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Oliver Twist
«Je viens de prendre la mesure des deux femmes qui sont mortes la nuit dernière, monsieur Bumble, dit l'entrepreneur.
– Vous ferez fortune, monsieur Sowerberry, dit le bedeau en introduisant le pouce et l'index dans la tabatière que lui présentait l'entrepreneur, laquelle offrait ingénieusement l'image d'un petit cercueil breveté, sans garantie du gouvernement. Je vous dis que vous ferez fortune, monsieur Sowerberry, répète M. Bumble en lui donnant amicalement sur l'épaule un léger coup de canne.
– Vous croyez? dit l'entrepreneur d'un ton qui ne voulait dire ni oui ni non; les prix fixés par l'administration sont bien minces, monsieur Bumble.
– Et vos cercueils aussi,» répondit le bedeau d'un air qui approchait de la plaisanterie, autant qu'il convenait à un fonctionnaire important.
M. Sowerberry fut ravi, comme il devait l'être, de la finesse de ce mot, et partit d'un long éclat de rire. «C'est vrai, monsieur Bumble, dit-il enfin. Il faut l'avouer, depuis la mise en vigueur du nouveau système de nourriture, les cercueils sont un peu plus étroits et moins profonds que par le passé; mais il faut bien gagner quelque chose, monsieur Bumble; le bois sec coûte fort cher, monsieur, et les attaches de fer viennent de Birmingham par le canal.
– Bah! dit M. Bumble, chaque métier a ses avantages et ses inconvénients, et un beau profit est bien aussi quelque chose.
– Sans doute, répondit l'entrepreneur; si je ne gagne rien sur chaque article en particulier, je me rattrape sur l'ensemble, voyez-vous. Eh! eh! eh!
– Justement, dit-il, Bumble.
– Il faut pourtant dire, continua M. Sowerberry en reprenant le fil de son discours que le bedeau avait interrompu; il faut pourtant dire, monsieur Bumble, que j'ai contre moi un grand désavantage: c'est que les gens robustes s'en vont les premiers. Je veux dire que les gens qui ont vécu à leur aise, qui ont payé leurs contributions pendant longtemps, sont les premiers à succomber quand ils entrent au dépôt; et, voyez-vous, monsieur Bumble, trois ou quatre pouces de plus qu'on n'avait calculé font une grande brèche dans les profits, surtout quand on a une famille à soutenir, monsieur.»
Comme Sowerberry disait cela du ton indigné d'un homme qui a lieu de se plaindre, et que M. Bumble sentait que cela pourrait amener quelques réflexions défavorables aux intérêts de la paroisse, ce dernier crut prudent de parler d'autre chose; et Olivier Twist lui fournit un sujet de conversation.
«Vous ne connaîtriez pas par hasard, dit M. Bumble, quelqu'un qui aurait besoin d'un apprenti? C'est un enfant de la paroisse qui est en ce moment une grosse charge, une meule de moulin, pour ainsi dire, pendue au cou de la paroisse! Offres avantageuses, monsieur Sowerberry, offres avantageuses.»
Et en parlant M. Bumble dirigeait sa canne vers l'affiche en question et frappait trois petits coups sur les mots: cinq livres sterling, qui étaient imprimés en majuscules de la plus grande dimension.
– Ma foi! dit l'entrepreneur en prenant M. Bumble par le pan à garniture dorée de son habit; voici précisément ce dont je voulais vous parler. Vous savez… Quel joli bouton vous avez là, mon cher monsieur Bumble! je ne l'avais jamais remarqué.
– Oui, il est assez bien, dit le bedeau en regardant avec orgueil les gros boutons de cuivre qui ornaient son habit; le sujet est le même que celui du sceau paroissial: le bon Samaritain pansant le voyageur blessé. Le conseil me l'a donné pour mes étrennes, monsieur Sowerberry. La première fois que je l'ai mis, c'était pour assister à l'enquête relative à ce marchand sans ressources, qui mourut la nuit sous une porte cochère.
– Je m'en souviens, dit l'entrepreneur; le jury déclara qu'il était mort de froid et de faim, n'est-ce pas?»
«Et le verdict ajoutait, je crois, d'une manière spéciale, dit l'entrepreneur, que si l'officier de secours…
– Bast! sottise que cela! dit le bedeau avec humeur; si le Conseil faisait attention à toutes les niaiseries que débitent ces ignorants de jurés, il aurait fort à faire.
– C'est bien vrai, dit l'entrepreneur.
– Les jurés, dit M. Bumble en serrant fortement sa canne, ce qui était chez lui signe de colère, les jurés sont des êtres sans éducation, des êtres vils et rampants.
– C'est encore vrai, dit l'entrepreneur.
– Ils n'ont pas plus de philosophie et d'économie politique à eux tous que ça, dit le bedeau en faisant claquer ses doigts avec dédain.
– Non, sans doute, reprit Sowerberry.
– Je les méprise, dit le bedeau, dont la figure se colorait de plus en plus.
– Et moi aussi, répondit l'entrepreneur.
– Et je voudrais seulement tenir ces jurés, si indépendants, au dépôt pendant une semaine ou deux; les règlements de l'administration leur rabattraient bien vite leur caquet.
– Enfin, laissons-les pour ce qu'ils sont,» reprit l'entrepreneur; et en même temps il souriait d'un air approbateur, pour calmer la colère croissante du bedeau courroucé.
M. Bumble ôta son tricorne, en tira un mouchoir, essuya la sueur que la colère faisait ruisseler sur son front, remit son tricorne; puis, se tournant vers l'entrepreneur, il dit d'un ton plus calme:
«Eh bien! et cet enfant?
– Oh! vous savez, monsieur Bumble, répondit le fabricant de cercueils; je paye une forte taxe pour les pauvres.
– Hem! fit M. Bumble; eh bien?
– Eh bien! reprit M. Sowerberry, je songeais que, si je paye beaucoup pour les pauvres, j'ai le droit de les exploiter aussi de mon mieux, monsieur Bumble; ainsi… ainsi je crois que cet enfant fera mon affaire.»
M. Bumble saisit le bras de l'entrepreneur et le fit entrer au dépôt. M. Sowerberry resta en conférence avec les administrateurs pendant cinq minutes, et il fut convenu qu'Olivier entrerait chez lui le soir venu à l'essai, c'est-à-dire que si, au bout de quelque temps, il trouvait que l'enfant lui rapportait plus par son travail qu'il ne lui coûtait pour sa nourriture, il le prendrait pour un nombre d'années déterminé, avec le droit de l'employer à sa fantaisie.
Le petit Olivier fut amené le soir devant les administrateurs et informé qu'il allait entrer immédiatement en qualité d'apprenti chez un fabricant de cercueils, et que, s'il se plaignait de sa position, s'il retombait encore à la charge de la paroisse, on l'embarquerait pour être noyé ou assommé. Il ne manifesta aucune émotion. Ces messieurs déclarèrent tous que c'était un petit garnement sans coeur, et ordonnèrent à M. Bumble de l'emmener sur le champ.
Quoiqu'il soit naturel de penser que les administrateurs plus que qui que ce soit au monde, devaient éprouver un légitime sentiment d'horreur à la moindre marque d'insensibilité, ils se trompaient cependant complètement dans la circonstance actuelle. Le fait est qu'Olivier, loin de manquer de sensibilité, en avait au contraire une trop forte dose et n'était en train d'arriver à un état de stupidité et d'abrutissement pour le reste de sa vie, que par suite des mauvais traitements qu'il avait endurés. Il apprit sa nouvelle destination sans dire un mot; mit sous son bras son petit bagage, qui n'était pas lourd à porter, car il tenait dans un morceau de papier d'un demi-pied carré sur trois pouces d'épaisseur, enfonça sa casquette sur ses yeux, et s'accrochant encore une fois au parement de M. Bumble, il fut conduit par ce fonctionnaire à un nouveau lieu de souffrances.
Pendant quelque temps M. Bumble traîna ainsi Olivier après lui sans faire attention à l'enfant: car le bedeau marchait la tête haute, comme il sied à un bedeau. Il faisait du vent; le petit Olivier était complètement caché par les basques de l'habit, qui en s'entr'ouvrant laissaient voir avec avantage le gilet à revers et la culotte courte du bedeau. Au moment d'arriver, M. Bumble jugea convenable de jeter un coup d'oeil sur l'enfant pour voir s'il était présentable, et il le fit de l'air capable et entendu qui convient à un protecteur bienveillant.
«Olivier! dit M. Bumble.
– Oui, monsieur, répondit l'enfant d'une voix faible et tremblante.
– Ne mettez pas votre casquette sur vos yeux et levez la tête, monsieur.»
Olivier obéit tout de suite, en passant bien vite la main sur ses yeux; mais une larme y roulait encore quand il regarda son guide, et elle coula sur ses joues tandis que M. Bumble le considérait d'un oeil sévère; cette larme fut suivie d'une autre, et d'une autre encore. L'enfant eut beau vouloir prendre sur lui, ses efforts furent vains; il lâcha la manche du bedeau, mit ses deux mains sur sa figure, et un torrent de larmes coula à travers ses doigts décharnés.
«Bien! s'écria M. Bumble s'arrêtant court, et lançant à son petit protégé un regard plein de méchanceté. C'est bien; de tous les enfants les plus ingrats, les plus vicieux que j'aie jamais vus, vous êtes…
– Non, non, monsieur, s'écria Olivier en sanglotant et en se cramponnant à la main qui tenait la fameuse canne; non, non, monsieur; je veux être bon; oui, je serai bien sage, monsieur! je suis si jeune, monsieur, et je suis si… si…
– Si quoi? demanda M. Bumble étonné.
– Si abandonné, monsieur, si complètement abandonné, s'écria l'enfant. Tout le monde me déteste; oh! monsieur, je vous en prie, ne soyez plus fâché contre moi.»
L'enfant en même temps se frappait la poitrine, sanglotait et regardait le bedeau avec angoisse.
Pendant quelques instants, M. Bumble contempla avec étonnement la mine piteuse et désolée d'Olivier; il toussa trois ou quatre fois, comme un homme enroué, en se plaignant entre ses dents de cette toux importune, et dit à Olivier de s'essuyer les yeux et d'être sage. Puis lui prenant la main, il continua à marcher en silence.
Le fabricant de cercueils venait de fermer les volets de sa boutique, et était en train d'inscrire quelques entrées sur son livre de compte, à la lueur d'une mauvaise chandelle, quand M. Bumble entra.
«Ah! dit-il en levant les jeux et arrêtant sa plume au milieu d'un mot; c'est vous, monsieur Bumble?
– En personne, monsieur Sowerberry, répondit le bedeau, tenez, je vous amène l'enfant.»
Olivier fit un salut.
«Ah! voici l'enfant en question, dit l'entrepreneur des pompes funèbres en levant la chandelle pour voir à fond Olivier. Madame Sowerberry, voulez-vous venir un instant, ma chère?»
Mme Sowerberry sortit d'une petite pièce derrière la boutique; c'était une femme petite, maigre, pincée, une vraie mégère.
«Ma chère, dit M. Sowerberry avec déférence; voici l'enfant du dépôt, dont je vous ai parlé.»
Olivier salua de nouveau.
«Dieu! dit la femme, qu'il est maigre!
– En effet, il n'est pas fort, répondit M. Bumble en regardant Olivier sévèrement, comme si c'était sa faute; Il n'est pas fort, il faut l'avouer; mais il poussera, madame Sowerberry, il poussera.
– Oui, dit la femme avec humeur, grâce à notre boire et à notre manger. Qu'y a-t-il à gagner avec ces enfants de la paroisse? Ils coûtent toujours plus qu'ils ne valent. Mais les hommes veulent n'en faire qu'à leur tête; allons, descends, petit squelette.» À ces mots elle ouvrit une porte, poussa Olivier vers un escalier fort roide qui conduisait à une petite cave, sombre et humide, attenante au bûcher, qu'on nommait la cuisine, et où se trouvait une fille malpropre, avec des souliers éculés, et de gros bas bleus en lambeaux. «Charlotte, dit Mme Sowerberry qui avait suivi Olivier, donnez à cet enfant quelques-uns des restes qu'on a mis de côté pour Trip; il n'est pas revenu à la maison de toute la journée, ainsi il s'en passera. Je suppose que tu ne feras pas le dégoûté, hein, petit?»
Olivier, dont les yeux s'allumaient à l'idée de manger de la viande et qui mourait d'envie de la dévorer, répondit que non, et un plat de restes grossiers fut placé devant lui.
Je voudrais que quelque philosophe bien nourri, chez qui la bonne chère n'engendre que de la bile, de ces philanthropes au sang glacé, au coeur de fer, eût pu voir Olivier Twist se jeter sur ces restes dont le chien n'avait pas voulu, et contempler l'affreuse avidité avec laquelle il déchirait et avalait les morceaux. Il n'y a qu'une chose que je préférerais à cela; ce serait de voir ce philosophe faire le même repas, et avec le même plaisir.
«Eh bien! dit la femme, quand Olivier eut fini son souper, auquel elle avait assisté avec une horreur silencieuse, épouvantée de l'appétit futur de l'enfant; as-tu fini?»
Comme il n'y avait plus rien à avaler, Olivier répondit que oui.
«Alors, viens avec moi,» dit-elle. Elle prit une lampe sale et fumeuse et le conduisit au haut de l'escalier. «Ton lit est sous le comptoir. Tu n'as pas peur de coucher au milieu des cercueils, je suppose? D'ailleurs, qu'importe que cela te convienne ou non? Tu ne coucheras pas ailleurs. Arrive. Ne vas-tu pas me tenir là toute la nuit?»
Olivier, sans perdre de temps, suivit docilement sa nouvelle maîtresse.
CHAPITRE V. Olivier fait de nouvelles connaissances, et, la première fois qu'il assiste à un enterrement, il prend une idée défavorable du métier de son maître
Laissé seul dans la boutique du fabricant de cercueils, Olivier posa la lampe sur un banc et jeta un regard timide autour de lui, avec un sentiment de terreur dont bien des gens plus âgés que lui peuvent facilement se rendre compte. Un cercueil inachevé, posé sur des tréteaux noirs, occupait le milieu de la boutique et avait une apparence si lugubre, que l'enfant était pris de frisson chaque fois que ses yeux se portaient de ce côté; il s'attendait presque à voir se dresser lentement la tête d'un horrible fantôme dont l'aspect le ferait mourir de frayeur. Le long de la muraille était disposée une longue rangée de planches de sapin coupées uniformément, qui avaient l'air dans le demi-jour d'autant de spectres à larges épaules, avec les mains dans leurs poches; des plaques de métal, des copeaux, des clous à tête luisante, des morceaux de drap noir jonchaient le plancher. Derrière le comptoir on voyait figurés en manière d'enjolivement, sur le mur, deux croque-morts, à cravate empesée, debout devant la porte d'une maison, et dans le lointain un corbillard traîné par quatre chevaux noirs. La boutique était fermée et chaude; l'atmosphère semblait chargée d'une odeur de cercueil; sous le comptoir, le trou où était jeté le matelas d'Olivier avait l'air d'une fosse.
Il n'y avait pas que ce spectacle lugubre qui impressionnât l'enfant; il était seul dans ce lieu étrange; et nous savons tous combien les plus vaillants d'entre nous se trouveraient parfois affectés dans une telle situation. L'enfant n'avait point d'ami auquel il s'intéressât ou qui s'intéressât à lui; il n'avait pas à pleurer la mort récente d'une personne aimée; son coeur n'avait pas à gémir de l'absence d'un visage chéri: et pourtant il était profondément triste; en se glissant dans sa couche étroite, il eut souhaité d'être dans son cercueil, et de pouvoir dormir pour toujours dans le cimetière, tandis que l'herbe haute se balancerait doucement sur sa tête, et que les tristes sons de la vieille cloche charmeraient son sommeil.
Il fut réveillé le matin par le bruit d'un grand coup de pied lancé du dehors dans la porte de la boutique, et qu'on réitéra vingt-cinq fois avec colère pendant qu'il s'habillait à la hâte; quand il commença à tirer les verrous, les pieds cessèrent de frapper, et une voix se fit entendre.
«Vas-tu ouvrir la porte? criait-on.
– Oui, monsieur, tout de suite, répondit Olivier tirant le verrou et faisant tourner la clef dans la serrure.
– Tu es le nouvel apprenti, n'est-ce pas? dit la voix à travers le trou de la serrure.
– Oui, monsieur, répondit Olivier.
– Quel âge as-tu?
– Dix ans, monsieur, dit Olivier.
– Alors je vais te secouer, dit la voix; tu vas voir, méchant bâtard que tu es!»
Après cette promesse gracieuse, la voix se mit à siffler.
Olivier avait trop souvent éprouvé les effets de semblables promesses pour douter que celui qui parlait, quel qu'il fût, manquât à sa parole. Il tira les verrous d'une main tremblante et ouvrit la porte.
Il regarda un instant dans la rue, à droite, à gauche, pensant que l'inconnu qui lui avait adressé la parole par le trou de la serrure avait fait quelques pas pour se réchauffer; car il ne voyait personne qu'un gros garçon de l'école de charité, assis sur une borne en face de la maison, occupé à manger une tartine de beurre, qu'il coupait en morceaux de la grandeur de sa bouche, et qu'il avalait avec avidité.
«Pardon, monsieur, dit enfin Olivier, ne voyant aucun autre visiteur; est-ce vous qui avez frappé?
– J'ai donné des coups de pied, répondit l'autre.
– Auriez-vous besoin d'un cercueil?» demanda naïvement Olivier.
Le garçon parut furieux et dit que c'était Olivier qui aurait besoin de s'en procurer un avant peu, s'il se permettait de pareilles plaisanteries avec ses supérieurs.
«Tu ne sais sans doute pas qui je suis, méchant orphelin? dit-il en descendant de sa borne avec une édifiante gravité.
– Non, monsieur, répondit Olivier.
– Je suis monsieur Noé Claypole, reprit l'autre, et tu es mon subordonné. Allons, ôte les volets, petit gredin.»
En même temps M. Claypole gratifia Olivier d'un coup de pied, et entra dans la boutique d'un air de dignité, qui lui donna beaucoup d'importance, quoiqu'il soit difficile à un garçon, avec une grosse tête, de petits yeux et une physionomie stupide, de paraître majestueux dans n'importe quelle situation; à plus forte raison quand il joint à ces avantages extérieurs un nez rouge et des tâches de rousseur. Olivier enleva les volets, et, lorsqu'il voulut en porter un dans une petite cour à côté de la maison, où on les mettait pendant le jour, il chancela sous le poids et cassa un carreau; Noé vint gracieusement à son aide, le consola en l'assurant qu'il le payerait, et daigna lui donner un coup de main. M. Sowerberry descendit bientôt, et presque aussitôt Mme Sowerberry parut; Olivier paya le carreau, suivant la prédiction de Noé, et suivit celui-ci à la cuisine pour déjeuner.
«Venez près du feu, Noé, dit Charlotte; j'ai retiré pour vous du déjeuner de monsieur un bon petit morceau de lard. Olivier, ferme la porte derrière M. Noé; prends les morceaux de pain que j'ai mis sur le couvercle du coffre; voici ton thé; va-t'en l'avaler dans un coin et dépêche-toi, car il faut aller garder la boutique, entends-tu?
– Entends-tu, enfant trouvé? dit Noé Claypole.
– Quel drôle de corps vous faites, Noé! dit Charlotte; ne pouvez- vous laisser cet enfant tranquille?
– Le laisser tranquille! dit Noé; mais il me semble que tout le monde le laisse assez tranquille comme ça. Il n'a ni père ni mère qui se mêle de ses affaires; tous ses parents le laissent bien faire à sa guise; hein, Charlotte? Ah! ah!
– Farceur que vous êtes!» dit Charlotte en riant aux éclats.
Noé fit comme elle; puis ils jetèrent tous deux un coup d'oeil dédaigneux sur le pauvre Olivier Twist, qui grelottait assis sur un coffre au fond de la cuisine, et mangeait les restes de pain dur qu'on lui avait spécialement réservés.
Noé était un enfant de charité, mais non du dépôt de mendicité; il n'était pas enfant trouvé, car il pouvait faire remonter sa généalogie jusqu'à son père et à sa mère, qui demeuraient près de là; sa mère était blanchisseuse; son père, ancien soldat, ivrogne et retiré du service avec une jambe de bois et une pension de deux pence et demi par jour. Les garçons de boutique du voisinage avaient eu longtemps l'habitude d'apostropher Noé dans les rues par les surnoms les plus injurieux, et il avait souffert sans mot dire. Mais maintenant que la fortune avait jeté sur son chemin un pauvre orphelin sans nom, que l'être le plus vil pouvait montrer du doigt avec mépris, il se vengeait sur lui avec usure. C'est là un intéressant sujet de réflexion. Nous voyons sous quel beau côté se montre parfois la nature humaine, et avec quelle similitude les mêmes qualités aimables se développent chez le plus noble gentilhomme et chez le plus sale enfant de charité.
Il y avait trois semaines ou un mois qu'Olivier demeurait chez l'entrepreneur de pompes funèbres, et M. et Mme Sowerberry, après avoir fermé la boutique, soupaient dans la petite arrière- boutique, quand M. Sowerberry, après avoir considéré sa femme à plusieurs reprises de l'air le plus respectueux, entama la conversation.
«Ma chère amie…»
Il allait continuer, mais Mme Sowerberry leva les yeux d'une façon si revêche qu'il s'arrêta court.
«Eh bien, quoi? dit Mme Sowerberry avec humeur.
– Rien, chère amie, rien du tout, dit M. Sowerberry.
– Hein? niais que vous êtes, dit Mme Sowerberry.
– Du tout, ma chère, dit humblement M. Sowerberry; je pensais que vous ne vouliez pas m'écouter; je voulais dire seulement…
– Oh! gardez pour vous ce que vous aviez à dire, interrompit Mme Sowerberry; je suis comptée pour rien; ne me consultez pas, entendez-vous? Je ne veux pas me mêler de vos secrets.»
À ces mots, elle poussa un éclat de rire affecté qui faisait craindre des suites violentes.
«Mais, ma chère, dit Sowerberry, il me faut votre avis.
– Non, non, que vous importe mon avis? répliqua la femme d'un air pincé; demandez conseil à d'autres.»
Et elle réitéra ce rire forcé qui faisait trembler M. Sowerberry. Elle suivait en ceci la politique ordinaire aux femmes, celle qui leur réussit le plus souvent: elle forçait son mari à solliciter comme une faveur la permission de lui dire ce qu'elle était curieuse d'apprendre, et, après une petite querelle qui ne dura pas tout à fait trois quarts d'heure, elle accorda généreusement cette permission.
«C'est seulement au sujet du petit Olivier, dit M. Sowerberry; il a fort bonne mine, cet enfant.
– Le beau miracle! il mange assez pour ça, répondit la dame.
– Ses traits ont une expression de tristesse qui lui donne l'air très intéressant, reprit M. Sowerberry. Il ferait un excellent muet3, ma chère.»
Mme Sowerberry leva la tête en signa d'étonnement; son mari s'en aperçut et, sans laisser le temps à la bonne dame de placer une observation, il continua:
«Non pas un muet pour accompagner le convoi des grandes personnes, ma chère, mais seulement pour les convois d'enfants; ce serait une nouveauté d'avoir un muet d'un âge en rapport avec celui du défunt. Soyez sûre que cela ferait un effet superbe.»
Mme Sowerberry, qui montrait un goût exquis dans les questions relatives aux pompes funèbres, fut frappée de la nouveauté de cette idée; mais comme elle eût compromis sa dignité en approuvant son mari, dans la circonstance actuelle, elle se contenta de lui demander avec beaucoup d'aigreur comment il se faisait que cette idée ne lui fût pas venue à l'esprit depuis longtemps. M. Sowerberry en conclut avec raison que sa proposition était bien accueillie; il fut décidé sur-le-champ qu'Olivier serait tout d'abord initié aux mystères de la profession, et que, dans ce but, il accompagnerait son maître à la première occasion.
Elle ne se fit pas longtemps attendre. Le lendemain matin, après le déjeuner, M. Bumble entra dans la boutique, et, appuyant sa canne contre le comptoir, tira de sa poche son grand portefeuille de cuir, et y prit un bout de papier qu'il passa à Sowerberry.
«Ah! dit l'entrepreneur, en le parcourant des yeux d'un air réjoui; c'est une commande pour un cercueil, hein?
– Pour un cercueil d'abord, et un enterrement paroissial ensuite, dit M. Bumble en fermant son portefeuille qui était, comme lui, très rebondi.
– Bayton? dit l'entrepreneur, cessant de lire et regardant M. Bumble; voilà la première fois que j'entends ce nom-là.
– Des entêtés, monsieur Sowerberry, répondit M. Bumble en hochant la tête; des entêtés, et des orgueilleux, je le crains.
– Des orgueilleux? s'écria M. Sowerberry avec un rire moqueur; pour le coup, c'est trop fort.
– Ça fait pitié, dit le bedeau; ça fait suer.
– D'accord, répondit le fabricant de cercueils d'un air approbatif.
– Nous n'avons entendu parler d'eux qu'avant-hier soir, dit le bedeau; et nous n'aurions rien su sur leur compte, si une femme qui loge dans la même maison ne s'était adressée au comité paroissial pour le prier d'envoyer le chirurgien paroissial visiter une femme qui était au plus mal. Il était sorti pour dîner; mais son aide, qui est un garçon fort habile, leur envoya haut la main une médecine dans une bouteille à cirage.
– Ah! voila ce qu'on peut appeler de la promptitude, dit l'entrepreneur.
– Sans doute, reprit le bedeau; mais qu'en est-il résulté? Savez- vous jusqu'où a été l'ingratitude de ces rebelles, monsieur? Croiriez-vous que le mari a renvoyé dire que la médecine ne convenait pas au genre de maladie de sa femme et qu'elle ne la prendrait pas? Entendez-vous cela? qu'elle ne la prendrait pas! une médecine excellente, énergique, salutaire, qu'on avait administrée avec succès, pas plus tard qu'il y a huit jours, à deux manoeuvres irlandais et à un portefaix; qu'on lui avait envoyée pour rien, avec la bouteille par-dessus le marché; et il fait dire qu'elle ne la prendra pas, monsieur!