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Les bijoux indiscrets
«Mais qui les a attirés sur cette malheureuse contrée, ces fléaux? Ne sont-ce pas tes injustices, homme avide et sans foi! tes galanteries et tes folles amours, femme mondaine et sans pudeur! tes excès et tes débordements honteux, voluptueux infâme! ta dureté pour nos monastères, avare! tes injustices, magistrat vendu à la faveur! tes usures, négociant insatiable! ta mollesse et ton irréligion, courtisan impie et efféminé!
«Et vous sur qui cette plaie s'est particulièrement répandue, femmes et filles plongées dans le désordre; quand, renonçant aux devoirs de notre état, nous garderions un silence profond sur vos déréglements, vous portez avec vous une voix plus importune que la nôtre; elle vous suit, et partout elle vous reprochera vos désirs impurs, vos attachements équivoques, vos liaisons criminelles, tant de soins pour plaire, tant d'artifices pour engager, tant d'adresse pour fixer, et l'impétuosité de vos transports et les fureurs de votre jalousie. Qu'attendez-vous donc pour secouer le joug de Cadabra, et rentrer sous les douces lois de Brama? Mais revenons à notre sujet. Je vous disais donc que les mondains s'asseyent hérétiquement pour neuf raisons, la première, etc.»
Ce discours fit des impressions fort différentes. Mangogul et la sultane, qui seuls avaient le secret de l'anneau, trouvèrent que le bramine avait aussi heureusement expliqué le caquet des bijoux par le secours de la religion, qu'Orcotome par les lumières de la raison. Les femmes et les petits-maîtres de la cour dirent que le sermon était séditieux, et le prédicateur un visionnaire. Le reste de l'auditoire le regarda comme un prophète, versa des larmes, se mit en prière, se flagella même, et ne changea point de vie.
Il en fut bruit jusque dans les cafés. Un bel esprit décida que le bramine n'avait qu'effleuré la question, et que sa pièce n'était qu'une déclamation froide et maussade; mais au jugement des dévotes et des illuminés, c'était le morceau d'éloquence le plus solide qu'on eût prononcé dans les temples depuis un siècle. Au mien, le bel esprit et les dévotes avaient raison.
CHAPITRE XVI 37.
VISION DE MANGOGUL
Ce fut au milieu du caquet des bijoux qu'il s'éleva un autre trouble dans l'empire; ce trouble fut causé par l'usage du penum, ou du petit morceau de drap qu'on appliquait aux moribonds. L'ancien rite ordonnait de le placer sur la bouche. Des réformateurs prétendirent qu'il fallait le mettre au derrière. Les esprits s'étaient échauffés. On était sur le point d'en venir aux mains, lorsque le sultan, auquel les deux partis en avaient appelé, permit, en sa présence, un colloque entre les plus savants de leurs chefs. L'affaire fut profondément discutée. On allégua la tradition, les livres sacrés et leurs commentateurs. Il y avait de grandes raisons et de puissantes autorités des deux côtés. Mangogul, perplexe, renvoya l'affaire à huitaine. Ce terme expiré, les sectaires et leurs antagonistes reparurent à son audience.
LE SULTANPontifes, et vous prêtres, asseyez-vous, leur dit-il. Pénétré de l'importance du point de discipline qui vous divise, depuis la conférence qui s'est tenue au pied de notre trône, nous n'avons cessé d'implorer les lumières d'en haut. La nuit dernière, à l'heure à laquelle Brama se plaît à se communiquer aux hommes qu'il chérit, nous avons eu une vision; il nous a semblé entendre l'entretien de deux graves personnages, dont l'un croyait avoir deux nez au milieu du visage, et l'autre deux trous au cul; et voici ce qu'ils se disaient. Ce fut le personnage aux deux nez qui parla le premier.
«Porter à tout moment la main à son derrière, voilà un tic bien ridicule…
– Il est vrai…
– Ne pourriez-vous pas vous en défaire?..
– Pas plus que vous de vos deux nez…
– Mais mes deux nez sont réels; je les vois, je les touche; et plus je les vois et les touche, plus je suis convaincu que je les ai, au lieu que depuis dix ans que vous vous tâtez et que vous vous trouvez le cul comme un autre, vous auriez dû vous guérir de votre folie…
– Ma folie! Allez, l'homme aux deux nez; c'est vous qui êtes fou.
– Point de querelle. Passons, passons: je vous ai dit comment mes deux nez m'étaient venus. Racontez-moi l'histoire de vos deux trous, si vous vous en souvenez…
– Si je m'en souviens! cela ne s'oublie pas. C'était le trente et un du mois, entre une heure et deux du matin.
– Eh bien!
– Permettez, s'il vous plaît. Je crains; non. Si je sais un peu d'arithmétique, il n'y a précisément que ce qu'il faut.
– Cela est bien étrange! cette nuit donc?..
– Cette nuit, j'entendis une voix qui ne m'était pas inconnue, et qui criait: A moi! à moi! Je regarde, et je vois une jeune créature effarée, échevelée, qui s'avançait à toutes jambes de mon côté. Elle était poursuivie par un vieillard violent et bourru. A juger du personnage par son accoutrement, et par l'outil dont il était armé, c'était un menuisier. Il était en culotte et en chemise. Il avait les manches de sa chemise retroussées jusqu'aux coudes, les bras nerveux, le teint basané, le front ridé, le menton barbu, les joues boursouflées, l'œil étincelant, la poitrine velue et la tête couverte d'un bonnet pointu.
– Je le vois.
– La femme qu'il était sur le point d'atteindre, continuait de crier: A moi! à moi! et le menuisier disait en la poursuivant: «Tu as beau fuir. Je te tiens; il ne sera pas dit que tu sois la seule qui n'en ait point. De par tous les diables, tu en auras un comme les autres.» A l'instant, la malheureuse fait un faux pas, et tombe à plat sur le ventre, se renforçant de crier: A moi! à moi! et le menuisier ajoutant: «Crie, crie tant que tu voudras; tu en auras un, grand ou petit; c'est moi qui t'en réponds.» A l'instant il lui relève les cotillons, et lui met le derrière à l'air. Ce derrière, blanc comme la neige, gras, ramassé, arrondi, joufflu, potelé, ressemblait comme deux gouttes d'eau à celui de la femme du souverain pontife.»
LE PONTIFEDe ma femme!
LE SULTANPourquoi pas?
«Le personnage aux deux trous ajouta: C'était elle en effet, car je me la remets. Le vieux menuisier lui pose un de ses pieds sur les reins, se baisse, passe ses deux mains au bas de ses deux fesses, à l'endroit où les jambes et les cuisses se fléchissent, lui repousse les deux genoux sous le ventre, et lui relève le cul; mais si bien que je pouvais le reconnaître à mon aise, reconnaissance qui ne me déplaisait pas, quoique de dessous les cotillons il sortît une voix défaillante qui criait: A moi! à moi! Vous me croirez une âme dure, un cœur impitoyable; mais il ne faut pas se faire meilleur qu'on n'est; et j'avoue, à ma honte, que dans ce moment, je me sentis plus de curiosité que de commisération, et que je songeai moins à secourir qu'à contempler.»
Ici le grand pontife interrompit encore le sultan, et lui dit: «Seigneur, serais-je par hasard un des deux interlocuteurs de cet entretien?..
– Pourquoi pas?
– L'homme au deux nez?
– Pourquoi pas?
– Et moi, ajouta le chef des novateurs, l'homme aux deux trous?
– Pourquoi pas?»
«Le scélérat de menuisier avait repris son outil qu'il avait mis à terre. C'était un vilebrequin. Il en passe la mèche dans sa bouche, afin de l'humecter; il s'en applique fortement le manche contre le creux de l'estomac, et se penchant sur l'infortunée qui criait toujours: A moi! à moi! il se dispose à lui percer un trou où il devait y en avoir deux, et où il n'y en avait point.»
LE PONTIFECe n'est pas ma femme.
LE SULTANLe menuisier interrompant tout à coup son opération, et se ravisant, dit: «La belle besogne que j'allais faire! Mais aussi c'eût été sa faute: Pourquoi ne pas se prêter de bonne grâce? Madame, un petit moment de patience.» Il remet à terre son vilebrequin; il tire de sa poche un ruban couleur de rose pâle; avec le pouce de sa main gauche, il en fixe un bout à la pointe du coccix, et pliant le reste en gouttière, en le pressant entre les deux fesses avec le tranchant de son autre main, il le conduit circulairement jusqu'à la naissance du bas-ventre de la dame, qui, tout en criant: A moi! à moi! s'agitait, se débattait, se démenait de droite et de gauche, et dérangeait le ruban et les mesures du menuisier, qui disait: «Madame, il n'est pas encore temps de crier; je ne vous fais point de mal. Je ne saurais y procéder avec plus de ménagement. Si vous n'y prenez garde, la besogne ira tout de travers; mais vous n'aurez à vous en prendre qu'à vous-même. Il faut accorder à chaque chose son terrain. Il y a certaines proportions à garder. Cela est plus important que vous ne pensez. Dans un moment il n'y aura plus de remède; et vous en serez au désespoir.»
LE PONTIFEEt vous entendiez tout cela, seigneur?
LE SULTANComme je vous entends.
LE PONTIFEEt la femme?
LE SULTANIl me sembla, ajoute l'interlocuteur, qu'elle était à demi persuadée; et je présumai, à la distance de ses talons, qu'elle commençait à se résigner. Je ne sais trop ce qu'elle disait au menuisier; mais le menuisier lui répondait: «Ah! c'est de la raison que cela; qu'on a de peine à résoudre les femmes!» Ses mesures prises un peu plus tranquillement, maître Anofore étendant son ruban couleur de rose pâle sur un petit pied-de-roi, et tenant un crayon, dit à la dame: «Comment le voulez-vous?
« – Je n'entends pas.
« – Est-ce dans la proportion antique, ou dans la proportion moderne?..»
LE PONTIFEO profondeur des décrets d'en haut! combien cela serait fou, si cela n'était pas révélé! Soumettons nos entendements, et adorons.
LE SULTANJe ne me rappelle plus la réponse de la dame; mais le menuisier répliqua: «En vérité, elle extravague; cela ne ressemblera à rien. On dira: Qui est l'âne qui a percé ce cul-là?..»
LA DAME«Trêve de verbiage, maître Anofore, faites-le comme je vous dis…
ANOFORE«Faites-le comme je vous dis! Madame, mais chacun a son honneur à garder…
LA DAME«Je le veux ainsi, et là, vous dis-je. Je le veux, je le veux…
«Le menuisier riait à gorge déployée; et moi donc, croyez-vous que j'étais sérieux? Cependant Anofore trace ses lignes sur le ruban, le remet en place, et s'écrie: «Madame, cela ne se peut pas; cela n'a pas de sens commun. Quiconque verra ce cul-là, pour peu qu'il soit connaisseur, se moquera de vous et de moi. On sait bien qu'il faut de là là, un intervalle; mais on ne l'a jamais pratiqué de cette étendue. Trop est trop. Vous le voulez?..»
LA DAME«Eh! oui, je le veux, et finissons…»
«A l'instant maître Anofore prend son crayon, marque sur les fesses de la dame des lignes correspondantes à celles qu'il avait tirées sur le ruban; il forme son trait carré, en haussant les épaules, et murmurant tout bas: «Quelle mine cela aura! mais c'est sa fantaisie.» Il ressaisit son vilebrequin, et dit: «Madame le veut là?
« – Oui, là; allez donc…
« – Allons, madame.
« – Qu'y a-t-il encore?
« – Ce qu'il y a? c'est que cela ne se peut.
« – Et pourquoi, s'il vous plaît?
« – Pourquoi? c'est que vous tremblez, et que vous serrez les fesses; c'est que j'ai perdu de vue mon trait carré, et que je percerai trop haut ou trop bas. Allons, madame, un peu de courage.
« – Cela vous est facile à dire; montrez-moi votre mèche; miséricorde!
« – Je vous jure que c'est la plus petite de ma boutique. Tandis que nous parlons j'en aurais déjà percé une demi-douzaine. Allons, madame, desserrez; fort bien; encore un peu; à merveille; encore, encore.» Cependant je voyais le menuisier narquois approcher tout doucement son vilebrequin. Il allait… lorsqu'une fureur mêlée de pitié s'empare de moi. Je me débats; je veux courir au secours de la patiente: mais je me sens garrotté par les deux bras, et dans l'impossibilité de remuer. Je crie au menuisier: «Infâme, coquin, arrête.» Mon cri est accompagné d'un si violent effort, que les liens qui m'attachaient en sont rompus. Je m'élance sur le menuisier: je le saisis à la gorge. Le menuisier me dit: «Qui es-tu? à qui en veux-tu? est-ce que tu ne vois pas qu'elle n'a point de cul? Connais-moi; je suis le grand Anofore; c'est moi qui fais des culs à ceux qui n'en ont point. Il faut que je lui en fasse un, c'est la volonté de celui qui m'envoie; et après moi, il en viendra un autre plus puissant que moi; il n'aura pas un vilebrequin; il aura une gouge, et il achèvera avec sa gouge de lui restituer ce qui lui manque. Retire-toi, profane; ou par mon vilebrequin, ou par la gouge de mon successeur, je te…
« – A moi?
« – A toi, oui, à toi…» A l'instant, de sa main gauche il fait bruire l'air de son instrument.
Et l'homme aux deux trous, que vous avez entendu jusqu'ici, dit à l'homme aux deux nez: «Qu'avez-vous? vous vous éloignez.
– Je crains qu'en gesticulant, vous ne me cassiez un de mes nez. Continuez.
– Je ne sais plus où j'en étais.
– Vous en étiez à l'instrument dont le menuisier faisait bruire l'air…
– Il m'applique sur les épaules un coup du revers de son bras droit, mais un coup si furieux, que j'en suis renversé sur le ventre; et voilà ma chemise troussée, un autre derrière à l'air; et le redoutable Anofore qui me menace de la pointe de son outil; et me dit: «Demande grâce, maroufle; demande grâce, ou je t'en fais deux…» Aussitôt je sentis le froid de la mèche du vilebrequin. L'horreur me saisit; je m'éveille; et depuis, je me crois deux trous au cul.»
Ces deux interlocuteurs, ajouta le sultan, se mirent alors à se moquer l'un de l'autre. «Ah, ah, ah, il a deux trous au cul!
– Ah, ah, ah, c'est l'étui de tes deux nez!»
Puis se tournant gravement vers l'assemblée, il dit: «Et vous, pontifes, et vous ministres des autels, vous riez aussi! et quoi de plus commun que de se croire deux nez au visage, et de se moquer de celui qui se croit deux trous au cul?»
Puis, après un moment de silence, reprenant un air serein, et s'adressant aux chefs de la secte, il leur demanda ce qu'ils pensaient de sa vision.
«Par Brama, répondirent-ils, c'est une des plus profondes que le ciel ait départies à aucun prophète.
– Y comprenez-vous quelque chose?
– Non, seigneur.
– Que pensez-vous de ces deux interlocuteurs?
– Que ce sont deux fous.
– Et s'il leur venait en fantaisie de se faire chefs de parti, et que la secte des deux trous au cul se mît à persécuter la secte aux deux nez?..»
Les pontifes et les prêtres baissèrent la vue; et Mangogul dit: «Je veux que mes sujets vivent et meurent à leur mode. Je veux que le penum leur soit appliqué ou sur la bouche, ou au derrière, comme il plaira à chacun d'eux; et qu'on ne me fatigue plus de ces impertinences.»
Les prêtres se retirèrent; et au synode qui se tint quelques mois après, il fut déclaré que la vision de Mangogul serait insérée dans le recueil des livres canoniques, qu'elle ne dépara pas.
CHAPITRE XVII.
LES MUSELIÈRES
Tandis que les bramines faisaient parler Brama, promenaient les Pagodes, et exhortaient les peuples à la pénitence, d'autres songeaient à tirer parti du caquet des bijoux.
Les grandes villes fourmillent de gens que la misère rend industrieux. Ils ne volent ni ne filoutent; mais ils sont aux filous, ce que les filous sont aux fripons. Ils savent tout, ils font tout, ils ont des secrets pour tout; ils vont et viennent, ils s'insinuent. On les trouve à la cour, à la ville, au palais, à l'église, à la comédie, chez les courtisanes, au café, au bal, à l'opéra, dans les académies; ils sont tout ce qu'il vous plaira qu'ils soient. Sollicitez-vous une pension, ils ont l'oreille du ministre. Avez-vous un procès, ils solliciteront pour vous. Aimez-vous le jeu, ils sont croupiers; la table, ils sont chefs de loge; les femmes, ils vous introduiront chez Amine ou chez Acaris. De laquelle des deux vous plaît-il d'acheter la mauvaise santé? choisissez; lorsque vous l'aurez prise, ils se chargeront de votre guérison. Leur occupation principale est d'épier les ridicules des particuliers, et de profiter de la sottise du public. C'est de leur part qu'on distribue au coin des rues, à la porte des temples, à l'entrée des spectacles, à la sortie des promenades, des papiers par lesquels on vous avertit gratis qu'un tel, demeurant au Louvre, dans Saint-Jean, au Temple ou dans l'Abbaye, à telle enseigne, à tel étage, dupe chez lui depuis neuf heures du matin jusqu'à midi, et le reste du jour en ville.
Les bijoux commençaient à peine à parler, qu'un de ces intrigants remplit les maisons de Banza d'un petit imprimé, dont voici la forme et le contenu. On lisait, au titre, en gros caractères:
AVIS AUX DAMES.
Au-dessous, en petit italique:
Par permission de monseigneur le grand sénéchal, et avec l'approbation de messieurs de l'Académie royale des sciences.
Et plus bas:
«Le sieur Éolipile, de l'Académie royale de Banza, membre de la société royale de Monoémugi, de l'académie impériale de Biafara, de l'académie des curieux de Loango, de la société de Camur au Monomotapa, de l'institut d'Érecco, et des académies royales de Béléguanze et d'Angola, qui fait depuis plusieurs années des cours de babioles avec les applaudissements de la cour, de la ville et de la province, a inventé, en faveur du beau sexe, des muselières ou bâillons portatifs, qui ôtent aux bijoux l'usage de la parole, sans gêner leurs fonctions naturelles. Ils sont propres et commodes; il en a de toute grandeur, pour tout âge et à tout prix; et il a eu l'honneur d'en fournir aux personnes de la première distinction.»
Il n'est rien tel que d'être d'un corps. Quelque ridicule que soit un ouvrage, on le prône, et il réussit. C'est ainsi que l'invention d'Éolipile fit fortune. On courut en foule chez lui: les femmes galantes y allèrent dans leur équipage; les femmes raisonnables s'y rendirent en fiacre; les dévotes y envoyèrent leur confesseur ou leur laquais: on y vit même arriver des tourières. Toutes voulaient avoir une muselière; et depuis la duchesse jusqu'à la bourgeoise, il n'y eut femme qui n'eût la sienne, ou par air ou pour cause.
Les bramines, qui avaient annoncé le caquet des bijoux comme une punition divine, et qui s'en étaient promis de la réforme dans les mœurs et d'autres avantages, ne virent point sans frémir une machine qui trompait la vengeance du ciel et leurs espérances. Ils étaient à peine descendus de leurs chaires, qu'ils y remontent, tonnent, éclatent, font parler les oracles, et prononcent que la muselière est une machine infernale, et qu'il n'y a point de salut pour quiconque s'en servira. «Femmes mondaines, quittez vos muselières; soumettez-vous, s'écrièrent-ils, à la volonté de Brama. Laissez à la voix de vos bijoux réveiller celle de vos consciences; et ne rougissez point d'avouer des crimes que vous n'avez point eu honte de commettre.»
Mais ils eurent beau crier, il en fut des muselières comme il en avait été des robes sans manches, et des pelisses piquées. Pour cette fois on les laissa s'enrhumer dans leurs temples. On prit des bâillons, et on ne les quitta que quand on en eut reconnu l'inutilité, ou qu'on en fut las.
CHAPITRE XVIII 38.
DES VOYAGEURS
Ce fut dans ces circonstances, qu'après une longue absence, des dépenses considérables, et des travaux inouïs, reparurent à la cour les voyageurs que Mangogul avait envoyés dans les contrées les plus éloignées pour en recueillir la sagesse; il tenait à la main leur journal, et faisait à chaque ligne un éclat de rire.
«Que lisez-vous donc de si plaisant? lui demanda Mirzoza.
– Si ceux-là, lui répondit Mangogul, sont aussi menteurs que les autres, du moins ils sont plus gais. Asseyez-vous sur ce sofa, et je vais vous régaler d'un usage des thermomètres dont vous n'avez pas la moindre idée.
«Je vous promis hier, me dit Cyclophile, un spectacle amusant…
MIRZOZAEt qui est ce Cyclophile?
MANGOGULC'est un insulaire…
MIRZOZAEt de quelle île?..
MANGOGULQu'importe?..
MIRZOZAEt à qui s'adresse-t-il?..
MANGOGULA un de mes voyageurs…
MIRZOZAVos voyageurs sont donc enfin revenus?..
MANGOGULAssurément; et vous l'ignoriez?
MIRZOZAJe l'ignorais…
MANGOGULAh çà, arrangeons-nous, ma reine; vous êtes quelquefois un peu bégueule. Je vous laisse la maîtresse de vous en aller lorsque ma lecture vous scandalisera.
MIRZOZAEt si je m'en allais d'abord?
MANGOGULComme il vous plaira.»
Je ne sais si Mirzoza resta ou s'en alla; mais Mangogul, reprenant le discours de Cyclophile, lut ce qui suit:
«Ce spectacle amusant, c'est celui de nos temples, et de ce qui s'y passe. La propagation de l'espèce est un objet sur lequel la politique et la religion fixent ici leur attention; et la manière dont on s'en occupe ne sera pas indigne de la vôtre. Nous avons ici des cocus: n'est-ce pas ainsi qu'on appelle dans votre langue ceux dont les femmes se laissent caresser par d'autres? Nous avons donc ici des cocus, autant et plus qu'ailleurs, quoique nous ayons pris des précautions infinies pour que les mariages soient bien assortis.
– Vous avez donc, répondis-je, le secret qu'on ignore ou qu'on néglige parmi nous, de bien assortir les époux?
– Vous n'y êtes pas, reprit Cyclophile; nos insulaires sont conformés de manière à rendre tous les mariages heureux, si l'on y suivait à la lettre les lois usitées.
– Je ne vous entends pas bien, répliquai-je; car dans notre monde rien n'est plus conforme aux lois qu'un mariage; et rien n'est souvent plus contraire au bonheur et à la raison.
– Eh bien! interrompit Cyclophile, je vais m'expliquer. Quoi! depuis quinze jours que vous habitez parmi nous, vous ignorez encore que les bijoux mâles et féminins sont ici de différentes figures? à quoi donc avez-vous employé votre temps? Ces bijoux sont de toute éternité destinés à s'agencer les uns avec les autres; un bijou féminin en écrou est prédestiné à un bijou mâle fait en vis. Entendez-vous?
– J'entends, lui dis-je; cette conformité de figure peut avoir son usage jusqu'à un certain point; mais je ne la crois pas suffisante pour assurer la fidélité conjugale.
– Que désirez-vous de plus?
– Je désirerais que, dans une contrée où tout se règle par des lois géométriques, on eût eu quelque égard au rapport de chaleur entre les conjoints. Quoi! vous voulez qu'une brune de dix-huit ans, vive comme un petit démon, s'en tienne strictement à un vieillard sexagénaire et glacé! Cela ne sera pas, ce vieillard eût-il son bijou masculin en vis sans fin…
– Vous avez de la pénétration, me dit Cyclophile. Sachez donc que nous y avons pourvu…
– Et comment cela?..
– Par une longue suite d'observations sur des cocus bien constatés…
– Et à quoi vous ont mené ces observations?
– A déterminer le rapport nécessaire de chaleur entre deux époux…
– Et ces rapports connus?
– Ces rapports connus, on gradua des thermomètres applicables aux hommes et aux femmes. Leur figure n'est pas la même; la base des thermomètres féminins ressemble à un bijou masculin d'environ huit pouces de long sur un pouce et demi de diamètre; et celle des thermomètres masculins, à la partie supérieure d'un flacon qui aurait précisément en concavité les mêmes dimensions. Les voilà, me dit-il en m'introduisant dans le temple, ces ingénieuses machines dont vous verrez tout à l'heure l'effet; car le concours du peuple et la présence des sacrificateurs m'annoncent le moment des expériences sacrées.»
Nous perçâmes la foule avec peine, et nous arrivâmes dans le sanctuaire, où il n'y avait pour autels que deux lits de damas sans rideaux. Les prêtres et les prêtresses étaient debout autour, en silence, et tenant des thermomètres dont on leur avait confié la garde, comme celle du feu sacré aux vestales. Au son des hautbois et des musettes, s'approchèrent deux couples d'amants conduits par leurs parents. Ils étaient nus; et je vis qu'une des filles avait le bijou circulaire, et son amant le bijou cylindrique.
«Ce n'est pas là merveille, dis-je à Cyclophile.
– Regardez les deux autres,» me répondit-il.
J'y portai la vue. Le jeune homme avait un bijou parallélipipède, et la fille un bijou carré.
«Soyez attentif à l'opération sainte,» ajouta Cyclophile.
Alors deux prêtres étendirent une des filles sur l'autel; un troisième lui appliqua le thermomètre sacré; et le grand pontife observait attentivement le degré où la liqueur monta en six minutes. Dans le même temps, le jeune homme avait été étendu sur l'autre lit par deux prêtresses; et une troisième lui avait adapté le thermomètre. Le grand prêtre ayant observé ici l'ascension de la liqueur dans le même temps donné, il prononça sur la validité du mariage, et renvoya les époux se conjoindre à la maison paternelle. Le bijou féminin carré et le bijou masculin parallélipipède furent examinés avec la même rigueur, éprouvés avec la même précision; mais le grand prêtre, attentif à la progression des liqueurs, ayant reconnu quelques degrés de moins dans le garçon que dans la fille, selon le rapport marqué par le rituel (car il y avait des limites), monta en chaire, et déclara les parties inhabiles à se conjoindre. Défense à elles de s'unir, sous les peines portées par les lois ecclésiastiques et civiles contre les incestueux. L'inceste dans cette île n'était donc pas une chose tout à fait vide de sens. Il y avait aussi un véritable péché contre nature; c'était l'approche de deux bijoux de différents sexes, dont les figures ne pouvaient s'inscrire ou se circonscrire.