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Mademoiselle de Bressier
Elle allait à la recherche de son mari. Sans doute, elle claquait des dents, elle frissonnait, et les forces lui faisaient défaut. Mais elle ne tomberait pas. Elle ne voulait pas, non, elle ne voulait pas! Inutile à présent de s'inquiéter de Jacques, hors de danger, et surveillé par Aurélie. Elle marchait vite. En chemin, elle s'arrêtait à peine dix minutes, pour manger un peu. Et elle recommençait sans se lasser, sans se décourager. Le temps coulait. Il était à peu près six heures du soir; et à huit, il ferait nuit. L'étape était longue; et cependant Françoise ne sentait pas la fatigue. Une surexcitation nerveuse, très intense, la soutenait. Les paroles du lieutenant dansaient dans son cerveau affolé.
Tué, Pierre? Impossible! la vie n'est pas toujours cruelle. Elle a quelquefois des sourires. Après tant de mois de dures épreuves, le destin lui devait bien un peu de bonne chance. Non, Pierre n'était pas tué. Blessé, seulement… Toute blessure n'est pas mortelle. Est-ce que Jacques n'avait pas guéri d'une balle au travers du corps? Mais l'espérance est envahissante, et à mesure qu'elle marchait, Françoise construisait dans sa pensée le roman de sa vie future. Après avoir souhaité beaucoup, elle souhaitait encore davantage. Elle se refusait à admettre même que Pierre pût être blessé! Lui, l'élu de son cœur, son mari, son amant, avec une balle dans la poitrine, avec une jambe ou un bras de moins? Jamais! S'il ne revenait pas, c'est qu'il était prisonnier! On racontait dans Paris que les soldats de Versailles tuaient les prisonniers? Un mensonge! Elle ne voulait plus y croire. D'ailleurs, Pierre disait le contraire. N'importe; c'est affreux tout de même que d'être captif, enfermé dans une geôle sombre, farouche, puante. Maintenant, elle n'admettait même plus la dernière hypothèse, la plus favorable. Ni tué, ni blessé, ni prisonnier. Pierre avait, sans doute, échappé au désastre. Il ne rentrait pas parce qu'il ne pouvait pas rentrer. Il se cachait dans les bois de Sèvres ou de Ville-d'Avray.
Elle arrivait à la Seine. Un cri d'horreur sortit de ses lèvres.
Oh! la guerre civile, hideux chaos, œuvre d'une colère maudite! Des soldats de ligne, des gardes nationaux, des chasseurs à pied, des artilleurs apparaissaient pêle-mêle sur la berge, sur les talus, sur la route, le visage convulsé, les bras en croix ou repliés le long du corps, couchés sur le dos ou étalés sur le ventre, lugubrement et fraternellement étendus les uns à côté des autres. Pourquoi s'étaient-ils entre-tués, ces êtres humains que la mort réunissait ainsi dans le repos du même sommeil? La vie en avait fait des ennemis: et leurs cadavres réconciliés se touchaient sans dégoût et sans haine. Des chevaux du train d'artillerie gisaient dans la boue, les jambes raides, dessinant leur charpente maigre sous la peau collée. A droite et à gauche, des mares de sang en plaques noirâtres; partout la mort, hideuse, saisissante, brutale. Çà et là, des fusils abandonnés, des sabres tordus, des cartouchières crevées, des képis boueux. D'un côté, la Seine, qui coulait brune, mélancolique, indifférente, poussant un vagissement monotone; de l'autre, les maisons éventrées par les obus, dépouillées de leur toiture, vides, béantes. Dans les murs, des meurtrières ouvraient leurs gueules sinistres. On voyait encore des hommes penchés aux fenêtres, immobiles, semblables à des statues. Une balle les avait atteints à leur poste de combat, et ils restaient appuyés à la muraille qui soutenait leurs corps glacés.
La nuit commençait à s'épandre, jetant son voile indigné sur toutes ces hideurs. Et Françoise errait au milieu de ce carnage, seule, livide, les yeux remplis d'épouvante, contemplant pour la première fois l'infamie des guerres civiles.
Non, jusqu'à ce jour, elle ne la comprenait pas! La robuste fille du peuple, nourrie dans la haine des riches, croyait qu'on avait le droit de prendre le fusil pour livrer la grande bataille du pauvre et du déshérité. Cette pensée n'évoquait pour elle que l'histoire légendaire des rouges barricades de Juillet ou de Février. Elle entendait dans sa mémoire les cris des glorieux va-nu-pieds en blouse, renversant le trône de Charles X; et le tocsin des églises, sonnant le retour du drapeau tricolore; et les refrains de Béranger, qui chantaient encore à son oreille le triomphe des vainqueurs. Tout cela restait pour elle, jusqu'à présent, comme une épopée vague, ou des figurants de théâtre représentent les combattants, et où tout se termine au cinquième acte par une apothéose!
Elle la voyait maintenant, la guerre civile, et elle frissonnait de terreur! C'était ça. C'étaient ces cadavres d'hommes et de bêtes, ces désastres, ces ruines, ces abandons, ces catastrophes. Collée contre un mur, elle sentait confusément des idées nouvelles germer dans son cerveau. Toute son espérance d'épouse s'écroulait épouvantablement. Elle demandait une seule chose, maintenant: que Pierre eût échappé à ce massacre!
Vivant! vivant! qu'il fût vivant! Infirme ou captif, ou les jambes coupées, mais vivant! Qu'elle pût encore baiser son front, baiser ses lèvres, entendre sa voix, sourire à son regard! Elle fuyait dans la nuit, emportant avec elle, dans sa course, le ressouvenir du hideux spectacle, frissonnant à la pensée qu'elle reconnaîtrait peut-être son Pierre au milieu de ces tas de chair humaine. Vivant! qu'il fût vivant! Elle ne souhaitait plus que cela! Comme le cœur est ambitieux, mon Dieu! et se forge d'insensés désirs! L'obscurité grandissante l'empêchait de poursuivre sa lugubre recherche. Elle arrivait sur un pont. Et elle n'osait pas s'arracher au sinistre champ de bataille. Il lui semblait que quelque chose d'elle-même restait là-bas, parmi ces corps couchés. La malheureuse! Toute sa croyance s'émiettait. Elle continuait sa route pour faire son devoir jusqu'au bout; parce qu'elle devait compte à son fils de la tâche accomplie. Mais il lui semblait impossible que Pierre fût sorti vivant de cette effroyable boucherie!
A l'entrée du pont, une petite maison de garde, vide. Elle s'affala contre la porte. Machinalement, elle croisa les mains, et pria. La prière naïve, éplorée et sincère de l'enfant du peuple, qui ne croit pas que tout est fini quand c'est fini, et qui demande quelque chose de meilleur à quelqu'un de plus grand.
Enfin, pour la dixième fois, elle reprit courage. Toujours poursuivie par son désir d'avoir des nouvelles, elle traversa le pont. Tout le monde n'avait pas fui ce pays dévasté. Chez certains êtres, la crainte du pillage domine la crainte de la mort. Deux ou trois maisons étaient encore occupées. Un brave homme, un de ces propriétaires tenaces qui aiment leurs murailles mieux que leur chair, restait immobile à la croisée. Une lumière brillait derrière lui dans la chambre, et sa figure triste apparaissait dans l'encadrement gris de la fenêtre. Soudain, il aperçut cette femme qui venait à lui.
– Est-ce que vous savez où a eu lieu la bataille? demanda-t-elle.
L'homme, étendant la main, fit un grand geste découragé dans l'espace.
– Par ici, et par là, tenez! Ce matin, quand j'ai vu arriver les soldats, je suis reparti pour Versailles. Seigneur Dieu! je ne croyais pas retrouver ma maison debout! Est-ce que vous cherchez quelqu'un?
– Mon mari, balbutia-t-elle.
– Il est de la Commune?
– Oui.
– Je ne sais pas grand'chose. Cependant, un officier de ligne m'a raconté que les Parisiens perdaient relativement peu de monde. Il paraît qu'on a fait beaucoup, mais beaucoup de prisonniers. A votre place, moi, j'irais à Versailles. Là-bas, vous êtes sûre de recueillir un renseignement sûr.
– Merci, Monsieur.
La malheureuse reprenait sa route, cette route interminable, ce chemin de croix qui n'en finissait plus. Pouvait-elle faire autre chose? Non. Blessé ou prisonnier, Pierre serait à Versailles. Mais elle se traînait maintenant comme un oiseau dont l'aile est fracassée. La foi ne la soutenait plus. Une courbature morale aggravait sa lassitude physique. Il lui fallut trois heures pour achever le voyage. Et quel voyage, mon Dieu! pour une femme harassée, n'ayant plus de jambes, n'ayant plus d'énergie. Elle s'arrêtait, défaillante; elle soufflait un peu, puis elle recommençait. Ça ne finirait donc jamais? Elle n'arriverait donc pas? Eh bien, non. Le découragement ne triompherait pas de sa volonté. Il fallait qu'elle touchât à son but, dût-elle en mourir. Elle le devait à son mari et à son fils, ces deux êtres qu'elle adorait. Comment! elle disait souvent qu'elle donnerait sa vie pour eux, et elle faiblirait dans l'accomplissement de sa tâche sacrée? Elle tendit ses nerfs dans un effort suprême; et tout ce qu'il y a de force de résistance chez une créature humaine, se réveilla chez cette femme robuste.
Versailles, en mai 1871, offrait aux psychologues un spectacle étrange et pittoresque. Le conte de la Belle au bois dormant se transportait subitement dans la réalité cruelle. La cité de Louis XIV s'éveillait tout à coup de son sommeil séculaire et se déguisait en cité contemporaine. Les députés, les curieux, les diplomates, les journalistes, les patriotes et les indifférents, s'y précipitaient les uns après les autres. Ceux-ci pour voir, ceux-là pour savoir, quelques-uns pour recevoir. Un Coblentz en miniature. Mais un Coblentz où la raison dominait, parce que tout le monde s'y mettait d'accord pour sauver le pays menacé. La ville paisible prenait les allures d'un petit Paris. On se couchait tard; on rencontrait par les rues des promeneurs peu pressés de regagner l'étroit et incommode logis où l'affluence des réfugiés les entassait. Dans les cafés, ouverts très tard, regorgeant de monde, on bavardait, on maudissait la guerre civile; et les bruits les plus invraisemblables trouvaient toujours des crédules prêts à les accepter.
Françoise allait à travers les rues, à travers les places publiques, à travers les avenues, regardant, écoutant, ne comprenant pas ce qu'on disait. Elle s'arrêtait devant les cafés, espérant entendre un mot, un seul, qui fixerait son destin. La créature humaine est ainsi. Elle s'imagine toujours que ses petites douleurs occupent la grande foule égoïste. Qui donc, parmi tout ce monde, pouvait penser à Pierre Rosny, garde national obscur, perdu dans la tourbe des armées parisiennes? Françoise n'y songeait pas. Il lui semblait que tous ces gens qui parlaient devaient parler de Pierre; que les lèvres remuaient pour prononcer le nom de Pierre. Elle n'osait aborder personne; elle s'accotait contre un mur, l'œil fixe, attendant tout d'un hasard, maintenant. Cependant, l'heure fuyait, les promeneurs se faisaient plus rares; les cafés se fermaient lentement, les uns après les autres. Françoise reprit le chemin de la place d'Armes, et machinalement elle se laissa tomber sur un des bancs de l'avenue. La nuit l'enveloppait; une nuit très calme. L'ombre dissimulait cette malheureuse créature; et lentement, un sommeil profond s'emparait d'elle. La tête à demi couverte par son châle, elle dormait, de ce sommeil lourd de la bête épuisée chez qui l'esprit est vaincu par la chair. Elle dormait, réparant ses forces, sans rêver, ne sentant pas le froid qui la gagnait. Quelques heures de repos: heureusement, quelques heures d'oubli! Jusqu'au petit matin, elle resta là, immobile. Brusquement elle ouvrit les yeux, ne sachant pas où elle se trouvait; le souvenir aussi s'éveillait, le souvenir lancinant, atroce. Peu à peu, la vie recommença, graduellement renouvelée; des troupes de soldats passaient, des maraîchers des environs arrivaient, conduisant leurs voitures cahotées. Françoise se leva, toute transie, et fit quelques pas pour dégourdir ses jambes glacées. Elle toussait; sa poitrine prise l'oppressait. Elle s'arrêta tout à coup devant la Préfecture. Un soldat sommeillait à demi au fond de sa guérite. Un fils de paysan, blond, avec des taches de rousseur. Il rêvait au pays, sans doute, à la ferme paternelle, aux bois paisiblement endormis dans le silence de la plaine; peut-être à quelque belle fille qu'il avait aimée jadis. Françoise lui mit la main sur le bras. Il fit un mouvement brusque dans sa capote à longs poils.
– Hein? quoi? que voulez-vous?
– Je vous… je vous demande pardon, balbutia-t-elle.
Par bonheur, elle tombait sur un brave garçon.
– Qu'est-ce que vous voulez, ma bonne dame? répliqua-t-il, en baissant un peu son capuchon.
– Je voulais vous prier de… de m'indiquer où est la prison?
L'officier du poste s'avançait et lui donnait tous les renseignements nécessaires. On ne permettait pas aux factionnaires de parler sous les armes. Elle trouverait la prison un peu plus loin, à droite, en suivant l'avenue. Pas moyen de se tromper: un grand bâtiment gris avec des fenêtres grillées. Et comme un artilleur passait, traînant la jambe, l'officier lui cria:
– Eh! là-bas! conduisez donc la bourgeoise à la prison. Ça ne vous dérangera pas beaucoup: elle ne sait pas, cette femme.
A une heure aussi matinale, les fonctionnaires sont rarement levés. Comme le concierge lui disait cela d'une voix un peu grognon, Françoise répliqua humblement qu'elle attendrait. Du reste, on n'était pas sûr: on allait voir. Le directeur de la prison, ancien officier, homme correct, n'avait pas trop de ses journées pour accomplir sa tâche. Chaque jour, on lui envoyait des fournées de prisonniers. Son activité suffisait à peine à la besogne. Il était levé et reçut Françoise tout de suite. Il jeta sur la jeune femme un regard rapide, ému malgré lui par ce visage pâle, par ces yeux pleins de terreur.
– Vous désirez, Madame?..
D'une voix tremblante, elle dit tout. Elle cherchait son mari: tué, blessé ou prisonnier. Elle répétait toujours ces trois mots terribles. Tué? elle commençait à croire que non. Prisonnier? elle allait le savoir. Elle raconta son histoire navrante, et comment il ne devait pas être là depuis plus de deux jours.
– Quel est le nom de votre mari, Madame?
– Pierre Rosny.
Le directeur prit un gros livre relié, à couverture verte, et parcourut les pages.
– Il n'est pas ici, Madame. Il est peut-être «au hangar».
Elle ne comprenait pas. Le directeur lui expliqua que la prison était pleine, plus que pleine. Il en venait tant, de ces gardes nationaux, qu'on saisissait à chaque rencontre! Ne sachant où les mettre, depuis quelques jours, on les parquait dans un immense hangar, tout près de la prison. Il allait la faire conduire afin qu'elle ne s'égarât pas. Françoise remerciait vaguement, étonnée de trouver tant d'obligeance et de bonté chez ces hommes qu'à Paris on leur dépeignait comme des bourreaux. De nouveau, elle se retrouvait dehors, avec le gardien chargé de la guider. Encore marcher, encore traîner ses pas errants! Si, du moins, tant de fatigues aboutissaient, si elle devait sauver Pierre! Elle longeait les murs de la prison, d'où sortaient des plaintes vagues comme de longs soupirs. Elle s'éloignait à regret de cette geôle sombre: elle eût été si heureuse maintenant que Pierre fût enfermé là dedans! Après une course de dix minutes, le gardien lui dit:
– Voilà, Madame.
Et faisant un salut vague, il la laissa toute seule. Elle s'arrêtait devant une espèce de cantonnement, entouré d'un gros détachement de chasseurs à pied qui restaient là, le fusil armé, pendant que les officiers veillaient, le revolver au poing. La prison trop pleine ne pouvait plus loger tous les captifs, et on les enfermait là comme des bêtes fauves. Il fallait reconnaître Pierre dans cette foule. Il faisait jour, à présent. Un jour gris, brouillé, dont les lueurs troubles éclairaient mal. Elle cherchait, elle regardait.
Il y en avait de tous les âges: des enfants, des hommes faits, des vieillards; tous hâves, harassés par la bataille, épuisés aussi par l'angoisse qui les tenaillait. Quelques-uns, blessés légèrement, gisaient dans un coin, sous un toit rapidement construit, que soutenaient des poutres équarries à la hâte; les autres demeuraient immobiles, ne bougeant pas, comme s'ils craignaient les mauvais traitements ou les coups. Presque tous semblaient se méfier de leurs gardiens. C'est qu'une légende terrible se colportait dans Paris; une légende calomniatrice qui accusait les soldats et les officiers de violences et de cruautés. Les gens de l'Hôtel de ville voulaient mettre le feu au ventre de leurs hommes. La plupart de ces ambitieux, devenus soudain tribuns du peuple, assuraient qu'à Versailles, on ne faisait pas de prisonniers. On tuait tout; si par hasard on gardait quelques vaincus, c'était pour les torturer. Quelques journaux ignobles de la capitale inventaient d'infâmes histoires sur les traitements réservés à ces captifs. Quand, plus tard, l'historien, calme, réunissant les documents de ce temps-là, voudra peser les crimes des uns et des autres, il se demandera si les mensonges de ceux qui gouvernaient n'excusent pas à demi la folie de ceux qui se laissaient conduire.
Aussi, parmi tous ces prisonniers, quelques-uns aimaient mieux en finir tout de suite. Deux ou trois des plus enragés rêvaient une tentative d'évasion, ou une insulte brutale à leur gardien; enfin, quelque chose qui amenât un dénouement rapide. Françoise les contemplait, épouvantée. Pierre, retenu là ou ailleurs, endurait toutes ces misères. Elle lisait tant de souffrance sur les visages décharnés de ces malheureux! Lui aussi avait faim, avait soif; lui aussi gisait étendu sur la terre, le visage convulsé. Elle ne pouvait pas détourner ses yeux hagards du hideux spectacle étalé devant elle! Malgré son angoisse, elle les examinait un à un, cherchant à reconnaître celui qu'elle adorait. Un officier de chasseurs s'approcha de Françoise, lui demandant poliment ce qu'elle désirait. Elle répliqua qu'elle croyait son mari prisonnier; le directeur de la prison, après l'avoir reçue, l'avait fait conduire «au hangar», pour qu'elle pût s'informer. L'officier dit que c'était fort simple. Il possédait la liste de tous ceux qui se trouvaient là. Il la conduisit dans un petit bureau placé dans la maison voisine. Nombreuses, ces pages où s'entassaient les noms de tous ces captifs. Celui de Pierre Rosny ne s'y lisait point. L'officier, un adolescent, se sentait ému. Il s'intéressait malgré lui à cette pauvre femme.
– C'est votre mari que vous cherchez?
– Oui, Monsieur.
– Vous ne l'avez pas trouvé à la prison; il n'est pas ici non plus. Vous pouvez espérer encore.
Espérer! Elle en était lasse. La vue de tous ces hommes, dont le visage suait la douleur, l'angoissait. Elle restait comme clouée sur le sol. Tout à coup, un jeune homme se leva, un garçon d'une vingtaine d'années. C'était un des blessés. Une baïonnette avait troué son épaule, et l'on voyait une large tache rouge à travers la toile qui enveloppait la plaie. Il paraissait souffrir beaucoup. Le visage blanc, les lèvres tuméfiées, les yeux brûlés de fièvre, il promenait sur les soldats ses regards chargés de haine. Soudain, il s'appuya contre une poutre et, faisant un geste de défi, il se mit à chanter un hymne féroce, au refrain hideux, qui suintait la haine et le sang:
La Commune, dans les batailles,O drapeau rouge de Paris,Rit des crapules de Versailles,Enveloppée entre tes plis!Que le feu flambe ou le sang coule,Qu'importe à qui n'a feu ni lieu?Vive la Commune! qui soûleSes braves b… de vin bleu!Tous les prisonniers avaient tressailli. Un long murmure frissonnait dans les groupes. Un sergent se détacha de l'escouade, et s'approchant du chanteur:
– Te tairas-tu, blanc-bec?
Le «blanc-bec» sourit: il souffrait trop; il voulait que son martyre eût une fin. Alors, haussant la voix, avec un accent plus farouche encore:
Ta couleur, ô rouge bannière,C'est la couleur du sang vermeil!C'est celle du feu, quand t'éclaireUn rayon d'or du grand soleil!Quand le maudit Badinguet croûle,Quand tout passe, roi, pape ou Dieu,Vive la Commune qui soûleSes braves b… de vin bleu!Tous les prisonniers étaient debout. Cette Marseillaise de la populace les enflammait. Le sergent prit le jeune homme par l'épaule et le secoua si violemment que le blessé jeta un cri de douleur.
– Tu joues un jeu à te faire casser la gueule! cria-t-il.
De nouveau le captif ne répliqua rien. Ses yeux hautains regardèrent encore le groupe remuant de ses compagnons de misère. On lisait sa pensée sur son visage résolu. Il ferait tout pour exaspérer ses gardiens. D'une voix ardente, où vibraient la rage et la fureur, il commença le troisième couplet:
Autour de toi, drapeau-symbole,Nous irons tous au cabaret,Danser bientôtla carmagnoleSur la carcasse à Foutriquet!Malgré Vinoy, malgré la fouleDes roussins qu'il faut f… au feu,Vive la Commune qui soûleSes braves b… de vin bleu!Ce ne fut pas long. Le sous-officier fit signe à deux chasseurs et vint droit au jeune homme. On allait l'empoigner et le jeter au cachot. Il ne bougeait plus, et regardait son ennemi en face, d'un air qui voulait dire: «Enfin!» Il recula de deux pas, et violemment, il souffleta le sergent. Celui-ci tira son revolver et fit feu. Le jeune homme roula sur le sol, la cervelle éparse. Un long cri sortit de la foule des prisonniers, pendant que Françoise s'enfuyait, affolée.
Ah! elle comprenait maintenant que tout était bien fini pour Pierre! Lui aussi ne résisterait pas à cet âpre besoin de défier ses ennemis; lui aussi leur jetterait à la face un dernier anathème dans un cri de rage; lui aussi meurtrirait son gardien pour en être frappé; lui aussi roulerait sur le sol, la tête fracassée!
Françoise courait maintenant sur la route de Paris, fuyant droit devant elle, n'osant pas regarder en arrière, comme si un infernal démon l'eût poursuivie. Il lui semblait que les pâles légions du Désespoir chevauchaient à son côté, et qu'elle ne pourrait leur échapper jamais, jamais! Elle ne s'arrêta que lorsque ses forces furent à bout. Alors, elle s'assit sur le rebord du chemin, la poitrine oppressée, n'y voyant plus clair. Un voile de sang descendait devant ses yeux.
L'impérieux besoin de la mort dominait cette malheureuse. La mort! Elle n'avait même pas le droit de l'espérer. Elle se rappelait son Jacques, blessé, malade, qui l'attendait, qui ne pouvait point se passer d'elle; elle se rappelait cette parole suprême de Pierre Rosny: «S'il m'arrivait malheur, jure-moi que tu en ferais un homme!» Non, elle ne pouvait pas, elle ne devait pas mourir. Son devoir la condamnait à vivre. Si Pierre était tué, en effet, il fallait qu'elle accomplît le suprême désir de son mari. Il fallait qu'elle vécût pour lutter, pour travailler, pour faire du fils de l'ouvrier un artiste illustre. La mère se retrouvait vaillante et soutenait l'épouse désespérée. Sans cela, elle se serait couchée le long du fossé, pour attendre la mort. Mais ainsi que le marin qui, au milieu d'une nuit d'orage va devant lui les yeux fixés sur les étoiles, elle voyait reluire aussi son étoile, là-bas, bien loin: un enfant qui dormait dans son lit tout blanc. Elle voulut se mettre debout: elle ne pouvait pas. Ses jambes ne la soutenaient plus. Une grande maison, un château, se dressait devant elle. Elle y demanderait un secours, un morceau de pain. Elle essaya de traverser la route. Mais tout à fait épuisée, elle roula dans un saut de loup qui longeait un parc immense.
III
Les murs blancs du château que Françoise avait aperçu, avant de fermer les yeux, jaillissaient maintenant dans les gaietés frissonnantes et mouillées du réveil. Une matinée délicieuse commençait; une exquise matinée de printemps pleine de parfums et de chants d'oiseaux. Le soleil rieur et familier illuminait les allées et les taillis du parc. A la cime des arbres flottait encore un léger brouillard qui ressemblait à une gaze très fine, étendue sur les feuilles vertes.
– Ah! le beau temps, dit une voix claire. Dépêche-toi, Faustine. Mon Dieu! comme tu es paresseuse!
– Un peu de patience, Nelly.
Un superbe lévrier russe, au poil d'argent, aux yeux pleins de flammes, franchit d'un bond le large perron de pierre et se coucha aux pieds de Nelly qui se penchait pour le caresser.
– Ta maîtresse est en retard, Odin, reprit la jeune fille. Enfin, la voilà!
Odin tournait sa tête fine vers le château; quittant Nelly, il courut vers la nouvelle venue, bondissant autour d'elle, cherchant à deviner sa volonté, s'élançant au milieu des allées et s'arrêtant bientôt comme s'il craignait de n'être pas suivi. Les jeunes filles s'embrassèrent tendrement. Toutes deux étaient brunes, à peu près du même âge. Faustine de Bressier avait dix-sept ans: c'était l'aînée. Tout Paris a connu son père, le général de Bressier, le héros de Solférino, nimbé d'une gloire nouvelle, après sa campagne dans l'armée de Chanzy. Resté veuf de bonne heure avec deux enfants, un fils et une fille, il recueillait dans sa maison une parente éloignée, riche et de bonne naissance. Nelly Forestier et Faustine, les deux inséparables, avaient grandi ensemble, s'aimant comme des sœurs, de cette fraternité d'élection souvent plus durable et plus sûre que la fraternité selon la nature. On subit ses parents; le cœur choisit ses alliés. Nelly et Faustine entraient dans la vie, unies par ces liens solides que nouent les souvenirs d'une enfance commune. Elles se chérissaient d'une tendresse égale, mais différemment exprimée.