et que diable cela vous fait-il? Quand je vous aurai dit que c'est à Pontoise ou à Saint-Germain, à Notre-Dame de Lorette ou à Saint-Jacques de Compostelle, en serez-vous plus avancé? Si vous insistez, je vous dirai qu'ils s'acheminèrent vers… oui; pourquoi pas?.. vers un château immense, au frontispice duquel on lisait: «Je n'appartiens à personne et j'appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d'y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez.» – Entrèrent-ils dans ce château? – Non, car l'inscription était fausse, ou ils y étaient avant que d'y entrer. – Mais du moins ils en sortirent? – Non, car l'inscription était fausse, ou ils y étaient encore quand ils en furent sortis. – Et que firent-ils là? – Jacques disait ce qui était écrit là-haut; son maître, ce qu'il voulut: et ils avaient tous deux raison. – Quelle compagnie y trouvèrent ils? – Mêlée. – Qu'y disait-on? – Quelques vérités, et beaucoup de mensonges. – Y avait-il des gens d'esprit? – Où n'y en a-t-il pas? et de maudits questionneurs qu'on fuyait comme la peste. Ce qui choqua le plus Jacques et son maître pendant tout le temps qu'ils s'y promenèrent… – On s'y promenait donc? – On ne faisait que cela, quand on n'était pas assis ou couché… Ce qui choqua le plus Jacques et son maître, ce fut d'y trouver une vingtaine d'audacieux, qui s'étaient emparés des plus superbes appartements, où ils se trouvaient presque toujours à l'étroit; qui prétendaient, contre le droit commun et le vrai sens de l'inscription, que le château leur avait été légué en toute propriété; et qui, à l'aide d'un certain nombre de vauriens à leurs gages, l'avaient persuadé à un grand nombre d'autres vauriens à leurs gages, tout prêts pour une petite pièce de monnaie à pendre, ou assassiner le premier qui aurait osé les contredire: cependant au temps de Jacques et de son maître, on l'osait quelquefois. – Impunément? – C'est selon.

Vous allez dire que je m'amuse, et que, ne sachant plus que faire de mes voyageurs, je me jette dans l'allégorie, la ressource ordinaire des esprits stériles. Je vous sacrifierai mon allégorie et toutes les richesses que j'en pouvais tirer; je conviendrai de tout ce qu'il vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître; soit qu'ils aient atteint une grande ville et qu'ils aient couché chez des filles; qu'ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux; qu'ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l'amour de Dieu; qu'ils aient été accueillis dans la maison d'un grand, où ils manquèrent de tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce qui est superflu; qu'ils soient sortis le matin d'une grande auberge, où on leur fit payer très-chèrement un mauvais souper servi dans des plats d'argent, et une nuit passée entre des rideaux de damas et des draps humides et repliés; qu'ils aient reçu l'hospitalité chez un curé de village à portion congrue, qui courut mettre à contribution les basses-cours de ses paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée de poulets; ou qu'ils se soient enivrés d'excellents vins, aient fait grande chère et pris une indigestion bien conditionnée dans une riche abbaye de Bernardins; car, quoique tout cela vous paraisse également possible, Jacques n'était pas de cet avis: il n'y avait réellement de possible que la chose qui était écrite en haut. Ce qu'il y a de vrai, c'est que, de quelque endroit qu'il vous plaise16 de les mettre en route, ils n'eurent pas fait vingt pas que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois, selon son usage, pris sa prise de tabac: «Eh bien! Jacques, l'histoire de tes amours?»

Au lieu de répondre, Jacques s'écria: Au diable l'histoire de mes amours! Ne voilà-t-il pas que j'ai laissé…

LE MAÎTRE

Qu'as-tu laissé?

Au lieu de lui répondre, Jacques retournait toutes ses poches, et se fouillait partout inutilement. Il avait laissé la bourse de voyage sous le chevet de son lit, et il n'en eut pas plus tôt fait l'aveu à son maître, que celui-ci s'écria: Au diable l'histoire de tes amours! Ne voilà-t-il pas que ma montre est restée accrochée à la cheminée!

Jacques ne se fit pas prier; aussitôt il tourne bride, et regagne au petit pas, car il n'était jamais pressé… – Le château immense? – Non, non. Entre les différents gîtes possibles17, dont je vous ai fait l'énumération qui précède, choisissez celui qui convient le mieux à la circonstance présente.

Cependant son maître allait toujours en avant: mais voilà le maître et le valet séparés, et je ne sais auquel des deux m'attacher de préférence. Si vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde; la recherche de la bourse et de la montre pourra devenir si longue et si compliquée, que de longtemps il ne rejoindra son maître, le seul confident de ses amours, et adieu les amours de Jacques. Si, l'abandonnant seul à la quête de la bourse et de la montre, vous prenez le parti de faire compagnie à son maître, vous serez poli, mais très-ennuyé; vous ne connaissez pas encore cette espèce-là. Il a peu d'idées dans la tête; s'il lui arrive de dire quelque chose de sensé, c'est de réminiscence ou d'inspiration. Il a des yeux comme vous et moi; mais on ne sait la plupart du temps s'il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus; il se laisse exister: c'est sa fonction habituelle. L'automate allait devant lui, se retournant de temps en temps pour voir si Jacques ne revenait pas; il descendait de cheval et marchait à pied; il remontait sur sa bête, faisait un quart de lieue, redescendait et s'asseyait à terre, la bride de son cheval passée dans son bras, et la tête appuyée sur ses deux mains. Quand il était las de cette posture, il se levait et regardait au loin s'il n'apercevait point Jacques. Point de Jacques. Alors il s'impatientait, et sans trop savoir s'il parlait ou non, il disait: «Le bourreau! le chien! le coquin! où est-il? que fait-il? Faut-il tant de temps pour reprendre une bourse et une montre? Je le rouerai de coups; oh! cela est certain; je le rouerai de coups.» Puis il cherchait sa montre à son gousset, où elle n'était pas, et il achevait de se désoler, car il ne savait que devenir sans sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques: c'étaient les trois grandes ressources de sa vie, qui se passait à prendre du tabac, à regarder l'heure qu'il était, à questionner Jacques; et cela dans toutes les combinaisons. Privé de sa montre, il en était donc réduit à sa tabatière, qu'il ouvrait et fermait à chaque minute, comme je fais, moi, lorsque je m'ennuie. Ce qui reste de tabac le soir dans ma tabatière est en raison directe de l'amusement, ou inverse de l'ennui de ma journée. Je vous supplie, lecteur, de vous familiariser avec cette manière de dire empruntée de la géométrie, parce que je la trouve précise et que je m'en servirai souvent.

Eh bien! en avez-vous assez du maître; et son valet ne venant point à nous, voulez-vous que nous allions à lui? Le pauvre Jacques! au moment où nous en parlons, il s'écriait douloureusement: «Il était donc écrit là-haut qu'en un même jour je serais appréhendé comme voleur de grand chemin, sur le point d'être conduit dans une prison, et accusé d'avoir séduit une fille!»

Comme il approchait au petit pas, du château, non… du lieu de leur dernière couchée, il passe à côté de lui un de ces merciers ambulants qu'on appelle porteballes, et qui lui crie: «Monsieur le chevalier, jarretières, ceintures, cordons de montre, tabatières du dernier goût, vraies jaback18, bagues, cachets de montre. Montre, monsieur, une montre, une belle montre d'or, ciselée, à double boîte, comme neuve…» Jacques lui répond: «J'en cherche bien une, mais ce n'est pas la tienne…» et continue sa route, toujours au petit pas. En allant, il crut voir écrit en haut que la montre que cet homme lui avait proposée était celle de son maître. Il revient sur ses pas, et dit au porteballe: «L'ami, voyons votre montre à boîte d'or, j'ai dans la fantaisie qu'elle pourrait me convenir.

– Ma foi, dit le porteballe, je n'en serais pas surpris; elle est belle, très-belle, de Julien Le Roi19. Il n'y a qu'un moment qu'elle m'appartient; je l'ai acquise pour un morceau de pain, j'en ferai bon marché. J'aime les petits gains répétés; mais on est bien malheureux par le temps qui court: de trois mois d'ici je n'aurai pas une pareille aubaine. Vous m'avez l'air d'un galant homme, et j'aimerais mieux que vous en profitassiez qu'un autre…»

Tout en causant, le mercier avait mis sa balle à terre, l'avait ouverte, et en avait tiré la montre, que Jacques reconnut sur-le-champ, sans en être étonné; car s'il ne se pressait jamais, il s'étonnait rarement. Il regarde bien la montre: Oui, se dit-il en lui-même, c'est elle… Au porte-balle: «Vous avez raison, elle est belle, très-belle, et je sais qu'elle est bonne…» Puis la mettant dans son gousset, il dit au porteballe: «L'ami, grand merci!

– Comment, grand merci!

– Oui, c'est la montre de mon maître.

– Je ne connais point votre maître, cette montre est à moi, je l'ai bien achetée et bien payée…»

Et saisissant Jacques au collet, il se mit en devoir de lui reprendre la montre. Jacques s'approche de son cheval, prend un de ses pistolets, et l'appuyant sur la poitrine du porteballe: «Retire-toi, lui dit-il, ou tu es mort.» Le porteballe effrayé lâche prise. Jacques remonte sur son cheval et s'achemine au petit pas vers la ville, en disant en lui-même: «Voilà la montre recouvrée, à présent voyons à notre bourse…» Le porteballe se hâte de refermer sa malle, la remet sur ses épaules, et suit Jacques en criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin! au secours! à moi! à moi!..» C'était dans la saison des récoltes: les champs étaient couverts de travailleurs. Tous laissent leurs faucilles, s'attroupent autour de cet homme, et lui demandent où est le voleur, où est l'assassin.

«Le voilà, le voilà là-bas.

– Quoi! celui qui s'achemine au petit pas vers la porte de la ville?

– Lui-même.

– Allez, vous êtes fou, ce n'est point là l'allure d'un voleur.

– C'en est un, c'en est un, vous dis-je, il m'a pris de force une montre d'or…»

Ces gens ne savaient à quoi s'en rapporter, des cris du porteballe ou de la marche tranquille de Jacques. «Cependant, ajoutait le porteballe, mes enfants, je suis ruiné si vous ne me secourez; elle vaut trente louis comme un liard. Secourez-moi, il emporte ma montre, et s'il vient à piquer des deux, ma montre est perdue…»

Si Jacques n'était guère à portée d'entendre ces cris, il pouvait aisément voir l'attroupement, et n'en allait pas plus vite. Le porteballe détermina, par l'espoir d'une récompense, les paysans à courir après Jacques. Voilà donc une multitude d'hommes, de femmes et d'enfants allant et criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin!» et le porteballe les suivant d'aussi près que le fardeau dont il était chargé le lui permettait, et criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin!..»

Ils sont entrés dans la ville, car c'est dans une ville que Jacques et son maître avaient séjourné la veille; je me le rappelle à l'instant. Les habitants quittent leurs maisons, se joignent aux paysans et au porteballe, tous vont criant à l'unisson: «Au voleur! au voleur! à l'assassin!..» Tous atteignent Jacques en même temps. Le porteballe s'élançant sur lui, Jacques lui détache un coup de botte dont il est renversé par terre, mais n'en criant pas moins: «Coquin, fripon, scélérat, rends-moi ma montre; tu me la rendras, et tu n'en seras pas moins pendu…» Jacques, gardant son sang-froid, s'adressait à la foule qui grossissait à chaque instant, et disait: «Il y a un magistrat de police ici, qu'on me mène chez lui: là, je ferai voir que je ne suis point un coquin, et que cet homme en pourrait bien être un. Je lui ai pris une montre, il est vrai; mais cette montre est celle de mon maître. Je ne suis point inconnu dans cette ville: avant-hier au soir nous y arrivâmes mon maître et moi, et nous avons séjourné chez M. le lieutenant général, son ancien ami.» Si je ne vous ai pas dit plus tôt que Jacques et son maître avaient passé par Conches, et qu'ils avaient logé chez le lieutenant général de ce lieu, c'est que cela ne m'est pas venu plus tôt. «Qu'on me conduise chez M. le lieutenant général,» disait Jacques, et en même temps il mit pied à terre. On le voyait au centre du cortége, lui, son cheval et le porteballe. Ils marchent, ils arrivent à la porte du lieutenant général. Jacques, son cheval et le porteballe entrent, Jacques et le porteballe se tenant l'un l'autre à la boutonnière. La foule reste en dehors.

Cependant, que faisait le maître de Jacques? Il s'était assoupi au bord du grand chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, et l'animal paissait l'herbe autour du dormeur, autant que la longueur de la bride le lui permettait.

Aussitôt que le lieutenant général aperçut Jacques, il s'écria: «Eh! c'est toi, mon pauvre Jacques! Qu'est-ce qui te ramène seul ici?

– La montre de mon maître: il l'avait laissée pendue au coin de la cheminée, et je l'ai retrouvée dans la balle de cet homme; notre bourse, que j'ai oubliée sous mon chevet, et qui se retrouvera si vous l'ordonnez.

– Et que cela soit écrit là-haut…» ajouta le magistrat.

À l'instant il fit appeler ses gens: à l'instant le porteballe montrant un grand drôle de mauvaise mine, et nouvellement installé dans la maison, dit: «Voilà celui qui m'a vendu la montre.»

Le magistrat, prenant un air sévère, dit au porteballe et à son valet: «Vous mériteriez tous deux les galères, toi pour avoir vendu la montre, toi pour l'avoir achetée…» À son valet: «Rends à cet homme son argent, et mets bas ton habit sur-le-champ…» Au porteballe: «Dépêche-toi de vider le pays, si tu ne veux pas y rester accroché pour toujours. Vous faites tous deux un métier qui porte malheur… Jacques, à présent il s'agit de ta bourse.» Celle qui se l'était appropriée comparut sans se faire appeler; c'était une grande fille faite au tour. «C'est moi, monsieur, qui ai la bourse, dit-elle à son maître; mais je ne l'ai point volée: c'est lui qui me l'a donnée.

– Je vous ai donné ma bourse?

– Oui.

– Cela se peut, mais que le diable m'emporte si je m'en souviens…»

Le magistrat dit à Jacques: «Allons, Jacques, n'éclaircissons pas cela davantage.

– Monsieur…

– Elle est jolie et complaisante à ce que je vois.

– Monsieur, je vous jure…

– Combien y avait-il dans la bourse?

– Environ neuf cent dix-sept livres.

– Ah! Javotte! neuf cent dix-sept livres pour une nuit, c'est beaucoup trop pour vous et pour lui. Donnez-moi la bourse…»

La grande fille donna la bourse à son maître qui en tira un écu de six francs: «Tenez, lui dit-il, en lui jetant l'écu, voilà le prix de vos services; vous valez mieux, mais pour un autre que Jacques. Je vous en souhaite deux fois autant tous les jours, mais hors de chez moi, entendez-vous? Et toi, Jacques, dépêche-toi de remonter sur ton cheval, et de retourner à ton maître.»

Jacques salua le magistrat et s'éloigna sans répondre, mais il disait en lui-même: «L'effrontée! la coquine! il était donc écrit là-haut qu'un autre coucherait avec elle, et que Jacques payerait!.. Allons, Jacques, console-toi; n'es-tu pas trop heureux d'avoir rattrapé ta bourse et la montre de ton maître, et qu'il t'en ait si peu coûté?»

Jacques remonte sur son cheval et fend la presse qui s'était faite à l'entrée de la maison du magistrat; mais comme il souffrait avec peine que tant de gens le prissent pour un fripon, il affecta de tirer la montre de sa poche et de regarder l'heure qu'il était; puis il piqua des deux son cheval, qui n'y était pas fait, et qui n'en partit qu'avec plus de célérité. Son usage était de le laisser aller à sa fantaisie; car il trouvait autant d'inconvénient à l'arrêter quand il galopait, qu'à le presser quand il marchait lentement. Nous croyons conduire le destin; mais c'est toujours lui qui nous mène: et le destin, pour Jacques, était tout ce qui le touchait ou l'approchait, son cheval, son maître, un moine, un chien, une femme, un mulet, une corneille. Son cheval le conduisait donc à toutes jambes vers son maître, qui s'était assoupi sur le bord du chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, comme je vous l'ai dit. Alors le cheval tenait à la bride; mais lorsque Jacques arriva, la bride était restée à sa place, et le cheval n'y tenait plus20. Un fripon s'était apparemment approché du dormeur, avait doucement coupé la bride et emmené l'animal. Au bruit du cheval de Jacques, son maître se réveilla, et son premier mot fut: «Arrive, arrive, maroufle! je te vais…» Là, il se mit à bâiller d'une aune.

– Bâillez, bâillez, monsieur, tout à votre aise, lui dit Jacques, mais où est votre cheval?

– Mon cheval?

– Oui, votre cheval…»

Le maître s'apercevant aussitôt qu'on lui avait volé son cheval, se disposait à tomber sur Jacques à grands coups de bride, lorsque Jacques lui dit: «Tout doux, monsieur, je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à me laisser assommer; je recevrai le premier coup, mais je jure qu'au second je pique des deux et vous laisse là…»

Cette menace de Jacques fit tomber subitement la fureur de son maître, qui lui dit d'un ton radouci: «Et ma montre?

– La voilà.

– Et ta bourse?

– La voilà.

– Tu as été bien longtemps.

– Pas trop pour tout ce que j'ai fait. Écoutez bien. Je suis allé, je me suis battu, j'ai ameuté tous les paysans de la campagne, j'ai ameuté tous les habitants de la ville, j'ai été pris pour voleur de grand chemin, j'ai été conduit chez le juge, j'ai subi deux interrogatoires, j'ai presque fait pendre deux hommes; j'ai fait mettre à la porte un valet, j'ai fait chasser une servante, j'ai été convaincu d'avoir couché avec une créature que je n'ai jamais vue et que j'ai pourtant payée; et je suis revenu.

– Et moi, en t'attendant…

– En m'attendant il était écrit là-haut que vous vous endormiriez, et qu'on vous volerait votre cheval. Eh bien! monsieur, n'y pensons plus! c'est un cheval perdu, et peut-être est-il écrit là-haut qu'il se retrouvera.

– Mon cheval! mon pauvre cheval!

– Quand vous continueriez vos lamentations jusqu'à demain, il n'en sera ni plus ni moins.

– Qu'allons-nous faire?

– Je vais vous prendre en croupe, ou, si vous l'aimez mieux, nous quitterons nos bottes, nous les attacherons sur la selle de mon cheval, et nous poursuivrons notre route à pied.

– Mon cheval! mon pauvre cheval!»

Ils prirent le parti d'aller à pied, le maître s'écriant de temps en temps, mon cheval! mon pauvre cheval! et Jacques paraphrasant l'abrégé de ses aventures. Lorsqu'il en fut à l'accusation de la fille, son maître lui dit:

Vrai, Jacques, tu n'avais pas couché avec cette fille?

JACQUES

Non, monsieur.

LE MAÎTRE

Et tu l'as payée?

JACQUES

Assurément!

LE MAÎTRE

Je fus une fois en ma vie plus malheureux que toi.

JACQUES

Vous payâtes après avoir couché?

LE MAÎTRE

Tu l'as dit.

JACQUES

Est-ce que vous ne me raconterez pas cela?

LE MAÎTRE

Avant que d'entrer dans l'histoire de mes amours, il faut être sorti de l'histoire des tiennes. Eh bien! Jacques, et tes amours, que je prendrai pour les premières et les seules de ta vie, nonobstant l'aventure de la servante du lieutenant général de Conches; car, quand tu aurais couché avec elle, tu n'en aurais pas été l'amoureux pour cela. Tous les jours on couche avec des femmes qu'on n'aime pas, et l'on ne couche pas avec des femmes qu'on aime. Mais…

JACQUES

Eh bien! mais!.. qu'est-ce?

LE MAÎTRE

Mon cheval!.. Jacques, mon ami, ne te fâche pas; mets-toi à la place de mon cheval, suppose que je t'aie perdu, et dis-moi si tu ne m'en estimerais pas davantage si tu m'entendais m'écrier: Mon Jacques! mon pauvre Jacques!

Jacques sourit, et dit: J'en étais, je crois, au discours de mon hôte avec sa femme pendant la nuit qui suivit mon premier pansement. Je reposai un peu. Mon hôte et sa femme se levèrent plus tard que de coutume.

LE MAÎTRE

Je le crois.

JACQUES

À mon réveil, j'entr'ouvris doucement mes rideaux, et je vis mon hôte, sa femme et le chirurgien, en conférence secrète vers la porte21. Après ce que j'avais entendu pendant la nuit, il ne me fut pas difficile de deviner ce qui se traitait là. Je toussai. Le chirurgien dit au mari: «Il est éveillé; compère, descendez à la cave, nous boirons un coup, cela rend la main sûre; je lèverai ensuite mon appareil, puis nous aviserons au reste.»

La bouteille arrivée et vidée, car, en terme de l'art, boire un coup c'est vider au moins une bouteille, le chirurgien s'approcha de mon lit, et me dit: «Comment la nuit a-t-elle été?

– Pas mal.

– Votre bras… Bon, bon, le pouls n'est pas mauvais, il n'y a presque plus de fièvre. Il faut voir à ce genou… Allons, commère, dit-il à l'hôtesse qui était debout au pied de mon lit derrière le rideau, aidez-nous…» L'hôtesse appela un de ses enfants… «Ce n'est pas un enfant qu'il nous faut ici, c'est vous, un faux mouvement nous apprêterait de la besogne pour un mois. Approchez.» L'hôtesse approcha, les yeux baissés… «Prenez cette jambe, la bonne, je me charge de l'autre. Doucement, doucement… À moi, encore un peu à moi… L'ami, un petit tour de corps à droite… à droite, vous dis-je, et nous y voilà…»

Je tenais le matelas des deux mains, je grinçais les dents, la sueur me coulait le long du visage. «L'ami, cela n'est pas doux.

– Je le sens.

– Vous y voilà. Commère, lâchez la jambe, prenez l'oreiller; approchez la chaise, et mettez l'oreiller dessus… Trop près… Un peu plus loin… L'ami, donnez-moi la main, serrez-moi ferme. Commère, passez dans la ruelle, et tenez-le par-dessous le bras… À merveille… Compère, ne reste-t-il rien dans la bouteille?

– Non.

– Allez prendre la place de votre femme, et qu'elle en aille chercher une autre… Bon, bon, versez plein… Femme, laissez votre homme où il est, et venez à côté de moi…» L'hôtesse appela encore une fois un de ses enfants. «Eh! mort diable, je vous l'ai déjà dit, un enfant n'est pas ce qu'il nous faut. Mettez-vous à genoux, passez la main sous le mollet… Commère, vous tremblez comme si vous aviez fait un mauvais coup; allons donc, du courage… La gauche sous le bas de la cuisse, là, au-dessus du bandage… Fort bien!..» Voilà les coutures coupées, les bandes déroulées, l'appareil levé et ma blessure à découvert. Le chirurgien tâte en dessus, en dessous, par les côtés, et à chaque fois qu'il me touche, il dit: «L'ignorant! l'âne! le butor! et cela se mêle de chirurgie! Cette jambe, une jambe à couper? Elle durera autant que l'autre: c'est moi qui vous en réponds.

– Je guérirai?

– J'en ai bien guéri d'autres.

– Je marcherai?

– Vous marcherez.

– Sans boiter?

– C'est autre chose; diable, l'ami, comme vous y allez! N'est-ce pas assez que je vous aie sauvé votre jambe? Au demeurant, si vous boitez, ce sera peu de chose. Aimez-vous la danse?

– Beaucoup.

– Si vous en marchez un peu moins bien, vous n'en danserez que mieux… Commère, le vin chaud… Non, l'autre d'abord: encore un petit verre, et votre pansement n'en ira pas plus mal.»

Il boit: on apporte le vin chaud, on m'étuve, on remet l'appareil, on m'étend dans mon lit, on m'exhorte à dormir si je puis, on ferme les rideaux, on finit la bouteille entamée, on en remonte une autre, et la conférence reprend entre le chirurgien, l'hôte et l'hôtesse.

L'HÔTE

Compère, cela sera-t-il long?

LE CHIRURGIEN

Très-long… À vous, compère.

L'HÔTE

Mais combien? Un mois?

LE CHIRURGIEN

Un mois! Mettez-en deux, trois, quatre, qui sait cela? La rotule est entamée, le fémur, le tibia… À vous, commère.

L'HÔTE

Quatre mois! miséricorde! Pourquoi le recevoir ici? Que diable faisait-elle à sa porte?

LE CHIRURGIEN

À moi; car j'ai bien travaillé.

L'HÔTESSE

Mon ami, voilà que tu recommences. Ce n'est pas là ce que tu m'as promis cette nuit; mais patience, tu y reviendras.

L'HÔTE

Mais, dis-moi, que faire de cet homme? Encore si l'année n'était pas si mauvaise!..

L'HÔTESSE

Si tu voulais, j'irais chez le curé.

L'HÔTE

Si tu y mets le pied, je te roue de coups.

LE CHIRURGIEN

Pourquoi donc, compère? la mienne y va bien.

L'HÔTE

C'est votre affaire.

LE CHIRURGIEN

À ma filleule; comment se porte-t-elle?

L'HÔTESSE

Fort bien.

LE CHIRURGIEN

Allons, compère, à votre femme et à la mienne; ce sont deux bonnes femmes.

L'HÔTE

La vôtre est plus avisée; elle n'aurait pas fait la sottise…

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