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Le Juge Et Les Sorcières
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Le Juge Et Les Sorcières

Язык: Французский
Год издания: 2019
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Guido Pagliarino

Le juge et les sorcières (Une enquête du 16ème siècle)

Roman historique

© 2017 Guido Pagliarino

Traduit de l’italien en français par Giovanni Pantano

Copyright de l’œuvre inédite 1991-2001 Guido Pagliarino

Première édition (sous le titre « Un’Indagine del 500 », ISBN: 88 - 87926 - 89 – 1, copyright 01/01/2002 - 31/10/2006 Prospettiva editrice sas

Deuxième édition (sous le titre « Il Giudice e le Streghe” », ISBN 10: 88 - 7418 - 359 - 3, ISBN 13: 978 - 88 - 7418 - 359 – 3, copyright 01/11/2006 - 30/11/2011 Prospettiva editrice sas

Droits restaurés à l’auteur, copyright Guido Pagliarino, à partir de 01/12/2011

Table des matières

Préface de l’auteur aux deux premières éditions

Guido Pagliarino, Le juge et les sorcières (Une enquête du 16 ème siècle), Roma n historique

Postface de l’auteur à la troisième édition

Préface de l’auteur aux deux premières éditions

Ce roman se situe à une époque d’hystéries religieuses, de chasse aux sorcières et de femmes-objet, même si l’amour du prochain était au centre des préceptes chrétiens et que le Nouveau Testament clamait que « il n’y a pas l’homme et la femme, car tous sont égaux dans le Seigneur ».

Il s’agit toutefois d’une œuvre de fiction. Je me suis efforcé de m’immerger dans la mentalité du 16ème siècle car, comme le savent bien les historiens, il faut regarder le passé en se libérant des façons de sentir contemporaines, pour éviter les anachronismes. À titre d’exemple, la peine capitale est considérée de nos jours, comme une atrocité, alors qu’au 16ème elle était vue comme une punition normale et on pensait que la mort amnistiait l’assassin repenti de tous ses péchés, et l’envoyait tout droit au Paradis. Comme nous le verrons, la torture était combattue bien avant l’arrivée de Beccaria.

Il y a des personnages imaginaires et d’autres réels. Le protagoniste est une figure historique, dont le traité contre la sorcellerie fit la renommée. On sait que c’était un avocat. Il ne semble pas qu’il fût juge pontifical comme je l’imagine. Je le décris comme un homme privé d’autodérision. Par contre, en ce qui me concerne, j’ai voulu introduire de l’ironie et de la fantaisie involontaires dans certains de ses comportements, descriptions et considérations. L’avocat Ponzinibio et le terrible dominicain Spina sont eux-aussi des personnages réels, outre, naturellement, les autres grandes figures historiques de l’œuvre. Même Balestrini, l’ensorcelé, a véritablement vécu, même s’il vivait dans le Piémont et non dans le Latium : un cas qu’aujourd’hui on associerait à de la mythomanie et de la schizophrénie avec des penchants suicidaires. Le jeune évêque Micheli est, par contre, un personnage de fiction, même s’il préfigure d’autres prélats qui furent accusés d’hérésie pour avoir prêché la charité évangélique, les cardinaux Pole, Sadoleto et Moronte. Sont aussi inventés, outre des personnages de second ordre comme Mora, le chevalier Rinaldi, le prince de Biancacroce. J’ai gardé ce dernier toujours en arrière-plan, prêt à surgir.

L’idée du roman m’était venue après que j’aie fait des recherches sur la chasse aux sorcières dans le but de comprendre, pour le moins, les raisons historico-sociales de tant de barbaries à l’apogée de la Renaissance. Tout ce que je découvris se retrouve résumé dans les considérations de l’avocat Ponzinibio, de l’évêque Micheli, du chevalier Rinaldi et, à partir d’un certain point de l’œuvre, de celles du protagoniste.

Guido Pagliarino

Guido Pagliarino

Le Juge et les Sorcières

(Une Enquête du XVIème Siècle)

Roma n historique

(traduit de l’Italien par Giovanni Pantano)

Chapitre I

En l’an de grâce 1517, moi, Paolo Grillandi, jeune juriste de vingt-six ans, je fus nommé juge au barreau du Tribunal de Rome. J’y commençai mon apprentissage auprès du Juge Général Astolfo Rinaldi, des pratiques des procès contre les criminels, tous, mais surtout les suppôts du mal qu’on appelle démons.

Bien avant mon entrée en magistrature, du temps où Innocent VIII, promulgua, en 1484, la bulle Summis Desiderantes déclarant la guerre au malins et malines en en précisant les critères pour les identifier, de très nombreux procès en sorcellerie avaient été instruits, comme jamais auparavant. Sa Sainteté avait compris que le nombre de personnes concernées avait fortement augmenté, des hommes mais surtout des femmes, qui pratiquaient la magie et avait ainsi déclaré « qu’il était absolument nécessaire d’être impitoyable et sans indulgence à leurs égards ». L’issue n’avait pas été heureuse et se traduit par de nombreuses condamnations pour ensorcellement, l’emprisonnement et le bûcher pour les envoûtés.

Le Marteau des Sorcières, que les doctes dominicains Sprenger et Kramer rédigèrent en 1486, à la demande d’Innocent VIII, et qui nous avait été, et était encore, d’une aide irremplaçable, prévoyait chaque situation et instruisait comment punir les malins. Malheureusement et malgré les succès, le diable s’était montré plus déterminé, de sorte que le nombre de sorciers et sorcières avait continué d’augmenter, et semblait même croître avec celui des procès. Du moins, c’était mon opinion. En effet, la majorité des inculpés avouaient sous la torture ; même qu’une accusée, cette Elvira que je ne pourrai jamais oublier, avait capitulé devant moi en l’absence de toute menace. Elle nous avait été livrée avec la simple requête formelle d’obtenir sa grâce. Nous savions très bien qu’il valait mieux ne pas en tenir compte, sans risquer d’être, nous-mêmes, soumis au jugement : il ne s’agissait de rien de plus que de choisir la peine, une fois les aveux obtenus. La femme avait été dénoncée pour avoir ensorcelé un certain Remo Brunacci, un habitant de Grottaferrata, comme elle. Le témoignage du curé de paroisse avait été précieux, de sorte qu’hormis la victime, il n’avait pas été nécessaire d’interroger d’autres administrés : Brunacci s’était vu soustraire le membre viril par un tour de magie par la sorcière et s’en était confié à l’archiprêtre. Celui-ci lui avait alors demandé qu’on dénouât sa braguette et vérifia lui-même ; de fait, comme il en témoigna par la suite, le membre avait disparu. Il avait alors convié le fidèle à faire pénitence : jeûner et boire de l’eau bénite, et prier le Ciel de restaurer l’objet volé. Afin qu’il pût mieux se concentrer sur sa prière, il avait enfermé le pénitent dans une petite pièce vide du presbytère, après lui avoir donné un seau de cette eau, où il resta un jour et une nuit. Quand, finalement, il le libéra, le curé l’examina à nouveau et le membre viril était à nouveau apparu, à la grande joie et l’émerveillement de Remo qui, à peine congédié, avait conté son histoire à tout le village. L’Inquisition avait donc reçu une lettre anonyme, suivie d’une autre, officielle, de l’archiprêtre.

A cette époque je supportais de telles dénonciations avec une indignation partagée. Même ma famille avait été soumise aux torts extrêmes d’une stryge. A neuf ans, une fois avoir appris à lire, écrire et compter, j’étais déjà dans l’atelier de mon père, maître cordonnier, tandis que ma mère, qui toute sa vie avait été un exemple de santé, avait été brusquement prise d’une fièvre maligne et mourut. J’étais fils unique, bien que les miens eussent souhaité une nombreuse progéniture à vouer à l’art familial. Combien de fois ma mère n’avait-elle pas répété à mon père, en pleurant, que ce devait être la sage-femme qui l’avait aidée durant l’accouchement, à l’en empêcher : elle s’était disputée avec elle, peu de mois après ma naissance, pour une question de lingettes dégoulinantes ; cette femme devait donc l’avoir envoûtée : il est du domaine public que les guérisseuses et les sages-femmes sont des sorcières suspectes pour le seul fait de leur art ; le même Marteau des Sorcières fait allusion à ces femmes comme des malines en puissance. Craignant une vengeance dont j’eusse été moi-même l’objet, mes parents n’en parlaient qu’entre eux. Malheureusement, un soir, les deux garçons d’atelier étant à table avec nous comme à l’habitude (le couvert faisant partie de leur salaire), mon géniteur avait bu pas mal et était en proie à une profonde tristesse. Il ne tint plus sa langue et révéla le secret. L’un des deux devait l’avoir raconté à son tour, sinon les deux. C’est ainsi que, deux jours plus tard, ma mère se trouva nez à nez avec la sage-femme, sur le seuil de sa maison, qui telle une vipère, lui avait soufflé qu’une femme comme elle, qui allait tout raconter, ne méritait que les malheurs. Un mois plus tard, frappée par le sortilège de cette dégoûtante sorcière, ma mère était défunte. Mon père, envahi par le deuil et le remords d’avoir provoqué la riposte de cette jeteuse de sorts, s’était empressé de rosser les garçons, même si cela n’eût pas changé le destin de sa femme adorée et comme si la boisson n’avait pas été la première cause de ce qui était arrivé. Ce fut gonflé de haine et de courage, qu’aux funérailles, il dénonça la sage-femme publiquement ; le seul fait qu’elle n’était pas là, à prier la morte, suffisait pour l’accuser. Le curé en avait avisé l’Inquisition. Cependant la strige, que quelqu’un avait prévenue, on soupçonnait même que ce fût le diable en personne, s’était éclipsée à jamais et ne fut jamais punie. Jusqu’à ce moment, je ne faisais que pleurer et me taire. Une fois que je fus au courant de la fugue de l’assassin, j’explosai : « Je la retrouverai ! » avais-je crié à mon père. « Je la punirai par le feu, elle et toutes celles qui lui ressemblent ! » Je n’en démordais pas, et j’en avais tant dit pendant des jours et des semaines que mon père, lui aussi avide de justice, avait demandé conseil au curé. C’est ainsi qu’on m’orienta vers des études de juriste, alors que je continuais à travailler dans l’atelier Grillandi, autant que possible. C’est pour cela qu’à force de battre le fer, mon bras droit s’était fortement musclé et, avec le temps, était devenu presque deux fois plus gros que le gauche. Deux ans plus tard environ, mon père s’était remarié avec une veuve sans enfants. Après quelques mois à peine, l’épouse fut prise de violentes douleurs au ventre et mourut en quelques jours. Mon père s’était marié une troisième fois, avec une cousine. Il en eut une enfant, mais en venant au jour, on eut l’horreur de la découvrir bicéphale et, durant le terrible accouchement, aussi bien la mère que la fille décédèrent, la première irrémédiablement bouleversée par la tête fourchue du nouveau-né, la seconde pour n’avoir pu respirer. La sorcière continuait, de loin, de lancer des sorts à toutes les femmes de la famille. Notre haine pour elle s’en trouvait encore augmentée, pour autant que ce fût possible. Une fois arrivé au doctorat, comme c’était la coutume, mon père acheta ma charge de juge, par ses bons offices de prêtre et à grand renfort de dons qu’il distribua aux puissants. Il fit même un cadeau au curé. Mon père n’avait plus ni économie, ni argenterie, ni arme, de sorte que pour acquérir le matériau nécessaire à la fabrication de nouvelles épées, il avait dû solliciter un emprunt auprès d’une banque. Avec les années, j’aurai compensé son sacrifice en lui reversant un dixième de chacune de mes soldes.

On n’a plus jamais retrouvé l’assassin de ma mère ni de mes belles-mères, mais mon cœur exultait à chaque fois qu’une sorcière était arrêtée. Je me rappelle la fois où on nous avait amenés Elvira, je m’étais exclamé devant Astolfo Rinaldi : « Chaponner un honnête homme ! Ah ! Justice sera faite. » Le juge avait laissé démasquer un bref sourire, que j’avais interprété comme : « Oui, désormais c’est à nous de nous en occuper » ; et il avait prononcé le mot : « Boccace ». Je savais qu’il appréciait beaucoup le Décaméron, texte qui, alors, était en libre circulation jusqu’à ce que Paul IV introduisît l’Index des Livres Interdits, mais je ne connaissais pas encore cette œuvre et je n’avais pas compris ce que le juge avait sous-entendu, ni n’avais osé en demander l’explication, pour ne pas paraître inculte. Ma préférence allait aux œuvres austères et, surtout, à l’Enfer de Dante qui m’apparaissait presque comme le symbole de mon œuvre héroïque contre le malin et ceux qui s’étaient égarés dans sa « forêt sauvage ».

Elvira avait été capturée et emprisonnée selon la pratique. Le chef des gendarmes, flanqué de deux gardes armés et d’un inquisiteur dominicain, avait frappé à sa porte. A peine ouverte, ils l’avaient bâillonnée sans même lui laisser le temps de parler, puis ligotée et conduite à Rome et là, elle fut emprisonnée et mise au pain et à l’eau dans une cellule de l’Inquisition, en attendant d’être jugée. Une fois la condamnation religieuse prononcée, elle nous avait été livrée pour être soumise au procès séculier, où étaient présents, outre Rinaldi et moi-même, l’inquisiteur et les deux témoins, Brunacci et le curé, que nous avions déjà interrogés. L’inculpée ne pouvait pas nous voir, par contre nous étions à même de la voir et lui parler par des ouvertures prévues. L’inculpée avait déjà été ligotée, nue, et de telle sorte à pouvoir atteindre, après quelques torsions, chaque partie de son corps. Sitôt qu’elle eût entendu ma voix et avant même que je la menaçai de la torturer, Elvira avait tout avoué. Je n’en fus pas surpris, nous savions qu’elle avait fait pareil face à l’Inquisition. Elle m’avait dit que c’était désormais depuis ses quatorze ans qu’elle était sorcière et, répondant à mes questions précises selon la casuistique du Marteau des Sorcières, elle avait reconnu avoir tué et malmené du bétail et des cultures ; d’être l’assassin d’hommes et de jeunes garçons ; qu’elle se lubrifiait le con avec une graisse thaumaturgique, qu’elle y enfilait le manche d’un balai et que c’est grâce à ces artifices qu’elle volait au sabbat du diable, auquel participait le prince noir en personne, qu’elle et d’autres scélérates l’y adoraient ; et que le malin, après que l’assistant à l’arrière lui eût levé la queue et chaque personne présente rendu hommage comme attendu en lui baisant le troufignon pestilentiel, s’accouplait avec chacune des sorcières, selon et à la fois contre toute nature, à l’aide de son organe mâle fourchu ; et qu’elle, envoûteuse, tenait dans une cage, ce que personne hormis le diable et elle-même ne pouvait voir, les membres virils de tous les hommes qu’elle avait ensorcelés, plus de vingt, et qui se mouvaient comme des oiseaux vivants et mangeaient de l’avoine et du blé ; et que le diable venait de temps en temps admirer chez elle, pour s’amuser. Je lui demandai finalement si Lucifer s’était manifesté à elle sous les traits fameux du « beau Ludovic », c’est-à-dire tel un « homme dans chaque partie de son corps sauf les pieds, qui eux, ressemblaient toujours à des pattes d’oie, complètement retournées, l’avant en arrière et l’arrière en avant ». Elle avait répondu que oui. Reconnue coupable de péchés de même que de méfaits de toutes sortes, et en premiers, l’homicide et la mutilation de chrétiens, comment eût-on pu ne pas la brûler ? Cependant, ayant avoué sans délai, on lui avait accordé la grande miséricorde d’être étranglée avant de faire partir le feu. Malgré cela, une fois contre le mât et juste avant que le bourreau ne la strangulât avec la corde qui lui serrait la gorge, elle nous maudissait tous. Je ne m’étais alors pas donné beaucoup de peine, je savais que l’aveu représentait l’épreuve suprême ; mais, comme toujours, je me montrai fier du bon service rendu à Dieu et, ainsi, à la mémoire de ma mère.

J’étais tellement convaincu du très grave danger que représentait la sorcellerie que, plus tard, en 1525, je publiai un Traité des Sortilèges, en guise d’illustration et d’avertissement. Cette œuvre avait augmenté, hélas ! ma bonne réputation auprès de l’Inquisition papale monastique. Au nom de la vérité, je dois néanmoins ajouter qu’en exprimant mes doléances, je n’ai pas voulu dire que les phénomènes diaboliques n’étaient ou ne soient, qu’une simple apparence. Au contraire, moi-même, j’assistai une fois, en personne, glacé, à un phénomène de possession évident, que je raconterai plus loin ; c’est certainement un procès, dont je parlerai aussi, qui compta les inculpés parmi les plus sûrs serviteurs de Satan. Je suis désormais convaincu cependant que, pour une grande partie, les sorcières et sorciers ne furent pas tels que je les vis et qu’en conséquence, je me trompai presqu’à chaque fois.

Chapitre II

Le doute commença à naitre cinq ans après la publication de mon livre.

C’était le deuxième après-midi d’une journée tiède de fin d’hiver, qui finissait. Avant de prendre la direction de ma maison, à pieds comme de coutume, je m’étais arrêté au marché alimentaire et textile qui occupait toute la place du tribunal. C’était l’heure à laquelle on commence à replier les tréteaux et à offrir la marchandise à meilleur prix. Je m’achetai une poularde vivante, que je fis occire et me l’emmenai à la maison en bandoulière, la tenant par les pattes de la main droite, tandis que de la gauche, je serrais la poignée de mon épée, comme à chaque fois que je paradais. Je voulais paraître fier et puissant, comme toujours, sans sembler embarrassé par ce volatile ; et, comme attendu, chacun m’avait salué de la main et autant du couvre-chef, tant sur la place que sur le reste du chemin, sauf … Eh bien, un gamin méconnu et couvert de haillons trempés, qui, quand je fus presque arrivé au portail de ma maison, à défaut de s’être esquivé, m’avait même bousculé, s’encourant sans demander pardon, ignorant mon indignation : « Holà ! Holà ! ». Pire encore, alors qu’il était éloigné de plusieurs enjambées et perdu dans la foule, j’avais dû subir de ce deux fois rien, le vil déshonneur d’une bruyante éructation. Ce n’est qu’après que je compris que c’était le Ciel qui m’en voulait de mon arrogance et que c’était sans doute aussi un signe précurseur de la visite qui s’ensuivit, peu de temps après ; mais au moment-même, j’étais meurtri. Une fois chez moi, dans mon appartement près du tribunal où j’habitais seul avec un serviteur, je chassai ma colère en m’aspergeant la tête d’eau froide et le priai de veiller à ce que la poularde fût rôtie comme il le fallait. Ce n’était pas la saison, sans quoi je l’eusse enjoint de la frire dans le jus de ce fruit tout nouveau que certains appellent la pomme d’or mais qui, une fois à maturité, est d’un rouge feu, si bien que, comme me l’avait expliqué un espion quelques mois auparavant, le petit peuple, qui, pour autant qu’il sache que personne ne puisse l’entendre, a coutume d’appeler ce plat délicieux : « poulet à la diable » ou, dans le dialecte de la plèbe romaine, « er pollo a la dimonia »1 ; mais les experts en démonologie que j’avais immédiatement conviés à goûter ce mets avec le dernier scrupule, avaient, à plusieurs reprises, conclu que le démon n’avait pas élu domicile dans ce délicieux plat et que tout chrétien pouvait en manger sans pécher, fût-ce du bout des lèvres.

J’enfilai ma robe de chambre à mon aise, je m’assis confortablement sur le banc de mon bureau en attendant le dîner et me préparais à reprendre la lecture de Roland Furieux, quand on frappa soudain à la porte.

Le serviteur m’annonça la visite de l’avocat Gianfrancesco Ponzinibio. C’était lui l’auteur malfamé d’un traité contre la chasse aux sorcières, imprimé une dizaine d’années plus tôt, que je n’avais pas lu mais que je connaissais par les attaques véhémentes du théologien dominicain et chasseur des serviteurs du damné Bartolomeo Spina, contenues dans son Quaestio de Strigibus, publié deux années après ce grimoire blasphémateur. Les critiques du moine avaient mis en danger le fol avocat, entre autre parce que Spina était un personnage important et un fonctionnaire écouté par le Medici de Milan qui, cette même année 1523, avait été élu pape sous le nom de Clément VII et qui l’avait promptement élevé au rang de cardinal puis, peu de temps après, à celui de Grand Inquisiteur,

Il faut dire aussi que je n’étais plus un magistrat béjaune et que, en tant que Juge Général, tout désormais m’était soumis au sein du tribunal de Rome, après que je montai moi aussi dans l’estime de Clément, trois ans plus tôt. En effet, durant le grand sac de la Ville Eternelle provoqué par les conflits impériaux de 1527, je m’étais engagé, au risque de ma vie, à sauvegarder les documents des procès en cours et, autant que possible, ceux du passé. Selon moi, c’était précisément à cause de mon pouvoir au sein du tribunal que Ponzinibio s’était adressé à moi ; et il en avait eu l’audace parce que, désormais, il se faisait fort de la protection d’un autre dominicain, l’austère monseigneur Gabriele Micheli, de vingt-sept ans à peine, mais plutôt savant, issu d’une famille puissante et très estimé dans la Ville.

C’est par respect pour l’évêque, qui, par-dessus tout et déjà en ce temps, avait la réputation d’un saint, que je reçus Ponzinibio.

Dans son traité, l’avocat avait nié la réalité des chevauchées volantes en balai ainsi que les sabbats, et condamné l’instrument de torture comme outil pour obtenir des aveux. Eh bien, cela semble incroyable, cependant, à peine m’eût-il salué, comme il se devait, qu’il commença : « Même vous, votre Seigneurie, vous avoueriez être un sorcier si on vous tenaillait les testicules avec des pinces embrasées ! »

Je m’en indignai profondément : comment osait-il me parler de la sorte, sans autre forme de politesse, sans le respect voulu, sans contour. Des pinces embrasées ! à moi ? « Soyez sûr mon bon seigneur », lui rétorquai-je le visage rembruni, mais d’une voix polie et sans me décontenancer le moins du monde, « que beaucoup de sorcières avouent non seulement sans avoir souffert la torture, mais avant même qu’elles n’en soient menacées. » J’avais exagéré, car seule Elvira s’était comportée de la sorte, mais je rappelais que j’avais su fermement confirmer ma conscience, qui du reste, n’en avait pas vraiment besoin.

« Avec votre permission, très éminent juge », poursuivit le dameret, comme s’il n’avait rien entendu, « je remonterai encore de quelques siècles, pour mieux vous faire comprendre. »

Encore une impertinence ! J’eus l’envie de le faire chasser par mon serviteur, mais songeant à la noble et puissante figure de son protecteur, je me contins. »

« Revenons au début du dixième siècle », reprit-il, « a un manuscrit du moine Regino di Prüm, aujourd’hui dans les mains du sage monseigneur père Micheli, c’est-à-dire à la transcription du Canon Episcopi, qui remontait lui aussi à plusieurs siècles. »

« Le Canon Episcopi ? » répéta-t-il, en montrant un début d’intérêt : « Des premiers siècles de l’Eglise ? »

« Oui, vous pourrez le lire en vous adressant à son propriétaire actuel, dont je suis ici le messager ; mais en attendant, si vous le permettez, je vous en entretiendrai. »

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