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Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome III
Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome III

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Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome III

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Le marquis invitoit monsieur le juge souvent chez lui, il plaignoit avec lui la perte de sa femme, il le faisoit manger à sa table, et lui donnoit tout autant de marques d'amitié qu'on peut, sans que notre pauvre juge en sût la véritable cause. Guillemette l'entretenoit aussi souvent en particulier, quand Monsieur étoit empressé à d'autres compagnies. Jamais vestale ne marqua plus de prudence et de piété qu'elle en faisoit éclater dans ses discours et dans son maintien; et qui ne l'auroit connue, l'auroit prise pour une seconde Lucrèce. Cependant le marquis sondoit peu à peu l'intention du juge sur un second mariage, et lui touchoit toujours quelque petite chose en passant, à quoi l'autre ne répondoit que fort ambigüement; mais un jour notre marquis voulut s'en éclaircir plus à fond, et pour cet effet, après être sorti de table un jour qu'il y avoit dîné, il le mena promener dans un des parterres de son jardin, et lui dit: «Vous savez, monsieur le juge, l'estime que j'ai toujours faite de votre personne; je vous ai distingué de tous les justiciers de mes terres, pour vous placer comme vous êtes; de plus, je trouve en vous une certaine humeur civile, honnête et complaisante, qui me fait avoir un grand penchant pour vous; c'est pourquoi je voudrois bien vous voir placé avantageusement dans votre second mariage, et pour cela j'ai envie de vous marier de ma main.»

D'abord le juge le remercia des éloges qu'il lui donnoit, de la bonté qu'il avoit pour lui, et de l'honneur qu'il recevoit journellement. «Mais, monsieur le marquis, dit-il, vous me parlez d'une chose à laquelle je n'ai encore eu aucune pensée depuis la mort de ma femme. Je ne doute pas que, venant de votre main, ce ne soit une personne qui ait infiniment de l'honneur et du mérite; mais, Monsieur, pourroit-on savoir qui est cette personne? – C'est, lui répondit le marquis, cette demoiselle que vous avez souvent vue dans le château, qui m'a été donnée pour gouvernante, et pour la vertu de laquelle j'ai assurément beaucoup d'estime. Elle a beaucoup d'esprit, et outre cela quatre mille livres que je lui veux bien donner, outre la première place vacante au présidial de Poitiers, que je m'offre de vous faire avoir.»

Le juge n'étoit pas ignorant, et dès lors qu'il entendit nommer Guillemette, il s'aperçut de l'appât, et prit résolution qu'il n'en feroit rien. Mais comme il étoit de son intérêt de ménager monsieur le marquis, il ne voulut pas le rebuter d'abord par un refus, ne doutant pas que l'autre, qui épioit tous ses gestes, ne se fût douté qu'il avoit connoissance de leur dessein: c'est pourquoi il prit un milieu à cela, et dit à monsieur le marquis, après l'avoir humblement remercié de la bonté qu'il avoit pour lui, qu'une affaire de l'importance d'un mariage méritoit que l'on y songeât; que dans la quinzaine il feroit sa réponse par écrit, ou du moins qu'il dépeindroit son sentiment au cas qu'il ne pût accepter ce parti. Le marquis le pressa de s'expliquer plus clairement sur cette affaire, mais inutilement: il ne fit que réitérer la promesse précédente, de quoi le marquis fut obligé de se contenter, et en fut incontinent porter la nouvelle à Guillemette, qui d'abord n'en prévit rien de bon; néanmoins ils attendirent la réponse, qui ne manqua pas d'être apportée au bout du temps précis. Ils eurent de la curiosité pour savoir ce que le papier leur apprendroit, et, l'ayant ouvert, ils trouvèrent: «Monsieur, après avoir bien fait de la réflexion sur les malheurs et les incommodités qu'apporte le mariage, je me suis proposé de ne me point embarquer pour la seconde fois sur cette mer orageuse, mais de jouir des délices du port. Les plus fortes raisons qui m'ont porté à suivre cette résolution est une lettre d'un poëte de mes amis. Je vous l'envoie, afin que vous ayez aussi la satisfaction de voir les avis qu'il me donne, et comme il déclame contre le mariage. Cependant, Monsieur, je ne cesserai jamais de vous rester obligé des bontés qu'il vous a plu d'avoir pour moi, et j'ai un sincère déplaisir de ne pouvoir forcer mon inclination, pour offrir mes vœux à cette charmante personne. Il faut croire que je ne suis pas destiné à un si grand bonheur; mais je me réserve celui de me dire toujours, Monsieur,

«Votre, etc.»Avis touchant le MariageLa femme est une mer, et le mari nocherQui va mille périls sur les ondes chercher,Et celui qui deux fois se plonge au mariage,Endure par deux fois le péril du naufrage;Cent tempêtes il doit à toute heure endurer,Dont n'y a que la mort qui l'en peut délivrer.Sitôt qu'en mariage une femme on a prise,On est si bien lié, qu'on perd toute franchise:L'homme ne peut plus rien faire à sa volonté.Le riche avec orgueil gêne sa liberté,Et le pauvre par là se rend plus misérable,Car pour un il lui faut en mettre deux à table.Qui d'une laide femme augmente sa maisonN'a plaisir avec elle en aucune saisonEt seule à son mari la belle ne peut être:Les voisins comme lui tâchent de la connoître.Elle passe le jour à se peindre et farder;Son occupation n'est qu'à se regarderAu cristal d'un miroir, conseiller de sa grâce.Elle enrage qu'une autre en beauté la surpasse.Semblable en leur beau teint à ces armes à feuQui, n'étant point fourbis, se rouillent peu à peu,Si le pauvre mari leur manque de caresse,On l'accuse d'abord d'avoir d'autre maîtresse:La femme trouble un lit de cent mille débats,Si son désir ardent ne tente les combats,Et si l'homme souvent en son champ ne s'exerce,Labourant et semant d'une peine diverse.La mer, le feu, la femme avec nécessité,Sont les trois plus grands maux de ce monde habité.Le feu bientôt s'éteint; mais le feu de la femmeLa brûle incessamment, et n'éteint point sa flamme.Ainsi, crois-moi dessus ce point,Mon cher ami, n'y songe point.

Le marquis eut du chagrin que la chose n'avoit pas réussi; cependant ils s'en consolèrent par la continuation de leurs amours.

Mais comme par résistanceOn augmente le désir,Ainsi dans la jouissanceOn perd bientôt le plaisir. 82

En effet, notre marquis perdit bientôt le souvenir de ses promesses83, car il commençoit à la négliger, et ne la voir qu'avec une espèce de chagrin. Elle fut encore assez heureuse de l'avoir possédé pendant près de dix ans; après quoi, voyant qu'il ne l'estimoit pas comme il avoit fait, qu'au contraire il la négligeoit tout à fait, elle prit une résolution de se retirer. Elle lui demanda la permission. D'abord il l'en voulut retenir par manière de bienveillance; mais il y consentit enfin sans grands efforts. Elle eut, tant de ses épargnes que de ce qu'il lui donna, une petite somme avec quoi elle s'achemina à Paris. D'abord elle fit assez bonne chère, ne pouvant se désaccoutumer aux bons morceaux qu'elle mangeoit avec le marquis; mais comme à Paris tout est cher, elle fut obligée de retrancher sa dépense et de songer à se mettre en condition. Elle pria pour cet effet une vieille entremetteuse de lui en procurer une; mais cette femme, la voyant jeune et d'assez bonne mine, lui proposa un parti pour se retirer. Elle ne s'en éloigna pas beaucoup, et s'inquiéta de la personne et de sa vacation; à quoi l'autre lui répondit que c'étoit monsieur Scarron, et qu'il étoit poëte84. Ce nom de poëte lui ravit d'abord l'âme, et elle demanda incontinent à le voir; mais la vieille, jugeant qu'il étoit à propos de la préparer à voir cette figure et de lui en faire d'avance un petit portrait, afin que l'aspect ne lui en parût pas si horrible, lui dit: «Ecoutez, Mademoiselle, je suis bien aise de vous dépeindre la personne avant que vous la voyiez. Premièrement, c'est un jeune homme qui est d'une taille moyenne, mais incommodé; ses jambes, sa tête et son corps font, de la manière dont ils sont situés, la forme d'un Z85. Il a les yeux fort gros et enfoncés, le nez aquilin, les dents couleur d'ébène et fort mal rangées, les membres extrêmement menus, j'entends les visibles (car pour le reste je n'en parle point). Il a infiniment de l'esprit au dessus du reste des hommes; de plus, il a de quoi vivre, il a une pension de la Cour, et est fils d'un homme de robe. A présent, si vous voulez, nous l'irons voir.» Elle s'y accorda, et elles y furent. Scarron, qui avoit été averti de leur venue, s'étoit fait ajuster comme une poupée, et les attendoit dans sa chaise. A leur abord il les reçut avec toute la civilité possible; à quoi Guillemette tâcha de correspondre, mais non pas sans rire de voir cette plaisante figure. Leur conversation ayant duré près d'une bonne heure, elles prirent enfin congé de lui, et la vieille l'engagea encore à y retourner avec elle. Elles eurent, à la seconde visite qu'elles lui rendirent, un petit régal de collation, et, la vieille s'étant employée pour aller chercher quelque chose qui leur manquoit, Scarron fit briller les charmes de son esprit et étala sa passion aux yeux de Guillemette. Il lui dit qu'il pouvoit bien conjecturer qu'une personne aussi bien faite comme elle l'étoit ne seroit pas bien aise de s'embarrasser d'un demi-monstre comme lui: «Mais pourtant, disoit-il, Mademoiselle, si j'osois me priser moi-même, je dirois que je n'ai que l'étui de mon âme mal composé, et possible y loge-t-il un esprit qui à peine se trouve dans ces personnes dont la taille est si avantageusement pourvue par la nature. D'ailleurs, une personne comme moi sera toujours obligée de rester dans un certain respect, au cas qu'on eût le bonheur de vous agréer. Je vous déclare peut-être trop nettement mon sentiment; mais, Mademoiselle, la longueur n'est pas bonne dans de telles occasions.» Comme elle alloit répondre, il entra une des sœurs de Scarron86, qui lui fit retenir ce qu'elle avoit à dire, tellement qu'elle ne s'en expliqua point pour cette fois; mais à l'autre visite qu'elle lui rendit, la vieille la sçut si adroitement persuader qu'elle lui promit d'être sa femme. Il en eut toute la joie imaginable, et depuis cet heureux aveu il ne manquoit journellement de lui écrire des billets doux, qu'il dictoit agréablement87; ce qui ne servit pas peu à la tenir toujours dans le même sentiment, où elle ne demeura pas longtemps, car il arriva entre eux une petite rupture. Sa vieille se remit aux champs pour raccommoder leur affaire; mais Guillemette demeura ferme dans sa résolution, et jura de ne le voir ni l'entendre jamais. Lorsque le pauvre Scarron sut cela, il en fut au désespoir, et encore plus de ce qu'elle avoit rebuté toutes ses lettres. Il étoit presque à bout de son rôle, aussi bien que sa confidente; mais comme il avoit infiniment de l'esprit, il se souvint qu'elle avoit marqué d'aimer fort les vers, et qu'elle avoit pris un indicible plaisir à lui en entendre réciter: il voulut donc la tenter par là, il lui écrivit plusieurs billets de cette manière. D'abord elle les rebuta comme les autres; après elle les lut, mais n'y vouloit point faire de réponse. Néanmoins notre amant ne se lassa jamais de lui envoyer ses billets doux: sa constance, ses soins respectueux, à quoi joint les assiduités de la confidente, le firent rentrer dans ses bonnes grâces; et comme il avoit éprouvé l'inconstance du sexe, il ne crut pas à propos de prolonger plus longtemps cette affaire: il la pressa donc, et firent si bien que dans peu ils achevèrent leur mariage88, de crainte de quelque autre désastre, car le sieur Scarron avoit tout sujet de se méfier de lui-même, connoissant son état et sa foiblesse89. Mais au lieu de trouver son bonheur et son repos dans le mariage, il y trouva tout le contraire; et n'ayant pas rencontré dans sa nouvelle épouse la satisfaction et la pudeur qu'il s'attendoit, et qu'un mari souhaite en telle occasion, il eut recours aux plaintes et aux reproches. Mais la nouvelle mariée, qui n'étoit pas sotte, se prévalant de la mauvaise constitution de son époux90, le traita d'abord du haut en bas, et, bien loin de dénier la chose, elle ne se mit pas beaucoup en peine de l'événement, car elle lui dit d'un ton impérieux que ce n'étoit pas à une posture91 comme la sienne de posséder tout entière une femme comme elle, et qu'il devoit encore être trop heureux de ce qu'elle le souffroit. Ce discours, qu'il n'attendoit pas, le réduisit au dernier des chagrins; et comme cela lui pesoit extrêmement sur le cœur, il s'en voulut décharger entre les mains d'une de ses sœurs, ne croyant pas qu'il pût être mieux confié et qu'elle voulût elle-même publier l'infamie de sa famille. Mais il se trompoit beaucoup de faire fonds du secret sur un sexe autant fragile et inconstant que celui-là. Il le lui découvrit donc enfin, après lui avoir fortement exagéré la conséquence de la chose, et combien il leur importoit que la chose demeurât secrète. Elle ne manqua pas de lui promettre tout ce qu'il voulut, dans la démangeaison où elle étoit de savoir l'affaire, qu'elle n'eut pas plutôt sue, qu'elle en avoit une plus grande de s'en décharger. Ainsi, tous les jours, dans une irrésolution féminine, elle se disoit la même chose. Un jour entre autres elle se disoit:

Je ne l'ai dit qu'à moi, et si je me défieQue moi-même envers moi je ne sois ennemie,En disant un secret que j'ai pris sur ma foi,Je ne le dirai point. Mais pourrai-je le taire?Non, non, je le dirai. Mais se pourroit-il faireQue je pusse trahir ainsi mon frère et moi?Oui dà, je le dirai; je m'imagine, et penseQue, ne le disant point, je perdrai patience.Si je le dis, j'en aurai grand regret;Si je ne le dis point, j'en serai bien en peine.Mais quoi! si je le dis, la chose est bien certaineQue je ne pourrai plus rapporter mon secret.Je ne le dis donc point, crainte de me dédire.Mais si je le disois, à quoi pourroit-il nuire?Je ne le dirai point, j'ai peur de m'en fâcher.Je le dirai pourtant: qu'est-ce que j'en dois craindre?Oui, oui, je le dirai. A quoi bon de tant feindre?S'il lui importoit tant, il le devoit cacher.

Après tant d'irrésolutions et d'agitations si différentes, elle arrêta d'en faire confidence à une amie, celle-là à une autre, et en peu tout le quartier en fut imbu et toute la conversation des compagnies ne rouloit que là-dessus. Cependant, comme chaque chose a son temps, une autre affaire fit évanouir celle-ci; mais cela ne modéra néanmoins pas le chagrin du pauvre Scarron: il s'y laissa emporter, et d'autant plus que le tout venoit de lui et rejaillissoit sur lui. Il fut donc tellement accablé des remords de sa propre faute qu'il en mena une vie languissante et qui finalement l'ôta du monde92. Sa femme n'en parut affligée qu'autant que la bienséance le requéroit. Ce qu'elle hérita de ses biens la fit subsister pendant quelque temps; mais comme cela ne pouvoit pas toujours durer, elle se résolut à poursuivre son premier dessein, et de chercher condition chez quelque dame de qualité, et qui ne fût pas, surtout, scrupuleuse sur la galanterie93. L'occasion ne s'en étoit jamais présentée plus belle, car elle avoit une de ses compagnes du Poitou qui avoit eu le bonheur de parvenir jusqu'à avoir une place assez avantageuse chez madame de Montespan94, et elle y réussit enfin, car elle lui en procura une de gouvernante dans une maison de qualité; mais c'étoit en Portugal, et il falloit s'y transporter, à quoi elle consentit volontiers; et pendant que tout se préparoit pour le voyage des personnes qui la devoient emmener, elle fut par diverses fois chez madame de Montespan pour remercier sa cousine et tâcher d'avoir une audience auprès de cette favorite, ce qu'elle obtint par sa faveur95, et sut si bien prendre madame de Montespan qu'elle voulut la voir une seconde fois. Elle lui plut tellement que, croyant qu'elle pourroit lui être utile à quelque chose, elle la retint96, et ayant fait rompre le voyage en Portugal, la garda auprès d'elle, où elle s'insinua si bien qu'en peu elle fut sa confidente97. Rien ne se faisoit pour lors auprès du Roi que par la faveur de la Montespan, et rien auprès d'elle que par la Scarron. Elle sut si bien ménager sa fortune que jamais elle n'en a souffert de revers; au contraire, sa grande faveur lui attiroit journellement quantité de présents, et singulièrement un d'assez grande importance pour en rapporter ici la cause, et pour marquer son pouvoir dans ces commencements, lequel n'a fait qu'augmenter depuis.

Le premier médecin du Roi étant mort, Sa Majesté résolut de n'en prendre plus par faveur, mais d'en choisir un de sa main, et pour remplir cette place il avoit jeté les yeux sur M. Vallot98, et il est à croire que, si la mort ne l'eût ravi, il l'auroit possédée. Sa mort fit réveiller grand nombre de prétendants, qui n'avoient osé paroître de son vivant, et un chacun employa les brigues et les prières de ses amis pour y parvenir; mais toutes les prières ne servirent pas de grand'chose, et la prière sans don étoit sans efficace, ce qui fit bien voir à plusieurs qui étoient mal en bourse qu'ils n'avoient rien à y prétendre. Celui qui trouva le plus d'accès fut M. d'Aquin99, car il ne débuta pas par de foibles et simples oraisons, mais par une promesse à madame Scarron de lui compter vingt mille écus incontinent qu'elle lui en auroit fait avoir le brevet. L'offre étoit trop belle pour être refusée; ainsi, elle s'y employa de tout son pouvoir auprès de la Montespan, avec toutes les voies dont elle se put imaginer, et ne lui déguisa même pas le gain qu'elle feroit si son affaire réussissoit. La Montespan, qui l'aimoit beaucoup, ne fut pas fâchée de trouver l'occasion de lui faire gagner cette somme, et elle employa pour cet effet toute sa faveur auprès du Roi, en quoi elle réussit, et donna ce beau gain à notre héroïne. Pour lui en faire paroître plus ses reconnoissances, elle redoubla tellement ses soins auprès d'elle qu'il lui étoit presque impossible d'en souffrir une autre, car c'étoit elle qui gardoit tous ses secrets, et entre les mains de laquelle la Montespan ne faisoit point de difficulté de laisser les lettres que le Roi lui écrivoit, et même souvent de se servir de sa main pour y répondre. Elle en dicta une, un jour, si charmante et si spirituelle, que le Roi, qui est fort éclairé, connut bien ne sortir point du génie de sa maîtresse; il résolut de s'éclaircir de quelle main elle partoit, et commença même d'avoir quelques soupçons jaloux, dans la crainte de quelque chose de funeste à son amour; et s'étant rendu chez madame de Montespan, il lui déclara qu'il vouloit savoir quelles personnes avoient dicté cette lettre: «Car pour vous, Madame, dit-il, il y a assez longtemps que je vous connois pour savoir quel est votre style; point ici de déguisement, dites-moi qui c'est. – Quand je vous l'aurai dit, Sire, lui dit-elle, vous aurez peine à le croire; mais pour ne vous point laisser l'esprit en suspens, c'est la Scarron qui me l'a dictée, et moi je l'ai transcrite; et afin que Votre Majesté n'en fasse aucun doute, j'en vais rapporter l'original de sa main.»

En effet, elle l'apporta et le lui présenta. Le Roi fut satisfait de cela et demanda à voir mademoiselle Scarron100, qui pour lors ne se trouva point. Mais un jour qu'elle étoit auprès de la Montespan, le Roi arriva. D'abord elle voulut se retirer, par respect; mais il n'y voulut pas consentir, et lui dit mille louanges sur son beau génie à écrire des lettres. Elle répondit avec tant d'esprit à ce qu'il lui dit, qu'il l'en admira de plus en plus, et qu'il commença de la distinguer des autres domestiques; et en sortant il la recommanda à madame de Montespan, à laquelle il écrivoit beaucoup plus souvent qu'à l'ordinaire, pour avoir le plaisir de voir les réponses que la Scarron dictoit; et il les trouvoit si agréables qu'il en redoubloit ses visites, à toutes lesquelles il ne manquoit point d'entrer en conversation avec elle. Cela ne plaisoit pas beaucoup à sa maîtresse101, qui commença de s'apercevoir qu'à l'exemple de Madame, elle avoit fait connoître au Roi une créature pour la supplanter. La Scarron, qui aussi s'apercevoit de l'altération que sa faveur causoit à la Montespan, fit tout son possible pour affermir son esprit et se rendoit toujours de plus en plus assidue auprès d'elle, ce qui la remit un peu102.

Le Roi prenoit un tel plaisir dans sa conversation qu'il sembloit qu'il y avoit un peu d'amour; en effet, il s'aperçut qu'il étoit touché de cette passion en sa faveur. Il ne se mit pas beaucoup en peine d'y résister, car il crut qu'elle s'évanouiroit aussitôt comme elle étoit venue; mais il se trompa, car sa passion redoubla tellement qu'il résolut de lui parler de son amour. En effet, un jouir que la Montespan avoit la fièvre et qu'elle avoit besoin de repos, le Roi passa dans la chambre de la Scarron. D'abord toutes les filles sortirent, par respect, et le Roi se trouvant seul avec elle, il lui dit: «Il y a déjà quelques jours, Mademoiselle, que je me sens pour vous un je ne sais quoi plus fort que de la bienveillance. J'ai cherché diverses fois les moyens de vous le déclarer et en même temps de vous prier d'y apporter du remède; mais le temps ne s'étant jamais trouvé si favorable qu'à présent, je vous conjure de m'accorder ma demande, et de recevoir l'offre que je vous fais d'être maîtresse absolue de mon cœur et de mon royaume103.» Ce discours donna à notre héroïne une étrange émotion, et, toute pénétrée de joie: «Hélas! Sire, lui répondit-elle, que Votre Majesté est ingénieuse à se railler agréablement des gens! Quoi! n'est-ce pas assez de sujet que celui que vous aviez sur ma manière d'écrire, sans en trouver un nouveau? Je me dois néanmoins estimer heureuse de pouvoir contribuer au plaisir du plus grand monarque du monde.

– Non, non, Mademoiselle, lui répliqua-t-il précipitamment, ce ne sont point des sujets de raillerie, et c'est la vérité toute pure que je vous dis; je suis sincère, croyez-moi sur ma parole, et répondez à mon amour. – Seroit-il bien possible, Sire, poursuivit-elle, qu'un grand Roi voulût jeter les yeux si bas? Je ne suis pas digne d'un tel honneur, Sire, et un nombre innombrable de beautés les plus rares du monde, dont votre Cour est remplie, sont plus propres à engager le cœur d'un si grand prince: on traiteroit Votre Majesté d'aveugle dans ce choix, et à moi on me donneroit un nom qui ne m'appartient pas. Enfin, Sire, outre mon âge avancé et mon peu d'attraits, Votre Majesté ne peut ignorer que je suis veuve; ainsi, elle ne sauroit faire un choix marqué de tant d'imperfections sans s'attirer le mépris de tout le beau sexe. – Ah! Mademoiselle, reprit le Roi, il ne faut pas tant chercher de détours pour faire un refus: je vois bien que c'en est un. Vous voulez donc que je mène une vie languissante? Eh bien! il faudra vous contenter et vous faire voir que, bien que je sois au-dessus du reste des hommes, j'ai pourtant un cœur susceptible pour les belles choses: j'appelle belles choses cet esprit brillant que l'on voit en vous, cette grandeur d'âme que vous faites paroître jusque dans les moindres choses, en un mot vos perfections, qui m'ont charmé.»

Il n'en dit pas davantage pour lors, et en sortant il lui fit une profonde révérence, et lui dit: «Songez, songez à ce que je vous ai dit, Mademoiselle.» Elle n'eut pas le temps d'y répondre, parce que le Roi entra chez la Montespan, où son chagrin ne lui permit pas de demeurer longtemps.

Lorsqu'il fut parti, mademoiselle Scarron repassa toute sa conversation dans son esprit: elle se représentoit la passion avec laquelle le Roi s'étoit exprimé, et ne douta plus qu'elle ne fût aimée. Elle prit néanmoins la résolution de dissimuler encore un peu, afin que son peu de résistance pût augmenter le désir du Roi; en quoi elle réussit fort admirablement bien, car, ayant encore souffert deux de ses visites sans vouloir se déclarer, elle le mit dans une forte passion, et, résolu de la vaincre, il lui écrivit la lettre suivante:

Lettre du Roi a Mademoiselle Scarron

Je dois avouer, Mademoiselle, que votre résistance a lieu de m'étonner, moi qui suis accoutumé qu'on me fasse des avances, et à n'être jamais refusé. J'ai toujours cru qu'étant roi, il n'y avoit qu'à donner une marque de désir, pour obtenir; mais je vois dans vos rigueurs tout le contraire, et ce n'est que pour vous prier de les adoucir que je vous écris. Au nom de Dieu, aimez-moi, ma chère, ou du moins faites comme si vous m'aimiez. Je vous irai voir sur le soir; mais si vous ne m'êtes pas plus favorable que dans mes précédentes visites, vous réduirez au dernier désespoir le plus passionné des amants.

Elle eut une joie incroyable de cette lettre, et résolut de se rendre dès ce même soir à ses volontés, afin de ne le point aigrir par une résistance affectée. Madame de Montespan, qui s'aperçut de cette intrigue, en fut, comme l'on peut croire, au désespoir; mais comme elle a beaucoup de politique, elle dissimula son ressentiment et n'en fit rien paroître. Cependant, le Roi arrivant dans sa chambre, elle tâcha de le retenir auprès d'elle par ses caresses; mais il avoit autre chose en tête, il vouloit savoir l'effet qu'avoit fait sa lettre. Il la quitta donc assez précipitamment et courut à l'appartement de sa nouvelle maîtresse. D'abord qu'elle l'aperçut, elle se mit en devoir de pleurer. Le Roi en voulut savoir la cause. «Hélas! Sire, je pleure, dit-elle, ma foiblesse, qui laisse vaincre mon devoir et mon honneur; car enfin il m'est à présent impossible de plus résister à votre volonté: vous êtes mon Roi, je vous dois tout… – Mais non, Mademoiselle, lui dit-il, je ne veux pas que vous fassiez rien par un devoir forcé. Je me dépouille auprès de vous de ma qualité de souverain; dépouillez-vous de celle de cruelle, et agissez par un amour réciproque en aimant celui qui vous aime.»

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