
Полная версия
Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6
Le lendemain le roi quitta Versailles pour aller se mettre à la tête de l'armée, gardant, comme toujours, sur ses desseins un impénétrable secret. Il avait sous lui les maréchaux d'Humières, de Schomberg et de Créqui: «Ce n'est pas l'année des grands capitaines,» écrit madame de Sévigné, toute à ses souvenirs74. Louvois dont l'amour-propre étoit surexcité à l'égal de celui de son maître, avait pris les devants pour tout disposer, et faciliter le siége des places que le roi voulait conquérir, car c'était par des siéges que toutes les campagnes commençaient: de part et d'autre on hésitait fort à livrer bataille.
C'est dans la correspondance de madame de Sévigné et de ses amis, écho et miroir fidèle de ce temps, que l'on voit bien ce que c'était que la guerre alors, et quelle situation était faite aux parents et aux amis restés à Paris, et vivant de nouvelles lentes à cheminer, qu'on se communiquait, que l'on recherchait avidement, pour savoir d'abord, et ensuite pour instruire les parents et les amis répandus dans les provinces. La publicité du temps était impuissante à satisfaire l'impatience légitime de chacun. Il n'y avait pas, comme aujourd'hui, de feuille régulière pour apprendre au public, jour par jour, les événements dignes d'intérêt. La Gazette ne paraissait que toutes les semaines, et le Mercure tous les mois. De là la multiplicité, l'importance des correspondances privées, l'industrie pour se procurer à qui mieux mieux de plus amples renseignements, le soin de tout reproduire, faits, rumeurs, conjectures. C'est ce qui, pour l'histoire de la société du dix-septième siècle, donne tant de prix aux lettres de madame de Sévigné, et il faut ajouter, surtout depuis sa dernière et complète publication, à la correspondance de Bussy-Rabutin.
La guerre de 1676 avait un double théâtre, la Flandre, où nous désirions prendre quelques places nouvelles, et l'Allemagne, où nous voulions conserver Philisbourg, enlevé l'année précédente aux Impériaux. Il fallut quelques jours pour laisser aux événements le temps de se dessiner. On ignorait complétement à Paris ce qui allait se produire: «On croit, mande à sa fille madame de Sévigné, que le siége de Cambrai va se faire; c'est un si étrange morceau, qu'on croit que nous y avons de l'intelligence. Si nous perdons Philisbourg, il sera difficile que rien puisse réparer cette brèche, vederemo. Cependant l'on raisonne et l'on fait des almanachs que je finis par dire l'étoile du roi surtout75.» Le politique Corbinelli ajoute: «On parle fort du siége de Condé, qui sera expédié bientôt, afin d'envoyer les troupes en Allemagne, et de repousser l'audace des Impériaux qui s'attachent à Philisbourg. Les grandes affaires de l'Europe sont de ce côté-là. Il s'agit de soutenir toute la gloire du traité de Munster pour nous ou de la renverser pour l'Empire76.» C'était cela, en effet, il n'était question de rien moins que de l'influence, de la prépondérance de la France en Europe, œuvre commune de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV.
Dix jours se passèrent sans courrier de l'armée. Tout d'un coup, le 29 avril, la nouvelle de la prise de Condé vint réjouir Paris. Madame de Sévigné, qui à chaque lettre tient mieux sa plume, l'annonce elle-même: «Il faut commencer par vous dire que Condé fut pris d'assaut la nuit de samedi à dimanche (26 avril). D'abord cette nouvelle fait battre le cœur; on croit avoir acheté cette victoire; point du tout, ma belle, elle ne nous coûte que quelques soldats, et pas un homme qui ait un nom. Voilà ce qui s'appelle un bonheur complet… Vous voyez comme on se passe bien des vieux héros… Mon Dieu que vous êtes plaisants, vous autres, de parler de Cambrai! Nous aurons pris encore une ville avant que vous sachiez la prise de Condé. Que dites-vous de notre bonheur qui fait venir notre ami le Turc en Hongrie? Voilà Corbinelli trop aise; nous allons bien pantoufler77;» mot créé entre eux, pour désigner leurs grandes causeries politiques, en petit comité, dans la ruelle de la marquise encore à sa toilette du matin.
Vous voyez comme on se passe des vieux héros. Ce n'est pas à dire que madame de Sévigné, donnant gain de cause à ceux qui l'accusent de versatilité, soit déjà infidèle à ses vieilles admirations. Elle répond à la pensée qui préoccupait tout le monde, et, dans son patriotisme, se félicite de voir que la mort de Turenne et la retraite de Condé, n'ont point interrompu nos succès. Peut-être y a-t-il là, en plus, le souci des indiscrétions de la poste qui, dès lors, professait une curiosité officielle, passée en tradition: parfois, en effet, on rencontre chez madame de Sévigné quelque éloge du roi, brusquement amené, qui semble plutôt un acte de précaution qu'un hommage de courtisan78.
Le 1er mai, madame de Sévigné fit connaître à sa fille que Sévigné l'instruisait qu'ils allaient assiéger Bouchain avec une partie de l'armée, «pendant que le roi, avec un plus grand nombre, se tiendrait prêt à recevoir et à battre le prince d'Orange79.» Elle ne connut que le 19 le résultat de cette nouvelle expédition. A cette date elle annonce qu'on lui mande «que Bouchain étoit pris aussi heureusement que Condé, et qu'encore que le prince d'Orange eût fait mine de vouloir en découdre, on est fort persuadé qu'il n'en fera rien80.»
Désireux à la fois de défendre son pays et de se faire, par la guerre, une réputation favorable à ses ambitieux desseins, Guillaume d'Orange poussait en avant la coalition déjà hésitante et divisée. Le chevalier Temple, qui a eu le secret des confédérés, nous apprend que, dès 1674, ce jeune prince, de bonne heure si résolu et toujours si tenace, avait voulu trouver en Flandre, un chemin ouvert pour entrer en France; «car là, dit-il, les frontières sont sans défense81.» Condé l'en empêcha à Senef, cette victoire plus considérable par le résultat que par le succès. «Alors commencèrent, ajoute le même, les divisions entre les principaux officiers de l'armée confédérée, dont les suites ont été si fatales pendant tout le cours de la guerre, et qui ont fait avorter tous leurs desseins82.» Dans le cours de l'année suivante, Guillaume d'Orange essaya en vain de remettre l'union parmi ces armées composées d'Allemands, d'Espagnols, de Hollandais, et où les ordres et les plans de l'Empereur, des princes de Lorraine, du marquis de Brandebourg, du Palatin se contrariaient et se croisaient sans cesse, pendant que le souverain de la Grande-Bretagne, médiateur tiède et suspect aux deux partis, se faisait l'entremetteur d'une paix qu'il ne paraissait pas au fond désirer davantage que le chevalier Temple, son habile et partial ambassadeur. Au milieu des hostilités, en effet (1675), Nimègue avait été désignée pour y ouvrir, sous les auspices de l'Angleterre, une conférence européenne. Mais les plénipotentiaires ne s'y rendirent qu'au mois de mars de l'année suivante83; et cette campagne de Flandre, commandée par Louis XIV en personne, et où chaque parti, faisant appel à toutes ses ressources, cherchait par les armes une solution prompte et définitive, venait de s'ouvrir presqu'en même temps que les négociations auxquelles on demandait une issue pacifique de la lutte, de cette lutte à outrance (honneur traditionnel et perpétuel péril de la France) d'une seule puissance contre toutes.
Le prince d'Orange avait entamé la nouvelle campagne «avec la résolution et l'espérance de l'inaugurer par une bataille84.» Une bataille rangée, c'était le plus grand effort, la plus grande difficulté, et, en cas de succès, le plus grand mérite et la plus grande gloire. Condé, Turenne gagnaient des batailles, et l'on avait admiré leurs victoires comme œuvre de génie, de combinaison, de grande stratégie, d'audace et de prudence à la fois. Les généraux de moindre mérite ne s'attaquaient qu'aux places: ils essayaient un siége, où sans doute on pouvait et il fallait déployer de véritables et solides qualités militaires, mais qui offrait moins d'imprévu, moins de chances désastreuses qu'une lutte en rase campagne. Privés du secours des deux vaillantes épées habituées jusque là à fixer la victoire, Louis XIV et Louvois avaient mis dans leur plan de n'entreprendre que des siéges, et de ne risquer qu'à l'extrémité une action générale qui pouvait être malheureuse et devait être décisive; lorsque, surtout, la conquête des places offrait en perspective des résultats aussi sûrs, quoique plus lents.
C'est dans ces dispositions réciproques que Louis XIV et le prince d'Orange, chacun à la tête de leur armée, se rencontrèrent le 10 mai 1676, le roi de France protégeant le siége de Bouchain, que faisait Monsieur, son frère, et le chef de la coalition désirant dégager cette ville et, comme le dit madame de Sévigné, faisant mine «de vouloir en découdre.»
C'est ici un curieux épisode de l'histoire militaire de ce temps, et l'un des faits de la vie de Louis XIV qui lui a été le plus reproché. Il manqua une belle occasion de détruire, de battre au moins, dans les environs de Valenciennes, l'armée confédérée. C'est ce que s'accordent à dire tous les chroniqueurs indépendants, mais en rejetant la principale faute sur Louvois, et non sur le monarque, qu'ils montrent sincèrement désireux de combattre son ennemi personnel, lequel, de son côté, malgré ses desseins proclamés et de formelles promesses, ne prit pas davantage l'initiative d'une attaque.
Voici la courte relation de Madame de Sévigné: «Mon fils n'étoit point à Bouchain; il a été spectateur des deux armées rangées si longtemps en bataille. Voilà la seconde fois qu'il n'y manque rien que la petite circonstance de se battre: mais comme deux procédés valent un combat, je crois que, deux fois à la portée du mousquet valent une bataille. Quoi qu'il en soit, l'espérance de revoir le pauvre baron gai et gaillard m'a bien épargné de la tristesse. C'est un grand bonheur que le prince d'Orange n'ait point été touché du plaisir et de l'honneur d'être vaincu par un héros comme le nôtre85.»
Madame de Sévigné est sobre de détails; le résultat seul lui importe: on ne s'est pas battu, son fils est sain et sauf. Sa correspondance se complète par celle de Bussy. La nouvelle édition qui en est donnée, sans omission ni lacune, est une source véritablement historique, qui devra être consultée avec assurance et fruit, par tous ceux qui écriront le détail des guerres de Louis XIV. Curieux de nouvelles, éloigné des événements militaires auxquels, à son grand dépit de courtisan plutôt qu'à son déplaisir de général, il ne pouvait prendre part malgré ses humbles et périodiques sollicitations, Bussy avait et savait se créer aux armées de nombreux correspondants. Pendant cette campagne caractéristique, il comptait dans l'armée de Flandre son fils aîné, le jeune marquis de Bussy, qu'il avait envoyé faire ses premières armes comme aide de camp du lieutenant général marquis de Renel; son gendre, le marquis de Coligny, qu'il venait aussi de faire accepter en la même qualité par le maréchal de Schomberg; M. de Longueval, capitaine de cavalerie au régiment de Gournay, et M. de La Rivière, son gendre futur, qui devait avoir avec lui un si scandaleux procès, alors attaché au chevalier de Lorraine86. Le dernier faisait précisément partie de la portion de l'armée campée à Urtebise, près de l'abbaye de Vicogne, à l'effet de barrer le passage au prince d'Orange, et c'est de là qu'il adresse au comte de Bussy cette lettre écrite sans souci de la publicité, et qui est d'un grand intérêt pour l'histoire particulière de Louis XIV:
«Après que Condé se fut rendu, le roi s'approcha de Bouchain avec son armée, pour ôter aux ennemis les moyens de secourir cette place, que Monsieur avoit assiégée; mais ayant su par ses partis que l'armée ennemie, qui étoit à trois lieues, étoit décampée sans qu'on eût pu savoir la route qu'elle avoit prise, Sa Majesté se doutant bien que les ennemis lui avoient dérobé cette marche pour aller passer l'Escaut bien loin de lui, et venir ensuite tomber sur quelque quartier de l'armée de Monsieur, fit sonner à cheval à minuit, et marcha une demi-heure après. Comme il avoit pris le chemin le plus court, il passa l'Escaut avant les ennemis, et il alla camper à l'abbaye de Vicogne. Le lendemain, à la pointe du jour, on vit paroître sur une hauteur qui règne depuis les bois de cette abbaye jusqu'à Valenciennes, quelques troupes de cavalerie qui, à mesure qu'elles descendoient à mi-côte, se formoient en escadron. Sur les huit heures du matin, le roi ne douta plus que ce ne fût la tête de l'armée ennemie. Dès que Sa Majesté eut vu leur première ligne en bataille, il crut qu'ils la lui vouloient donner, et il ne balança pas à vouloir faire la moitié du chemin. Cette résolution redoubla sa bonne mine et sa fierté. Il me parut, comme vous le dites, monsieur, dans un éloge que j'ai vu de lui chez vous, aimable et terrible. Il avoit l'air gracieux et les yeux menaçants.
«Après avoir mis lui-même son armée en bataille sur deux lignes, il envoya ses chevaux de main et sa cuirasse au premier escadron de ses gardes du corps, qu'il avoit mis à l'avant-garde, résolu de combattre à leur tête, et ensuite il proposa au maréchal de Schomberg son dessein d'aller aux ennemis, croyant leur défaite indubitable, mais que comme il n'avoit pas tant d'expérience que lui, il vouloit avoir son approbation. Le maréchal, à qui la chaleur du roi fit peur, dit sagement que, puisque Sa Majesté étoit venue là pour empêcher que les ennemis ne secourussent Bouchain, il prenoit la liberté de lui dire qu'il falloit attendre qu'ils se missent en devoir de le faire. Le lendemain 11, on ne vit plus les ennemis tant ils avoient remué de terre devant eux, et le 12, le roi ayant appris la reddition de Bouchain, il l'apprit aux ennemis par trois salves de l'infanterie et de l'artillerie, et quand Sa Majesté fit marcher l'armée pour joindre Monsieur, les ennemis ne sortirent point de leur poste87».
D'après ce récit, il semble que Louis XIV eût la meilleure envie de combattre, et c'est une allure de héros faite pour justifier le langage employé par madame de Sévigné, que lui donne ce témoin écrivant familièrement ce qu'il vient de voir. Un autre témoin oculaire, le commandant en second du corps où servait Sévigné, raconte les mêmes faits, et, comme M. de la Rivière, fait honneur à Louis XIV de la volonté de livrer personnellement bataille au prince d'Orange, mais en attribuant à Louvois, que d'ailleurs il n'aimait pas et n'avait pas lieu d'aimer, le parti auquel on s'arrêta de ne point attaquer à l'ennemi.
«Au commencement de cette même campagne, dit le marquis de la Fare dans ses intéressants mémoires, le roi perdit la plus belle occasion qu'il ait jamais eue de gagner une bataille. Il s'étoit avancé jusqu'à Condé, pendant que Monsieur faisoit le siége de Bouchain. Le prince d'Orange crut qu'en passant promptement l'Escaut sous Valenciennes, il tomberait sur Monsieur avant que le roi pût le secourir; mais le roi, averti à temps de son dessein et de sa marche, partit le soir de Condé et se trouva le lendemain avoir passé l'Escaut avant que toute l'armée des ennemis fût arrivée à Valenciennes. La faute que nous fîmes fut de nous camper le long de l'Escaut, pour la commodité de l'eau; car nous pouvions y mettre notre droite, et notre gauche au bois de l'abbaye de Vicogne; et ainsi nous trouver prêts, à la pointe du jour, à marcher aux ennemis en bataille: au lieu qu'avant que notre gauche fût à la hauteur de notre droite, il se perdit beaucoup de temps, après quoi il fallut encore marcher en colonne jusqu'à la cense d'Urtebise, qui est à la portée du canon de Valenciennes, avant que de se mettre en bataille.
«A mesure que nous nous y mettions, nous voyions arriver l'armée des ennemis sur la hauteur de Valenciennes, laissant cette ville à sa gauche. Nous étions tout formés longtemps avant qu'ils fussent tous arrivés, parce que leur pont sur l'Escaut s'étoit rompu; outre cela, il leur manquoit du terrain dans leurs derrières pour la seconde ligne, n'y ayant que des creux et des ravines où ils ne pouvoient faire aucun mouvement, et notre gauche les débordoit. En cette situation tous ceux qui connaissoient le pays, ne doutoient point qu'ils ne fussent perdus, et que cette journée ne finît glorieusement la guerre. Le maréchal de Lorges dit au roi qu'il s'engageoit à les mettre en désordre avec la seule brigade des gardes du corps. Mais Louvois, aussi craintif qu'insolent, soit qu'il n'eût pas envie que la guerre finît sitôt, soit qu'il craignît effectivement pour la personne du roi ou pour la sienne, qui, dans le tumulte d'une bataille, n'auroit pas été en sûreté, tant il avoit d'ennemis, fit si bien, que lorsque le roi demanda au maréchal de Schomberg son avis, le maréchal répondit que, comme il étoit venu pour empêcher le prince d'Orange de secourir Bouchain, c'étoit un assez grand avantage de demeurer là, et de le prendre à sa vue, sans se commettre à l'incertitude d'un événement. Le roi depuis a témoigné du regret de n'avoir pas mieux profité de l'occasion que sa bonne fortune lui avoit présentée ce jour-là88.»
Sans doute Louis XIV eut le tort, à ce jour, de se défier de lui-même, et surtout de la brave armée qu'il avait sous ses ordres et dont la composition aurait dû rendre moins méticuleux Louvois, qui l'avait formée. Mais si le roi manqua de décision, il faut en dire autant et plus du prince d'Orange, arrivé jusque-là évidemment pour le forcer et le combattre89.
Soit que Louis XIV ne fût venu prendre le commandement de l'armée de Flandre que dans l'intention de se mesurer avec le prince Guillaume, et qu'il dût croire, les ennemis ayant refusé la bataille, qu'il n'y en aurait pas d'autre pendant le reste de la campagne; soit qu'il jugeât, maintenant que l'élan était donné, sa présence inutile pour conduire et mener à bien les autres siéges projetés; soit enfin, ce qu'on lui a reproché, impatience de revoir madame de Montespan, il repartit brusquement pour Versailles, dans les premiers jours de juillet, laissant le commandement des troupes aux maréchaux de Schomberg et de Créqui. Ceux-ci, toutefois, furent mis en quelque sorte sous la direction de Louvois, dépositaire du plan de campagne auquel il avait grandement contribué, et de plus en plus désireux de prouver pour son maître et pour lui, qu'une grande réputation militaire n'était point nécessaire pour obtenir des succès.
On a aussi accusé Louis XIV de pusillanimité: on a été jusqu'à dire qu'il ne quitta ainsi brusquement son armée, que pour fuir des dangers personnels qu'il n'aimait pas à affronter, et l'on a remarqué, à ce sujet, que jamais, dans le cours de ses campagnes, il n'avait, ce qu'on appelle, payé de sa personne.
Ce n'est point là, il est vrai, un roi guerrier, général d'initiative, soldat au besoin tel qu'Henri IV, Gustave Adolphe ou Charles XII. Au camp comme à Versailles, on reconnaît toujours en lui le Roi, qu'entoure sa cour, que gouverne l'étiquette. Il eût fallu une extrême péril, dans lequel les armées sous ses ordres ne se sont jamais trouvées, ou le besoin de décider une bataille douteuse par lui livrée, ce qui n'a jamais eu lieu, pour qu'on vît Louis XIV charger l'épée à la main, comme un simple officier. Dans toutes les guerres auxquelles il a pris part, on voit bien que sa grandeur l'attache au rivage. Mais il est difficile de lui refuser non pas seulement le courage vulgaire qu'on accorde à tout le monde, mais cette résolution guerrière, partage des âmes bien trempées, et dont il vient de donner une preuve, en allant de lui-même et avec une significative ardeur, offrir au prince d'Orange un combat que celui-ci ne crut pas devoir accepter. Dans une lettre de l'un des correspondants de Bussy-Rabutin, on trouve un fait qui prouve aussi que Louis XIV ne craignait pas de s'exposer à des périls même inutiles, afin de montrer à ses soldats qu'il n'avait pas peur. «Le roi, écrit M. de Longueval, s'est promené du côté de Valenciennes, et s'est fait tirer le canon de la ville, dont un coup a tué un garde de MONSIEUR à côté de son maître90.» On peut penser que dans cette reconnaissance, que devait rendre inquiétante le souvenir de Turenne, MONSIEUR, par convenance et par dévouement, ne se tenait pas très-loin de son frère, et que ses propres gardes n'étaient pas loin de lui.
Le roi parti, la campagne, si douce jusque-là91 se compliqua bientôt. Les deux armées ne cherchèrent plus à se joindre; chacun s'attacha à une entreprise particulière: l'armée française vint mettre le siége devant Aire, pendant que les coalisés, par une manœuvre hardie, allaient assiéger Maëstricht, pris par Louis XIV lui-même en 1674, et où commandait l'énergique marquis de Calvo92. En même temps l'armée impériale, en Allemagne, investissait Philisbourg, malgré les efforts du maréchal de Luxembourg, chargé de protéger cette tête de pont que la France s'était donnée sur les terres de l'Empire.
Les inquiétudes de madame de Sévigné s'accrurent avec les complications que cette double situation ne tarda pas à amener. Elle avait beaucoup de parents et d'amis à cette guerre, et la vie se passait à appréhender de sinistres nouvelles, et à se réjouir chaque jour d'en avoir été pour ses appréhensions. Une mort cependant vint l'attrister, non l'affliger, car elle ne connaissait nullement le marquis de Coligny, gendre de Bussy, qui, à peine âgé de trente ans, mourut de maladie à Condé, le 6 du mois de juillet. Le marquis de Bussy, qui se trouvait avec lui, annonce cette perte à son père par cette courte et sèche lettre: «On ne vous a pas mandé, Monsieur, la maladie de M. de Coligny, de peur d'alarmer ma sœur, et l'on ne croyoit pas qu'elle fût dangereuse. Cependant il vient de mourir par la gangrène, qui lui avoit paru au pied, et qui a couru par tout le corps: cela marque une étrange corruption de sang. Nous l'allons faire enterrer dans le chœur de la grande église, avec une tombe sur laquelle son nom sera inscrit93.» Le général de ce malheureux époux, qui mourait ainsi dès la première année de son mariage, laissant une femme enceinte de quelques mois, et qu'il aimait plus à coup sûr qu'il n'en était aimé, en écrit à Bussy avec plus de détails, de convenance et de sensibilité94. Les regrets du beau-père furent médiocres, et la veuve ne fut pas plus difficile à consoler. Décidément, ce n'est pas par le cœur que brille cette branche de la famille des Rabutin.
La nouvelle du siége de Maëstricht et la vigueur avec laquelle cette place était poussée, produisirent à Paris une émotion qui «faisoit dire aux bourgeois qu'on alloit y envoyer M. le Prince95.» Il fut aussi question, un instant, du retour du roi à l'armée. Toutefois on se contenta d'activer le siége d'Aire, afin d'opérer une diversion, et d'y attirer une partie de l'armée ennemie. On veut prendre cette ville, dit madame de Sévigné, afin de jouer aux échecs, dans le cas où Maëstricht succomberait: «ce sera pièce pour pièce96.» Et elle ajoute avec une pointe de philosophie railleuse qu'elle retrouve dans son cœur de mère: «Il y avoit un fou, le temps passé, qui disoit, dans un cas pareil: changez vos villes de gré à gré, vous épargnerez vos hommes. Il y avoit bien de la sagesse à ce discours97.» On espérait néanmoins, sauver Maëstricht; mais on s'attendait à perdre Philisbourg. «Pour l'Allemagne, continue madame de Sévigné, M. de Luxembourg n'aura guère d'autre chose à faire qu'à être spectateur avec trente mille hommes de la prise de Philisbourg98. «Cependant madame de Sévigné n'est point de ces gens qui se soumettent d'avance à cet échec qui menace nos armes: «Je suis persuadée, dit-elle à quinze jours de là, que M. de Luxembourg battra les ennemis et qu'ils ne prendront point Philisbourg99.» A la fin de juillet, elle adresse à sa fille, en quelques lignes, ce bulletin d'une situation qui tarde à se dénouer et cause aux mères, aux femmes et aux sœurs de fréquentes alternatives de crainte et d'espérance: «Celles qui ont intérêt à tout ce qui se passe en Flandre et en Allemagne sont un peu troublées. On attend tous les jours que M. de Luxembourg batte les ennemis, et vous savez ce qui arrive quelquefois. On a fait une sortie de Maëstricht, où les ennemis ont eu plus de quatre cents hommes de tués. Le siége d'Aire va son train; on a envoyé le duc de Villeroi et beaucoup de cavalerie dans l'armée du maréchal d'Humières (chargé du siége). Je crois que mon fils en est… C'est M. de Louvois qui a fait avancer, de son autorité, l'armée de M. de Schomberg fort près d'Aire, et a mandé à Sa Majesté qu'il croyoit que le retardement d'un courrier auroit pu nuire aux affaires. Méditez sur ce texte100.» C'était là, en effet, un acte nouveau et hardi et qui indiquait bien tout ce que Louvois pouvait oser, tout ce que son maître voulait lui permettre.
Le succès toutefois pouvait seul justifier cette conduite. Le 31 juillet, la ville ouvrit ses portes, et madame de Sévigné rend, en ces termes, compte à sa fille de cet heureux résultat auquel avait contribué pour sa part de froide bravoure le guidon ennuyé, mais, à ses heures, intrépide, des gendarmes-Dauphin: «Cependant Aire est pris. Mon fils me mande mille biens du comte de Vaux101, qui s'est trouvé le premier partout; mais il dénigre fort les assiégés, qui ont laissé prendre, en une nuit, le chemin couvert, la contrescarpe, passer le fossé plein d'eau, et prendre les dehors du plus bel ouvrage à corne qu'on puisse voir, et qui enfin se sont rendus le dernier jour du mois, sans que personne ait combattu. Ils ont été tellement épouvantés de notre canon, que les nerfs du dos qui servent à se tourner, et ceux qui font remuer les jambes pour s'enfuir, n'ont pu être arrêtés par la volonté d'acquérir de la gloire; et voilà ce qui fait que nous prenons des villes. C'est M. de Louvois qui en a tout l'honneur; il a un plein pouvoir, et fait avancer et reculer les armées, comme il le trouve à propos. Pendant que tout cela se passoit, il y avoit une illumination à Versailles, qui annonçoit la victoire; ce fut samedi, quoiqu'on eût dit le contraire. On peut faire les fêtes et les opéras; sûrement le bonheur du roi, joint à la capacité de ceux qui ont l'honneur de le servir, remplira toujours ce qu'ils auront promis. J'ai l'esprit fort en liberté présentement du côté de la guerre102.»