
Полная версия
Mademoiselle de Bressier
Nelly, volontaire, toujours gaie, avec des emportements et des jalousies d'enfant gâtée; Faustine sérieuse, d'une gravité douce et réfléchie; la première, nerveuse et ardente d'allures, la seconde, calme en apparence, mais froidement passionnée, avec des éclairs de mysticisme. Elles étaient également belles, et leurs beautés mêmes ne se ressemblaient pas. Nelly, souple et fine comme un cheval de race, impatiente du joug, rappelait par ses yeux noirs et sa peau orangée les femmes arabes de Fromentin. Petite, bien prise dans sa taille fine, aux ondulations souples, elle trahissait vite la Méridionale exubérante et vive. Faustine était la femme du Nord. Mince et gracieuse, avec son regard énergique, elle semblait mieux faite pour conduire sa destinée que pour la subir. Son visage, d'une pâleur nacrée, allongé comme un camée antique, s'illuminait par instants à la lueur chaude de ses yeux pers. Ces deux jeunes filles se complétaient l'une par l'autre. Accoutumées à penser ensemble, liées surtout par ces affinités secrètes que créaient leurs natures dissemblables, elles considéraient la vie comme une étape qu'elles franchiraient sans jamais se quitter.
– Décidément, tu n'es pas plus gaie ce matin qu'hier soir! s'écria Nelly après un silence.
– Comment veux-tu que je sois gaie? répliqua doucement Faustine. Depuis deux jours, je n'ai pas eu de nouvelles de mon père et de mon frère. La division du général est à Courbevoie; il ne peut pas quitter son commandement, et je trouve naturel qu'il ne vienne pas. Mais Étienne est sous Versailles, son régiment n'a pas donné tous ces jours-ci. Vraiment, en un temps de galop, il pouvait bien pousser jusqu'ici.
Nelly haussa les épaules et se mettant à rire:
– Tu es incroyable! Alors tu t'imagines qu'un beau capitaine de hussards comme Étienne se dérangera pour voir deux petites filles… Eh bien, qu'est-ce que tu as, Odin?
Le chien s'arrêtait court, l'oreille droite; puis il bondissait, pour s'arrêter bientôt, et japper bruyamment. L'allée où se promenaient les deux amies tournait sur elle-même et s'enfonçait sous de larges platanes, dans l'épaisseur du parc. Odin s'y précipita, tête baissée, comme s'il eût cherché à retrouver une piste.
– Regarde-le donc, reprit Nelly.
Mais Faustine suivait son rêve intérieur, songeant à ses chers absents, peu soucieuse de s'occuper du lévrier russe. Ils ne finiraient donc jamais, ces longs jours d'inquiétude et d'angoisses? Pendant quatre mois elle avait tremblé chaque jour pour son père, qui se battait sur la Loire, pour son frère prisonnier à Hambourg. Elle les revoyait enfin, sains et saufs, après l'armistice, et voilà que recommençait la même vie d'épouvantes quotidiennes! La guerre civile, après la guerre étrangère, renouvelait les tourments passés.
– A propos, as-tu trouvé le sujet de ton tableau? demanda Nelly.
Faustine eut un geste de lassitude découragée.
– A quoi bon? murmura-t-elle.
– Comment! à quoi bon? Je ne l'entends pas ainsi. Voilà cinq jours que tu n'as travaillé. Je ne veux pas que ta paresse continue. Tu te mettras à la besogne aujourd'hui. Oh! fais cela pour moi, ma petite Faustine!
Au lieu de répondre à son amie, la jeune fille s'arrêta brusquement.
– Qu'as-tu donc? demanda Nelly étonnée.
– N'as-tu pas entendu?
– Quoi?
– Un gémissement. Peut-être me suis-je trompée. Et cependant, il me semblait… Non, je ne m'abusais pas. Vois Odin.
En effet, le chien se tenait immobile, la tête en avant, comme s'il fût tombé subitement en arrêt.
– Il y a quelque chose, reprit Faustine. Cherche, Odin, cherche!
Le chien gratta le sol, hésitant: puis il enfila un petit sentier qui s'enfonçait dans l'épaisseur verte des taillis. Sa maîtresse le suivait; et Nelly venait la dernière, riant et se dépitant contre les branches qui s'accrochaient à sa jupe ou se faisaient enrouler par ses cheveux.
– Tu es folle, mon amie! Quelle idée de te prêter aux caprices de cette bête! Tu vois bien que ce sentier-là ne mène nulle part, et qu'il aboutit à l'un des sauts de loup qui entourent le château.
Au bout de cinq minutes, Odin s'arrêta devant le fossé qui fermait le parc. De nouveau il cherchait, il quêtait, le poil hérissé. Enfin, brusquement, il se jeta dans le fossé, poussant un aboiement prolongé. Les deux jeunes filles eurent un cri d'effroi: elles venaient d'apercevoir le corps de Françoise qui gisait inanimé entre les hautes herbes. Mais Faustine ne s'épeurait pas longtemps.
– La maison de garde est à côté, dit-elle. Va chercher Marius, ma bonne Nelly. Il nous aidera à transporter cette pauvre femme au château.
– Comment tu… tu vas rester… seule? balbutia Nelly.
– Tu es une enfant. De quoi veux-tu que j'aie peur?
Nelly s'éloignait, tournant timidement la tête comme si elle eût craint de perdre son amie des yeux; et Faustine, descendant le long du fossé, s'approchait de Françoise qui demeurait immobile.
– Elle est bien pâle! murmura-t-elle.
Elle prit la main de l'inconnue: le pouls battait à peine. Doucement, Faustine essayait de soulever la tête de la malade, et l'appuyait sur ses genoux. Françoise soupira profondément, ouvrit un moment les yeux, et les referma comme aveuglée par ce grand soleil qui succédait pour elle aux noires terreurs de la nuit. Que faire? La jeune fille attendait avec angoisse le retour de Nelly. Pourvu qu'elle eût rencontré Marius! A elles deux, elles n'exécuteraient qu'une médiocre besogne, et l'on ne pouvait pas laisser là, abandonnée et sans secours, cette malheureuse créature, vaincue sans doute par le besoin et la fatigue. Nelly avait trouvé Marius. Ce solide gaillard souleva Françoise dans ses bras, sans effort, et comme Faustine lui demandait s'il désirait qu'on l'aidât, il répondit par un sourire orgueilleux. Dix minutes après, la femme de Pierre revenait à elle, étendue sur une chaise longue dans le salon du château. Elle ne souffrait pas, elle ne se plaignait pas. Ses yeux étonnés regardaient autour d'elle. Lentement, son cerveau affaibli reconstruisait les événements qui s'étaient succédé depuis deux jours. Elle revoyait la chambre de la rue Jean-Baussire, où Jacques restait seul; puis son départ lugubre et ce rude chemin de croix jusqu'à Versailles; enfin son retour, quand épuisée, n'en pouvant plus, elle regagnait Paris désespérée. Et avec le souvenir, renaissait aussi la souffrance. Pierre! que devenait Pierre! Non, elle ne voulait pas s'oublier chez les êtres généreux qui la recueillaient. Il fallait qu'elle remplît son devoir jusqu'au bout.
– Comment vous sentez-vous, Madame? lui demanda doucement Faustine, qui se penchait vers elle, épiant le retour de la vie sur ce visage blême.
– Mieux… je vous remercie, Mademoiselle. Vous êtes bonne. Tenez, voyez, je peux me remettre en route…
– Vous voulez?..
– Il le faut.
Elle essayait de se tenir debout: mais son énergie la trahissait. Est-ce que la fatigue serait plus forte que sa volonté?
– Pourquoi repartir déjà? reprit Mlle de Bressier. Attendez au moins que vos forces soient revenues. Craignez-vous que votre absence prolongée n'inquiète quelqu'un des vôtres? Il m'est aisé d'écrire pour donner de vos nouvelles.
– Je vous remercie, Mademoiselle. Mais mon fils est malade. Il est seul. C'est moi qui le soigne. J'ai hâte d'être auprès de lui, vous comprenez.
– Une maladie… grave? ajouta la jeune fille, après une courte hésitation, comme si elle craignait d'aviver une douleur qu'elle sentait profonde.
– Une blessure.
– Sérieuse?
– Oui. Il l'a reçue à Montretout. Oh! c'est un brave enfant… A seize ans, il s'est engagé comme les autres.
– Voilà qui vous fera du bien, Madame, s'écria Nelly gaiement.
Elle rentrait dans le salon, précédant le valet de chambre qui apportait une petite table toute servie. Françoise, confuse de tant de soins, essayait de se débattre et de refuser. Avec sa brusquerie d'enfant gâtée, Nelly la força d'obéir. Elle but lentement quelques gorgées de vin, et mangea non sans appétit: les couleurs remontaient à son visage pâle, et ses yeux brillaient d'un éclat plus vif. Mais aux lèvres douloureusement contractées, au pli qui se creusait sur son front blanc, les amies comprenaient que l'étrangère taisait son secret. Ce n'était pas seulement une pauvre femme atteinte d'un mal physique, mais une victime torturée par une souffrance cachée. Françoise était mise simplement, avec l'élégance innée des Parisiennes qui, en dépit du rang qu'elles occupent, ont toujours plus de finesse et de distinction que les autres femmes. Assises auprès d'elle, Nelly et Faustine s'ingéniaient à la servir. Rien de plus gracieux que ce groupe: l'ouvrière soutenue et consolée par ces deux fraîches et charmantes créatures. Mme Rosny se sentait profondément touchée, surprise surtout. Elle avait été élevée dans la haine de cette bourgeoisie qui venait à son aide, à l'heure la plus douloureuse de sa vie. N'était-ce pas contre ces mêmes classes riches et heureuses que la Commune, en qui elle croyait, s'insurgeait désespérément?
– Maintenant que vous avez repris des forces, continua Faustine, je vous permets de poursuivre votre route. Seulement, vous ne vous en irez pas à pied. Oh! ne vous défendez pas! Vous êtes obligée de nous obéir. Si moi j'étais assez faible pour vous céder, voici mon amie Nelly dont vous n'auriez pas aisément raison. Je vais faire appeler Marius. Il nous conseillera. D'ailleurs, puisque vous avez hâte de retourner auprès de votre fils, le plus simple est encore qu'on vous reconduise en voiture.
L'argument était juste, et Françoise ne répliqua rien. Marius entrait. Il se mit à rire, en voyant Françoise.
– Oh! oh! dit-il, vous avez meilleure mine que lorsque je vous ai ramassée sur la route!
C'était un vieux soldat qui avait servi jadis sous le général, en Afrique; son temps achevé, il était entré comme garde chez son ancien chef. Mlle de Bressier lui expliqua que sa protégée voulait retourner à Paris, et qu'elle comptait sur lui pour l'escorter. Mais comment gagner la ville, en voiture, au milieu des troupes qui sillonnaient la plaine, sous la perpétuelle menace des feux convergents des forts? Marius eut tôt fait de prendre un parti. S'en aller directement par Sèvres et Bellevue: impossible. On se heurterait à mille difficultés toujours renaissantes. Il conseillait d'aller à Saint-Denis, par Versailles et la forêt de Saint-Germain. La voiture franchirait la Seine au pont de Poissy, rétabli depuis huit jours. Comme les Prussiens occupaient les zones du nord et de l'est, on arriverait jusqu'aux fortifications sans être inquiété.
Un quart d'heure après, un duc bien attelé attendait devant le perron du château. Les choses marchaient si vite depuis que Françoise avait recouvré sa connaissance qu'elle en demeurait encore interdite. Comme les êtres délicats, elle se sentait gênée pour exprimer sa gratitude. Depuis deux heures, elle vivait dans un ordre de sentiments inconnu, dans un monde presque entièrement nouveau. Elle ne pouvait se faire à l'idée qu'elle, une ouvrière, une révoltée, recevait un pareil accueil chez ces belles et riches jeunes filles. Cependant, elle allait partir, et c'est à peine si elle avait dit combien elle se sentait profondément touchée. Elle se tenait debout, au milieu du salon, regardant l'une après l'autre ces jolies fées qui lui apparaissaient dans sa détresse comme deux anges consolateurs: Faustine, douce, calme et souriante, Nelly, toute gaie avec ses yeux où luisait la joie.
– Je ne sais que vous dire… Mon Dieu! comme vous êtes bonnes! Qui sait ce que je serais devenue sans vous? Et mon pauvre enfant ne m'aurait jamais revue peut-être. Pourtant, il a plus besoin que jamais de…
Elle s'arrêta. La pensée de Pierre lui revenait, cruelle, remplissant son cerveau d'idées funèbres. Un sanglot s'étouffait dans sa gorge: elle chancela. Comme Faustine s'élançait pour la soutenir, elle l'arrêta d'un geste doux:
– Non, merci, ce n'est rien. Un éblouissement: il est passé déjà.
Elle essayait de sourire; mais des larmes brillaient dans ses yeux. De nouveau elle les regardait l'une après l'autre.
– Voulez-vous me permettre de vous embrasser? dit-elle avec une nuance de timidité.
– Comment donc! mais c'est moi qui vais commencer, s'écria Nelly.
Françoise serrait les mains de Mlle de Bressier, elle la contemplait, comme si elle eût voulu graver à jamais dans sa mémoire le visage charmant de la jeune fille.
– Soyez heureuse, dit-elle enfin. Adieu, Mademoiselle.
Elle dégageait ses mains que Faustine retenait dans les siennes.
– Alors, nous allons nous quitter, et je ne saurai pas votre nom? demanda-t-elle.
– Qu'importe, si je n'oublie jamais le vôtre? répliqua doucement l'ouvrière. Je suis celle qui passait et que vous avez sauvée. Merci et adieu!
– Étrange femme! murmura la jeune fille, pendant que le duc filait dans l'allée du parc.
Marius conduisait lui-même. Il n'entendait pas qu'il arrivât un accident à la protégée de sa maîtresse. Pendant le trajet, assez long, sans cesse interrompu par des convois militaires, par des troupes de soldats qui rejoignaient leurs régiments, Marius parlait du général, de son fils, de sa fille. Françoise écoutait curieusement l'éloge de cette belle créature à qui elle devait tant. D'ordinaire, rien n'est plus doux que d'entendre admirer ceux-là qui nous ont fait du bien. Dans son cœur, la reconnaissance se heurtait à sa haine contre les bourgeois. Quand Marius la déposa, au delà de Saint-Denis, à quelque cent mètres des fortifications, Françoise savait de Faustine et des siens tout ce que le soldat savait lui-même. Un sentiment nouveau remuait dans son cœur. Elle revoyait en pensée l'allure noble et fière, les yeux pers de la jeune fille, et elle se demandait avec étonnement si, maintenant, il n'y avait pas en ce monde un être de plus qu'elle aimait.
Comme elle franchissait le poste de gardes nationaux qui campait dans la première avenue, Françoise s'entendit appeler par son nom. Surprise, elle tourna la tête, et subitement devint toute pâle. Elle reconnaissait le lieutenant légèrement blessé, qui faisait partie du bataillon de Pierre.
– Bonne nouvelle! citoyenne! votre mari est vivant…
Elle eut un cri déchirant, se sentant défaillir. Après avoir réagi contre l'excès de la douleur, est-ce qu'elle ne saurait pas réagir contre l'excès de la joie?
– Vivant! vivant!
– Oh! je me suis beaucoup reproché de vous avoir tourmentée hier… Mais je ne savais pas… Un brave garçon est arrivé ce matin apportant des nouvelles sûres. Cent hommes du bataillon ont pu s'échapper. Ils sont cachés dans les bois au delà de nos avant-postes. On enverra deux régiments pour les dégager.
Mais Françoise n'entendait plus, ne voyait plus. Elle ne savait qu'une chose: Pierre était sauvé! Elle le reverrait; il y aurait encore du bonheur pour eux! Dans son ivresse elle restait debout, dans l'avenue, appuyée contre un arbre. Comme un soleil, cette radieuse jeune fille venait peut-être de lui porter bonheur.
IV
Le château de Chavry, qui appartient au général de Bressier, date du premier Empire. Il a été bâti, en 1803 par le fameux Ledret, sur l'ordre de Napoléon, qui en fit don à sa sœur Pauline, lorsqu'elle épousa le prince Borghèse. Cette énorme propriété porte bien la marque de son époque: un corps de bâtiment assez lourd, au milieu, et flanqué de deux ailes trop légères. Tout d'abord, le regard est désagréablement heurté par le manque d'harmonie de l'ensemble. Le plan primitif existe encore dans les cartons du cadastre de Versailles. D'abord, le château s'élevait au milieu d'un jardin anglais médiocrement dessiné, où le mauvais goût d'un jardinier amoureux d'Ossian avait semé quelques ruines et une demi-douzaine de cavernes. C'était d'un ridicule achevé. Heureusement, au début de la Restauration, la propriété passa entre les mains d'un homme d'esprit, M. de La Robertie, qui s'empressa de détruire les cavernes et les ruines. Épris d'arboriculture, il essaya de corriger la laideur des bâtiments en les entourant d'un parc qui leur prêterait un aspect plus grave. M. de La Robertie mourut très vieux, après le coup d'État. Les arbres avaient poussé, et toujours surveillé par un maître habile, le parc devenait grandiose. On retrouvait bien encore, çà et là, les traces de l'ancien jardin anglais; mais la beauté des allées silencieuses et profondes ravissait le promeneur qui croyait errer dans une forêt. Des arbres énormes, tantôt espacés comme les chevaliers d'un conte héroïque qui restent immobiles et la lance en arrêt, tantôt serrés et rapprochés par l'insouciant caprice de la nature. Un bois de platanes conduisait sur un plateau étroit, d'où les yeux ravis contemplaient un paysage merveilleux. Toute la plaine rieuse où la Seine se plie et se replie sur elle-même. Au fond, à droite, Paris couché dans les vapeurs grises de l'horizon. Et, nonchalamment posés, les villages coquets qui montent en étages jusqu'à Saint-Cloud.
Au début de la guerre civile le général voulait que sa fille retournât en Auvergne où elle s'était déjà réfugiée pendant l'Invasion. Elle s'y refusait nettement. M. de Bressier n'insistait pas. Il savait que, situé sous la protection du Mont-Valérien, Chavry resterait en dehors des mouvements militaires et ne serait jamais menacé. Depuis la mort de sa mère, qu'elle avait à peine connue, Faustine habitait ce château; d'abord seule, plus tard avec Nelly. Toutes deux s'y plaisaient plus qu'à Paris, dans l'hôtel de la rue de Lille, occupé seulement pendant les rares congés du chef de la famille. Elles recevaient là une éducation solide, dirigée par une institutrice de premier ordre, Mlle Vaudois. La semence idéale germa différemment dans ces terres dissemblables. Nelly, paresseuse et indolente, travaillait parce que c'était le seul moyen de pouvoir s'amuser ensuite; Faustine, au contraire, aimait l'étude par goût, pour elle-même, pour les joies qu'elle en tirait. De très bonne heure, on fut frappé, autour d'elle, de son aptitude à saisir la plastique des êtres et des choses. Son goût pour le dessin se révéla, tout de suite, d'instinct, et se développa si rapidement que le général voulut qu'à dix ans elle eût un maître sérieux. Par une heureuse fortune, on lui recommanda un ancien prix de Rome, d'une grande habileté de main, d'une instruction solide, et chez lequel l'enseignement de l'École n'avait pu tuer l'originalité première. Quoiqu'il fût absolument dénué d'imagination, Joseph Cayron aurait fait sa trouée comme les autres, s'il n'eût été paralysé par une timidité invincible. L'artiste qui doute souvent de lui-même est fort; l'artiste qui ne croit jamais en lui est perdu. Il est voué à l'infécondité. Joseph Cayron était de ceux-là. Il admirait tellement son art qu'il en avait peur. Peut-être aussi manquait-il de cette vaillance d'esprit qui permet à un homme de n'apercevoir les obstacles que pour s'efforcer de les vaincre. Le peintre vit tant de médiocrités hissées sur le pavois, tant de vrais talents foulés aux pieds, qu'à sa timidité naturelle se joignit bien vite un incurable scepticisme.
S'il ne pouvait créer des œuvres personnelles, il restait du moins un merveilleux initiateur aux œuvres des autres. Faustine crut en lui. Elle accepta docilement ses conseils impérieux. Car cet homme craintif n'admettait pas qu'on discutât l'Art. Il prononçait ce mot d'une voix légèrement emphatique, en clignant à demi le regard, comme un dévot qui parle de la Sainte Vierge. Pendant quatre ans, il ne permit pas à son élève de peindre. Il voulait la rompre à la gymnastique du dessin, lui donner une grande sûreté de main. Ensuite on verrait. Jamais le général n'éprouva une plus grande stupeur que le jour où Joseph Cayron lui démontra que Faustine devait étudier l'anatomie. L'anatomie! une enfant de seize ans! Est-ce que ce peintre raté devenait fou? Mais le peintre raté mit une telle ardeur dans son insistance que M. de Bressier céda. Avec mauvaise humeur, par exemple. Pendant trois jours, il dit, comme se parlant à lui-même: «L'anatomie! l'anatomie!» Et il affectait de n'appeler sa fille que Mlle Carabin.
Cette instruction solide développa rapidement les dons naturels de Faustine. Elle était trop intelligente pour ne pas savoir que le talent n'existe pas sans la maturité. Elle voulait travailler longtemps, travailler beaucoup, avant que personne, en dehors des siens, se doutât de ses goûts et de sa vocation. Elle était artiste dans le grand sens de ce mot sublime, c'est-à-dire rebelle par nature aux sensations banales. Certes elle eût mieux aimé crever ses toiles et jeter ses brosses par la fenêtre que de rester un amateur.
Son atelier se dressait à deux cents mètres du château, le long de la route, en plein air. Le jour y arrivait par de larges baies vitrées; un écran de soie verte cachait le plafond, tendu sur un châssis, et permettait de distribuer à volonté la lumière. Jamais on ne se serait cru dans un atelier de jeune fille. Des boiseries sombres, appliquées contre les murailles, donnaient un aspect sévère à cette pièce vaste qui semblait être le cabinet de travail d'un philosophe. On n'y trouvait aucune de ces fantaisies gracieuses que le caprice de quelques peintres célèbres ont mises à la mode. Des bibelots de grand prix, et d'un goût exquis; mais pas de japonaiseries grêles, pas de peluches chatoyantes ni de porcelaines délicates. Rien de ce désordre affecté qui rassemble avec soin les objets les plus disparates, et colle un violon XVIe siècle à côté d'un cheval en carton, caparaçonné d'étoffes voyantes. En revanche, cinq ou six toiles rares. Un Hobbema d'une incomparable fraîcheur, près d'études signées des noms les plus retentissants de l'école moderne; la première esquisse que Delacroix ait faite de l'Entrée des Croisés; plus loin, de gracieuses terres cuites, un merveilleux groupe en marbre d'Antonin Mercié, une aiguière d'argent de Froment-Meurice. Et, dans le fond de l'atelier, occupant la moitié d'un immense panneau, une merveille découverte par Faustine, deux mois avant la guerre, au fond d'un palais génois: un tableau du Titien.
Quand il fallut fuir devant l'invasion, c'était l'unique trésor que Mlle de Bressier eût emporté avec elle. La toile miraculeuse, soigneusement roulée, resta cachée en Auvergne, comme un de ces mystérieux coffrets que surveillent des nains jaloux. Un sujet d'une grande simplicité. Une femme rousse, au visage altier, joue avec une bague d'émeraudes qu'elle regarde fixement de ses yeux noirs; elle est vêtue d'une robe de satin marron brodée de jais. Pas un bijou: pas même un collier. Une rose rouge saigne dans la splendeur fauve de sa chevelure. Jamais le vieux Titien ne modela des chairs plus fermes; jamais il ne trouva des tons plus satinés et plus fulgurants. Faustine appelait cette toile: la Dame à la bague. Le général, plus pratique, prétendait que sa fille aimait tant son tableau parce qu'elle s'y retrouvait, de brune changée en rousse. Et en réalité, par un hasard curieux, l'héroïne du Titien et Faustine se ressemblaient, comme une femme de vingt-cinq ans peut ressembler à une jeune fille de dix-sept.
Mlle de Bressier passait là le meilleur de ses journées. Quand elle voulait se délasser, elle ouvrait son piano, et Nelly sortait de sa paresse pour l'accompagner. Quelques heures après le départ de Françoise, les deux amies se trouvaient dans l'atelier comme d'habitude. Nelly, allongée sur une pile de coussins, regardait Mlle de Bressier, debout devant une toile blanche. Elle esquissait au charbon la scène du matin. Un coin de parc; Odin immobile et le poil hérissé au milieu des grandes herbes; et les jeunes filles, avec une allure craintive, avançant curieusement la tête pour mieux voir la pauvre femme étendue toute raide dans le fossé.
– J'avais bien raison, en te conseillant de te remettre au travail, s'écria gaîment Nelly. Seulement je ne me doutais pas que tu trouverais un drame dans ta propre maison. Maintenant que nous sommes seules, échangeons un peu nos confidences. T'es-tu demandé par suite de quelles circonstances l'inconnue s'est évanouie à la porte du château?
– Mon Dieu, non.
– Tu n'es pas curieuse. Moi j'ai deviné.
– Oh! tu inventes très facilement, dit Faustine avec un sourire.
– Méchante! Je suis sûre qu'elle a un amoureux dans l'armée de Versailles. Elle est jolie, sais-tu? Quel âge peut-elle bien avoir? Trente-cinq ans, puisque son fils en a seize… Bravo! Faustine. En deux traits tu as rendu l'expression douloureuse du visage.
Faustine n'écoutait plus son amie. Le démon du travail la possédait tout entière. Sous ses doigts agiles, la scène prenait une intensité particulière. Elle avait vu le drame, et elle le rendait dans toute sa simplicité poignante. Soudain, un bruit de voix éclata dans le parc. Curieuse, Nelly courut à la baie vitrée, et jeta un cri.