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Mademoiselle de Bressier
Mademoiselle de Bressier

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Mademoiselle de Bressier

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Au regard ardent et concentré qu'il jetait sur M. Borel, on voyait que Jacques saurait tout se rappeler, en effet: le bien comme le mal.

– Certainement, il a raison de n'être pas ingrat! s'écria M. Grandier. Voyons, il faut que j'inspecte tout ça. Borel, racontez-moi l'histoire.

– Voici, mon cher maître. La balle est entrée à gauche du sternum, entre la cinquième et la sixième côte. Elle a traversé le médiastin antérieur. Elle est ressortie à droite de la colonne vertébrale, entre la quatrième et la cinquième côte.

– Pristi! la belle blessure!

Pour une minute, la science l'emportait sur la pitié. Jacques se mit à rire.

– Votre phrase m'amuse, Monsieur. Ah! le Badois qui me visait a bien tiré!

– Il est charmant, ce petit. Continuez, Borel, je vous écoute.

– Naturellement, dans les premiers temps, fièvre intense, jusqu'à ce que la suppuration ait été bien établie. Pour l'aider j'avais introduit un drain sur le devant et à la partie postérieure. La fièvre a duré jusqu'au 5 ou 6 février. La suppuration, assez faible au début et de nature douteuse, se modifia. La cicatrisation du fond de la blessure s'effectuait normalement. La plaie du dos guérit la première, vers le 20 février. Celle de la poitrine suppura jusqu'au commencement de mars. Quelques jours après, je remarquai des symptômes d'irritation pleurétique que j'attribuai au traumatisme. J'ai dû combattre cette affection qui menaçait de tourner à la tuberculose. C'est pourquoi j'ai gardé Jacques au lit si longtemps. Aujourd'hui, je voudrais qu'il se levât, qu'il allât à la campagne, pour respirer de l'air et du soleil. Vous seul déciderez. Enfin, je désirais surtout que vous connussiez mon ami Jacques.

M. Grandier écoutait attentivement. Il examinait le blessé avec soin.

– Mon avis est bien simple, mon cher Borel. Vous avez soigné ce garçon-là comme si vous étiez Hippocrate lui-même. Votre ami Jacques est devenu aussi le mien. La semaine prochaine, il pourra commencer à se lever; un tout petit peu d'abord, pour s'habituer à l'air, à l'exercice. Dans quinze jours, je l'emmènerai à la campagne. Vous voulez bien me confier votre fils, monsieur Rosny? Et vous aussi, Madame?

Pierre, dans sa reconnaissance, eût embrassé cet homme, qui faisait tant de bien avec si peu de phrases. Françoise ne disait rien: elle pleurait. Jacques et M. Borel se regardaient en souriant; et M. Grandier sentait son cœur battre délicieusement en présence de la joie qu'il apportait dans cet humble logis d'ouvriers. Rien n'est plus grand que le génie uni à la bonté.

– Maintenant, poursuivit M. Grandier, après avoir vu la plaie du blessé, je veux voir les essais de l'artiste. Car il paraît que vous êtes ambitieux, mon garçon. Il ne vous suffit pas d'imiter le jeune Bara: vous voulez aussi recommencer Michel-Ange!

– Oh! Monsieur! murmura Jacques, souriant de plaisir.

M. Grandier suivait Françoise, qui le conduisait dans une petite pièce, attenante à la chambre à coucher. Jacques s'en servait en guise d'atelier. Là, gisaient sur le carreau rouge des blocs de glaise séchés, des bas-reliefs non finis, des médaillons commencés: ébauches presque informes, mais pleines de vie et de mouvement. L'illustre médecin s'étonnait à présent devant les essais de l'artiste, comme tout à l'heure devant l'héroïsme de l'enfant. Le savant sentait en cette argile grossière les beautés mystérieuses du marbre qui palpiterait un jour sous la main d'un ouvrier sublime. Il voyait étinceler la flamme du génie; cette flamme inconnue qui brille doucement, avant que le labeur, l'étude, la réflexion la fassent rayonner dans tout son éclat.

– Travaillez, mon ami, dit-il en rentrant dans la chambre, travaillez, et vous serez un grand artiste; je vous le promets. Embrassez-moi!

Jacques souriait plus ouvertement. Son visage blanc s'illuminait. Il lui était doux qu'on louât son courage: plus doux encore qu'on louât ses œuvres. Après l'avoir embrassé, M. Grandier ajouta:

– Je viendrai vous revoir. Mais, auparavant, vous aurez eu de mes nouvelles.

– Quelles nouvelles? demandait Jacques, curieux.

– C'est mon secret! Au revoir, monsieur Rosny; Madame, je vous présente mes respects. Vous sortez avec moi, Borel: j'ai besoin de vous parler.

Et arrivés sur le palier humide:

– Ce Rosny est un brave homme. Empêchez-le donc de se compromettre davantage dans la Commune. Vous devez avoir de l'influence sur lui?

– Aucune. Je ne pourrais pas plus empêcher le père de se battre contre nos amis de Versailles, qu'on n'a pu empêcher le fils de se battre contre nos ennemis les Allemands. Une famille d'entêtés!

– Ce petit Jacques est adorable…

– N'est-ce pas? Aussi j'ai pensé que vous en parleriez au Président… Pardon, à votre grand ami.

– Je songeais à cela, tout à l'heure. Justement, je dîne à Versailles ce soir. Je raconterai l'histoire, et je réponds du succès. Au revoir, mon cher Borel. Je vous remercie de m'avoir amené ici.

– Au revoir, mon cher maître.

L'illustre médecin descendait l'escalier, tout rêveur. Il pensait à ces caprices du destin qui va chercher un fils d'ouvrier, dans un quartier obscur, pour faire peut-être de lui un glorieux artiste. Cependant, M. Borel rentrait dans la chambre.

– Eh bien, vous êtes contents tous les trois?

– Oh! oui, bien contents, s'écria Jacques.

Françoise serrait silencieusement la main du docteur.

– Alors, je peux m'en aller tranquille? demanda Pierre.

– Que le diable vous emporte!

– Docteur…

Le médecin haussait les épaules.

– Mon maître me disait tout à l'heure de vous faire de la morale. A quoi bon? On ne fait pas de la morale aux mulets! Je vous ai déjà répété vingt fois la même antienne. C'est enrageant de voir un brave homme tel que vous risquer sa peau dans cette aventure sanglante. J'ai mon franc parler, moi, vous savez! Comme si vous ne feriez pas mieux de lâcher tous ces gens-là… Il vous en cuira, Rosny, c'est moi qui vous le prédis. Si vous échappez à la bataille, vous n'échapperez pas à la défaite. Et ce sera terrible, allez! Oh! je parle dans le désert, je sais bien. Je vous connais tous les trois: vous écoutez poliment les conseils qu'on vous donne, et vous n'en faites qu'à votre tête.

– Mais le devoir, docteur…

– Le devoir, c'est de travailler pour votre femme, et de soigner votre enfant. Il ne m'écoute plus. Ah! l'entêté! A demain, mon ami Jacques.

– A demain, monsieur Borel.

Pierre accompagna le médecin sur le palier. Il rentrait bientôt. Le mari et la femme se retrouvaient seuls. Françoise restait toute songeuse. Les paroles du docteur sonnaient lugubrement à son oreille. Elle prit un livre sur la cheminée et le tendit à Jacques.

– Tiens, mon chéri. C'est le livre que Mlle Aurélie a apporté pour toi, pendant que tu dormais. Je vais cinq minutes dans ma chambre avec ton père.

– Merci, maman.

Et quand Françoise eut emmené son mari dans la pièce voisine.

– M. Borel a peut-être raison, dit-elle de sa voix brève et nerveuse. Pourquoi retournes-tu te battre?

– Françoise…

– Oh! je n'essaierai pas de t'en empêcher. Tu prétends que c'est ton devoir. Et tu sais, je suis une vaillante. Toutes ces craintes du docteur, il y a longtemps que je les partage. Si ce n'était encore que les balles et les obus, eh bien, on leur échappe. Mais après!..

Elle frissonnait. L'énergie de son regard s'éteignait lentement sous l'effort d'une pensée cachée.

– Calme-toi, mon amie.

– Oh! je suis calme. Mais il a raison, vois-tu. Chez eux comme chez nous, on est féroce. Ce n'est plus la guerre, tout ça. Il paraît qu'à Versailles on tue les prisonniers. Et nous en faisons autant. Oh! pas toi! Tu es bon, toi; c'est tout naturel, puisque tu es brave. Mais si on te fusillait!

Pierre la prenait dans ses bras et l'étreignait longuement. Maintenant, il riait, pour chasser les idées funèbres qui hantaient le cerveau de Françoise.

– Où diable as-tu donc la tête! reprit-il gaiement. Voyons, voyons, est-ce que tu vas t'effrayer comme une femmelette? D'abord, on ne tue pas les prisonniers. Ainsi, ce n'est pas la peine de t'épouvanter, comme cela, sans raison. C'est appeler la mauvaise chance que de tant la redouter. Est-ce que je n'ai pas eu du bonheur, jusqu'à présent? J'ai échappé à tout! Pourquoi n'en serait-il pas toujours ainsi? Nous retrouverons le bon temps, va, et notre vie heureuse d'autrefois. On ne me tuera pas, on ne me fusillera pas. Au contraire, je reviendrai bien vivant, et nous irons nous installer tous les trois dans un grand quartier, plein de soleil.

D'habitude, quand Pierre lui parlait ainsi, Françoise retrouvait sa confiance. Cette fois, elle restait sombre.

– Qu'est-ce que tu as, voyons? dit-il tendrement.

– J'ai… j'ai peur.

– Toi, si courageuse de coutume?

– Je n'ai pas de courage, aujourd'hui. Je ne sais pas pourquoi… Mais je frissonne en te voyant partir. C'est absurde. On ne devrait pas être comme ça. Embrasse-moi, mon ami, et va-t'en. Ton bataillon est en marche déjà. Plus tu attendras, plus tu auras de chemin à faire pour le rejoindre.

Cependant Pierre prenait son fusil dans un coin, il attachait son sabre, il inspectait sa musette. Françoise redevenait énergique pour sourire au moment des adieux à cet homme qu'elle adorait.

– As-tu bien tout ce qu'il te faut? demanda-t-elle. Montre-moi ta gourde. Bon: elle est pleine. Emporte le gros châle brun: les nuits sont encore fraîches. Allons, va, Pierre; ne t'expose pas trop. Va… va…

– Quel cœur tu as!

– Le cœur que tu m'as fait. Il est facile à une femme d'être une bonne compagne et une bonne mère, quand elle aime et quand elle est aimée.

Ils rentraient dans la chambre du petit blessé. Jacques s'était rendormi. Au moment de franchir la porte, l'ouvrier s'arrêtait une dernière fois. Il embrassait encore, ardemment, tendrement, cette superbe et vaillante créature qui lui donnait tous les trésors de son cœur et de sa beauté. Puis, tourné vers le lit, il envoyait un baiser à Jacques, n'osant pas s'approcher de son fils, craignant de troubler son sommeil.

– Embrasse-le aussi, dit tout bas Françoise attendrie. Il est si faible le pauvre petit! Ce n'est pas ton baiser qui l'éveillera…

Alors, cet homme rude et brave marchait sur la pointe des pieds, se faisant petit, discret, pour son cher malade. Jacques dormait, comme à l'arrivée du docteur Borel et de M. Grandier, souriant à quelque songe délicieux, avec le calme bien-être des convalescents. Son fin visage, légèrement ombré par ses cheveux blonds, disparaissait à demi dans les blancheurs de l'oreiller. Pierre contemplait sa femme et son fils: les deux seules tendresses de sa vie. Il les quittait pour ne les revoir jamais, peut-être. Et maintenant, les sinistres pressentiments de Françoise l'envahissaient, hantant son cerveau, troublant son esprit. Il se répétait tout bas les sages conseils de M. Borel. S'il se trompait, après tout? Si son devoir ne lui commandait pas d'aller se battre? Si les gens de Paris avaient tort, et raison ceux de Versailles? Toutes les hésitations qui torturent le cœur d'un honnête homme remuaient en lui. Où était le devoir? Dans sa famille, ou sur le champ de bataille? Il chassait vite ces idées. Est-ce qu'il ne le connaissait pas, son devoir? Et depuis quand reculait-il au moment de l'accomplir? Il ne pouvait pas être dans l'erreur, depuis tant de semaines que sa conscience l'approuvait.

Doucement, il se penchait vers l'oreiller, et embrassait Jacques sur le front. Puis, s'éloignant du lit, sur la pointe des pieds, il faisait signe à Françoise de le suivre.

– S'il m'arrivait malheur, murmura-t-il d'une voix altérée, jure-moi que tu en ferais un homme.

– Ah! je te le jure!

Et comme s'il craignait de ne pouvoir résister à la lâcheté de sa tendresse, Pierre se précipita au dehors.

II

Au bout de deux heures, Jacques s'éveilla.

– Père est parti, maman?

– Oui, mon chéri.

– Moi qui voulais lui dire adieu!

– Il t'a embrassé pendant que tu dormais.

Françoise regardait son fils, laissant glisser son ouvrage sur ses genoux. Certes, la santé lui reviendrait bien vite. Mais quelle pâleur sur ses joues! comme il souriait tristement, lui toujours si gai!

– Ne parle pas trop, reprit-elle. Tu ferais mieux de lire. Veux-tu que je te donne le livre de Mlle Aurélie?

– Merci, maman. J'aimerais mieux Aurélie que son livre. Elle est si amusante!

– Je vais la chercher, répliqua Françoise, heureuse de satisfaire le caprice de son fils.

Mlle Aurélie Brigaut, une brunisseuse, demeurait porte à porte. Rousse, assez galante, jolie fille, très gaie, elle riait toujours, peut-être pour montrer ses dents blanches. Aurélie aimait bien Mme Rosny, mais elle raffolait de Jacques.

– Ah! s'il avait cinq ou six ans de plus! disait-elle parfois en soupirant.

Elle n'affectait pas de pruderie méchante, pas de vertu poseuse. Bonne enfant, elle choisissait ses amours par caprice, et non par intérêt. Ces amours-là changeaient souvent: voilà tout. Elle arriva bien vite auprès du gentil malade.

– Mme Rosny m'a dit que vous me demandiez? Voilà qui est bien. C'est une bonne idée. Savez-vous ce que j'ai fait? J'ai envoyé votre mère se promener. Elle ne voulait pas; elle se défendait. Je n'ai pas entendu raison. Elle a besoin de prendre un peu l'air, cette femme. Pourquoi resterait-elle là, puisque je suis auprès de vous? Il est joli comme tout, dans son lit blanc, avec ses yeux… Oh! quels yeux!..

Elle riait et c'étaient des fusées de gaieté frissonnante, qui ragaillardissaient Jacques et lui faisaient du bien.

– Racontez-moi les histoires du quartier, mademoiselle Aurélie, disait-il.

Les potins commençaient à n'en plus finir. Les histoires de celui-ci ou de celle-là: surtout les amours de la petite modiste, qui faisait la vertueuse. Mlle Aurélie ne pouvait pas la souffrir, cette petite modiste! Une pimbêche! Si elle voulait raconter tout ce qu'elle savait… Mais il ne faut pas être mauvaise. Tout en ne voulant pas être mauvaise, la brunisseuse s'en donnait à cœur joie et mordait tant qu'elle pouvait. Quand on a de si belles dents!.. Jacques riait. Elle s'amusait de le voir rire, ce pauvre petit si brave, et qui revenait de si loin. A son tour, il lui racontait l'aventure du matin, la visite de M. Grandier. Jacques avouait à son amie sa joie et son orgueil. Le fameux savant prédisait qu'il serait un grand artiste. Et il ajoutait avec une flamme dans les yeux:

– Voyez-vous ça! un grand artiste, moi!

Aurélie prenait une mine coquette.

– Qu'est-ce que vous ferez quand vous serez célèbre, Jacques?

L'enfant restait une minute rêveur, les yeux perdus dans le vide.

– De belles œuvres, mademoiselle Aurélie! Je serai si heureux que ma pauvre maman soit fière de moi! Oh! je travaillerai… Pas un ne travaillera comme moi. Je sais bien que la vie est dure, quand on est artiste et qu'on n'a pas le sou. N'importe, rien ne me découragera. J'ai écouté souvent ce que racontait Bersier le graveur, mon premier maître. C'est lui qui m'a appris à dessiner. Voilà son opinion, à Bersier: Dans la vie on fait ce qu'on veut. Les savants ont inventé un tas de machines: la vapeur, l'électricité. Il paraît que la volonté, c'est plus fort que tout ça! Jugez un peu si elle me manquera! C'est si beau, de voir son rêve prendre vie; de regarder un bloc de glaise et de se dire: «Je tirerai peut-être de cette terre informe une statue immortelle!»

La gaieté de ses seize ans reprenait le dessus; il ajoutait avec son rire argentin de gamin de Paris:

– Non! ce serait trop drôle! Immortel, moi! Moi, fils de Pierre Rosny, ouvrier compositeur, et de madame son épouse, modiste… C'est Michel-Ange qui ferait une tête!

Ils continuaient de rire, de plaisanter tous les deux, inventant de ces mots comme en inventent seuls les très jeunes gens, pour qui la vie est longue, et l'espérance féconde. Décidément, Mlle Aurélie le trouvait charmant, ce garçonnet, vif, gai, spirituel, en qui brillait tout à coup, par une échappée rapide, la flamme divine et inextinguible du génie. Elle aussi, comme le grand médecin, sentait dans ce fils d'artisan quelque chose de rare et de particulier. Dans son affection pour Jacques il entrait un peu de respect et beaucoup de tendresse.

Quelques minutes avant le dîner, Françoise revint, nerveuse, inquiète. Elle passa la soirée à travailler près de Jacques. Le malade s'endormit de bonne heure, gaiement bercé par ses rêves. Le lendemain, toujours pas de nouvelles de Pierre. Mme Rosny ne s'inquiétait pas encore. Son mari ne lui disait-il pas avant de partir qu'il resterait peut-être deux jours absent?

Vers trois heures, un valet de chambre se présentait: un domestique de bonne maison ayant grande allure et qui produisait un étrange effet dans cet obscur logis de pauvres. Il laissait deux grandes enveloppes. L'une au nom de Mme Rosny, l'autre assez lourde au nom de Jacques.

– Y a-t-il une réponse?

– Non, Madame.

Et comme elle insistait, demandant ce que cela signifiait, il répondait en homme dont la leçon est faite:

– Non, non; il n'y a pas de réponse.

La lettre adressée à Françoise renfermait trois billets de mille francs. Elle était courte, mais d'une adorable simplicité.

«Madame,

«Je suis le fils d'un serrurier. Au début de ma carrière, je tombai gravement malade. Mes espoirs, toute ma vie peut-être allaient sombrer. Un savant illustre vint me voir un jour; et, généreusement, il me prêta trois mille francs, déposés sur ma cheminée sans que je m'en fusse aperçu. Il faut transmettre aux autres ce qu'on a reçu soi-même. Permettez-moi de faire pour Jacques ce qu'on a fait pour moi. Ne me remerciez point. Quand Jacques sera grand, il me rendra les trois mille francs, en les donnant à quelqu'un qui en aura besoin.

«Votre respectueux serviteur,«Docteur Grandier.»

«P.S. Dans cinq jours, je viendrai prendre votre fils et l'enverrai dans une de mes fermes, en Picardie. La campagne achèvera de le remettre.»

Mme Rosny laissa glisser la lettre et les trois billets de banque. Des larmes coulaient de ses yeux. Larmes de reconnaissance, d'émotion, de stupeur. Une aumône, cet argent! Non, l'homme qui faisait cela, si simplement, était un grand esprit et un grand cœur. Il aidait, non pas seulement des ouvriers à demi ruinés par le siège; mais un artiste menacé dans son avenir. Sa pensée allait plus haut et plus loin que le secours d'un instant, accordé à de pauvres gens douloureusement gênés par une suite de mois malheureux. Ces malheurs-là, en somme, pesaient sur tout le monde. Pierre et Françoise se tireraient d'affaire comme les autres. M. Grandier songeait, dans sa délicatesse, que Jacques touchait à cette heure décisive où pas un retard ne doit entraver le labeur de l'artiste naissant. Lui, le grand savant d'aujourd'hui, il tendait sa main généreuse au grand sculpteur futur.

– Ah! il y a de braves gens! il y a de braves gens! s'écriait Françoise, essuyant ses larmes.

La voix de son fils qui l'appelait de la chambre voisine, la tira de son trouble. Il criait: «Maman! maman!» Un instant elle eut peur. Elle se précipita vers le lit de Jacques.

– Dieu! qu'est-ce que tu as?

Le garçonnet avait le visage illuminé. Ses yeux bleu sombre flambaient de joie.

– Regarde! disait-il, regarde!

Et sa main tremblante levait en l'air une belle médaille militaire toute neuve, suspendue au ruban jaune liseré de vert. Un brevet, émané de la chancellerie de la Légion d'honneur, conférait cette distinction «à Jacques Rosny pour services exceptionnels». C'était la nouvelle promise par M. Grandier. Comme il le disait au docteur Borel, il dînait la veille au soir chez son «grand ami». Et encore tout chaud de sa visite du matin, il racontait l'héroïsme de Jacques comme soldat, son tempérament d'artiste comme sculpteur. Le «grand ami» de M. Grandier pouvait avoir bien des défauts, mais son cœur de bon Français vibrait toujours au patriotisme. Cet enfant de seize ans, qui partait comme soldat, parce que le jeune Bara et les volontaires de 92 en avaient fait autant, l'émut profondément, comme un fait divers héroïque. Il possédait cette qualité rare de faire tout de suite ce qu'il voulait faire; la réflexion ne venait pas refroidir le premier mouvement qui est toujours le bon. Vite, il appelait un de ses secrétaires, et l'envoyait à la chancellerie de la Légion d'honneur. On rédigeait le brevet séance tenante. Et c'est ainsi que Jacques Rosny, à seize ans, recevait la médaille militaire, comme jadis, à quatorze, le jeune Durand dans la tranchée de Sébastopol. Peut-être aussi le malicieux vieillard riait-il un peu derrière ses lunettes, et trouvait-il plaisant de conférer une distinction au fils d'un communard qui se battait dans l'armée de Delescluze! On appela Mlle Aurélie, qui embrassa Jacques tant qu'elle pouvait, ainsi que les voisins, tout heureux et tout fiers. Seul, Pierre ne jouissait pas de cette joie, et cette pensée gâtait le bonheur de Françoise. Elle se disait, anxieuse: «Où est-il? Quand reviendra-t-il?» Avant de s'en aller, Mlle Aurélie voulut se donner un plaisir. Elle attacha le ruban jaune et vert sur la poitrine de l'enfant, et s'écria dans un éclat de rire:

– Puisqu'il n'a pas d'uniforme, je l'ai cousu à sa chemise!

L'absence de Pierre se prolongeait. Le lendemain, dès l'aube, Françoise descendait pour aller aux nouvelles. Elle revenait, au bout d'une heure, complètement épouvantée. Le bruit se répandait à travers Paris que les gens de la Commune avaient essuyé une grosse défaite. Elle n'y tenait plus. Elle voulait savoir. Son inquiétude lancinante la ressaisissait. Elle courut chez sa voisine.

– Je compte sur vous, n'est-ce pas, mademoiselle Aurélie?

– Mais oui, madame Rosny, vous le savez bien.

– Tant que je resterai dans le doute, voyez-vous, je ne vivrai pas. Pierre s'est battu, bien sûr. S'il y a un malheur, j'aime autant le connaître tout de suite. Je serai peut-être longtemps, très longtemps absente. Vous me promettez de ne pas quitter Jacques?

– Je vous le promets.

– Je veux dire… Vous ferez… comme si c'était moi?

– Soyez donc tranquille, madame Rosny. Est-elle naïve de se tourmenter comme ça… et pour un homme encore!

– Merci, merci…

Françoise serrait fiévreusement les mains de sa voisine. Elle s'enveloppait d'un châle, et sortait. La jeune femme allait droit devant elle, ne s'arrêtant que pour demander des nouvelles aux uns ou aux autres, espérant toujours qu'on savait quelque chose de nouveau. Elle traversait ainsi tout Paris. La matinée s'avançait. Vers la Madeleine, elle voyait passer des bataillons de fédérés aux mines hâves, aux vêtements déchirés. Ceux-là venaient de la bataille, sans doute. Alors, elle regardait avidement le numéro cousu sur le collet des tuniques. Et, stupide, elle restait debout sur la chaussée, contemplant ces hommes échappés à la boucherie, se demandant si Pierre aurait eu ce bonheur, si elle le reverrait. Elle faisait quelques pas encore, et arrivait place de la Concorde. Aller plus loin? Et si, pendant ce temps-là, son mari revenait par un autre côté? Elle tournait et retournait ses idées dans son cerveau, quand une escouade à demi débandée passa devant elle. Françoise se dressa, comme mue par un ressort. Elle ne se trompait pas. C'étaient bien des hommes appartenant au bataillon de son mari. Elle reconnaissait le numéro. Une vingtaine de fédérés tout au plus, qui défilaient, noirs de poudre, exténués de fatigue. Un lieutenant, légèrement blessé, les conduisait. Françoise courut à lui.

– Est-ce que tout le bataillon va rentrer, citoyen? dit-elle.

– Le bataillon? Voilà ce qu'il en reste!

Et d'un geste farouche, il montrait le troupeau en guenilles qui le suivait. Françoise faillit tomber à la renverse. Elle devint si pâle que l'officier comprit ou devina quelque chose.

– Est-ce que votre homme en était? lui demanda-t-il.

– Oui.

– Diable! comment s'appelait-il?

– Pierre Rosny, balbutia Françoise, épouvantée d'entendre ainsi parler de son mari au passé.

– Pierre Rosny? Connais pas. Écoutez. Si vous voulez avoir des nouvelles, le plus simple est de pousser jusqu'à Sèvres. Votre homme est, ou tué, ou blessé, ou prisonnier. Pas de milieu. Car le bataillon a rudement écopé aujourd'hui!

Le lieutenant s'éloignait, suivi de ses soldats vaincus. Et Françoise demeurait immobile, sans voix, sans haleine. Elle était sur le point de tomber. Elle s'appuya contre un arbre. Elle regardait s'éloigner, traînant le pied, suant, soufflant, les fédérés qui revenaient du combat suprême. Il lui semblait que chacun d'eux emportait avec lui un morceau de celui qu'elle adorait. Pierre! Pierre, tué, blessé ou prisonnier! Elle n'hésitait pas. Il fallait partir. De l'énergie? On en trouve toujours quand on veut!

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