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Aymeris
Lili et Caro «s’éclipsèrent». Les Pierre étaient chambrés par leurs domestiques. Elles ne se mettraient certes pas entre l’arbre et l’écorce.
Les vacances de 1870 approchaient. M. Aymeris venait d’acquérir le domaine de Longreuil, près de Trouville; la restauration du manoir était en cours, quand des rumeurs de guerre firent suspendre des travaux entrepris en vue de longues saisons à la campagne, où Georges devait trouver la santé.
Longreuil étant inhabitable encore et les événements se compliquant, on pensa à Dieppe et aux cousins Voinchot dans la hâte de fuir Paris. En cas de guerre, de désordres civiques, l’enfant aurait en ces cousins des parents à qui l’on pourrait s’en remettre; ils ne demanderaient pas mieux que de recevoir «Georges et sa smala».
M. et Mme Voinchot louèrent, à côté de leur maison, des chambres pour la «suite» de Georges, selon la formule de la Gazette Rose. Mme Aymeris, vers le 10 juillet, fit partir son fils; plus nerveuse que de coutume, elle s’occupa des préparatifs, des provisions de vêtements et de médecines, rédigea une liste de livres, avec de minutieuses recommandations pour cette absence, de longue durée peut-être, puisque Alice pouvait se trouver retenue auprès de son époux qui avait ses devoirs à Paris. Les tantes admirèrent cette abnégation maternelle, mais n’offrirent point d’accompagner l’enfant:
– En temps de trouble, on reste chez soi, pour défendre sa porte.
Les Voinchot chercheraient des professeurs: il fallait que Georges travaillât un peu. Les amis dirent: – Les Aymeris ont des idées comme personne! La guerre ne se déroulera pas en France, mais en Prusse, la paix se fera à Berlin.
A Dieppe, c’était la pleine saison des bains, la fête. La chaleur avait chassé vers les plages et les montagnes une foule de Parisiens. Les drapeaux claquaient au vent, l’orchestre de Musard donnait des concerts trois fois le jour, des montgolfières étaient lâchées, des courses en sacs, des mâts de cocagne, des retraites aux flambeaux complétaient le programme. Les Français voulaient être gais pour cette guerre, triomphe facile des Aigles Impériales, fanfares de victoire à travers les plaines du Rhin. Et commença la promenade militaire au son du tambour et des clairons joyeux. A la grille du casino, à la sous-préfecture, les baigneurs faisaient la queue devant les télégrammes piqués sous le verre d’une boîte tricolore. Guerre, Roi de Prusse, Bismark, casques à pointe: ces mots nouveaux vibrèrent dans les oreilles des petits enfants qui faisaient des pâtés de sable et des forteresses de galets, tandis que le ciel de France s’assombrissait vers l’Est.
Les cousins lisaient les journaux. Georges était-il présent? on les repliait, on faisait chut! en se mettant un doigt sur la bouche, et l’on changeait de conversation. Un jour, sur la place Duquesne, une bande d’hommes cria: A Berlin! à bas Guillaume! Et ils avaient l’air fort méchant. Maman ne venait toujours pas. Pourquoi ne venait-elle plus à Dieppe? Georges lui envoyait des lettres à lui dictées par Miss Ellen. Enfin, Mme Aymeris fit une apparition de deux jours et, un soir, s’en retourna disant: – Mon adoré, nous sommes en guerre, je suis plus utile à Paris que je ne le serais ici; nos bons cousins me remplaceront.
Georges avait eu peur, mais, de même qu’à la mort de Jacques il n’avait pas demandé: – Qu’est-ce que c’est, la mort? – il ne demanda pas: – Qu’est-ce que c’est, la guerre?
En août, la fête continue, les hôtels regorgent de monde, jamais Dieppe n’a été aussi brillant. Des voitures couvertes de malles viennent de la gare et y vont. Georges apprend que papa est promu dans la Légion d’honneur, par M. Emile Ollivier, son ami. Georges voudrait voir la rosette rouge d’officier à la boutonnière de son père!
Les gardiennes éloignent du casino l’enfant-tunique, Jessie et Georges longent les talus de la route d’Arques, cueillant des scabieuses et des chandelles; on écarte Georges de la foule des crieurs et des marchands de journaux. Les dépêches sont mauvaises, et encore une fois les visages rembrunis des grandes personnes s’efforcent de sourire en parlant à Georges.
En face des Voinchot demeurait un négociant en charbons, Gerbois, dont Georges connaissait les fils, depuis une de ses premières visites à Dieppe. On lui défend de saluer et même de regarder ces Gerbois, la honte du quartier, – des galopins impossibles, «de la vermine». – Les Gerbois faisaient des pieds de nez à Georges, s’il s’appuyait au balcon en fer forgé des Voinchot. Le modeste hôtel des cousins, avec ses nobles proportions et son badigeon jaune et blanc, date de Vauban, comme la plupart des constructions dieppoises; un palais, aurait-on cru, pour les Gerbois dont le fils Auguste, ce voyou, insolemment campé sur le trottoir, faisait signe à Georges de descendre dans la rue.
– Viens donc naviguer ton vapeur dans l’ruisseau! T’as peur de t’salir les mains? Ohé! l’aristo!
Miss Ellen attire Georges vers elle:
– Don’t listen, dear, don’t look at those ruffians5.
Dans son premier sommeil, un soir, Georges est réveillé en sursaut; il y a grand vacarme, le marché aux Veaux est plus éclairé que de coutume. Nou-Miette ouvre la croisée, écoute. C’est une chanson effrayante et magnifique: Allons, enfants de la Patrie! Le jour de gloire est arrivé… Qu’un sang impur abreuve nos sillons!
– Qui est-ce qui crie si fort? Je ne veux pas entendre. Viens, Miette! – supplie Georges, à moitié endormi.
– Dors, ce n’est rien! Ces vilains Gerbois ne sont pas encore couchés. Ils font de la musique.
– C’est-il un feu d’artifice, comme au 15 août? la fête de l’Empereur, dis? Des feux de Bengale, dis? On va tirer le bouquet?
Il se bouche les oreilles, ayant horreur des détonations. Il veut voir Jessie. A-t-elle peur? Où est-elle? Les pavés résonnent sous les semelles à clous des enragés danseurs de ronde. – Vive la République! A bas les traîtres! – crient des voix avinées. On referme la fenêtre, les volets, les rideaux. Nou-Miette embrasse Georges et l’appelle «mon pauvre petit».
C’est la nuit du 4 au 5 septembre. Georges n’y pensera jamais plus sans un frisson.
Deux jours après, l’enfant et ses femmes sont à bord de l’Alexandra, paquebot à destination de Newhaven. Le pont n’est qu’une masse de voyageurs, de malles, de ballots d’émigrants, en un mélange des trois classes de passagers, un amoncellement de bagages retenus par des cordes. Sur le quai, des bras agitent des mouchoirs, et c’est encore la Marseillaise parmi les sifflets du départ, le clapotis des aubes, les adieux jetés du bateau à ceux qui restent.
L’Alexandra n’est pas à un mille en mer qu’il incline sur l’un de ses flancs, et des centaines de voyageurs, sacs et valises, roulent les uns sur les autres; les bagages avec Georges et Jessie, assis dessus, s’écroulent et sont précipités dans la cale aux marchandises, qui n’est pas encore close. Un tumulte se produit; puis le navire exécute une manœuvre; la plage de Dieppe, la ligne des falaises apparaissent à l’avant, comme si l’on retournait en France: l’Alexandra, trop chargé, rentre au port.
De nouveau, c’est la rue d’Ecosse et la boutique des Gerbois. La ville de Dieppe est remplie de familles en fuite, de voitures, de malles. Les cousins Voinchot préviennent M. et Mme Aymeris. Quel parti prendre?
«Faites-les échapper coûte que coûte» télégraphie-t-on, «prenez la patache pour Boulogne ou le Havre, impossible quitter Paris.»
Mais le Brighton fera un voyage supplémentaire ce soir et c’est la couchette d’une cabine où l’on borde Georges Aymeris à côté de Jessie.
Ellen et Nou-Miette sont étendues sur le plancher. Les scènes de la veille recommencent, plus émouvantes dans le mystère de la nuit. La machine gronde, le vaisseau tremble, la sirène gémit et, bientôt, ruisselle l’eau sur les vitres; un balancement vous berce, puis vous déchire les entrailles, la lampe oscille, des vaisselles se brisent, des commandements rauques s’entrecroisent sur le deck, le vent hurle: Georges s’engouffre dans la tempête. Est-ce cela encore la guerre? La fatigue, plus forte que l’orage, dompte l’enfant. Il rêve, il a un cauchemar, les petits Gerbois lui font chanter la Marseillaise tandis que le steamer poursuit sa course vers la rive amie, où il déposera, au matin, sa cargaison de fugitifs.
Comme dans les images de Mrs Randall, voici une campagne trop verte que Georges de son wagon regarde filer; il grignote des sandwiches. Quelques heures après, c’est une immense gare sans bruit ni mouvement, la rue aux boutiques fermées, des cloches d’église, un midi de dimanche à Londres. La haridelle d’un four wheeler6 à galerie trotte le long des avenues désertes, contourne des squares et s’arrête devant le jardinet d’une maisonnette, cube en briques, pareil aux autres cubes voisins, que trouent des fenêtres à guillotine, comme des joujoux anglais. Ce sera la résidence de Georges, sur la terre d’exil, en ce pays des surprises, si loin, si loin de Paris, des marronniers de Passy, du Bois de Boulogne et des tantes! Georges se sépare de tout ce qu’il n’aime pas, de sa cage, des centenaires, de la Marseillaise! C’est délicieux ici!
Le tapis cramoisi de l’escalier minuscule! La cheminée du salon, bourrée de papier rose, vert et argent, en papillotes! Et ces rideaux de dentelle blanche, qui traînent sur le plancher! Magnificence! Une glace avec un cadre aux épaisses volutes d’or reflète un berger et une bergère en biscuit de couleur, qui s’envoient des baisers; un guéridon noir, aux incrustations de nacre, est soutenu par un nègre, et des carrés de guipure ornent le dossier des sièges, si hauts qu’il ne pourrait s’agir pour Georges d’y grimper.
Serait-ce là, le Paradis? Derrière le grand salon, un autre plus obscur donne sur des cours de briques, couleur de l’aubergine. La propriétaire porte un bonnet de veuve et un châle rouge: une Mrs Vivian, avec son fils Tom, de même âge que Georges. Cette dame, ne dirait-on pas une seconde Mrs Randall? Elle fait visiter les appartements et sourit, engageante; master Tom lève les stores, indique à Georges la rue qui mène aux bons coins de la grande métropole où tantôt ils se dirigeront.
Quels plaisirs en perspective…
Nou-Miette se mettra au niveau des circonstances. C’est elle qui fera la cuisine. Il le faut bien! en attendant que Mrs Vivian lui trouve une «cook». – A la guerre comme à la guerre! Si elle juge ces travaux trop humbles, d’autre part n’est-elle pas la gardienne d’un trésor?
Miss Ellen, n’étant plus que l’interprète de Nou-Miette, devient Ellen tout court. Les rôles sont renversés. La nourrice maugrée et se rengorge, elle est «chez elle», sans patrons à ses trousses. La liberté! Georges est un prince qui se promène incognito.
Le matin, on va aux provisions chez les bouchers, les épiciers de Brompton Road; on regarde les omnibus, les hansoms7, les charrettes des maraîchers, qui portent à Covent Garden de quoi fleurir et alimenter l’immense métropole; nos Parisiens s’habituent vite à la circulation vertigineuse, qu’arrête, d’un signe bref, le policeman royal et paternel.
Des personnes inconnues qui, pourquoi? – se demande Georges – viennent à Walton Place déposer des cartes. Il se mit à faire des visites quotidiennes à des familles de la colonie française et à des Anglais. Il dut aller à l’ambassade, Nou-Miette ayant des lettres à communiquer au chancelier, le «correspondant» de Georges. La Nivernaise devenait une sorte de courrier de cabinet.
Par économie, ils marchaient des lieues et des lieues, parfois s’offraient le luxe du métropolitain; mais l’odeur du charbon donnait à Georges des crises d’asthme, et ils marchaient de nouveau à travers les parcs, les squares, s’égaraient, même avec un plan de Londres que Georges déchiffrait assez adroitement, malgré l’extrême complication de cette toile d’araignée teintée de noir, de bleu et de jaune. Du milieu des parcs, en hiver, on voyait le soleil rouge, dès trois heures, se cacher dans une brume qui se répandait alentour en nappes âcres et glaciales; Nou-Miette se hâtait vers un intérieur ami, où ils se réchaufferaient avec du bon thé et apprendraient des nouvelles de la guerre. Au retour on passait invariablement par l’ambassade de France.
Au coin d’Albert Gate8 et de Knights-bridge, des «placards» donnaient, en grosses lettres, des informations «sensationnelles»; la foule se battait pour obtenir les derniers journaux français parus, Georges manquait d’être écrasé, suppliait sa nourrice d’aller au Civet Cat contempler les poupées de cire et les boîtes de décalcomanie; mais Nou-Miette rencontrait des «payses» et elle n’eût renoncé à ces glorieuses fins de journée, ni pour le châle d’Ecosse qu’elle guignait depuis les froids, mais qui était trop cher, ni pour le chapeau de «lady» qu’on lui conseilla de substituer à son «too conspicuous»9 bonnet blanc de Nivernaise.
Pour Georges, il n’y eut plus ni heures, ni jours, puisqu’il se réveillait, le matin, dans une chambre où le gaz était allumé; on était oppressé par un brouillard si dense que, du lit, on ne distinguait pas la fenêtre. On déjeunait à la lumière, de même qu’on dînait; il ne travaillait plus, car les professeurs étaient en retard ou faisaient faux bond.
Des amis de papa venaient s’informer de Georges et l’emmenaient dans d’étranges endroits. Un certain W. Shard, Esquire, lui fit visiter le Crystal Palace. Ce gentleman avait enlevé Georges de Walton Place, sans «ses femmes»; un train était parti d’une gare où il y avait plus de wagons que l’enfant n’en avait jamais vu; on descendit, puis on remonta dans une autre gare, plus grande encore, une serre où vingt Palais de l’Industrie auraient pu tenir aisément. Tout y était en glace et en métal. On n’osait regarder les statues de plâtre, à droite et à gauche, le long des allées: ces corps de femmes et d’hommes étaient sans vêtements!
Mr. et Mrs Shard organisèrent, à leur villa de Sydenham, un arbre de Noël. Des enfants chantaient des Christmas Carolls sous les fenêtres que la neige ouatait de ses bourrelets, pendant qu’au salon les cadeaux étaient étalés sur une table autour du sapin symbolique. Le plum-pudding flambait, bleu et rouge; un jeu, Snap dragon, consistait à pêcher des prunes au fond d’un bol plein de rhum bouillant; les têtes blondes des garçons et des filles se choquaient l’une contre l’autre et se gonflaient de bosses dans l’excitation de la mêlée. Georges s’écartait, tout hypnotisé par les boules de verre qui, du haut en bas de l’arbre, pendaient comme des lunes au milieu d’étoiles en papier d’or, de chaînes aux anneaux polychromes et de menus bibelots clinquants auxquels on n’avait pas le droit de toucher, car ils servaient tous les ans pour la célébration du solstice d’hiver.
Ce fut, ensuite, l’époque des étrennes, à la française. Triste jour de l’an, ce premier janvier 1871!
– Qu’est-ce que je vais te donner? Choisis! avait dit un ami de M. Aymeris, le Dr Guéneau de Mussy, médecin des Princes d’Orléans, fixés à Richmond depuis l’Empire.
Georges réfléchit, estima qu’un exilé, même à l’âge de dix ans, doit être grave. Il répondit: – Une traduction de Virgile en français. Ce livre fut, apparemment, introuvable, car, au lieu de Virgile, Georges reçut un paroissien en latin; mais ce latin-là n’était pas scolaire, et son professeur se moqua de Georges, comme l’élève insistait pour faire des versions. Il avait promis à sa mère qu’il reviendrait sachant la grammaire latine. Allez donc travailler quand, transporté dans le pays des Mille et une Nuits, vous n’êtes plus un petit garçon et courez les théâtres comme une grande personne…
Etait-ce pour distraire la smala de Georges? Il se trouvait toujours quelqu’un pour proposer un billet de spectacle, une partie de plaisir, une excursion. Georges s’enthousiasma pour les Pantomimes de Drury Lane.
Des lettres, dont la pluie et l’eau de mer effaçaient l’écriture, parvenaient quelquefois de Paris assiégé, en Angleterre, par ballon, ou sous l’aile de pigeons voyageurs; elles contenaient de lamentables nouvelles: M. et Mme Aymeris étaient bien malheureux. Maman refusait de la viande de cheval, de rat, de chat; elle souffrait du froid et de la faim. Georges crut que c’était encore de la «pantomime» de Noël.
Il y eut à Londres, pendant cette guerre, des aurores boréales et de fréquents incendies, par quoi s’exprimait, disait Mrs Vivian, la colère de Dieu, pour tant de sang humain répandu par la malignité des hommes. Une sinistre réverbération de cuivre, sur les nuages bas, épouvantait Georges à qui Nou-Miette faisait admirer ce phénomène. Implacable dans sa confiance en elle-même, elle n’hésitait pas entre les plaisirs qui convenaient pour le petit nerveux; très curieuse, elle le menait voir la Chambre des horreurs au musée des figures de cire, chez sa compatriote Mme Tussaud. Dans cette Chambre des horreurs, un échafaud se dressait, où montait l’assassin Troppmann. Au Lycéum, à l’Adelphi, Georges assista à des drames sanglants, comme à des comédies légères; aux spectacles de l’Alhambra, Allemands et Français s’insultaient, tandis que des gens debout et tout excités entonnaient la Wacht am Rhein et la Marseillaise.
Le British Muséum, les Zoological Gardens, Kensington Museum étaient, aussi, d’affriandants buts de promenade. Georges s’y instruisait en histoire avec un professeur, pendant qu’Ellen et Jessie reprisaient le linge à la maison et que la nourrice allait faire l’importante chez de notables réfugiés, à qui elle lisait les lettres de Mme Aymeris.
Elle conquit par sa faconde certain avocat, normand d’origine, naturalisé anglais, un certain Mr Perrot de Tourville, duquel M. Aymeris avait acquis le domaine de Longreuil. Pourquoi ce Monsieur s’était-il expatrié? Il habitait une maison de Bayswater, quartier favori des Grecs et des Français, plus que ceux du Sud, et qui passe pour être épargné du brouillard.
Les dîners de Mr Perrot étaient succulents. Au centre de la table fulgurait un surtout d’or, avec des fontaines d’essence de rose et des lacs d’argent où s’immobilisaient des cygnes en émail. Des hommes poudrés, en livrée, à culotte courte, maniaient respectueusement des carafons ciselés, de la vaisselle plate, et se tenaient droits derrière chaque convive.
– Il y a d’quoi, là d’dans, déclara Nou-Miette, – ce sont des gens très bien, et ce Monsieur n’est pas plus fier pour ça!
Nou-Miette dînait à table; les convives ne dépassaient pas le nombre de quatre: Georges, la nourrice, M. et la pâle Mrs Perrot de Tourville qui «s’en allait d’une maladie de langueur». Immobile comme une cire du Musée Tussaud, elle parlait peu. Décolletée, des perles et des diamants dans les cheveux, si Georges faisait mine de l’embrasser, elle se levait, reculait pudiquement:
– Take him away. I don’t allow a boy to kiss me![10] exigeait-elle de son mari.
Georges rêva de cette dame qui ne voulait pas qu’un petit garçon d’à peine dix ans l’embrassât; il posa des questions auxquelles Nou-Miette répondit: – C’est une malade. – Ceci le ramenait à Passy. Une «centenaire», sans doute?
Après le dîner, l’avocat faisait avec ses commensaux le tour d’une pièce dont les armoires regorgeaient d’argenterie; des fruits et des fleurs s’y relevaient en bosse: plateaux, aiguières, ustensiles bizarres et gigantesques, comme à la vitrine de certain fameux orfèvre de Bond Street dont la devanture était sommée de l’écusson royal. Des tiroirs Mr P. de Tourville extrayait des miniatures, des gemmes, des colliers, des bagues, des joyaux indiens. Georges redoutait ce sapeur dont le visage était rose, comme peint, et dont la barbe lui rappelait un géant des Nursery Rhymes.
On apprit, bien des années après la guerre, que l’homme à la barbe bleue était alors en train d’empoisonner sa quatrième femme, après s’être allégé de la troisième en la noyant dans l’Adriatique lors d’une croisière en yacht, et avoir précipité la seconde au fond d’un gouffre, au cours d’un voyage de noces dans le Tyrol. La première, la pudique, qui ne voulait pas embrasser Georges, avait été «traitée» à l’arsenic. En attendant d’être pendu à Vienne, cet étrange criminel faisait largesse de bonbons et de loges d’opéra au petit «refugee», pendant que M., Mme Aymeris et les tantes vivaient dans des caves, à Paris.
La santé de Georges s’était améliorée, mais en janvier il eut une grippe. Le docteur prescrivit le bord de la mer: Brighton.
Une ancienne cliente de Me Aymeris, la marquise douairière de Hintley, apprit par l’ambassade de France que le fils de M. Aymeris était seul en Angleterre; elle invita l’enfant à Oxlip Hall où Georges ferait connaissance avec d’autres enfants de son âge. Les grandeurs donnant, au lieu d’un vertige, de l’aplomb à Nou-Miette, elle renonça à la mer, elle laissa Miss Ellen et Jessie à Londres et emmena «son garçon», habillé de neuf, chez la dowager11 Marchioness of Hintley.
Ils arrivèrent en gare de Peterborough où les attendaient une berline, un gros cocher rouge comme les citrouilles de Cendrillon, un valet de pied à lévite et poudré à frimas. Il était midi, il faisait un bon froid sec, quand la voiture entra dans le parc. Les arbres étaient comme en diamants. La féerie continuait à dérouler des transformation-scenes, comme aux «pantomimes» de Drury-Lane.
Lady Margaret, fille de l’hôtesse, et ses jeunes sœurs étaient sur le porche du château. Elles s’emparèrent de Georges, plus ébahi que sa nourrice… Ce séjour à Oxlip Hall fut un autre rêve…
Le «french boy» dut paraître un stupide: – Tu ne desserres pas les dents, – lui disait Nou-Miette. Il fut accaparé par ses nouvelles camarades dans la salle d’études. La gouvernante, Mlle Dubois, mit la Bourguignonne au courant des usages; ils n’étaient pas ceux de la maison Perrot de Tourville. Nou-Miette mangerait avec les upper-servants12.
Le château, du style Tudor, s’adossait à des ruines tapissées de lierre et de mousse. Jetés sur des douves, des ponts donnaient accès dans les jardins. Aux écuries, aux chenils, un peuple de palefreniers, de piqueurs et leurs femmes, rompaient de leurs voix le silence de la forêt; des faisans essoraient en poussant leur cri rauque, les chiens aboyaient, les corbeaux croassaient dans les sapins. Trois fois la semaine, c’était la chasse à courre, tout le pays était au rendez-vous, on se serait cru sur la pelouse de Lonchamp, n’eussent été les habits rouges. Le marquis, frère aîné des camarades de Georges, maître d’équipage, si parfois il honorait Oxlip Hall de sa présence, botté, le fouet en main et la pipe à la bouche, les enfants ne déjeunaient point à table. Georges se serait volontiers enfui quand on lui disait que le marquis souhaitait de le voir, qu’il y aurait un poney pour lui, qu’il pourrait suivre la chasse, et Georges préférait les jours ordinaires, l’école, les cottages de paysans, «tenants13» d’Oxlip Hall, le village, le fief de la douairière qui en faisait le tour chaque matin. Il aimait la galerie de tableaux, les portraits d’ancêtres, la bibliothèque, les vitrines et les mappemondes sur leurs trépieds d’ébène; il se régalait au lunch intime de deux heures, avec les quatre entremets classiques, les gelées translucides, l’«apple tart», la crème de Devonshire qu’on mange avec la rhubarbe ou des pruneaux. Les enfants avaient avec la douairière une liberté respectueuse; c’était charmant aussi d’aider la marquise à découper, puis à coller sur un paravent des vignettes dont on compose de savantes arabesques – travail alors à la mode en Angleterre – ou de dévider les laines de la tapisserie, de s’asseoir, crayon en main, devant quelque trésor de la collection.
Au début, Lady Ethel et lady Margaret l’avaient choyé comme un toutou, disait Nou-Miette; bientôt, l’apparence débile de Georges, cette timidité que les enfants d’Angleterre ignorent, sa maladresse aux jeux, éveillèrent leur ironie, puis leur mépris. Georges leur avait parlé de Jessie avec tendresse, sur quoi lady Ethel l’avait traité d’impertinent. – Quoi? la sœur de votre governess est comme une sœur à vous? Mais est-elle donc une lady?
En plein enivrement des splendeurs de ce château, Georges ainsi reçut un nouveau choc, lui qui, trop tôt rebuté par les réponses faites à ses questions sur la vie, s’évadait depuis peu dans des régions où rien ne ressemblait à ce qu’il avait connu en France.
Il existe donc partout des cloisons qui nous séparent les uns des autres? On ne pouvait donc pas aimer une Jessie? Papa et maman la lui avaient pourtant permise, cette affection fraternelle! Et lady Ethel et lady Margaret, dans ce domaine des Fées, parlaient comme tante Caro et tante Lili! Georges s’écarta de ses camarades d’Oxlip Hall, comme d’un cheval qui se cabre. Ce château à créneaux qu’il avait d’abord cru ne plus vouloir quitter, combien avait-il déjà l’envie de n’y plus être! Vues d’en bas et telles qu’il les découvrait, ces choses majestueuses dominaient trop sa taille; cet édifice social, cet appareil féodal, ces mœurs aristocratiques l’opprimaient à son insu, autant que le Passy des centenaires. Il se sentait trop loin de Nou-Miette et n’osait pas réclamer, parce qu’elle était à l’office, où il l’aurait voulu rejoindre à l’heure des repas. Il ne respira à son aise qu’en retrouvant Walton Place et sa Jessie, qui lui avait tant manqué à Oxlip Hall. Devant la grille noire de l’humble jardinet, un facteur tirait de son sac de toile des feuilles légères pliées, sans enveloppe, et à l’adresse illisible: des lettres venues de Paris, à travers les nuages.