bannerbanner
Les bijoux indiscrets
Les bijoux indiscrets

Полная версия

Les bijoux indiscrets

Язык: Французский
Год издания: 2017
Добавлена:
Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
На страницу:
4 из 6

– Et quel est ce beau coup de tête que vous méditez? lui demanda la favorite.

– Ce serait, lui répondit Mangogul, de tourner mon anneau sur la plus effrénée de ces brelandières, de questionner son bijou, de transmettre par cet organe un bon avis à tous ces maris imbéciles qui laissent risquer à leurs femmes l'honneur et la fortune de leur maison sur une carte ou sur un dé.

– Je goûte fort cette idée, lui répliqua Mirzoza; mais sachez, prince, que la Manimonbanda vient de jurer par ses pagodes, qu'il n'y aurait plus de cercle chez elle, si elle se trouvait encore une fois exposée à l'impudence des Engastrimuthes.

– Comment avez-vous dit, délices de mon âme? interrompit le sultan.

– J'ai dit, lui répondit la favorite, le nom que la pudique Manimonbanda donne à toutes celles dont les bijoux savent parler.

– Il est de l'invention de son sot de bramine, qui se pique de savoir le grec et d'ignorer le congeois, répliqua le sultan; cependant, n'en déplaise à la Manimonbanda et à son chapelain, je désirerais interroger le bijou de Manille; et il serait à propos que l'interrogatoire se fît ici pour l'édification du prochain.

– Prince, si vous m'en croyez, dit Mirzoza, vous épargnerez ce désagrément à la grande sultane: vous le pouvez sans que votre curiosité ni la mienne y perdent. Que ne vous présentez-vous chez Manille?

– J'irai, puisque vous le voulez, dit Mangogul.

– Mais à quelle heure? lui demanda la sultane.

– Sur le minuit, répondit le sultan.

– A minuit, elle joue, dit la favorite.

– J'attendrai donc jusqu'à deux heures, répondit Mangogul.

– Prince, vous n'y pensez pas, répliqua Mirzoza; c'est la plus belle heure du jour pour les joueuses. Si Votre Hautesse m'en croit, elle prendra Manille dans son premier somme, entre sept et huit.»

Mangogul suivit le conseil de Mirzoza et visita Manille sur les sept heures. Ses femmes allaient la mettre au lit. Il jugea, à la tristesse qui régnait sur son visage, qu'elle avait joué de malheur: elle allait, venait, s'arrêtait, levait les yeux au ciel, frappait du pied, s'appuyait les poings sur les yeux et marmottait entre ses dents quelque chose que le sultan ne put entendre. Ses femmes, qui la déshabillaient, suivaient en tremblant tous ses mouvements; et si elles parvinrent à la coucher, ce ne fut pas sans avoir essuyé des brusqueries et même pis. Voilà donc Manille au lit, n'ayant fait pour toute prière du soir que quelques imprécations contre un maudit as venu sept fois de suite en perte. Elle eut à peine les yeux fermés, que Mangogul tourna sa bague sur elle. A l'instant son bijou s'écria douloureusement: «Pour le coup, je suis repic et capot.» Le sultan sourit de ce que chez Manille tout parlait jeu, jusqu'à son bijou. «Non, continua le bijou, je ne jouerai jamais contre Abidul; il ne sait que tricher. Qu'on ne me parle plus de Darès; on risque avec lui des coups de malheur. Ismal est assez beau joueur; mais ne l'a pas qui veut. C'était un trésor que Mazulim, avant que d'avoir passé par les mains de Crissa. Je ne connais point de joueur plus capricieux que Zulmis. Rica l'est moins; mais le pauvre garçon est à sec. Que faire de Lazuli? la plus jolie femme de Banza ne lui ferait pas jouer gros. Le mince joueur que Molli! En vérité, la désolation s'est mise parmi les joueurs; et bientôt l'on ne saura plus avec qui faire sa partie.»

Après cette jérémiade, le bijou se jeta sur les coups singuliers dont il avait été témoin et s'épuisa sur la constance et les ressources de sa maîtresse dans les revers. «Sans moi, dit-il, Manille se serait ruinée vingt fois: tous les trésors du sultan n'auraient point acquitté les dettes que j'ai payées. En une séance au brelan, elle perdit contre un financier et un abbé plus de dix mille ducats: il ne lui restait que ses pierreries; mais il y avait trop peu de temps que son mari les avait dégagées pour oser les risquer. Cependant elle avait pris des cartes, et il lui était venu un de ces jeux séduisants que la fortune vous envoie lorsqu'elle est sur le point de vous égorger: on la pressait de parler. Manille regardait ses cartes, mettait la main dans sa bourse, d'où elle était bien certaine de ne rien tirer; revenait à son jeu, l'examinait encore et ne décidait rien.

«Madame va-t-elle enfin? lui dit le financier.

« – Oui, va, dit-elle… va… va, mon bijou.

« – Pour combien? reprit Turcarès.

« – Pour cent ducats, dit Manille.»

«L'abbé se retira; le bijou lui parut trop cher. Turcarès tôpa: Manille perdit et paya.

«La sotte vanité de posséder un bijou titré piqua Turcarès: il s'offrit de fournir au jeu de ma maîtresse, à condition que je servirais à ses plaisirs: ce fut aussitôt une affaire arrangée. Mais comme Manille jouait gros et que son financier n'était pas inépuisable, nous vîmes bientôt le fond de ses coffres.

«Ma maîtresse avait apprêté le pharaon le plus brillant: tout son monde était invité: on ne devait ponter qu'aux ducats. Nous comptions sur la bourse de Turcarès; mais le matin de ce grand jour, ce faquin nous écrivit qu'il n'avait pas un sou et nous laissa dans le dernier des embarras: il fallait s'en tirer, et il n'y avait pas un moment à perdre. Nous nous rabattîmes sur un vieux chef de bramines, à qui nous vendîmes bien cher quelques complaisances qu'il sollicitait depuis un siècle. Cette séance lui coûta deux fois le revenu de son bénéfice.

«Cependant Turcarès revint au bout de quelques jours. Il était désespéré, disait-il, que madame l'eût pris au dépourvu: il comptait toujours sur ses bontés:

«Mais vous comptez mal, mon cher, lui répondit Manille; décemment je ne peux plus vous recevoir. Quand vous étiez en état de prêter, on savait dans le monde pourquoi je vous souffrais; mais à présent que vous n'êtes bon à rien, vous me perdriez d'honneur.»

«Turcarès fut piqué de ce discours, et moi aussi; car c'était peut-être le meilleur garçon de Banza. Il sortit de son assiette ordinaire pour faire entendre à Manille qu'elle lui coûtait plus que trois filles d'Opéra qui l'auraient amusé davantage.

«Ah! s'écria-t-il douloureusement, que ne m'en tenais-je à ma petite lingère! cela m'aimait comme une folle: je la faisais si aise avec un taffetas!»

«Manille, qui ne goûtait pas les comparaisons, l'interrompit d'un ton à le faire trembler, et lui ordonna de sortir sur-le-champ. Turcarès la connaissait; et il aima mieux s'en retourner paisiblement par l'escalier que de passer par les fenêtres.

«Manille emprunta dans la suite d'un autre bramine qui venait, disait-elle, la consoler dans ses malheurs: l'homme saint succéda au financier; et nous le remboursâmes de ses consolations en même monnaie. Elle me perdit encore d'autres fois; et l'on sait que les dettes du jeu sont les seules qu'on paye dans le monde.

«S'il arrive à Manille de jouer heureusement, c'est la femme du Congo la plus régulière. A son jeu près, elle met dans sa conduite une réforme qui surprend; on ne l'entend point jurer; elle fait bonne chère, paye sa marchande de modes et ses gens, donne à ses femmes, dégage quelquefois ses nippes et caresse son danois et son époux; mais elle hasarde trente fois par mois ces heureuses dispositions et son argent sur un as de pique. Voilà la vie qu'elle a menée, qu'elle mènera; et Dieu sait combien de fois encore je serai mis en gage.»

Ici le bijou se tut, et Mangogul alla se reposer. On l'éveilla sur les cinq heures du soir; et il se rendit à l'Opéra, où il avait promis à la favorite de se trouver.

CHAPITRE XIII.

SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU DE L'OPÉRA DE BANZA 30

De tous les spectacles de Banza, il n'y avait que l'Opéra qui se soutînt. Utmiutsol31 et Uremifasolasiututut32, musiciens célèbres, dont l'un commençait à vieillir et l'autre ne faisait que de naître, occupaient alternativement la scène lyrique. Ces deux auteurs originaux avaient chacun leurs partisans: les ignorants et les barbons tenaient tous pour Utmiutsol; la jeunesse et les virtuoses étaient pour Uremifasolasiututut; et les gens de goût, tant jeunes que barbons, faisaient grand cas de tous les deux.

Uremifasolasiututut, disaient ces derniers, est excellent lorsqu'il est bon; mais il dort de temps en temps: et à qui cela n'arrive-t-il pas? Utmiutsol est plus soutenu, plus égal: il est rempli de beautés; cependant il n'en a point dont on ne trouve des exemples, et même plus frappants, dans son rival, en qui l'on remarque des traits qui lui sont propres et qu'on ne rencontre que dans ses ouvrages. Le vieux Utmiutsol est simple, naturel, uni, trop uni quelquefois, et c'est sa faute. Le jeune Uremifasolasiututut est singulier, brillant, composé, savant, trop savant33 quelquefois: mais c'est peut-être la faute de son auditeur; l'un n'a qu'une ouverture, belle à la vérité, mais répétée à la tête de toutes ses pièces; l'autre a fait autant d'ouvertures que de pièces; et toutes passent pour des chefs-d'œuvre. La nature conduisait Utmiutsol dans les voies de la mélodie; l'étude et l'expérience ont découvert à Uremifasolasiututut les sources de l'harmonie. Qui sut déclamer, et qui récitera jamais comme l'ancien? qui nous fera des ariettes légères, des airs voluptueux et des symphonies de caractère comme le moderne? Utmiutsol a seul entendu le dialogue. Avant Uremifasolasiututut, personne n'avait distingué les nuances délicates qui séparent le tendre du voluptueux, le voluptueux du passionné, le passionné du lascif: quelques partisans de ce dernier prétendent même que si le dialogue d'Utmiutsol est supérieur au sien, c'est moins à l'inégalité de leurs talents qu'il faut s'en prendre qu'à la différence des poëtes qu'ils ont employés… «Lisez, lisez, s'écrient-ils, la scène de Dardanus34, et vous serez convaincu que si l'on donne de bonnes paroles à Uremifasolasiututut, les scènes charmantes d'Utmiutsol renaîtront.» Quoi qu'il en soit, de mon temps, toute la ville courait aux tragédies de celui-ci, et l'on s'étouffait aux ballets de celui-là.

On donnait alors à Banza un excellent ouvrage d'Uremifasolasiututut, qu'on n'aurait jamais représenté qu'en bonnet de nuit, si la sultane favorite n'eût eu la curiosité de le voir: encore l'indisposition périodique des bijoux favorisa-t-elle la jalousie des petits violons et fit-elle manquer l'actrice principale. Celle qui la doublait avait la voix moins belle; mais comme elle dédommageait par son jeu, rien n'empêcha le sultan et la favorite d'honorer ce spectacle de leur présence.

Mirzoza était arrivée; Mangogul arrive; la toile se lève: on commence. Tout allait à merveille; la Chevalier35 avait fait oublier la Le Maure36, et l'on en était au quatrième acte, lorsque le sultan s'avisa, dans le milieu d'un chœur qui durait trop à son gré et qui avait déjà fait bâiller deux fois la favorite, de tourner sa bague sur toutes les chanteuses. On ne vit jamais sur la scène un tableau d'un comique plus singulier. Trente filles restèrent muettes tout à coup: elles ouvraient de grandes bouches et gardaient les attitudes théâtrales qu'elles avaient auparavant. Cependant leurs bijoux s'égosillaient à force de chanter, celui-ci un pont-neuf, celui-là un vaudeville polisson, un autre une parodie fort indécente, et tous des extravagances relatives à leurs caractères. On entendait d'un côté, oh! vraiment ma commère, oui; de l'autre, quoi, douze fois! ici, qui me baise? est-ce Blaise? là, rien, père Cyprien, ne vous retient. Tous enfin se montèrent sur un ton si haut, si baroque et si fou, qu'ils formèrent le chœur le plus extraordinaire, le plus bruyant et le plus ridicule qu'on eût entendu devant et depuis celui des… no… d… on… (Le manuscrit s'est trouvé corrompu dans cet endroit.)

Cependant l'orchestre allait toujours son train, et les ris du parterre, de l'amphithéâtre et des loges se joignirent au bruit des instruments et aux chants des bijoux pour combler la cacophonie.

Quelques-unes des actrices, craignant que leurs bijoux, las de fredonner des sottises, ne prissent le parti d'en dire, se jetèrent dans les coulisses; mais elles en furent quittes pour la peur. Mangogul, persuadé que le public n'en apprendrait rien de nouveau, retourna sa bague. Aussitôt les bijoux se turent, les ris cessèrent, le spectacle se calma, la pièce reprit et s'acheva paisiblement. La toile tomba; la sultane et le sultan disparurent; et les bijoux de nos actrices se rendirent où ils étaient attendus pour s'occuper à autre chose qu'à chanter.

Cette aventure fit grand bruit. Les hommes en riaient, les femmes s'en alarmaient, les bonzes s'en scandalisaient et la tête en tournait aux académiciens. Mais qu'en disait Orcotome? Orcotome triomphait. Il avait annoncé dans un de ses mémoires que les bijoux chanteraient infailliblement; ils venaient de chanter, et ce phénomène, qui déroutait ses confrères, était un nouveau trait de lumière pour lui et achevait de confirmer son système.

CHAPITRE XIV.

EXPÉRIENCES D'ORCOTOME

C'était le quinze de la lune de… qu'Orcotome avait lu son mémoire à l'académie et communiqué ses idées sur le caquet des bijoux. Comme il y annonçait de la manière la plus assurée des expériences infaillibles, répétées plusieurs fois, et toujours avec succès, le grand nombre en fut ébloui. Le public conserva quelque temps les impressions favorables qu'il avait reçues, et Orcotome passa pendant six semaines entières pour avoir fait d'assez belles découvertes.

Il n'était question, pour achever son triomphe, que de répéter en présence de l'académie les fameuses expériences qu'il avait tant prônées. L'assemblée convoquée à ce sujet fut des plus brillantes. Les ministres s'y rendirent: le sultan même ne dédaigna pas de s'y trouver; mais il garda l'invisible.

Comme Mangogul était grand faiseur de monologues, et que la futilité des conversations de son temps l'avait entiché de l'habitude du soliloque: «Il faut, disait-il en lui-même, qu'Orcotome soit un fieffé charlatan, ou le génie, mon protecteur, un grand sot. Si l'académicien, qui n'est assurément pas un sorcier, peut rendre la parole à des bijoux morts, le génie qui me protége avait grand tort de faire un pacte et de donner son âme au diable pour la communiquer à des bijoux pleins de vie.»

Mangogul s'embarrassait dans ces réflexions lorsqu'il se trouva dans le milieu de son académie. Orcotome eut, comme on voit, pour spectateurs, tout ce qu'il y avait à Banza de gens éclairés sur la matière des bijoux. Pour être content de son auditoire, il ne lui manqua que de le contenter: mais le succès de ses expériences fut des plus malheureux. Orcotome prenait un bijou, y appliquait la bouche, soufflait à perte d'haleine, le quittait, le reprenait, en essayait un autre, car il en avait apporté de tout âge, de toute grandeur, de tout état, de toute couleur; mais il avait beau souffler, on n'entendait que des sons inarticulés et fort différents de ceux qu'il promettait.

Il se fit alors un murmure qui le déconcerta pour un moment, mais il se remit et allégua que de pareilles expériences ne se faisaient pas aisément devant un aussi grand nombre de personnes; et il avait raison.

Mangogul indigné se leva, partit, et reparut en un clin d'œil chez la sultane favorite.

«Eh bien! prince, lui dit-elle en l'apercevant, qui l'emporte de vous ou d'Orcotome? car ses bijoux ont fait merveilles, il n'en faut pas douter.»

Le sultan fit quelques tours en long et en large, sans lui répondre.

«Mais, reprit la favorite, Votre Hautesse me paraît mécontente.

– Ah! madame, répliqua le sultan, la hardiesse de cet Orcotome est incomparable. Qu'on ne m'en parle plus… Que direz-vous, races futures, lorsque vous apprendrez que le grand Mangogul faisait cent mille écus de pension à de pareilles gens, tandis que de braves officiers qui avaient arrosé de leur sang les lauriers qui lui ceignaient le front, en étaient réduits à quatre cents livres de rente?.. Ah! ventrebleu, j'enrage! J'ai pris de l'humeur pour un mois.»

En cet endroit Mangogul se tut, et continua de se promener dans l'appartement de la favorite. Il avait la tête baissée; il allait, venait, s'arrêtait et frappait de temps en temps du pied. Il s'assit un instant, se leva brusquement, prit congé de Mirzoza, oublia de la baiser, et se retira dans son appartement.

L'auteur africain qui s'est immortalisé par l'histoire des hauts et merveilleux faits d'Erguebzed et de Mangogul, continue en ces termes:

A la mauvaise humeur de Mangogul, on crut qu'il allait bannir tous les savants de son royaume. Point du tout. Le lendemain il se leva gai, fit une course de bague dans la matinée, soupa le soir avec ses favoris et la Mirzoza sous une magnifique tente dressée dans les jardins du sérail, et ne parut jamais moins occupé d'affaires d'État.

Les esprits chagrins, les frondeurs du Congo et les nouvellistes de Banza ne manquèrent pas de reprendre cette conduite. Et que ne reprennent pas ces gens-là? «Est-ce là, disaient-ils dans les promenades et les cafés, est-ce là gouverner un État! avoir la lance au poing tout le jour, et passer les nuits à table!

– Ah! si j'étais sultan,» s'écriait un petit sénateur ruiné par le jeu, séparé d'avec sa femme, et dont les enfants avaient la plus mauvaise éducation du monde: «si j'étais sultan, je rendrais le Congo bien autrement florissant. Je voudrais être la terreur de mes ennemis et l'amour de mes sujets. En moins de six mois, je remettrais en vigueur la police, les lois, l'art militaire et la marine. J'aurais cent vaisseaux de haut bord. Nos landes seraient bientôt défrichées, et nos grands chemins réparés. J'abolirais ou du moins je diminuerais de moitié les impôts. Pour les pensions, messieurs les beaux esprits, vous n'en tâteriez, ma foi, que d'une dent. De bons officiers, Pongo Sabiam! de bons officiers, de vieux soldats, des magistrats comme nous autres, qui consacrons nos travaux et nos veilles à rendre aux peuples la justice: voilà les hommes sur qui je répandrais mes bienfaits.

– Ne vous souvient-il plus, messieurs, ajoutait d'un ton capable un vieux politique édenté, en cheveux plats, en pourpoint percé par le coude, et en manchettes déchirées, de notre grand empereur Abdelmalec, de la dynastie des Abyssins, qui régnait il y a deux mille trois cent octante et cinq ans? Ne vous souvient-il plus comme quoi il fit empaler deux astronomes, pour s'être mécomptés de trois minutes dans la prédiction d'une éclipse, et disséquer tout vif son chirurgien et son premier médecin, pour lui avoir ordonné de la manne à contre-temps?

– Et puis je vous demande, continuait un autre, à quoi bon tous ces bramines oisifs, cette vermine qu'on engraisse de notre sang? Les richesses immenses dont ils regorgent ne conviendraient-elles pas mieux à d'honnêtes gens comme nous?»

On entendait d'un autre côté: «Connaissait-on, il y a quarante ans, la nouvelle cuisine et les liqueurs de Lorraine? On s'est précipité dans un luxe qui annonce la destruction prochaine de l'empire, suite nécessaire du mépris des Pagodes et de la dissolution des mœurs. Dans le temps qu'on ne mangeait à la table du grand Kanoglou que des grosses viandes, et que l'on n'y buvait que du sorbet, quel cas aurait-on fait des découpures, des vernis de Martin, et de la musique de Rameau? Les filles d'opéra n'étaient pas plus inhumaines que de nos jours; mais on les avait à bien meilleur prix. Le prince, voyez-vous, gâte bien des choses. Ah! si j'étais sultan!

– Si tu étais sultan, répondit vivement un vieux militaire qui était échappé aux dangers de la bataille de Fontenoi, et qui avait perdu un bras à côté de son prince à la journée de Lawfelt, tu ferais plus de sottises encore que tu n'en débites. Eh! mon ami, tu ne peux modérer ta langue, et tu veux régir un empire! tu n'as pas l'esprit de gouverner ta famille, et tu te mêles de régler l'État! Tais-toi, malheureux. Respecte les puissances de la terre, et remercie les dieux de t'avoir donné la naissance dans l'empire et sous le règne d'un prince dont la prudence éclaire ses ministres, et dont le soldat admire la valeur; qui s'est fait redouter de ses ennemis et chérir de ses peuples, et à qui l'on ne peut reprocher que la modération avec laquelle tes semblables sont traités sous son gouvernement.»

CHAPITRE XV.

LES BRAMINES

Lorsque les savants se furent épuisés sur les bijoux, les bramines s'en emparèrent. La religion revendiqua leur caquet comme une matière de sa compétence, et ses ministres prétendirent que le doigt de Brama se manifestait dans cette œuvre.

Il y eut une assemblée générale des pontifes; et il fut décidé qu'on chargerait les meilleures plumes de prouver en forme que l'événement était surnaturel, et qu'en attendant l'impression de leurs ouvrages, on le soutiendrait dans les thèses, dans les conversations particulières, dans la direction des âmes et dans les harangues publiques.

Mais s'ils convinrent unanimement que l'événement était surnaturel, cependant, comme on admettait dans le Congo deux principes, et qu'on y professait une espèce de manichéisme, ils se divisèrent entre eux sur celui des deux principes à qui l'on devait rapporter le caquet des bijoux.

Ceux qui n'étaient guère sortis de leurs cellules, et qui n'avaient jamais feuilleté que leurs livres, attribuèrent le prodige à Brama. «Il n'y a que lui, disaient-ils, qui puisse interrompre l'ordre de la nature; et les temps feront voir qu'il a, en tout ceci, des vues très-profondes.»

Ceux, au contraire, qui fréquentaient les alcôves, et qu'on surprenait plus souvent dans une ruelle qu'on ne les trouvait dans leurs cabinets, craignant que quelques bijoux indiscrets ne dévoilassent leur hypocrisie, accusèrent de leur caquet Cadabra, divinité malfaisante, ennemie jurée de Brama et de ses serviteurs.

Ce dernier système souffrait de terribles objections, et ne tendait pas si directement à la réformation des mœurs. Ses défenseurs même ne s'en imposaient point là-dessus. Mais il s'agissait de se mettre à couvert; et, pour en venir à bout, la religion n'avait point de ministre qui n'eût sacrifié cent fois les Pagodes et leurs autels.

Mangogul et Mirzoza assistaient régulièrement au service religieux de Brama, et tout l'empire en était informé par la gazette. Ils s'étaient rendus dans la grande mosquée, un jour qu'on y célébrait une des solennités principales. Le bramine chargé d'expliquer la loi monta dans la tribune aux harangues, débita au sultan et à la favorite des phrases, des compliments et de l'ennui, et pérora fort éloquemment sur la manière de s'asseoir orthodoxement dans les compagnies. Il en avait démontré la nécessité par des autorités sans nombre, quand, saisi tout à coup d'un saint enthousiasme, il prononça cette tirade qui fit d'autant plus d'effet qu'on ne s'y attendait point.

«Qu'entends-je dans tous les cercles? Un murmure confus, un bruit inouï vient frapper mes oreilles. Tout est perverti, et l'usage de la parole, que la bonté de Brama avait jusqu'à présent affecté à la langue, est, par un effet de sa vengeance, transporté à d'autres organes. Et quels organes! vous le savez, messieurs. Fallait-il encore un prodige pour te réveiller de ton assoupissement, peuple ingrat! et tes crimes n'avaient-ils pas assez de témoins, sans que leurs principaux instruments élevassent la voix! Sans doute leur mesure est comblée, puisque le courroux du ciel a cherché des châtiments nouveaux. En vain tu t'enveloppais dans les ténèbres; tu choisissais en vain des complices muets: les entends-tu maintenant? Ils ont de toutes parts déposé contre toi, et révélé ta turpitude à l'univers. O toi qui les gouvernes par ta sagesse! ô Brama! tes jugements sont équitables. Ta loi condamne le larcin, le parjure, le mensonge et l'adultère; elle proscrit et les noirceurs de la calomnie, et les brigues de l'ambition, et les fureurs de la haine, et les artifices de la mauvaise foi. Tes fidèles ministres n'ont cessé d'annoncer ces vérités à tes enfants, et de les menacer des châtiments que tu réservais dans ta juste colère aux prévaricateurs; mais en vain: les insensés se sont livrés à la fougue de leurs passions; ils en ont suivi le torrent; ils ont méprisé nos avis; ils ont ri de nos menaces; ils ont traité nos anathèmes de vains; leurs vices se sont accrus, fortifiés, multipliés; la voix de leur impiété est montée jusqu'à toi, et nous n'avons pu prévenir le fléau redoutable dont tu les as frappés. Après avoir longtemps imploré ta miséricorde, louons maintenant ta justice. Accablés sous tes coups, sans doute ils reviendront à toi et reconnaîtront la main qui s'est appesantie sur eux. Mais, ô prodige de dureté! ô comble de l'aveuglement! ils ont imputé l'effet de ta puissance au mécanisme aveugle de la nature. Ils ont dit dans leurs cœurs: Brama n'est point. Toutes les propriétés de la matière ne nous sont pas connues; et la nouvelle preuve de son existence n'en est qu'une de l'ignorance et de la crédulité de ceux qui nous l'opposent. Sur ce fondement ils ont élevé des systèmes, imaginé des hypothèses, tenté des expériences; mais du haut de sa demeure éternelle, Brama a ri de leurs vains projets. Il a confondu la science audacieuse; et les bijoux ont brisé, comme le verre, le frein impuissant qu'on opposait à leur loquacité. Qu'ils confessent donc, ces vers orgueilleux, la faiblesse de leur raison et la vanité de leurs efforts. Qu'ils cessent de nier l'existence de Brama, ou de fixer des limites à sa puissance. Brama est, il est tout-puissant; et il ne se montre pas moins clairement à nous dans ses terribles fléaux que dans ses faveurs ineffables.

На страницу:
4 из 6