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Aymeris
– Ah!
Et tout le monde était devenu pour Georges, les enfants exceptés, des centenaires, ceux qu’on emporte ailleurs, ceux qu’on abat comme des arbres.
Tel un oiseau des îles, rare et dépareillé, Georges, seul dans sa cage, voyait au travers des barreaux des gens faire des choses interdites à lui, et il ne rejoindrait jamais ces centenaires.
Plus de Ranelagh, à cause de l’humidité des pelouses et des quinconces; défense de s’approcher des autres enfants qui ont la coqueluche ou des éruptions mal guéries. Autour du Lac, levant la tête, autant dire tenu en laisse par Nou-Miette, il assistait aux derniers fastes de l’Empire. C’était une procession de calèches, de daumonts, de «mylords», des livrées et des harnais de gala, plusieurs rangs de voitures d’où débordaient des crinolines, un roulement sourd dans l’avenue de l’Impératrice; ces cortèges, qui passaient au-dessus de la ligne d’horizon comme des poussières dans un rayon de soleil, faisaient cligner les yeux de Georges, et ses oreilles bourdonnaient encore quand il regagnait la triste maison des siens.
En juin, c’était Dieppe, où il habitait une autre maison de centenaires, celle de ses cousins Voinchot; Dieppe, maintenant sans Jacques, jadis bâtisseur pour son petit frère Georges, de châteaux en galets, de forteresses où brillaient des cabochons de verre, des fragments de bouteilles polis par le flux et le reflux, et qui ressemblaient à des émeraudes. Il y avait aussi du silex aux marbrures d’onyx, des coquillages; le sable et des herbes marines encroûtaient leurs arêtes. Miss Ellen veillait à ce que Georges pateaugeât à marée basse, pour affermir ses chevilles dans l’eau salée des flaques; mais Nounou tenait pour dangereuse la pêche aux crevettes. Georges traînait au bazar du Casino, aguiché par les sébiles russes, une pacotille d’objets algériens, des chinoiseries et des lanternes japonaises; à l’atelier de l’artiste-photographe, c’étaient des presse-papiers de grès sur lesquels les voiles d’un brick se gonflent, un paquebot lutte contre la tempête; sur un autre galet, le pinceau de M. Julius avait peint une mouette qui rase la «surface de l’onde», un oiseau aussi grand que ces barques polletaises, dont les rameurs en bonnet de coton piquent de rouge un ciel de tempête: cruelles tentations pour Georges qui n’était pas très riche. Nou-Miette grognait:
– Et dire qu’il y a des petits comme toi, qui n’ont même pas de pain à se mettre dans le ventre!.. – Georges regardait, du coin de l’œil, les ivoiriers de la Grande Rue. Le pauvre Jacques avait-il assez raillé les stations de Georges devant les vitrines, pleines de poupées-baigneuses, de marchandes de harengs et de ces figurines en terre cuite que modelait alors le fameux Graillon.
M. et Mme Aymeris défendaient à Georges le bal d’enfants, comme tous les plaisirs de son âge, dont il se sentait peut-être moins privé, car la froideur de son sang avait fait de lui un petit vieillard, déjà un «centenaire» lui aussi. Pourtant les lois infrangibles qui régissaient ses jours comptés, se relâchaient un peu pendant les quelques semaines à Dieppe; il s’allégeait de ses châles de laine, des cache-nez, des guêtres, des pompons de soie bleue, cousus à son chapeau pour protéger ses oreilles en hiver. Oh! le froid de ces longs corridors de Passy, de ces dalles noires et blanches, de ces hauts murs d’où l’humidité suintait! Un seul poêle à bois chauffait l’ancien rendez-vous de chasse d’un fermier-général devenu, sous Louis XVIII, une école de Maristes, puis qu’Emmanuel-Victor avait loué «pour y camper tant bien que mal dans la banlieue.»
Georges, se rendant d’une pièce dans l’autre par les couloirs, pliait sous la charge des paletots et des plaids que «ses femmes» jetaient sur ses épaules. Mme Aymeris, jusqu’à son mariage ignorante des précautions, subit l’influence de la crainte et du chagrin, devint capable, pour Georges, de menus soins qu’elle eût jugés absurdes, du temps de Marie et de Jacques; s’était-elle avisée que les grosses tranches de viande fussent mauvaises pour l’intestin? Et ces heures d’escrime, de gymnastique, de cheval? Si c’était à refaire! Et Mme Aymeris levait les bras au ciel, quand Miss Ellen lui disait:
– Madame, chez nous, les enfants mangent des purées et des légumes; on a tué master Jacques avec les «joints»1.
Miss Ellen avait, à ses débuts dans la maison Aymeris, voulu installer une nursery, avec le régime britannique. Nou-Miette s’était gaussée de «ces manières». Elle bouda, et Mme Aymeris lui obéit. Selon cette campagnarde, les bains, les jambes nues, c’était bon pour «les Angliches».
– Il faut être des Turcs, pour résister à l’eau froide – disait-elle. – Les petits Français portent des bas et sont propres, sans avoir des baignoires comme des femmes de mauvaises mœurs. Ah! Madame ne voudrait pas!.. Note Jojo n’est pas un sac à bière, i’n’sera jamais un hercule de force, comme mon pauvre Jacques! il lui faut de la bonne viande saignante et qu’il n’attrape pas froid…
Mme Aymeris ajoutait un caleçon de futaine, un gilet de tricot, et les prescriptions devenaient encore plus rigoureuses dans leur absurdité.
On allait s’occuper de l’instruction de Georges, à huit ans. S’ils hésitaient entre les différentes hygiènes, les Aymeris n’avaient pas de doute quant à la supériorité des femmes pour cultiver l’esprit d’un enfant délicat. Des maîtresses viendraient, chacune une demi-heure à la fois, pas plus, mais tout le long du jour, dispenser, «en se jouant», les multiples bienfaits de leurs respectives lumières. Georges apprendrait «en s’amusant». Nou-Miette eût volontiers «fichu ces savantes à la porte».
– Ces drôlesses-là, elles ne me donneraient même pas la main, bien sûr! – ricanait-elle.
Soit incapacité d’un effort, ou par la faute des professeurs qui avaient ordre d’être indulgents, Georges apprenait mal, et la lecture le congestionnait. Il s’allongeait sur les sofas, dessinait, griffonnait au crayon de petites compositions littéraires, qu’il déchirait dès que finies. Il écoutait tante Caroline toucher du piano. Mme Aymeris lui enseigna les notes de musique, mais s’il avait de la mémoire pour les mélodies, et la voix juste, il ne retenait point le nom des notes. Mme Aymeris se munit d’un solfège dont elle le poursuivait jusque dans les escaliers; elle s’asseyait sur les marches, Georges s’obstinait-il à y demeurer, ne le lâchant plus qu’il n’eût reconnu un fa d’un ut, un dièze d’un bémol, une croche d’une ronde.
– Faites-lui entendre de la musique! – disait M. Aymeris. Je veux que mon enfant en entende de la bonne, tout de suite. Il voudra en faire aussi.
J’ai trouvé dans les souvenirs de Georges ce dialogue de son père et d’une certaine Mme d’Almandara.
(Du journal:)
Quand Fernande d’Almandara, ex-premier sujet à l’Opéra, détaillait un air de la Juive, son grand succès d’antan, ou apportait la Prière d’une Vierge ((elle était pianiste et pinçait de la guitare), mon père l’interrompait sans pitié: —Ma chère Fernande, pas de ces fadaises, je vous en supplie! Vous donneriez à Georges de mauvaises habitudes. Il y a tant de chefs-d’œuvre! Pourquoi pas l’Adélaïde de Beethoven? Vous la «disiez» si bien, quand nous étions jeunes! C’est loin, Fernande! Y a-t-il longtemps de cela! Vos boucles châtain se prenaient dans le bavolet de votre chapeau à épis de blé. Dès que Georges en saura plus long, donnez-lui donc des réductions de Gluck! Ah! cet Alceste! et Pauline Viardot! Pauvre voix, mais quel style! Gluck, Beethoven, les Saisons de Haydn! Ma chère, c’est chez mon père que Berlioz a fait exécuter pour la première fois le septuor des Troyens, avec Gounod et Mme Charton-Demeure. Ici, l’on ne fera que de la vraie musique. Je sais ce que vous en pensez, ma chère Fernande, vous en tenez pour le Bel Canto, les vocalises à l’italienne, la Cenerentola! Madame Alboni et la petite Patti! Vous êtes une cantatrice! – Ce n’est pas si mal, soupirait Fernande, et peu importe la nationalité du compositeur et de l’interprète, pourvu qu’on distraie le mioche. C’est des côtelettes toutes crues, que je lui ferais avaler, avant du Beethoven! Tonifiez-le, faites-lui des muscles… Dieu sait ce que sera demain, pour lui!.. Mon père ne me savait pas là, mais je l’ai bien entendu. Mon père s’émouvait alors et, plus bas, questionnait Mme d’Almandara: – Il est pâle, n’est-ce pas Fernande? Ah! si nous n’avions pas l’horrible souvenir de notre Marie et de notre Jacques! Il est vrai qu’au dire de mes parents, je n’avais que le souffle à l’âge de Georges. Et je suis encore là, sur mes deux pieds! Tout de même, Georges me navre…
Toute conversation dans ma famille prenait vite un tour mélancolique; on évoquait sans répit les jours de deuil. J’étais comme le fils d’un gardien de cimetière parmi les saules pleureurs; on entretenait les tombes autour de moi, on m’en creusait une, on m’enterrait vivant. Je ne comprenais rien aux silences, sans doute pleins d’un sens poignant, où se perdait mon imagination.
Suivait ceci:
Mes tantes déblatéraient à la cantonade. Elles parlaient en canon, l’une reprenant la phrase de l’autre, à un autre diapason: – Georges sera un mollusque, si Alice et Pierre ne le mêlent pas aux autres gamins de son âge, disait Caro à sa sœur. – Oui, Georges sera un mollusque, répondait tante Lili; mais si Alice avait pour deux sous de bon sens, c’est nous qui le prendrions en main, ce petit, et nous en ferions quelque chose. Pierre et Alice se débrouilleront, que veux-tu! Ceux-là, ce qu’ils ont peu le sens de l’éducation!..
Ma mère prétendait que mes tantes la souhaitaient morte, qu’elles n’aspiraient qu’à remplir sa place. Mon père prenait leur défense: – Du moins, elles sont discrètes, mes bonnes sœurs, on ne les voit plus… Te donnent-elles des conseils, à toi? Je t’en prie, Alice, de l’indulgence! Tâche de les comprendre. Leur haute intelligence n’a pas d’exutoire. La vie est dure dans notre classe, pour les femmes célibataires… Que veux-tu qu’elles fassent? Ce qui manque à Lili et à Caro, c’est la tendresse d’un mari; j’aurais dû les laisser libres d’en choisir un.
– Peut-être! Mais pourquoi ne donnent-elles pas des leçons comme maman? Elles me méprisent, elles nous jugent, et comment! Hier, je les écoutais, elles en avaient après nous: – Ah! cette nourrice, cette Miss Ellen! Des mercenaires, des exploiteuses. Alice et Pierre n’y voient que du feu. Un beau jour, ils sauront ce qu’ils ont fait! – Et elles ricanaient.. Oh! ce ricanement! Pourquoi en veulent-elles tant à Miss Ellen?
– Alice – implorait papa – ne sois pas si nerveuse! Elles ont leurs principes: nous n’avons que de la tendresse et des craintes pour notre tardillon. Miss Ellen est une fille parfaite, Georges l’aime bien, laissons parler mes braves sœurs…
Pauvre maman! J’avais, en pareil cas, envie de me jeter à son cou. Je ne concevais pas qu’elle pût se tromper.
Ailleurs:
Miss Ellen s’était assouplie et pliée à nos coutumes depuis son arrivée en France, deux ans auparavant; elle était descendue chez une parente à elle, Mrs Randall, ancienne gouvernante qui tenait un petit magasin de papeterie et de livres anglais, rue d’Aguesseau. Ellen avait traîné par le faubourg, dans des logements de cochers chics, avec des nurses. Mrs Randall, imbue des traditions de l’aristocratie où elle avait elle-même servi, tenait à ses principes et croyait au rang. Ellen était d’une autre extraction que ces serviteurs de la haute finance, elle dérogerait, selon Mrs Randall, en se liant avec eux. Par l’entremise d’un fournisseur, celle-ci avait pu caser Ellen plus loin du quartier des Champs-Elysées et de ses tentations; par hasard, c’est à Passy, chez nous, qu’Ellen s’était engagée.
Les fonctions d’Ellen Mac Farren auprès de Georges consistèrent à lui apprendre la langue anglaise par le jeu et la conversation. Paresseuse et sentant le faisceau des Aymeris trop compact pour qu’elle glissât, par le moindre interstice, un peu de son autorité auprès de l’enfant-tunique, elle avait accepté d’être en sous-ordre de la toute-puissante Nou-Miette, afin de jouir des avantages d’une maison confortable, d’une vie facile et cossue.
La veuve Randall envoyait à Georges des bibliothèques entières de toy-books2, des albums d’images en couleur, Little Bo-Peep, Jack and the Bean Stalk, des légendes de revenants, des contes fantastiques en quelques lignes, des histoires où les Anglais excellent à faire parler les animaux, pour les petits enfants. Les gravures en taille-douce, dans une édition abrégée de Dickens, eussent tenu Georges des semaines enfermé, hors d’atteinte, lui semblait-il, de ses tantes qui n’admettaient que l’Histoire de France. Il était heureux loin du mobilier d’acajou, des vases d’albâtre, du Tireur d’épine, de la Vénus de Milo et autres bronzes par quoi les clients témoignent à un avocat ou aux médecins, de leur reconnaissance et de leur manque de goût.
Georges aurait voulu les connaître, les héros de Dickens et ceux des légendes qu’il croyait vivre pour de bon dans un monde où le transportait son imagination. Combien il les préférait aux personnages de Mme de Ségur, de petits sots et des parents ennuyeux, qui parlent comme les tantes Aymeris!
– Miss Ellen, quand vous irez chez vous, emmenez-moi! Connaissez-vous Mr Pickwick? Et David Copperfield? Et la Belle et la Bête? Et le Prince Grenouille? Est-ce qu’on les rencontre? Sont-ils ressemblants, dans mes images?
Ellen fit encadrer des chromos, extraits des numéros de Noël du Graphic et de l’Illustrated London News; Georges contemplait, quand il se réfugiait chez elle, des paysages d’Ecosse, certain château moyenageux aux fenêtres flamboyantes, par un clair de lune qui bleuissait la neige d’un Christmas Eve3. Le pendant était une salle de bal; des chasseurs en habit rouge buvaient à une table de souper. Il y avait aussi des chevaliers en cotte de mailles, des châtelaines vêtues d’orfroi et d’hermine, des écuyers galants, des Indiens enturbannés, des convois d’éléphants et des voiles sur des flots d’azur; un paysage, l’Himalaya perçant de ses cimes le lapis d’un ciel oriental.
– Racontez, racontez, Miss Ellen! Comme c’est beau!
Et Miss Ellen enfilait des histoires jusqu’à ce que les tantes, s’avisant que Georges n’était point au salon, demandassent à Mme Aymeris: – Où est-il? Encore parti? Toujours avec l’Angliche? La place de Georges ne serait-elle pas plutôt auprès de nous?
Et Mme Aymeris songeait aux courants d’air, à la fenêtre toujours ouverte chez Miss Ellen. – La fureur des Angliches: l’air! Fresh air, fresh air! ricanaient ces demoiselles pour alarmer leur belle-sœur. – Nous, nous sommes des Françaises!
Georges allait s’enrhumer! Et il descendait à l’appel de sa mère, dans la pièce aux fauteuils symétriques, dont le velours était d’un vert pisseux. Il y retrouvait l’accablant ennui du Salon des Centenaires. – Où est ma boîte à modelage? Tantes, qu’est-ce que vous voulez que je fasse? J’ai assez de vos jeux d’oie, de vos dominos… Georges bâillait. Ces demoiselles grommelaient: – Alice! Hein? Avais-je raison? Il était encore avec la Miss! Mais, mon pauvre enfant, la Miss est ici pour te laver, te nouer ta cravate, rien de plus! Je parie qu’elle te parlait de ses chevaux, de ses grooms?
– Mais non, c’était des voyages.
– Allons, une partie de bataille, mon chou! Lili, Lili, fais donc une partie avec Georges!
L’enfant s’enfuyait déjà; on le rattrapait.
– Non! Rendez-moi ma boîte de modelage!
Il n’y avait que cela qui l’amusât, ou les gravures.
Lucile et Caroline, ensemble, explosaient:
– Permettre à Georges de pétrir de la pâte plastique! Ça sent bien mauvais et ça empoisonne les enfants. Le modelage? un métier de maçon! Aussi, faisons de lui un contremaître, un plâtrier, un mécanicien… Dieu sait quoi!..
Et, menaçant Georges: – Tu t’appelles Aymeris, mon cher, ton grand-père s’appelait Emmanuel-Victor Aymeris! Il était bâtonnier de l’Ordre des Avocats, noblesse oblige!..
Mme Aymeris embrassait Georges, l’emmenait dans le vestibule, après avoir regardé les belles-sœurs avec rage, et elle claquait la porte.
– Tu n’as pas pris froid, au moins, là-haut, chez Miss Ellen? La fenêtre était-elle ouverte, mon mignon?
Mrs Randall passait le dimanche à Passy, prenait le thé avec Miss Ellen. Mme Aymeris, bienveillamment, causait avec la libraire qui se crut autorisée à décrire la situation de ses autres neveux et nièces, orphelins dans la banlieue de Londres. L’un, Thomas, fréquentait une école qu’on ne pourrait bientôt plus payer; il y avait une chétive fillette de dix ans et demi, à peine plus vieille que Georges, Jessie, qu’il faudrait placer quelque part «sur le continent», à Paris, sans doute, puisqu’elle aurait là, du moins, en Mrs Randall, une correspondante. Celle-ci espérait que Mme Aymeris voudrait bien, en plus d’Ellen, patronner Jessie; mais la fillette n’était ni assez âgée ni assez instruite pour être gouvernante d’un enfant; sa tante l’occuperait d’abord dans son commerce, quoique la patronne suffît pour répondre à la clientèle, dans un magasin qu’eussent rempli trois personnes assez mal avisées pour y faire emplette à la fois. Et le logement en sous-sol! Alice Aymeris s’émut. M. Aymeris, après quelques hésitations, décida que Jessie viendrait auprès de sa sœur Ellen et serait la compagne de Georges. Les sœurs de l’avocat crièrent au scandale. Lili ferait une exception; cette fois, c’en était trop! Elle se promit qu’elle «secouerait» Alice, de la «belle façon». Elle lui dit:
– Eh quoi! Tu as détruit ta santé, tu te mines d’inquiétude pour tes enfants à toi, tu as perdu Jacques et Marie, et tu vas recueillir une vagabonde, une inconnue, on ne sait quoi! D’ici quelques années, ce seront des rapports très gênants pour les enfants et pour nous. Une étrangère de plus!.. Ça nous apportera la fièvre… Pierre a déteint sur toi, avec son besoin ridicule de faire le chien du Saint-Bernard! Comme si tu étais à court de responsabilités! Vous êtes fous, ton mari et toi, d’associer une fille à la fille manquée qu’est votre tardillon!.. Caro me le disait pas plus tard qu’hier: Vous ne vivez que dans les embrouilles! Est-ce que nous nous jetons à la tête des autres, nous? Nous avons toujours été discrètes, mais cette fois, c’est moi qui parle au nom de la famille, pour la mémoire d’Emmanuel-Victor, notre père! Il n’y a que nous qui ayons le culte de notre nom…
Les Aymeris songeaient parfois à adopter une fille, leur Marie leur manquait tant! Peut-être Dieu leur envoyait-il Jessie: ils laissèrent dire, et, vers la fin de l’automne, la petite Anglaise fit son apparition.
Lorsque Georges Aymeris me parlait de cette époque, il revoyait toujours avec mélancolie sa première rencontre avec l’enfant dont il me donna le daguerréotype.
(Du journal:)
Elle était descendue de l’antique berline du Bâtonnier, devant le perron du «château», dans une jupe de tartan rouge et noir, plus courte que ses pantalons; ses bas étaient couleur magenta; une toque de faux astrakan se tenait verticalement sur un front bombé; ses yeux hagards et à fleur de tête s’ouvraient jusqu’à ses oreilles, où des boucles de cheveux étaient collées par le sel marin, la tempête ayant fait rage entre Southampton et le Havre. Des mains osseuses, vertes et transparentes laissèrent choir sur le marchepied de la voiture une cantine mal ficelée, d’où s’échappèrent des rubans, d’innombrables chiffons, un peigne édenté, une brosse sans poils et un savon. Miss Ellen nous présenta Jessie. Jessie grimaça un sourire triste et niais, rougit et se moucha; elle avait un rhume de cerveau, qui devait, hélas! devenir chronique. Sa voix nasillarde et sourde semblait sortir de son front. N’eût-elle fait tant de peine, dès l’abord on l’aurait prise en grippe, comme certains malades d’hôpital, qui découragent par leur seule apparence les meilleures intentions. J’embrassai Jessie, cela nous gêna tous les deux. Jessie monta dans la chambre de Miss Ellen. J’entendis mes tantes ricaner:
– Magnifique, la découverte d’Alice et de Pierre!
Je pleurai d’énervement. Je la trouvais très gentille!
Ainsi Georges dépeint, sans l’embellir, l’objet de son premier amour.
Les premiers temps furent difficiles, mais l’intruse fit quelques progrès dans la langue française; appliquée et studieuse, on la cita comme exemple à Georges, l’isolé jusqu’ici sans émulation. Mme Aymeris fit de son mieux pour s’attacher à la gamine; trouverait-elle en Jessie Mac Farren «une sœur» pour son fils? En dépit de leur égal mutisme, Georges et Jessie formèrent une sorte de camaraderie; de sourds-muets. D’apparentes affinités agrafaient l’un à l’autre ces enfants qui se sentaient perdus dans l’univers.
Ellen les apprivoisa petit à petit. Au parc, Jessie fut partenaire dans des jeux paisibles. L’égyptologue enfouissait dans la terre des statuettes de cuivre, des bougeoirs, des médailles, des vases de verre, espérant les ternir et qu’il y fleurît de ces irisations de paillettes métalliques, si chatoyantes dans les vitrines du Louvre. Des jupes claires, des tabliers à «frills» au milieu des massifs de lilas, égayèrent les allées ombreuses et le gazon où les arcs d’un croquet étaient coiffés d’une fiche de couleur. Mme Aymeris chargeait Miss Ellen de répandre autour d’elle la gaîté de la jeunesse. Jessie essuya maintes fois la mauvaise humeur de Caroline et de Lili, qui l’appelaient «l’emplâtre», parce qu’aux leçons modérées de gymnastique et de danse, où elle se rendait comme à la guillotine, Jessie, semblant pétrifiée, aux ordres de la monitrice, n’avançait que si Georges en faisait autant.
Pareille à toutes ses compatriotes, elle avait de «bonnes manières». Mrs Randall l’avait dit:
– Vous auriez pu croire, Madame, que ma nièce ferait tache dans votre intérieur, mais chez nous, il n’y a qu’un modèle, pour les sujettes de notre reine Victoria, une seule chose compte: les manières. La «school mistress», la mère, l’institutrice ou la nurse nous donnent les mêmes habitudes, aux riches et aux pauvres. Jessie est d’humble condition, mais she has the manners of a perfect lady4.
Elle se tenait bien à table, rangeait parallèlement sur l’assiette, quand elle avait fini d’un plat, sa fourchette et son couteau. Georges ne les posa plus sur la nappe, par peur de la salir; il ne «sauça» plus avec son pain; il ne s’appuya plus au dossier de la chaise; garda sa serviette pliée sur ses jambes; «affectations d’outre-Manche», auxquelles les tantes se seraient laissé prendre, si Jessie eût été «la fille d’une duchesse». Mme Aymeris s’en amusa, mais n’attachait pas au protocole de la nursery autant d’importance que son époux qui, par profession, avait fréquenté le monde élégant et la Cour Impériale. M. et Mme Aymeris se congratulèrent d’avoir recueilli l’orpheline. Si elle n’était pas «une aigle», en voici une qui ne ferait de mal à personne! – Il était agréable que les enfants eussent ces jolies façons que les Anglaises savent imposer aux bambins.
Mesdemoiselles Aymeris fulminaient.
– Rule Britannia! On change les couverts à chaque service, maintenant, chez les Pierre! C’est des bouffonneries du Bourgeois gentilhomme, les Pierre sont tout à fait fous! Est-ce que leur Ellen et leur Jessie, dans leur taudis londonien, avaient des cuillers et des fourchettes de rechange? oseraient-elles faire leurs giries dans l’office? Et ça veut donner des leçons à une famille Aymeris! Pour Pierre, j’admets que ça l’amuse… Mais Alice! L’Alice de la rue d’Ulm! Cela ne fera pas qu’elle n’appelle un Président: M. le Conseiller, et qu’elle ne coupe la parole à ses convives, pour lancer une opinion à briser la carrière de mon frère! Aussi Pierre recommence-t-il à dîner dehors, il n’est plus jamais chez lui le soir.
Nou-Miette, par exception, prenait le parti des tantes:
– Je n’ai plus qu’à m’rentourner chez moi, Monsieur et Madame n’ont plus besoin de mes services, puisqu’il y a des Angliches chez eusses…
Elle prépara ses malles. Mme Aymeris, toujours dupe des singeries de la Nivernaise, augmenta les gages, lui offrit une vache et un âne pour «le pays», lui fit jurer que jamais elle ne quitterait Passy, cette chère nounou, «de moitié dans le deuil des Aymeris», celle à qui Marie et Jacques avaient donné ce nom sacré de Nou-Miette!
La nourrice, entre deux sanglots, jura qu’elle fermerait les yeux à ses bons maîtres. Mais son mari la rappellerait un jour… – pleurnichait-elle – elle filerait au pays, quand Jojo serait au collège, Madame devait comprendre; elle avait sa maisonnette, son champ, que Monsieur et Madame lui avaient achetés. Et le frère de lait de ce pauvre chéri de Jacques, son Jacquot à elle?.. Elle reviendrait quand Madame aurait besoin d’elle… par exemple à son lit de mort.