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Les bijoux indiscrets
Les bijoux indiscrets

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Les bijoux indiscrets

Язык: Французский
Год издания: 2017
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«Ce n'est pas le mien, dit Zelmaïde.

– Ni le mien, dit une autre.

– Ni le mien, dit Monima.

– Ni le mien,» dit le sultan.

Chacune, et la favorite comme les autres, se tint sur la négative.

Le sultan profitant de cette incertitude, et s'adressant aux dames: «Vous avez donc des autels? leur dit-il; eh bien! comment sont-ils fêtés?» Tout en parlant, il tourna successivement, mais avec promptitude, sa bague sur toutes les femmes, à l'exception de Mirzoza; et chaque bijou répondant à son tour, on entendit sur différents tons: «Je suis fréquenté, délabré, délaissé, parfumé, fatigué, mal servi, ennuyé, etc.» Tous dirent leur mot, mais si brusquement, qu'on n'en put faire au juste l'application. Leur jargon, tantôt sourd et tantôt glapissant, accompagné des éclats de rire de Mangogul et de ses courtisans, fit un bruit d'une espèce nouvelle. Les femmes convinrent, avec un air très-sérieux, que cela était fort plaisant. «Comment, dit le sultan; mais nous sommes trop heureux que les bijoux veuillent bien parler notre langue, et faire la moitié des frais de la conversation. La société ne peut que gagner infiniment à cette duplication d'organes. Nous parlerons aussi peut-être, nous autres hommes, par ailleurs que par la bouche. Que sait-on? ce qui s'accorde si bien avec les bijoux, pourrait être destiné à les interroger et à leur répondre: cependant mon anatomiste pense autrement.»

CHAPITRE VIII.

TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LE PETIT SOUPER

On servit, on soupa, on s'amusa d'abord aux dépens de Monima: toutes les femmes accusaient unanimement son bijou d'avoir parlé le premier; et elle aurait succombé sous cette ligue, si le sultan n'eût pris sa défense.

«Je ne prétends point, disait-il, que Monima soit moins galante que Zelmaïde, mais je crois son bijou plus discret. D'ailleurs, lorsque la bouche et le bijou d'une femme se contredisent, lequel croire?

– Seigneur, répondit un courtisan, j'ignore ce que les bijoux diront par la suite; mais jusqu'à présent ils ne se sont expliqués que sur un chapitre qui leur est très-familier. Tant qu'ils auront la prudence de ne parler que de ce qu'ils entendent, je les croirai comme des oracles.

– On pourrait, dit Mirzoza, en consulter de plus sûrs.

– Madame, reprit Mangogul, quel intérêt auraient ceux-ci de déguiser la vérité? Il n'y aurait qu'une chimère d'honneur qui pût les y porter; mais un bijou n'a point de ces chimères: ce n'est pas là le lieu des préjugés.

– Une chimère d'honneur! dit Mirzoza; des préjugés! si Votre Hautesse était exposée aux mêmes inconvénients que nous, elle sentirait que ce qui intéresse la vertu n'est rien moins que chimérique.»

Toutes les dames, enhardies par la réponse de la sultane, soutinrent qu'il était superflu de les mettre à de certaines épreuves; et Mangogul qu'au moins ces épreuves étaient presque toujours dangereuses.

Ces propos conduisirent au vin de Champagne; on s'y livra, on se mit en pointe; et les bijoux s'échauffèrent: c'était l'instant où Mangogul s'était proposé de recommencer ses malices. Il tourna sa bague sur une jeune femme fort enjouée, assise assez proche de lui et placée en face de son époux; et l'on entendit s'élever de dessous la table un bruit plaintif, une voix faible et languissante qui disait:

«Ah! que je suis harassé! je n'en puis plus, je suis sur les dents.

– Comment, de par la Pagode Pongo Sabiam, s'écria Husseim, le bijou de ma femme parle; et que peut-il dire?

– Nous allons entendre, répondit le sultan…

– Prince, vous me permettrez de n'être pas du nombre de ses auditeurs, répliqua Husseim; et s'il lui échappait quelques sottises, Votre Hautesse pense-t-elle?..

– Je pense que vous êtes fou, répondit le sultan, de vous alarmer pour le caquet d'un bijou: ne sait-on pas une bonne partie de ce qu'il pourra dire, et ne devine-t-on pas le reste? Asseyez-vous donc, et tâchez de vous amuser.»

Husseim s'assit, et le bijou de sa femme se mit à jaser comme une pie.

«Aurai-je toujours ce grand flandrin de Valanto? s'écria-t-il, j'en ai vu qui finissaient, mais celui-ci…»

A ces mots, Husseim se leva comme un furieux, se saisit d'un couteau, s'élança à l'autre bord de la table, et perçait le sein de sa femme si ses voisins ne l'eussent retenu.

«Husseim, lui dit le sultan, vous faites trop de bruit; on n'entend rien. Ne dirait-on pas que le bijou de votre femme soit le seul qui n'ait pas le sens commun? Et où en seraient ces dames si leurs maris étaient de votre humeur? Comment, vous voilà désespéré pour une misérable petite aventure d'un Valanto, qui ne finissait pas! Remettez-vous à votre place, prenez votre parti en galant homme, songez à vous observer, et à ne pas manquer une seconde fois à un prince qui vous admet à ses plaisirs.»

Tandis qu'Husseim, dissimulant sa rage, s'appuyait sur le dos d'une chaise, les yeux fermés et la main appliquée sur le front, le sultan tournait subitement son anneau, et le bijou continuait: «Je m'accommoderais assez du jeune page de Valanto; mais je ne sais quand il commencera. En attendant que l'un commence et que l'autre finisse, je prends patience avec le bramine Egon. Il est hideux, il faut en convenir; mais son talent est de finir et de recommencer. Oh, qu'un bramine est un grand homme!»

Le bijou en était à cette exclamation, lorsqu'Husseim rougit de s'affliger pour une femme qui n'en valait pas la peine, et se mit à rire comme le reste de la compagnie; mais il la gardait bonne à son épouse. Le souper fini, chacun reprit la route de son hôtel, excepté Husseim, qui conduisit sa femme dans une maison de filles voilées, et l'y enferma. Mangogul, instruit de sa disgrâce, la visita. Il trouva toute la maison occupée à la consoler, mais plus encore à lui tirer le sujet de son exil.

«C'est pour une vétille, leur disait-elle, que je suis ici. Hier à souper chez le sultan, on avait fouetté le champagne, sablé le tokai; on ne savait plus guère ce qu'on disait, lorsque mon bijou s'est avisé de babiller. Je ne sais quels ont été ses propos; mais mon époux en a pris de l'humeur.

– Assurément, madame, il a tort, lui répondaient les nonnains; on ne se fâche point ainsi pour des bagatelles…

– Comment, votre bijou a parlé! Mais parle-t-il encore? Ah! que nous serions charmées de l'entendre! Il ne peut s'exprimer qu'avec esprit et grâce.»

Elles furent satisfaites, car le sultan tourna son anneau sur la pauvre recluse, et son bijou les remercia de leurs politesses, leur protestant, au demeurant, que, quelque charmé qu'il fût de leur compagnie, il s'accommoderait mieux de celle d'un bramine.

Le sultan profita de l'occasion pour apprendre quelques particularités de la vie de ces filles. Sa bague interrogea le bijou d'une jeune recluse nommée Cléanthis; et le bijou prétendu virginal confessa deux jardiniers, un bramine et trois cavaliers; et raconta comme quoi, à l'aide d'une médecine et de deux saignées, elle avait évité de donner du scandale. Zéphirine avoua, par l'organe de son bijou, qu'elle devait au petit commissionnaire de la maison le titre honorable de mère. Mais une chose qui étonna le sultan, c'est que quoique ces bijoux séquestrés s'expliquassent en termes fort indécents, les vierges à qui ils appartenaient les écoutaient sans rougir; ce qui lui fit conjecturer que, si l'on manquait d'exercice dans ces retraites, on y avait en revanche beaucoup de spéculation.

Pour s'en éclaircir, il tourna son anneau sur une novice de quinze à seize ans. «Flora, répondit son bijou, a lorgné plus d'une fois à travers la grille un jeune officier. Je suis sûr qu'elle avait du goût pour lui: son petit doigt me l'a dit.» Mal en prit à Flora. Les anciennes la condamnèrent à deux mois de prière et de discipline; et ordonnèrent des prières pour que les bijoux de la communauté demeurassent muets.

CHAPITRE IX.

ÉTAT DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE BANZA

Mangogul avait à peine abandonné les recluses entre lesquelles je l'avais laissé, qu'il se répandit à Banza que toutes les filles de la congrégation du coccix de Brama parlaient par le bijou. Ce bruit, que le procédé violent d'Husseim accréditait, piqua la curiosité des savants. Le phénomène fut constaté; et les esprits forts commencèrent à chercher dans les propriétés de la matière l'explication d'un fait qu'ils avaient d'abord traité d'impossible. Le caquet des bijoux produisit une infinité d'excellents ouvrages; et ce sujet important enfla les recueils des académies de plusieurs mémoires qu'on peut regarder comme les derniers efforts de l'esprit humain.

Pour former et perpétuer celle des sciences de Banza, on avait appelé, et l'on appelait sans cesse ce qu'il y avait d'hommes éclairés dans le Congo, le Monoémugi24, le Béléguanze et les royaumes circonvoisins. Elle embrassait, sous différents titres, toutes les personnes distinguées dans l'histoire naturelle, la physique, les mathématiques, et la plupart de celles qui promettaient de s'y distinguer un jour. Cet essaim d'abeilles infatigables travaillait sans relâche à la recherche de la vérité; et, chaque année, le public recueillait, dans un volume rempli de découvertes, les fruits de leurs travaux.

Elle était alors divisée en deux factions, l'une composée des vorticoses, et l'autre des attractionnaires. Olibri, habile géomètre et grand physicien, fonda la secte des vorticoses25. Circino, habile physicien et grand géomètre, fut le premier attractionnaire26. Olibri et Circino se proposèrent l'un et l'autre d'expliquer la nature. Les principes d'Olibri ont au premier coup d'œil une simplicité qui séduit: ils satisfont en gros aux principaux phénomènes; mais ils se démentent dans les détails. Quant à Circino, il semble partir d'une absurdité: mais il n'y a que le premier pas qui lui coûte. Les détails minutieux qui ruinent le système d'Olibri affermissent le sien. Il suit une route obscure à l'entrée, mais qui s'éclaire à mesure qu'on avance. Celle, au contraire, d'Olibri, claire à l'entrée, va toujours en s'obscurcissant. La philosophie de celui-ci demande moins d'étude que d'intelligence. On ne peut être disciple de l'autre, sans avoir beaucoup d'intelligence et d'étude. On entre sans préparation dans l'école d'Olibri; tout le monde en a la clef. Celle de Circino n'est ouverte qu'aux premiers géomètres. Les tourbillons d'Olibri sont à la portée de tous les esprits. Les forces centrales de Circino ne sont faites que pour les algébristes du premier ordre. Il y aura donc toujours cent vorticoses contre un attractionnaire; et un attractionnaire vaudra toujours cent vorticoses. Tel était aussi l'état de l'académie des sciences de Banza, lorsqu'elle agita la matière des bijoux indiscrets.

Ce phénomène donnait peu de prise; il échappait à l'attraction: la matière subtile n'y venait guère. Le directeur avait beau sommer ceux qui avaient quelques idées de les communiquer, un silence profond régnait dans l'assemblée. Enfin le vorticose Persiflo, dont on avait des traités sur une infinité de sujets qu'il n'avait point entendus, se leva, et dit: «Le fait, messieurs, pourrait bien tenir au système du monde: je le soupçonnerais d'avoir en gros la même cause que les marées. En effet, remarquez que nous sommes aujourd'hui dans la pleine lune de l'équinoxe; mais, avant que de compter sur ma conjecture, il faut entendre ce que les bijoux diront le mois prochain.»

On haussa les épaules. On n'osa pas lui représenter qu'il raisonnait comme un bijou; mais, comme il a de la pénétration, il s'aperçut tout d'un coup qu'on le pensait.

L'attractionnaire Réciproco prit la parole, et ajouta: «Messieurs, j'ai des tables déduites d'une théorie sur la hauteur des marées dans tous les ports du royaume. Il est vrai que les observations donnent un peu le démenti à mes calculs; mais j'espère que cet inconvénient sera réparé par l'utilité qu'on en tirera si le caquet des bijoux continue de cadrer avec les phénomènes du flux et reflux.»

Un troisième se leva, s'approcha de la planche, traça sa figure et dit: «Soit un bijou A B, etc…»

Ici, l'ignorance des traducteurs nous a frustrés d'une démonstration que l'auteur africain nous avait conservée sans doute. A la suite d'une lacune de deux pages ou environ, on lit: Le raisonnement de Réciproco parut démonstratif; et l'on convint, sur les essais qu'on avait faits de sa dialectique, qu'il parviendrait un jour à déduire que les femmes doivent parler aujourd'hui par le bijou de ce qu'elles ont entendu de tout temps par l'oreille.

Le docteur Orcotome27, de la tribu des anatomistes, dit ensuite: «Messieurs, j'estime qu'il serait plus à propos d'abandonner un phénomène, que d'en chercher la cause dans des hypothèses en l'air. Quant à moi, je me serais tu, si je n'avais eu que des conjectures futiles à vous proposer; mais j'ai examiné, étudié, réfléchi. J'ai vu des bijoux dans le paroxysme; et je suis parvenu, à l'aide de la connaissance des parties et de l'expérience, à m'assurer que celle que nous appelons en grec le delphus, a toutes les propriétés de la trachée, et qu'il y a des sujets qui peuvent parler aussi bien par le bijou que par la bouche. Oui, messieurs, le delphus est un instrument à corde et à vent, mais beaucoup plus à corde qu'à vent. L'air extérieur qui s'y porte fait proprement l'office d'un archet sur les fibres tendineuses des ailes que j'appellerai rubans ou cordes vocales. C'est la douce collision de cet air et des cordes vocales qui les oblige à frémir; et c'est par leurs vibrations plus ou moins promptes qu'elles rendent différents sons. La personne modifie ces sons à discrétion, parle, et pourrait même chanter.

«Comme il n'y a que deux rubans ou cordes vocales, et qu'elles sont sensiblement de la même longueur, on me demandera sans doute comment elles suffisent pour donner la multitude des tons graves et aigus, forts et faibles, dont la voix humaine est capable. Je réponds, en suivant la comparaison de cet organe aux instruments de musique, que leur allongement et accourcissement suffisent pour produire ces effets.

«Que ces parties soient capables de distension et de contraction, c'est ce qu'il est inutile de démontrer dans une assemblée de savants de votre ordre; mais qu'en conséquence de cette distension et contraction, le delphus puisse rendre des sons plus ou moins aigus, en un mot, toutes les inflexions de la voix et les tons du chant, c'est un fait que je me flatte de mettre hors de doute. C'est à l'expérience que j'en appellerai. Oui, messieurs, je m'engage à faire raisonner, parler, et même chanter devant vous, et delphus et bijoux.»

Ainsi harangua Orcotome, ne se promettant pas moins que d'élever les bijoux au niveau des trachées d'un de ses confrères, dont la jalousie avait attaqué vainement les succès.

CHAPITRE X.

MOINS SAVANT ET MOINS ENNUYEUX QUE LE PRÉCÉDENT. SUITE DE LA SÉANCE ACADÉMIQUE

Il parut, aux difficultés qu'on proposa à Orcotome, en attendant ses expériences, qu'on trouvait ses idées moins solides qu'ingénieuses. «Si les bijoux ont la faculté naturelle de parler, pourquoi, lui dit-on, ont-ils tant attendu pour en faire usage? S'il était de la bonté de Brama, à qui il a plu d'inspirer aux femmes un si violent désir de parler, de doubler en elles les organes de la parole, il est bien étrange qu'elles aient ignoré ou négligé si longtemps ce don précieux de la nature. Pourquoi le même bijou n'a-t-il parlé qu'une fois? pourquoi n'ont-ils parlé tous que sur la même matière? Par quel mécanisme se fait-il qu'une des bouches se tait forcément, tandis que l'autre parle? D'ailleurs, ajoutait-on, à juger du caquet des bijoux par les circonstances dans lesquelles la plupart d'entre eux ont parlé, et par les choses qu'ils ont dites, il y a tout lieu de croire qu'il est involontaire, et que ces parties auraient continué d'être muettes, s'il eût été dans la puissance de celles qui les portaient de leur imposer silence.»

Orcotome se mit en devoir de satisfaire à ces objections, et soutint que les bijoux ont parlé de tout temps; mais si bas, que ce qu'ils disaient était quelquefois à peine entendu, même de celles à qui ils appartenaient; qu'il n'est pas étonnant qu'ils aient haussé le ton de nos jours, qu'on a poussé la liberté de la conversation au point qu'on peut, sans impudence et sans indiscrétion, s'entretenir des choses qui leur sont le plus familières; que, s'ils n'ont parlé haut qu'une fois, il ne faut pas en conclure que cette fois sera la seule; qu'il y a bien de la différence entre être muet et garder le silence; que, s'ils n'ont tous parlé que de la même matière, c'est qu'apparemment c'est la seule dont ils aient des idées; que ceux qui n'ont point encore parlé parleront; que s'ils se taisent, c'est qu'ils n'ont rien à dire, ou qu'ils sont mal conformés, ou qu'ils manquent d'idées ou de termes.

«En un mot, continua-t-il, prétendre qu'il était de la bonté de Brama d'accorder aux femmes le moyen de satisfaire le désir violent qu'elles ont de parler, en multipliant en elles les organes de la parole, c'est convenir que, si ce bienfait entraînait à sa suite des inconvénients, il était de sa sagesse de les prévenir; et c'est ce qu'il a fait, en contraignant une des bouches à garder le silence, tandis que l'autre parle. Il n'est déjà que trop incommode pour nous que les femmes changent d'avis d'un instant à l'autre: qu'eût-ce donc été, si Brama leur eût laissé la facilité d'être de deux sentiments contradictoires en même temps? D'ailleurs, il n'a été donné de parler que pour se faire entendre: or, comment les femmes qui ont bien de la peine à s'entendre avec une seule bouche, se seraient-elles entendues en parlant avec deux?»

Orcotome venait de répondre à beaucoup de choses; mais il croyait avoir satisfait à tout; il se trompait. On le pressa, et il était prêt à succomber, lorsque le physicien Cimonaze le secourut. Alors la dispute devint tumultueuse: on s'écarta de la question, on se perdit, on revint, on se perdit encore, on s'aigrit, on cria, on passa des cris aux injures, et la séance académique finit.

CHAPITRE XI.

QUATRIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. L'ÉCHO

Tandis que le caquet des bijoux occupait l'académie, il devint dans les cercles la nouvelle du jour, et la matière du lendemain et de plusieurs autres jours: c'était un texte inépuisable. Aux faits véritables on en ajoutait de faux; tout passait: le prodige avait rendu tout croyable. On vécut dans les conversations plus de six mois là-dessus.

Le sultan n'avait éprouvé que trois fois son anneau; cependant on débita dans un cercle de dames qui avaient le tabouret chez la Manimonbanda, le discours du bijou d'une présidente puis celui d'une marquise: ensuite on révéla les pieux secrets d'une dévote; enfin ceux de bien des femmes qui n'étaient pas là; et Dieu sait les propos qu'on fit tenir à leurs bijoux: les gravelures n'y furent pas épargnées; des faits on en vint aux réflexions.

«Il faut avouer, dit une des dames, que ce sortilége (car c'en est un jeté sur les bijoux) nous tient dans un état cruel. Comment! être toujours en appréhension d'entendre sortir de soi une voix impertinente!

– Mais, madame, lui répondit une autre, cette frayeur nous étonne de votre part: quand un bijou n'a rien de ridicule à dire, qu'importe qu'il se taise ou qu'il parle?

– Il importe tant, reprit la première, que je donnerais sans regret la moitié de mes pierreries pour être assurée que le mien se taira.

– En vérité, lui répliqua la seconde, il faut avoir de bonnes raisons de ménager les gens, pour acheter si cher leur discrétion.

– Je n'en ai pas de meilleures qu'une autre, repartit Céphise; cependant je ne m'en dédis pas. Vingt mille écus pour être tranquille, ce n'est pas trop; car je vous dirai franchement que je ne suis pas plus sûre de mon bijou que de ma bouche: or il m'est échappé bien des sottises en ma vie. J'entends tous les jours tant d'aventures incroyables dévoilées, attestées, détaillées par des bijoux, qu'en en retranchant les trois quarts, le reste suffirait pour déshonorer. Si le mien était seulement la moitié aussi menteur que tous ceux-là, je serais perdue. N'était-ce donc pas assez que notre conduite fût en la puissance de nos bijoux, sans que notre réputation dépendît encore de leurs discours?

– Quant à moi, répondit vivement Ismène, sans m'embarquer dans des raisonnements sans fin, je laisse aller les choses leur train. Si c'est Brama qui fait parler les bijoux, comme mon bramine me l'a prouvé, il ne souffrira point qu'ils mentent: il y aurait de l'impiété à assurer le contraire. Mon bijou peut donc parler quand et tant qu'il voudra: que dira-t-il, après tout?»

On entendit alors une voix sourde qui semblait sortir de dessous terre, et qui répondit comme par écho: «Bien des choses.» Ismène ne s'imaginant point d'où venait la réponse, s'emporta, apostropha ses voisines, et fit durer l'amusement du cercle. Le sultan, ravi de ce qu'elle prenait le change, quitta son ministre, avec qui il conférait à l'écart, s'approcha d'elle, et lui dit: «Prenez garde, madame, que vous n'ayez admis autrefois dans votre confidence quelqu'une de ces dames, et que leurs bijoux n'aient la malice de rappeler des histoires dont le vôtre aurait perdu le souvenir.»

En même temps, tournant et retournant sa bague à propos, Mangogul établit entre la dame et son bijou, un dialogue assez singulier. Ismène, qui avait toujours assez bien mené ses petites affaires, et qui n'avait jamais eu de confidentes, répondit au sultan que tout l'art des médisants serait ici superflu.

«Peut-être, répondit la voix inconnue.

– Comment! peut-être? reprit Ismène piquée de ce doute injurieux. Qu'aurais-je à craindre d'eux?..

– Tout, s'ils en savaient autant que moi.

– Et que savez-vous?

– Bien des choses, vous dis-je.

– Bien des choses, cela annonce beaucoup, et ne signifie rien. Pourriez-vous en détailler quelques-unes?

– Sans doute.

– Et dans quel genre encore? Ai-je eu des affaires de cœur?

– Non.

– Des intrigues? des aventures?

– Tout justement.

– Et avec qui, s'il vous plaît? avec des petits-maîtres, des militaires, des sénateurs?

– Non.

– Des comédiens?

– Non.

– Vous verrez que ce sera avec mes pages, mes laquais, mon directeur, ou l'aumônier de mon mari.

– Non.

– Monsieur l'imposteur, vous voilà donc à bout?

– Pas tout à fait.

– Cependant, je ne vois plus personne avec qui l'on puisse avoir des aventures. Est-ce avant, est-ce après mon mariage? répondez donc, impertinent.

– Ah! madame, trêve d'invectives, s'il vous plaît; ne forcez point le meilleur de vos amis à quelques mauvais procédés.

– Parlez, mon cher; dites, dites tout; j'estime aussi peu vos services, que je crains peu votre indiscrétion: expliquez-vous, je vous le permets; je vous en somme.

– A quoi me réduisez-vous, Ismène? ajouta le bijou, en poussant un profond soupir.

– A rendre justice à la vertu.

– Eh bien, vertueuse Ismène, ne vous souvient-il plus du jeune Osmin, du sangiac28 Zégris, de votre maître de danse Alaziel, de votre maître de musique Almoura?

– Ah, quelle horreur! s'écria Ismène; j'avais une mère trop vigilante, pour m'exposer à de pareils désordres; et mon mari, s'il était ici, attesterait qu'il m'a trouvée telle qu'il me désirait.

– Eh oui, reprit le bijou, grâce au secret d'Alcine29, votre intime.

– Cela est d'un ridicule si extravagant et si grossier, répondit Ismène, qu'on est dispensée de le repousser. Je ne sais, continua-t-elle, quel est le bijou de ces dames qui se prétend si bien instruit de mes affaires, mais il vient de raconter des choses dont le mien ignore jusqu'au premier mot.

– Madame, lui répondit Céphise, je puis vous assurer que le mien s'est contenté d'écouter.»

Les autres femmes en dirent autant, et l'on se mit au jeu, sans connaître précisément l'interlocuteur de la conversation que je viens de rapporter.

CHAPITRE XII.

CINQUIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LE JEU

La plupart des femmes qui faisaient la partie de la Manimonbanda jouaient avec acharnement; et il ne fallait point avoir la sagacité de Mangogul pour s'en apercevoir. La passion du jeu est une des moins dissimulées; elle se manifeste, soit dans le gain, soit dans la perte, par des symptômes frappants. «Mais d'où leur vient cette fureur? se disait-il en lui-même; comment peuvent-elles se résoudre à passer les nuits autour d'une table de pharaon, à trembler dans l'attente d'un as ou d'un sept? cette frénésie altère leur santé et leur beauté, quand elles en ont, sans compter les désordres où je suis sûr qu'elle les précipite.»

«J'aurais bien envie, dit-il tout bas à Mirzoza, de faire ici un coup de ma tête.

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