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Le Peuple de la mer
Le Peuple de la mer

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Le Peuple de la mer

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Chaque matin, en quittant son lit, Coët sortait juger le temps, selon la coutume des gens de mer. Il faisait quelques pas sur la dune basse où sèchent la salicorne et le chardon bleu, parmi un jonc court et dru qui pique les mollets.

Devant lui s’arrondissait la plage sur laquelle le jusant abandonnait des lianes en guirlandes vertes et des méduses d’opale affaissées sur leur chevelure. Des tas de goémons pour l’engrais, deux bouées galeuses, quelques centaines de casiers blanchis allaient à la file, jusqu’à la cale qui monte doucement, vers la remise du bateau de sauvetage. Puis la jetée haute et puissante avançait de cinq cents mètres dans la mer, comme un bras protecteur, devant les barques claires mouillées près à près sur leur corps mort.

Tout brillait au soleil jeune qui s’enlevait là-bas, de l’autre côté de la baie: le sable, le granit, l’océan, les balises et les tours qui marquent les rochers du large, et la terre, comme une ligne de métal à l’horizon. C’était un paysage de lumière, limpide, frais, sous un ciel blanc, insondable, balayé d’une légère brise d’est qui sentait l’iode et le sel.

Près de la cabane du gabelou, le brigadier Bernard amorçait des lignes. Les hommes descendaient du village, parcouraient la jetée à grand bruit de galoches, embarquaient dans les canots. Ils parlaient peu. On entendait surtout sonner le bois, battre l’eau, grincer les chaînes et crier les poulies à l’appareillage.

Les sloops sortaient un à un, dressant haut dans l’air lumineux leurs voiles rousses, bleues ou jaunes, cambrant leur coque grise, largement ceinturée de vert ou d’écarlate.

Et sitôt la jetée doublée, les voilures déployées au vent arrière, ils couraient vers l’horizon en emportant du soleil.

Les yeux clignés, Urbain regardait s’éloigner les barques en les nommant dans sa tête. Il songeait au jour prochain où il prendrait rang dans la caravane. Mais un mouvement de défi lui raidissait involontairement l’échine à la vue du Bon Pasteur que patronne le Nain et du Laissez-les dire, dominé à l’arrière du colossal Perchais. Et il les suivait âprement, jusqu’au chenal de la Grise que masque la pointe fauve de la Corbière.

Quand il rentrait dans sa maison propre, bâtie à côté de celle d’Izacar le mareyeur, qui est riche, et a permis d’élever une croix de huit mètres dans un angle de sa cour, devant chez lui, il trouvait la Marie-Jeanne au travail. C’était une petite femme dodue, aux articulations fortes, aux yeux très noirs, aux cheveux luisants. Elle balayait à grands coups le sol de terre battue où l’armoire, la huche et la table s’élevaient sur des briques à cause de l’humidité.

Coët l’avait épousée par amour bien qu’elle fût fille de terrien et que son père, le vieux Couillaud, fermier à Linières, eut tout fait pour la dégoûter des marins qui sont soulards et crève misère jusqu’à ce que la mer les mange.

Coup sur coup, il lui avait fait trois enfants, parce qu’il faut des bras pour manœuvrer les barques et qu’un mousse de plus dans la famille c’est un étranger de moins à entretenir à bord. Car les pêcheurs procréent surtout par intérêt, comme les bourgeois s’en gardent pour la même cause, et non pas tant, selon la commune croyance, à cause des ivresses qui les culbutent, dans une poussée de rut, sur leurs femmes maîtrisées.

Ils avaient eu la chance d’avoir trois mâles, de quoi Urbain gardait de la reconnaissance à Marie-Jeanne. Le dernier, nourri, ainsi que ses frères, de moules et de crabes qu’il mangeait déjà «comme un homme», attrapait ses dix-huit mois, et l’aîné n’avait pas cinq ans.

Dès qu’elle voyait rentrer son homme, la Marie-Jeanne posait son balai et interrogeait:

– T’as faim, pas vrai?

– Je mangerais ben un morceau.

Elle tirait de l’armoire du beurre et la miche. D’habitude, Urbain ouvrait son couteau et se curait silencieusement les dents avec la pointe. Mais ce jour il demanda:

– Les gars sont couchés?

– Je les ai point réveillés, pour avoir la paix…

– Et Léon?

– Il répare les casiers.

Du soleil glissait de biais par la fenêtre, s’allongeait jusqu’au foyer; un pied de la table brillait. La Marie-Jeanne ferma le volet et dans la demi-lumière ambrée Urbain mâchonna, la bouche pleine:

– J’ai trouvé un nom pour not’bateau, tu sais.

– C’est point le Désiré comme on avait dit.

Coët fit «non» de la tête, sans parler davantage et sa femme ne le questionna pas. Il prit le pichet sur la table et but à même une lampée d’eau claire. Puis il fouilla dans le coin derrière la barrique, tira des peintures, une planche et sortit dans la cour.

Assis sur le sable, son frère y travaillait, des casiers entre les jambes.

– J’ai trouvé un nom pour not’bateau, redit Urbain.

Léon leva sa tête régulière et fine où ses yeux verts, sous leurs cils très longs, avaient l’attirance mystérieuse des étangs plats sous les ombrages. Accroupi sur ses talons, Urbain traçait déjà des lettres.

Au bout du terrain enclos de grillage bas, des mouches dansaient autour de carapaces roses et d’une peau de lapin séchant au bout d’un pieu. Par delà on apercevait la maison à un étage de Viel qui possède deux barques et du bien en terre; des meules de fourrage, caparaçonnées contre le vent de foin tressé; et enfin le marais avec ses moulins, ses cônes de sel, et des femmes fouillant la terre ici et là. Car dans l’île les femmes surtout vont aux champs où elles remuent la glèbe clémente, leur jupon court troussé aux jambes en manière de culotte; l’homme a la mer dangereuse.

Urbain se redressa et dit:

– Voilà!

La Marie-Jeanne et Léon s’approchèrent et considérèrent la planche où était peint en belles lettres droites – car les marins savent tout faire: —Le Dépit des Envieux.

– C’est le nom, dit-il.

Ils se regardèrent tous les trois en souriant, satisfaits de la crânerie, mais la Marie-Jeanne s’inquiéta:

– Fais attention aux Aquenette…

Léon rit largement et Urbain haussa les épaules.

Puis il ramassa l’écriteau, rangea la peinture et partit vers Noirmoutier.

A peine entré au chantier, il saisit un marteau, choisit une forte pointe, escalada l’échafaudage et d’un seul coup fixa le nom à l’étrave de sa barque.

Les trois Goustan accoururent. Grand-père médita, le nez en l’air, et prononça:

– C’est bien ça, mon gars, s’ils t’envient, faut montrer que tu les crains pas!

– Ah! ils le verront bien quand ton sloop s’alignera avec eux autres! appuya François.

Mais Théodore n’approuva pas; il aurait voulu un nom plus héroïque.

Le soir même la nouvelle fut portée à l’Herbaudière par Louchon, le facteur, qui a l’œil gauche dévié. Il va chaque jour à la ville chercher le courrier et fait les commissions pour un verre de vin. Il ramène souvent de la viande dans sa besace parce qu’au village il n’y a pas de boucher. Il déballe au cabaret, où s’abrite la poste, les potins amassés en route. Ce fut là que le père Piron, qui buvait ses quatre sous d’eau-de-vie, apprit le nom de la barque à Coët: Le Dépit des Envieux.

Le père Piron descendit à la jetée où débarquent les gars au retour de la pêche. Les canots se hâtent, s’amarrent aux échelles montant à pic le long du granit, comme un troupeau de bêtes, la tête pressée vers le râtelier. La sardine brille en gros tas d’argent sur leur plancher et les pêcheurs la rangent activement, par centaines, dans les balles. Des conversations aiguës, mêlées de jurons, s’échangent pour les marchés. Des femmes tricotent des bas groseille, guettent leurs hommes et jargaudent en clair patois vendéen. Des civières passent, chargées de paniers, d’où l’eau goutte en laissant des traces. Ça sent fort et bon les entrailles de la mer. Les sabots battent la jetée; le vent grésille dans les filets bleus étendus sur le garde-fou. Et de l’ouest rouge que coupent les hauts phares du Pilier, les derniers sloops accourent, leurs grandes voiles éployées en ciseaux, comme des ailes.

La Gaude était là, les mains sur ses fortes hanches, et les gars riaient des yeux et l’apostrophaient en la frôlant. Le père Piron lui confia l’affaire:

– Tu sais pas que Coët a nommé son bateau Le Dépit des Envieux

Elle fit la moue, mécontente.

– C’est pour nous mettre à défi peut-être!

Alors de l’un à l’autre on se passa le mot. Il courut sur la jetée parmi le travail; les femmes le dirent aux vieux et les galants qui vont attendre à la sortie des usines les filles tout imprégnées d’odeurs d’huile et de poisson, le répétèrent aux «connaissances» en les lutinant pour rire. Puis lorsque la nuit tomba, les hommes, qui ont coutume de fumer des pipes en causant, assis sur la murette devant l’auberge à Zacharie, commentèrent le fait et conclurent que Coët était vraiment un mauvais garçon pour les braver jusque dans le nom de sa barque. Et ils décidèrent d’aller en troupe le dimanche suivant voir ce fameux bateau.

Les gens de l’Herbaudière ne prennent jamais la mer le dimanche, non point en l’honneur du bon Dieu ou parce que c’est le jour du curé, mais simplement parce que les usines ferment et n’achètent pas la sardine. D’ailleurs les hommes ne vont guère à la messe qui est l’affaire des femmes.

Le samedi soir, toutes les barques rentrent à leur mouillage dans le port où elles se reposeront le lendemain, paresseusement couchées sur le flanc, à mer basse. C’est la journée du nettoyage. Le caleçon rouge troussé en bourrelet jusqu’aux genoux, les hommes briquent, frottent, peignent et le soleil, qui sommeille dans les flaques d’eau, rejaillit au contraire en éclaboussures sur le coaltar frais des coques rondes. Le sable est noirâtre, pailleté, impalpable, mais si bien tassé que les pas n’y marquent point et appellent seulement un peu d’humidité. La jetée, dégagée, s’élève comme un rempart verdi à sa base et fourni de goémon; les viviers d’Izacar sont à sec à l’extrémité, et l’on y entend vivre les cancres et les homards dans un petit bruit perpétuel de bulle qui crève.

L’après-midi, les pêcheurs se promènent, boivent chez Zacharie, jouent aux cartes ou courent les galantes. Ils ont des vareuses propres, un foulard blanc et des galoches luisantes. Les filles mettent au cou un mouchoir de soie framboise, vert tendre ou bleu de ciel sur un caraco frais, tiré à la poitrine; elles ont un bonnet de linge sur leurs cheveux plats, des cotillons courts, des sabots cirés.

Ce dimanche là, Double Nerf buvait depuis le matin en compagnie de Gaud et de deux thoniers arrivés la veille, quand il se rappela le rendez-vous au chantier Goustan.

Les gars étaient déjà loin sur la route, par groupe, bleu clair ou bien deux à deux. Il y avait le père Olichon, Piron l’alcoolique qui a quatorze enfants et jamais un sou net, Julien Perchais plus colossal auprès du Nain, le brigadier Bernard et Labosse, le douanier, qui n’était pas de service. Viel, le riche, s’en allait avec la Gaude aux cheveux de jais éclairés de coquelicots rouges; la mère Izacar et la femme à Perchais marchaient avec la fille Zacharie qui est mise comme une demoiselle; des gars emmenaient leurs connaissances par la taille.

Urbain Coët travaillait avec Léon au chantier où les odeurs de peintures et de goudron s’exaltaient dans la chaleur. Près de lui, sa femme tricotait, assise à la porte de l’étier, et ses trois gamins jouaient devant elle sur un tas de copeaux.

Les Goustan ne viennent jamais le dimanche. Grand-père dort sur son lit, le gilet ouvert; François fait «une vache» aux alouettes, chez Malchaussée; et son fils navigue dans la yole avec des camarades.

– T’ as donc point de repos, mon gars!

Le père Olichon entrait le premier et petit à petit chacun se rangeait le long des établis, riauneur, les bras croisés. La barque les couvrait de son ombre, magnifique et campée d’aplomb sur la quille, les flancs vastes et le pont élancé ainsi qu’une échine, d’arrière en avant, vers l’étrave qui dressait en croix ce nom: Le Dépit des Envieux.

Silencieux, les hommes tournèrent à l’entour, s’accroupirent pour juger les dessous, et les visages se faisaient graves, impressionnés. A la porte, les filles se pressaient, jacassantes, et Léon remarqua joyeusement Louise Piron, aux yeux hardis, qui le taquinait avec des aguicheries depuis quelques soirs.

– Ça c’est un bateau! ou je m’y connais pas! déclara Bernard avec admiration; y a pas mieux dans le port!

– Savoir s’il marchera, risqua Perchais, y a la voilure à établir…

Pour exciter le colosse, Gaud, maigre et sournois, lâcha de la pointe des lèvres:

– Il marchera peut-être mieux que ton Laissez-les dire

Perchais plissa les paupières et cracha, les yeux mauvais. Mais Urbain prévenait doucement Aquenette qui tirait sans relâche sur un brûle-gueule, grésillant au ras de son poil rêche:

– Dis donc le Nain, si tu voulais bien pas fumer? T’as donc ben envie de flamber ma barque?

– Oh! une pipe! ça fait ben ren…

– Et puis t’ as d’ l’argent pour t’en payer d’autres, des sloops, grogna Double Nerf.

Alors Bernard intervint:

– Ah! non, éteins ça ou va dehors!

Sans répondre le Nain sortit à pas traînants sur la cale, en fumant à petits coups. Urbain regarda son frère et Léon se posta près d’Aquenette en surveillance.

– De quoi! hurla soudain Double Nerf, tu soupçonnes mon frère, tu le fais guetter!

– Sait-on point ce qui peut arriver, dit tranquillement Urbain.

La peau tannée de Double Nerf rougit et se tendit à l’effort du sang; il se ramassa, le poing massif comme un bélier et riposta:

– Dis rien, nom de Dieu! ou je te défonce comme ça!

D’un seul coup il troua la cloison dont les planches éclatèrent. Du soleil tomba par la brèche; le poing de l’homme saignait goutte à goutte.

Les femmes se rapprochèrent curieuses, et dirent:

– Il est saoul!

Le père Olichon, Bernard et Labosse essayaient de le calmer, les autres regardaient, intéressés. La Marie-Jeanne, craintive, s’était levée en ramassant ses enfants dans ses jupes.

– Double Nerf a raison, déclara Perchais, Coët le met à défi et nous tous de même!

– Y a pas de quoi l’assommer! cria Olichon, Coët se débrouille et vous êtes jaloux!

Ils rigolèrent en montrant leurs dents jaunes gâtées par le tabac et lâchèrent:

– Jaloux! on s’en fout pas mal!

Mais Double Nerf, de plus en plus excité et soutenu par Gaud et Perchais, continuait à gueuler:

– J’aurai sa peau à c’te fils d’ vesse! J’aurai sa peau!

Urbain s’était remis à huiler son mât avec un calme exaspérant; et Louise Piron, descendue jusqu’à Léon, admirait:

– Il est brave ton frère!.. Et toi?

Le joli gars sourit, releva ses longs cils, laissant filer l’éclat téméraire de ses yeux verts, et la jeune poitrine de la Louise s’enfla de contentement.

Le père Piron, tout suant d’alcool, s’épuisait à prêcher la réconciliation:

– Faut qu’ils boive’ ensemble! Faut qu’ils boive’ ensemble, un verre, ça efface tout!

Les avis étaient partagés. Double Nerf parlait sans cesse de détruire au claironnement des nom de Dieu qui sonnaient dans sa gorge, et jurait de ne trinquer avec Coët que pour lui faire boire un coup à la grande tasse. Perchais s’efforçait de le prendre de haut, par le mépris. Mais Gaud, ayant avancé insidieusement qu’il devrait, sans doute, compter avec lui aux régates, Perchais s’emporta et gronda, le thorax soulevé par une tempête de sang.

– Ah! y a trop longtemps qu’on m’embête avec cette histoire? J’ battrai Coët comme je vous bats tous!

– J’ parie pour Coët, une tournée!

Chacun s’engagea à son tour, les uns pour Le Dépit des Envieux, par haine contre la supériorité de Perchais, les autres pour Le Laissez-les dire par envie d’Urbain Coët. Et Double Nerf hurlait encore «qu’il lui ferait la peau à c’te fils d’vesse», quand un vieux entra, coiffé du chapeau rond des paysans maraichins, le dos voûté, les bras ballants.

On entendit des rires, des mots: «V’la l’ marchand d’ patates!» La bande fit un mouvement de retraite qu’accéléra un dernier coup de voix. Et quand tous furent sortis, le bonhomme qui les avait dévisagés carrément un à un prononça:

– Bons de la gueule et faillis du bras, c’est ren qu’ des chie dans l’eau!

Ils s’en allèrent en clamant fort. Le Nain, qui fumait obstinément, les rejoignit par le sentier. Et la Marie-Jeanne monta vers son homme en découvrant les petits de sa jupe.

– J’ai eu peur pour toi, dit-elle.

Déjà le père Couillaud descendait en toisant de l’œil la coque puissante où le soleil éclairait, par plaques, le beau chêne aux tons de miel. Il dit, sans effusion:

– Bonjour la fille! bonjour le gars!

La Marie-Jeanne poussa vers lui les enfants en murmurant:

– Allez embrasser grand-père.

Mais lui leur mit simplement la main sur la tête, tandis qu’il enserrait la barque du regard, le front plissé de méditation.

– Alors, dit-il, c’est ça qui coûte si cher, queuques planches clouées!

– Dame! C’est de la belle ouvrage! vanta Urbain.

Le bonhomme s’approcha, caressa les bordés et concéda:

– Le bois est bon, c’est ben péché de l’ jeter à l’eau!

– J’ pense qu’il en reviendra, fit Urbain.

– P’tête ben aussi qui n’en r’viendra pas, riposta le vieux, narquois.

– Oh! père! pria Marie-Jeanne.

Le bonhomme riait silencieusement de toutes ses rides en se bourrant le nez de tabac, à la force du pouce. Puis brusquement il devint grave et dit:

– J’avais promis de v’nir voir c’te bateau et me vla; mais, mon gars, j’t’approuvions point. C’est trop conséquent pour toi et trop de prix. T’as p’tête seulement point d’quoi l’payer!.. Alors?.. S’il vient des mauvaises saisons?.. L’an dernier j’ons perdu mes fèves par les pluies; ct’année c’est le soleil qui mange la récolte. Y a point d’fiance au temps, et il est le maître…

La Marie-Jeanne avait repris son tricot machinalement, un peu gênée par les paroles du vieux paysan, qui sentaient la prudence campagnarde et la lutte sans merci contre l’invincible nature. Urbain continuait son travail, très à l’aise sous des propos dont il n’entendait pas la sagesse, et auxquels il répondit de bonne foi:

– Vous parlez pour la terre, mais nous c’est point pareil; la mer sait point manquer.

Ils étaient de deux races et ne pouvaient se comprendre. Toute la lignée d’aïeux, dévorés successivement par la glèbe, criait misère au sang du vieux. Il portait, comme un châtiment, les siècles d’efforts sans bénéfices, de vieillesse affamée par l’engourdissement, qui ont engendré les rapacités et la terreur du lendemain. Derrière lui s’étendait la plaine millénaire, qui, bien que trempée de sueur et grasse de sang, n’attendait qu’un répit de l’homme, pour repousser contre lui ses friches meurtrières.

L’autre gardait en lui le temps perdu des aventures, où l’Océan, route des mondes merveilleux, charriait de l’or. Le même intérêt, qui fit au premier marin risquer la tempête, soutenait son courage. Il savait les gains faciles de la vie de mer, l’existence assurée près de la grande nourrice, et la certitude d’une retraite biffait l’avenir de son imagination, en même temps que l’air du large l’entretenait de santé et de belle humeur.

Le vieux avait hoché la tête et s’était tu. Désintéressé de la construction, il se tourna vers l’enclos et jaugea le cerisier:

– C’est du beau fruit, dit-il, et net comme l’œil!

Mais la vue du potager inculte l’écœura, et faisant une grosse moue des babines, il revint à son gendre et demanda:

– Quand c’est-il qu’tu la mets à l’eau c’te barque?

– J’pense ben dans une quinzaine.

Et soudain, avisant le nom cloué sur l’étrave, il épella lentement:

– Le Dépit des Envieux… et ajouta entre les dents:

– Ça se dit comme ça, avant d’commencer.

Puis il partit, comme il était venu, sans embrasser personne.

Urbain le vit s’éloigner avec joie et réclama son frère. Heureuse de la diversion, la Marie-Jeanne descendit vers la cale en frottant ses aiguilles sous sa coiffe. On entendit un rire frais dans le calme, des claquements de petits sabots, et Léon parut, le sang au visage.

– Tu cours après c’te garce! gronda Urbain.

Mais le jeune homme qui devait retrouver la Louise ce soir, dans les dunes, reçut sans écouter la remontrance et ne répondit pas.

Les belles nuits de printemps et d’été, les filles et les gars se rejoignent dans les falaises de la Corbière, sitôt passé les dernières maisons du village. Les filles qui poussent en plein vent sur ce coin d’île ont les joues tannées, les mains rudes, les muscles forts, le sang chaud. A partir de la puberté, elles portent le désir éclatant dans leurs yeux et le remuent autour des reins parmi les jupes. La mer ne prend pas toute la force aux jeunes hommes et les couples sont nombreux le soir à l’orée du marais ou aux plis des dunes. A la manière vendéenne, ils échangent des caresses satisfaisantes mais point dangereuses, encore qu’il arrive bien, une fois de temps en temps, à quelque jeunesse d’être enceinte. Ses compagnes s’en amusent, sa mère tape dessus, le curé la marie: ça n’empêche pas d’être honnête, et d’avoir du cœur à l’ouvrage!

Quinze jours passèrent. La barque s’acheva et les formes, nettement accusées par la peinture, révélèrent toute sa force qui remplissait l’étroit chantier. Au-dessous de la flottaison, du black frais glaçait les fonds; les hauts s’enlevaient en bleu très pâle, traversé d’une bande d’outre-mer à hauteur du pont.

Le père Goustan ne travaillait plus et admirait son œuvre, les mains dans la ceinture de son pantalon, d’où débordait sa chemise, en ballonnant. Il demeurait là, bouche bée, ne remuant ses vieilles lèvres violettes que pour vanter les tonnes de mâchefer cimentées au fond de la coque:

– N’y a tel que ça pour lester un bateau!

Et le jour du lancement vint avec le gros de l’eau.

Un matin Théodore attacha sur l’étrave un bouquet de passeroses et fixa au tableau le drapeau tricolore. A trois heures la marée baignerait le chantier et les Goustan s’affairaient. On fut quérir Malchaussé, avec son cric, pour soulever l’avant de la barque. Alors, débarrassée des épontilles, elle monta au-dessus des hommes, géante, haussée jusqu’au toit. Et Urbain effaçait une à une les écorchures, d’un pinceau soigneux.

Le temps se plombait et le vent d’ouest déchirait à la course le manteau des nuages, au travers duquel tombaient des raies de soleil sur le marais où tournait la mouette criarde. Les arbres ployaient de l’échine; la toiture du chantier frémissait par secousses; l’eau du port, limoneuse, ressaquait en clapotis.

Des curieux arrivèrent, se tassèrent près des cloisons. Des gens s’amassèrent en groupe, sur le quai, autour du douanier important et phraseur. François guettait la marée, tandis que, sous l’œil économe de grand-père, Théodore distribuait, avec parcimonie, le suif lubrifiant au long de la glissière.

– La mer est pleine, allons-y les enfants!

A cet ordre, Urbain trépigna sur la berge en appelant, à force de moulinets, une coiffe blanche qui se hâtait sur le sentier du côté de l’écluse.

– Mais dépêche-té donc!

La Marie-Jeanne fonçait contre le vent, le jupon collé aux cuisses, remorquant à bout de brasson petit Jean qui sautillait dans des galoches. Elle s’excusa: elle avait dû attendre la Viel pour lui confier les autres gars. Mais, sans gronder, Coët lui prit la main, l’entraîna en haut du chantier et se croisa les bras auprès d’elle.

Léon venait de monter à bord avec le jeune Goustan. Les accores s’abattirent. La barque fut libre, d’aplomb sur sa quille; on entendit grincer l’outil de François qui sciait la savate. Immobile et redressé, avec de la joie sur la face, le père Goustan tendait l’œil à pleines bésicles.

Un craquement sec, François jeta:

– Envoyez!

La barque bouge à peine, glisse, prend de la vitesse, touche la mer.

Les poutres ronflent sous la masse, l’eau s’ouvre, gargouille, s’enfle, contre l’arrière, et, refoulée, monte brusquement sur les berges. D’un coup, la barque inclinée se redresse, flotte et court sur son aire. Les aussières raidissent en geignant; les chaînes raguent dans les écubiers; et arrêté dans son mouvement au ras du quai, le bateau revient mollement sur lui-même.

Le chantier vide paraissait immense. Les hommes clamaient d’enthousiasme et l’on répondait de l’autre côté du port.

A bord Léon et Théodore agitaient leur béret; le drapeau claquait dans le grand vent d’ouest; et personne ne vit Urbain qui soulevait son enfant vers le bateau comme un bouquet d’espoir.

La Marie-Jeanne avait envie de pleurer sans savoir pourquoi. Elle pensait au jour de ses noces où elle avait manqué pâmer à l’église. Elle s’approcha de son homme jusqu’à sentir sa chaleur. Le petit Jean cria. Urbain songea:

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