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Le Peuple de la mer
Le Peuple de la mer

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Le Peuple de la mer

Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Ah! si le père était là!

Car il sentait confusément en lui, à la fois, l’effort reculé de la race et son nouvel élan. Il revit le vieux qui avait tant trimé pour amasser, sou à sou, l’argent d’une barque, et que la mort avait culbuté tout d’un coup au foyer avant qu’il ait pu voir son rêve, ce bateau bleu qui se tenait là-bas, cambré au vent sur ses amarres.

Les Goustan avaient entonné des chœurs orgueilleux parmi les hommes qui réclamaient à boire. C’était l’heure de la libation rituelle qui consacre les affaires humaines et exalte les victoires. Déjà chacun tirait vers la buvette quand la Marie-Jeanne poussa un léger cri.

La botte de passeroses, nouée à l’étrave, venait de tomber à l’eau dans un coup de vent. Elle la regarda, le cœur serré, dériver sur les courtes vagues. Et à bord d’un caboteur, une vieille barbe ayant prononcé:

– Vla une barque qui commence par un sale temps! elle éprouva de la tristesse, et, relevant la tête, elle sonda le ciel où les nuages se pressaient maintenant, compacts, hâtifs, en masquant définitivement le soleil. Alors elle dit à son homme:

– Je m’en vas, à cause des enfants et de la soupe.

Les deux frères demeurèrent seuls et s’attardèrent à travailler jusqu’au noir, sans pouvoir se résoudre à quitter cette barque, solide sous leurs pieds et qui était à eux.

La mer baissa. Le Dépit des Envieux fit son trou dans la vase molle et claire. Le quai le dominait ainsi qu’un rempart; une odeur de salure fétide montait du port à sec; le vent se déchirait dans les mâtures.

Urbain s’en alla en laissant Léon de garde à bord. Et, comme une heure après, il entrait au village par la traverse, derrière chez Viel, une ombre sortit d’une meule de foin, interrogea d’une voix craintive:

– Ton frère ne vient donc pas?

Urbain reconnut Louise Piron qui attendait au rendez-vous quotidien.

– Ça te tient dur, répondit Coët en riant; not’ sloop est à l’eau, Léon couche à bord.

Alors la fille s’enfonça rapidement dans la nuit en reprenant le chemin suivi par Urbain, les sentiers qui mènent au port de la ville.

Le Dépit des Envieux était à son mouillage, dans l’abri de l’Herbaudière. Urbain Coët avait établi son corps-mort derrière le double rang de chaloupes parallèle à la jetée, et du côté de terre, en sorte que, de sa maison, il pouvait avoir sa barque à l’œil. Le vieux canot, avec lequel il pêchait les cancres et la lubine dans les rochers de l’île, remis à neuf et peint aux couleurs du sloop, était amarré à son flanc, comme un petit serré contre une mère. Et toutes les autres barques avaient également, autour d’elles, une ou deux petites embarcations qui jouaient sur les houles sans jamais s’écarter.

La brise d’ouest qui soufflait le jour du lancement avait forci au décroit de la marée. Les drapeaux des usines vibraient, sur les drisses arquées. La nue, fumeuse, dérivait d’une masse vers l’est et montait sans cesse de l’horizon où la mer était noire. Plus près, des moutons mêlaient à son vert profond leurs cabrioles blanches. La mer remplissait l’air de son bruit, criait en écumant dans les rochers de la pointe, bombardait à coup de vagues la jetée sonore, roulait les barques à bout de chaînes, ressaquait au long des cales et venait s’aplatir, amollie, brisée, sur la plage où le vent faisait courir le sable au ras du sol en grésillant.

Chez Coët, on travaillait à monter des filets tandis que la Marie-Jeanne, en tablier de serpillière, préparait la teinture. Le vent ronflait sous les portes, et, dans la cour, du chaume tournait avec un bruit soyeux. Au-dessus du marais, les moulins prudents ne dressaient plus dans l’air tumultueux que l’arête sans prise de leurs ailes.

On entendait la mer qui tourmentait la côte et se battait au large. Il n’y avait dehors qu’un groupe de causeurs à l’abri du canot de sauvetage.

Terrés au foyer ou à boire chez Zacharie, dont la buvette affiche en lettres d’un pied la rubrique prétentieuse: Au XXe Siècle, les hommes attendaient l’embellie pour sortir. Et de temps à autre ils venaient à la jetée, sonder la mer menaçante avec de l’inquiétude au ventre et au cœur aussi, à cause des gosses et de la femme.

De sa fenêtre, la Marie-Jeanne voyait danser la mâture neuve du Dépit des Envieux où clapotait un gréement clair; le pont, rayé de coutures, lui apparaissait par intervalle au roulis; et elle était fière, parce qu’il n’y avait pas, dans le port, une autre barque si propre et si légère au dos des vagues.

A bord la Marie-Jeanne connaissait quatre bonnes paillasses, remplies de varech bien séché et mises en place par elle, le jour où Le Dépit des Envieux prit mouillage à l’Herbaudière pour la première fois, quatre bonnes paillasses carrelées de gris et de violet, où l’on enfonçait en se couchant et qui vous tenaient la chair, la serraient, la calaient de tous côtés si douillettement! N’était-elle pas tombée sur l’une qui l’avait reçue comme des bras ouverts l’autre soir!.. Elle était seule à bord, avec son homme qui la contemplait arranger les couchettes, le corsage dégrafé parce qu’il faisait chaud dans le ventre du bateau. Et brusquement voilà son Urbain qui l’empoigne, la roule et se glisse sur elle en heurtant son échine au plafond bas. Elle avait crié, à cause de sa coiffe, elle avait ri, et puis ma foi, c’était si bon d’être prise comme ça tout d’un coup, mangée, happée comme qui dirait… Elle se rappelait le carré de nuage, à perte de vue, que découpait le capot au-dessus d’elle; les sonorités de la coque amplifiant le fouettement des drisses; et qu’au roulis, de peur de tomber, elle cramponnait les reins nerveux de son gars. Ah! les bonnes paillasses! le bon souvenir! que Coët nommait en riant: le coup du baptême.

La Marie-Jeanne était heureuse, parce que son homme penserait mieux à elle dans cette couchette où il l’avait «fait mourir», parce qu’elle avait laissé là beaucoup de sa grande joie d’amour qui demeurerait comme une petite âme au cœur même du bateau.

Et pourtant, la bourrasque persistante l’inquiétait. Depuis son lancement, Le Dépit des Envieux n’avait pu se mesurer avec les autres et battre la mer libre pour laquelle il était fait. Urbain ne soufflait mot, mais son visage se fermait davantage et elle sentait que le temps lui durait à terre. Les hommes pouvaient haïr sa barque, mais la mer, pourquoi n’était-elle pas plus clémente? La Marie-Jeanne s’efforçait d’être gaie, active, mais quand son homme ne l’entendait pas, elle disait volontiers «qu’ils n’avaient pas de chance!»

Enfin le soleil reparut. Au ciel à peu près nettoyé, flottaient encore de grands nuages fous, comme des oiseaux perdus derrière un vol passé, et leur ombre, sur l’océan, déplaçait des taches sombres, immenses. Dans le matin pâle les vareuses bleues se pressèrent vers la jetée. Les canots débordaient, accostaient les chaloupes; les avirons heurtaient les coques, battaient l’eau, et déjà les sloops appareillaient au cri des poulies. Le soleil bas frappait l’intérieur de la digue, allumant les granits blonds qui, comme un mur d’or, se reflétaient dans la mer plate.

Sur la dune, parmi le vert jaune des joncs courts, une petite femme guettait, la coiffe lumineuse, du vent dans les jupes. La Marie-Jeanne voulait voir partir son homme. Coët sortit un des derniers, et les balises doublées, bordant plat sa voilure, il serra le vent à la suite des autres barques qui allaient en caravane, toutes inclinées sur le même bord du côté du soleil.

Malgré l’ombre qu’elles portaient dans leur creux, les voiles du Dépit des Envieux éclataient de blancheur, et, d’un mouvement sûr, elles avançaient, tour à tour soulevées et inclinées au tangage, comme dans un grand salut. L’avant du sloop charruait un peu lourdement la mer qui se gonflait et bouillonnait à l’épaule, mais l’arrière glissait bien dans le sillon, en entraînant, comme une auto les feuilles mortes, les bulles éphémères et l’écume subtile.

Coup sur coup, Coët dépassa l’Espoir en Dieu, l’Ange voyageur, le Secours de ma vie, et rattrapa lentement le Bon Pasteur, la barque noire et blanche où le Nain est pilote.

Les pêcheurs ne parlaient point à leur bord; – les hommes de mer ne sont pas bavards: la pipe occupe leur bouche, l’océan leur œil et leurs pensées; – mais tournées vers la nouvelle barque, toutes les faces rudes et boucanées suivaient de près sa marche et à la voir serrer le vent en les gagnant de vitesse, une émulation jalouse remuait le sang des hommes et donnait à ce départ de pêche une allure de régate.

Le Laissez-les dire tenait la tête, au loin, reconnaissable à sa haute voilure bleue, et Perchais, à la barre, se retournait par intervalle vers la pyramide blanche qui croissait régulièrement derrière lui sur l’eau ensoleillée.

Au louvoyage, les sardiniers portés par le jusant s’engageaient dans la Grise. Fraîche, élastique aux voiles, la brise sentait fort la salure du large. Sur la jetée, trait noir dans la côte blonde, l’œil perçant de Coët distinguait encore un point, sa femme sûrement qui l’accompagnait du regard; et il eut de l’orgueil de sa barque, de la Marie-Jeanne et de lui-même. Le point s’effaça, la digue s’éteignit. Il n’y eut plus que la bosse confuse de l’île embrumée et devant lui, la mer infinie où les petits bateaux se perdaient parmi les vagues.

A dix milles dans l’ouest, le Laissez-les dire rencontra la sardine et mit en pêche. L’Aimable Clara arrivait à son tour, puis tout aussitôt ce fut le Dépit des Envieux qui avait semé les concurrents en trois heures de route.

A son bord, Perchais jura un «nom de Dieu» formidable en houlant du torse et bottant son pont. Double Nerf «n’en revenait pas» de voir Coët derrière lui, tandis que la voilure de son frère, marquée de l’ancre pilote, se perdait au loin parmi les traînards.

Mais bientôt le ciel se chargea de nouveau, et l’ouest recommença de lâcher des nuages sombres et crevassés au travers desquels tombaient des raies compactes de lumière d’or. Le soleil avait des jambes, comme disent les marins, et c’était mauvais signe. Déjà la mer s’assombrissait, se creusait, couverte de houpettes blanches qui éclataient à perte de vue, tandis que des glacis s’allumaient et s’éteignaient au penchant des vagues. L’horizon obscurci se fermait comme une muraille au pied de laquelle l’océan se détachait en champ clair sur lequel roulait déjà la tempête.

En hâte les pêcheurs embarquent les filets, amarrent les canots au cul des sloops et tiennent la cape pour réduire leur voilure qui fouette à grands coups secs. Et les barques si fières au port, si énormes au chantier, si colorées dans le soleil, cahotent et gémissent, pauvres petites choses noires que la mer bouscule aveuglément, et sur lesquelles des hommes cramponnés s’agitent.

D’instant en instant le vent force, s’amplifie au point de devenir palpable bien qu’invisible. Il a du poids et siffle. Il pèse sur les poitrines, assourdit l’oreille et, comme à la main, écrète les vagues pour emporter dans sa course de l’écume et du sel.

Aux bas ris les sloops évitent vent arrière et fuient vers l’île dont le phare du Pillier repère la position. Les mâts, dressés hauts par-dessus les voiles, geignent en ployant, les palans crient, les haubans raidissent par secousses et les barques déboulent en poussées successives les vallonnements de la mer. Elles fuient, parfois déjaugées de l’avant, montrant la quille et leurs dessous brillants de coaltar; parfois tombant au creux d’une montagne d’eau qui masque l’horizon. Elles fuient, poursuivies sans cesse par les vagues innombrables qui les gagnent, déferlent sur les tableaux, envahissent les ponts où des ruisseaux hésitent, les enlèvent à pleins dos, s’effacent devant d’autres, qui accourent, gonflées, baveuses, heurtent les arrières et passent, pour être remplacées par d’autres encore, aussi méchantes, aussi énormes. Au roulis le coin trempé des grand’voiles monte alternativement dans le ciel et s’abat dans la mer. A bout de bosses, les canots, précipités ou retenus par une lame, mollissent et tendent tour à tour leurs amarres en menaçant de les rompre. L’écume vole et l’embrun fouette en cinglant.

Arc-bouté sur sa barre, calé dans un trou, ras le pont, l’homme veille, les yeux petits, la trogne en avant, le dos rond sous la bourrasque. C’est tout un troupeau de voiles minuscules, bleues, blanches et rousses, repoussé du large, chassé au ras des flots, presque aussi vite que cette fumée de nuage que le vent emporte follement sous le ciel obscur.

Le Dépit des Envieux double le premier la pointe blanche de la Corbière, à l’abri de laquelle la mer brisée devient plus maniable.

Le Laissez-les dire le serre avec l’intention évidente de lui couper la route. Mais Coët approche gaillardement les roches, malgré le ressac, pour empêcher l’adversaire de passer au vent. Les deux sloops naviguent dans les brisants, le bout-dehors du second aiguillonnant le premier. Ils semblent à la merci d’une vague qui les culbuterait l’un sur l’autre. A la barre les hommes gouvernent comme des dieux.

Il y a des femmes sur la jetée, une main à leur coiffe, l’autre agrippée au garde-fou. Coët vire la balise rouge et vient casser son aire dans le port où les rafales, enjambant la digue, soulèvent des plaques de frisures. Soudain, derrière lui, Perchais aborde lourdement son canot. Les deux patrons se toisent de toutes leurs faces où les yeux surtout vivent, méchamment.

Le soir Julien Perchais s’en fut chez Zacharie. Il avait besoin de boire pour avaler sa défaite, de crier pour apaiser la colère qui bouillonnait dans le coffre de son thorax. Tous les mécontents étaient là: les deux Aquenette, Gaud, Izacar, le mareyeur, Viel le riche, Olichon, des gars à Piron et le père Piron lui-même qui flairait quelques tournées à l’œil. La fille à Zacharie, avec un chignon en casque et une robe légère, remplissait les verres d’eau-de-vie blanche, en penchant sa forte poitrine au ras des visages. Mais les hommes qui aimaient à la flatter d’habitude, avec des regards équivoques, l’ignoraient, le front lourd de soucis, l’œil fixe.

Dehors la mer tumultueuse occupait toute la nuit et le vent secouait les portes comme un hôte oublié. Sous la lampe, les pêcheurs faisaient le gros dos, serrant près à près les vareuses festonnées de blanc par les dépôts salins, et leurs rudes trognes sauries où brasillaient les prunelles. La conversation était sourde comme un complot. Mais si quelqu’un avançait que le Dépit des Envieux naviguait bien au plus près, Perchais hurlait:

– Du bois neuf pardi! c’est léger comme un bouchon!

Et si une autre voix signalait sa rentrée le premier, vent arrière, il lançait à nouveau:

– Un sabot! une charrette! tout fout l’camp aux allures portantes!

Douze fois la fille de Zacharie remplit les verres. L’alcool ensanglantait les visages, soulevait les bras en menace dans la fumée des pipes. La haine commune entretenait l’entente et lorsque la femme de Perchais emmena son homme de force, les pêcheurs se dispersèrent, sans se battre, dans les ténèbres compactes où criait la mer.

Deux jours plus tard, à son mouillage, le Dépit des Envieux échoua sur un grappin qui lui creva le ventre; le lendemain des cailloux lui entraient au flanc. Coët comprit que des vengeances imbéciles et féroces le traquaient et s’acharnaient bassement contre sa barque. Il fallait faire tête sans insolence, mais avec dédain; et la satisfaction d’avoir à lutter sans merci excita ses nerfs, gonfla ses muscles, dilata sa poitrine, bandant tout son être fort dans un désir d’expansion victorieuse, à la fois sauvage et meurtrière.

Léon fut désigné pour coucher à bord, de quoi il s’accommoda joyeusement en songeant à Louise. Leurs rendez-vous quotidiens trouvaient un abri confortable, et dès qu’il eut commencé sa garde, Léon vint chaque soir à la jetée chercher la fille, avec son canot.

Le port est infiniment calme dans les nuits de beau temps. Sur l’eau noire qui semble opaque et sans profondeur, les chaloupes doublées par l’ombre sont, à ce point, immobiles et hautes, qu’on s’étonne de les voir remuer quand on les accoste trop rudement. La pointe des mâts monte parmi les étoiles. Quand on les touche, on sent les cordages, les ponts et les voiles suer à grosses gouttes. Le canot qu’on pousse à la godille paraît filer très vite dans des ruelles entre les barques, glisser sans effort sur quoi? Pas de remous, pas de sillage, pas de lueur, pas de bruit; c’est la mer pourtant, mais alourdie de ténèbres; et lorsqu’on aborde la digue, immense au-dessus de la tête, on a l’impression douloureuse de ne pouvoir jamais aller au delà.

Quelquefois, cependant, la mer s’allume au passage du canot, se trousse en minces bourrelets de cristal bleu et déploie à l’arrière un éventail de pierres précieuses où opales, turquoises, et lazulites jonglent autour de l’aviron, éclatent, s’éteignent, sombrent, rejaillissent et meurent à l’air dès qu’on les soulève avec la rame comme une pelletée de lumière.

Les nuits de lune sont moins vastes que les nuits obscures, parce qu’on voit un horizon, les plages blanches, les maisons blanches, l’eau glacée, le troupeau des sloops à la chaîne et la digue limitée, blanche aussi, et l’océan désert mais révélé par son mirage pâle, si délicat! Le vague et l’infini des éléments disparaissent avec la lune, parce qu’il y a un paysage, imprécis à vrai dire et fantastique à cause de l’amplification des choses par les ombres. Mais le calme est pareil, plus rêveur et moins effrayant, plus humain et qui sollicite le cœur mieux qu’une musique ou un poème.

A l’échelle, Léon appelait doucement et attendait la Louise qui, brusquement apparue là-haut, s’affalait pieds nus le long des échelons. Le gars la recevait à pleins bras, la chatouillait pour rire un brin, puis ils débordaient en silence.

Sitôt enfermés sous le rouf aux moiteurs saumâtres, ils s’étreignaient à tâtons, ce qui donnait lieu à de drôles de méprises. Elle était imprégnée des fadeurs de l’huile brassée toute la journée; il sentait aigrement la sardine.

Leurs mains rudes et leurs jeunes corps s’enlaçaient avec une belle force animale qui ployait et faisait craquer leurs membres. Le varech des paillasses grésillait sous eux à menu bruit; la barque close sommeillait discrètement sur l’eau muette.

Au petit jour la Louise s’échappait et rentrait à la masure familiale, au risque d’attraper la raclée. Elle avait d’ailleurs trouvé le moyen d’éviter les coups de son père; sa mère n’était pas dangereuse, molle et alourdie par une perpétuelle grossesse. Le samedi, malgré les menaces, elle gardait les deux tiers de sa paye et, durant la semaine, elle achetait, à l’occasion, la grâce d’une volée.

– Touche-moi pas, t’auras dix sous!

Et le père Piron, qui préférait encore cinq gouttes au plaisir de battre sa fille, se calmait, empochait la pièce et descendait chez Zacharie. Mais le vieux était vif, Louise gourgandine, et ses économies ne la menaient pas toujours jusqu’au samedi; alors elle n’avait plus qu’à garer son derrière.

Depuis qu’un homme veillait à bord, Le Dépit des Envieux échouait à l’aise, sur le sable, ses beaux flancs intacts. La pêche marchait à souhait et Coët, toujours le premier parti, le premier revenu, faisait de rudes journées. Il se tenait à l’écart, en famille, mêlé le moins possible au village qui s’échauffait à l’approche des régates. Des menaces lui frappaient encore les oreilles, de temps à autre, au passage. Mais brusquement la haine fut suspendue et l’attention détournée quand les Sablais parurent sur la mer bretonne.

La sardine venait de monter à terre, jusqu’à l’entrée de la Loire, entraînant les barques où les hommes affamés sont en arme.

La mer s’était couverte de voiles rousses, vertes, jaunes, bleues, éclatantes dans le grand soleil de l’été, de voiles décolorées, roses ou résédas, de voiles si lourdement teintées de cachou qu’elles pesaient comme des tours sur les coques minces. Les petits ports de la côte furent envahis. Les sloops s’entassèrent à quai, flancs contre flancs, si étroitement qu’on entendait craquer leur ossature aux basses mers de la nuit; et des troupeaux entiers demeuraient sur rade, à rêver, comme de poétiques fantômes, le mât dans les étoiles.

La sardine tomba du coup à vil prix. Les barques rentraient à morte-charge et si nombreuses que, des usines, les refus partirent d’une seule voix, tandis que la concurrence amenait les marchés de misère. L’exploitation s’organisa automatiquement, et un tour de vis fit crier ces hommes accourus, les boyaux vides, au seul endroit où ils espéraient manger.

Le premier soir, quinze Sablais vinrent à l’Herbaudière offrir la sardine à cinq francs. L’usine Rochefortaise et Préval l’obtinrent à quatre francs du mille, mais les matelots n’eurent pas le temps de la porter au village. Déjà les gars du pays escaladaient la jetée par les cales, les échelles; de grosses chenilles humaines rampaient à pic le long du granit; les équipages accostaient à force d’avirons et dans un grand tumulte de galoches et de cris les Noirmoutrains tombèrent sur les Sablais.

Ce fut une mêlée de vareuses, de salopettes bleues, où vibrait le retroussis rouge des caleçons. Des poings s’enlevaient au-dessus des faces briques qui roulaient sur les fortes épaules. Des sabots lancés rasaient les groupes et les paniers volaient sans répit, lâchant une pluie d’argent et jonchant le sol de sardines blanches. Le sel écrasé crépitait sur la digue maculée de sang. Un mousse jeté à l’eau regagnait son bord à la nage. On vit Perchais culbuter une civière chargée de poissons par-dessus le garde-fou, Double Nerf brandir un aviron brisé, et, derrière leurs hommes, les femmes aboyer après les Sablais, sans songer aux épouses qui vivaient à crédit dans l’attente.

– A l’eau! buveurs de sang! fils de putains! voleurs! A l’eau! à l’eau!..

Les malheureux n’eurent que le temps de courir aux canots, et de rallier leurs sloops à toute godille, traqués par ces hommes qui étaient des pêcheurs comme eux, misérables comme eux, et sauvages comme ils le deviendraient eux-mêmes pour défendre leur pain quotidien.

Tout l’Herbaudière était sur la jetée en rumeur. Le brigadier Bernard prononçait des paroles de paix, après la bagarre, indulgent encore pour ses pays:

– Qu’est-ce que vous voulez! on est chez nous pas vrai!.. Faut pas qu’ils y viennent, voilà tout!..

– Y a donc pus d’ poissons chez eux qu’ils arrivent fouiller not’mer! grognait le patron du Brin d’amour.

Et, à la pointe de la jetée, près de la cloche de brume, Perchais, la casquette en arrière, les poings tendus, déchargeait des menaces:

– Et d’la route, nom de Dieu! Foutez-moi l’ camp!

Les sloops, mouillés dans le chenal, dérapaient leur ancres, reprenaient la mer lentement, comme à regrets, et s’éloignaient en silence du côté du soleil qui se couchait rouge au large incendié. Ils s’en allaient sur l’océan calme, plus clément que les hommes, où ils attendraient d’être encore une fois chassés de terre le lendemain.

Coët ne s’était point mêlé de l’affaire. Tranquillement, son canot échoué sur la plage, il avait porté sa pêche chez Préval, pendant la lutte. Mais la Gaude qui descendait au port, attirée par le vacarme, l’avait vu rentrer à l’usine, et maintenant, sur la digue, elle s’agitait parmi les coiffes et les bérets, en bousculant les hommes:

– Vous êtes là comme des sots à feignanter! y a longtemps que Coët a vendu sa pêche!

Les gars avaient oublié le poisson et poursuivaient d’un œil dur les grandes barques qui s’évadaient sur la mer ardente. Le souvenir de Coët les exaspéra. La colère s’enfla vers Le Dépit des Envieux, immobile sur son corps-mort, la voilure amenée, alors que les autres sloops avaient encore leurs voiles hautes, et le Nain proféra:

– Coët est un traître! mais son tour viendra!

Dans la foule, Zacharie l’aubergiste semait des conseils, proposant une démarche collective aux usines, pour exiger qu’il ne soit jamais rien acheté aux Sablais, sous peine de grève. Perchais et les Aquenette décidèrent le mouvement. La cohue se retourna et remonta au village où descendaient les filles curieuses en sabotant.

Le soir tombait lentement, et, en même temps que le jour, la mer se retirait, échouant les barques encore voilées, les canots pleins de sardines, tandis que le jusant emportait au large des paniers dont l’anse émergeait parmi les menus reflets d’argent qui dérivaient par milliers.

Le tumulte roula par les rues, jusqu’au noir qui entassa les pêcheurs au XXe Siècle, où Zacharie débita de l’alcool par litre. Les tablées étaient comme des grappes qui remuaient d’une seule pièce en grondant. Les jurons occupaient les bouches, et les verres au cul massif gonflaient les poings. En vain des femmes tentèrent de rentrer leurs hommes. Très avant dans la nuit calme, la lampe rougit le cabaret, et les gueuleries passèrent sur le village.

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