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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6
Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Les appréhensions de madame de Sévigné, au sujet de son fils, avaient été bien justifiées par la conduite de celui-ci, plus soigneux toutefois, on vient de le voir, de faire valoir auprès de sa mère les actions de ses camarades que ses propres faits, que celle-ci dût apprendre par d'autres voies. Désolé de languir dans les grades subalternes, le baron de Sévigné, qui s'était déjà distingué à Senef, avait voulu, en recherchant quelque action d'éclat, forcer la faveur du roi et du ministre, qui semblait obstinément le fuir. «Le baron se porte très-bien, écrit sa mère le 6 août; le chevalier de Nogent, qui est venu apporter la nouvelle de la prise d'Aire, dit qu'il a été partout, et qu'il étoit toujours à la tranchée, partout où il faisoit chaud, et où, du moins, il devoit faire de belles illuminations, si nos ennemis avoient du sang aux ongles; il l'a nommé au roi comme un de ceux qui font paroître beaucoup de bonne volonté103.» Le 7, elle dit encore: «Le chevalier de Nogent a nommé le baron au roi, au nombre de trois ou quatre qui ont fait au delà de leur devoir, et en a parlé encore à mille gens104.» Enfin, le 19, elle ajoute: «Le chevalier (de Grignan) me mande que le baron a fait le fou à Aire; il s'est établi dans la tranchée et sur la contrescarpe, comme s'il eût été chez lui. Il s'étoit mis dans la tête d'avoir le régiment de Rambures (gens de pied), qui fut donné, à l'instant, au marquis de Feuquières, et dans cette pensée, il répétoit comme il faut faire dans l'infanterie105.» Vain espoir! Sévigné en fut encore pour sa bonne volonté, à laquelle le maréchal de Schomberg, qui le traitait en ami, se plut à rendre justice, et, pas plus que le chevalier de Grignan qui, au reste, dans cette campagne, eut peu d'occasions de se produire, il n'obtint un avancement impatiemment attendu et, il faut le dire, pleinement mérité. Louvois ne les aimait ni l'un ni l'autre. Il ne fit point valoir la conduite du baron de Sévigné, lors de son retour à Versailles, où il s'empressa de venir triompher de la prise d'Aire, qui, en effet, en grande partie, lui était due. «M. de Louvois est revenu, dit madame de Sévigné le 7 août; il n'est embarrassé que des louanges, des lauriers, et des approbations qu'on lui donne106.»

On lit, au milieu de cette correspondance militaire de madame de Sévigné, deux anecdotes curieuses qui doivent trouver place ici. «Écoutez-moi, ma belle, mande-t-elle à sa fille le 31 juillet, lorsque le gouverneur de Maestricht fit cette belle sortie, le prince d'Orange courut au secours avec une valeur incroyable; il repoussa nos gens l'épée à la main jusque dans les portes; il fut blessé au bras, et dit à ceux qui avoient mal fait: «Voilà, messieurs, comme il falloit faire; c'est vous qui êtes cause de la blessure dont vous faites semblant d'être si touchés.» Le rhingrave le suivoit et fut blessé à l'épaule. Il y a des lieux où l'on craint tant de louer cette action, qu'on aime mieux se taire de l'avantage que nous avons eu107.» Madame de Sévigné, cependant, ne craint pas d'en parler dans ses lettres; ce qui, avec la curiosité trop habituelle de la poste, était presque en parler à haute voix.

L'autre anecdote met en scène M. de Montausier, et dépeint mieux qu'aucun portrait, cet Alceste d'une cour où tout tremble, flatte et loue plus que ne le veut l'idole. «Voici une petite histoire que vous pourrez croire comme si vous l'aviez entendue. Le roi disoit un de ces matins: «En vérité, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philisbourg; mais enfin, je n'en serai pas moins roi de France.» M. de Montausier, lui dit: «il est vrai, Sire, que vous seriez encore fort bien roi de France, quand on vous auroit pris Metz, Toul et Verdun, et la Comté, et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés.» Chacun se mit à serrer les lèvres, et le roi dit de très-bonne grâce: «Je vous entends bien, M. de Montausier; c'est-à-dire, que vous croyez que mes affaires vont mal: mais je trouve très-bon ce que vous dites, car je sais quel cœur vous avez pour moi.» Cela est très-vrai, et je trouve que tous les deux firent parfaitement bien leur personnage108.» Madame de Sévigné a justement caractérisé cette scène: elle est autant à la louange du prince capable d'entendre la vérité, qu'à celle du serviteur qui osait la dire.

Qui pour le pape ne diroitUne chose qu'il ne croiroit,

Tout le mois d'août se passa en efforts, de la part des coalisés, pour prendre Maestricht et Philisbourg, et, de la part des Français, pour faire lever le siége de ces deux villes. La suite de cette importante campagne se trouve toute écrite dans la correspondance de madame de Sévigné. D'abord, c'est Philisbourg, où commandait le brave du Fay, qui alarme le plus. On craint que la place ne capitule, ou que M. de Luxembourg, qui cherche, avec trop de circonspection toutefois, à la dégager ne soit battu. «On attend, dit-elle, des nouvelles d'Allemagne avec trémeur; il doit y avoir eu un grand combat109.» Et cinq jours après: «On me mande de Paris (elle est à Livry) que l'on n'a point encore de nouvelles d'Allemagne. L'inquiétude que l'on a sur ce combat, que l'on croit inévitable, ressemble à une violente colique, dont l'accès dure depuis plus de douze jours. M. de Luxembourg accable de courriers. Hélas! ce pauvre M. de Turenne n'en envoyoit jamais; il gagnoit une bataille, et on l'apprenoit par la poste110.» Mais il n'y eut pas de bataille. Les grands généraux n'étaient plus là, et leurs élèves hésitaient autant à engager une action que Louis XIV et Louvois à la prescrire. «Vous savez déjà, mande madame de Sévigné à sa fille, comme cette montagne d'Allemagne est accouchée d'une souris, sans mal ni douleur111.» De leur côté les généraux de l'empereur étaient aussi prudents que les nôtres, et s'inquiétaient moins de battre que de n'être point battus. Sortie de cette appréhension, et se résignant à subir les chances, lentes et douteuses, d'un siége régulier, la cour se mit à afficher l'assurance et presque l'indifférence, et ne furent plus bons courtisans ceux qui montraient trop d'intérêt ou de curiosité: «Savez-vous, reprend madame de Sévigné, que tout d'un coup on a cessé de parler d'Allemagne à Versailles? On répondit, un beau matin, aux gens qui en demandoient bonnement des nouvelles pour soulager leur inquiétude: «Et pourquoi des nouvelles d'Allemagne? Il n'y a point de courrier, il n'en viendra point, on n'en attend point; à quel propos demander des nouvelles d'Allemagne?» Et voilà qui fut fini112.»

Rassurée ou feignant de l'être sur le sort de Philisbourg, la cour se mit à craindre pour Maestricht, à bout de ressources et de résistance. Après avoir longtemps hésité, poussé par l'imminence du péril, on expédia enfin au maréchal de Schomberg, l'ordre d'aller attaquer les assiégeants, coûte que coûte. Madame de Sévigné annonce le 26 août cette détermination à sa fille, dans un style plus maternel que patriotique, car son fils faisait partie de l'expédition: «Les inquiétudes d'Allemagne sont passées en Flandre. L'armée de M. de Schomberg marche; elle sera le 29 en état de secourir Maestricht. Mais ce qui nous afflige comme bonnes Françaises, et qui nous console comme intéressées, c'est qu'on est persuadé que, quelque diligence qu'ils fassent, ils arriveront trop tard. Calvo n'a pas de quoi relever la garde; les ennemis feront un dernier effort, et d'autant plus qu'on tient pour assuré que Villa-Hermosa (le général espagnol) est entré dans les lignes, et doit se joindre au prince d'Orange pour un assaut général… Ces maraudailles de Paris disent que Marphorio demande à Pasquin pourquoi on prend, en une même année, Philisbourg et Maestricht, et que Pasquin répond que c'est parce que M. de Turenne est à Saint-Denis et M. le Prince à Chantilly113.» Madame de Sévigné nous fait bien l'effet de penser un peu comme ces marauds de Paris. Marforio et Pasquin étaient, on le sait, les noms populaires donnés à deux statues antiques mutilées qu'on voyait à Rome, et sur le piédestal desquelles les satiriques plaisants affichaient, par demande et par réponse, leurs réflexions sur les faits et les nouvelles du jour.

Madame de Sévigné admirait fort le sublime du patriotisme chez son vieil ami Corneille; pourtant, nous le redisons, il n'y a rien de moins romain que son âme: elle est femme et mère dans toute la force et la tendresse du mot. «Le baron m'écrit, ajoute-t-elle, et croit qu'avec toute leur diligence, ils n'arriveront pas assez tôt: Dieu le veuille! J'en demande pardon à ma patrie114!» «J'en demande pardon à ma chère patrie, redit-elle le lendemain, mais je voudrois bien que M. de Schomberg ne trouvât point d'occasion de se battre: sa froideur et sa manière tout opposée à M. de Luxembourg, me font craindre aussi un procédé tout différent115.»

Froid et prudent, en effet, mais au besoin vigoureux et déterminé, le maréchal de Schomberg marchait vers Maestricht bien résolu à mettre à profit la permission qu'on lui avait donnée de livrer bataille. Il avait sur le cœur les reproches que dès lors on lui adressait d'avoir, pour complaire à Louvois, empêché, à Urtebise, le roi d'attaquer le prince d'Orange. Mais il vit fuir cette occasion de gloire qu'il recherchait, et son expédition eut plus de succès que d'éclat. En annonçant ce résultat si conforme à la fois à ses vœux de Française et de mère, madame de Sévigné célèbre, en s'inclinant, comme tous ceux qui avaient craint ou douté, la fortune du roi, qui, à partir de cet instant, va devenir le texte de toutes les harangues, le sujet de tous les poëmes. «Ce que nous avons admiré tous ensemble (écrit-elle de Livry où se trouvent avec elle d'Hacqueville, madame de Vins, madame de Coulanges, et Brancas, le distrait), c'est l'extrême bonheur du roi, qui, nonobstant les mesures trop étroites et trop justes qu'on avoit fait prendre à M. de Schomberg pour marcher au secours de Maestricht, apprend que ses troupes ont fait lever le siége à leur approche, et en se présentant seulement. Les ennemis n'ont point voulu attendre le combat: le prince d'Orange, qui avoit regret à ses peines, vouloit tout hasarder, mais Villa-Hermosa n'a pas cru devoir exposer ses troupes; de sorte que, non-seulement ils ont promptement levé le siége, mais encore abandonné leur poudre, leurs canons; enfin tout ce qui marque une fuite. Il n'y a rien de si bon que d'avoir affaire avec des confédérés pour avoir toutes sortes d'avantages: mais ce qui est encore meilleur, c'est de souhaiter ce que le roi souhaite; on est assuré d'avoir toujours contentement. J'étois dans la plus grande inquiétude du monde; j'avois envoyé chez madame de Schomberg, chez madame de Saint-Géran, chez d'Hacqueville, et l'on me rapporta toutes ces nouvelles. Le roi en étoit bien en peine, aussi bien que nous. M. de Louvois courut pour lui apprendre ce bon succès; l'abbé de Calvo étoit avec lui: Sa Majesté l'embrassa tout transporté de joie, et lui donna une abbaye de douze mille livres de rente, vingt mille livres de pension à son frère, et le gouvernement d'Aire, avec mille et mille louanges qui valent mieux que tout le reste. C'est ainsi que le grand siége de Maestricht est fini, et que Pasquin n'est qu'un sot… On loue, à bride abattue, M. de Schomberg: on lui fait crédit d'une victoire, en cas qu'il eût combattu, et cela produit tout le même effet. La bonne opinion qu'on a de ce général est fondée sur tant de bonnes batailles gagnées, qu'on peut fort bien croire qu'il auroit encore gagné celle-ci; M. le Prince ne met personne dans son estime à côté de lui116.» Par les transports de Louis XIV, on peut juger de la sincérité de cette philosophie, de cette résignation, si vivement relevée par le gouverneur de son fils.

A quinze jours de là, son patriotisme fut mis à une rude épreuve par la prise de Philisbourg, qui se rendit au jeune duc de Lorraine, après soixante-dix jours de tranchée ouverte. «Philisbourg est enfin pris (écrit madame de Sévigné, un peu décontenancée et faisant à son tour acte de flatterie et de prudence épistolaire); j'en suis étonnée; je ne croyois pas que nos ennemis sussent prendre une ville; j'ai d'abord demandé qui avoit pris celle-ci, et si ce n'étoit pas nous; mais non, c'est eux117.» La Fare, après avoir accordé à du Fay cette louange, «qu'il défendit la place autant qu'elle pouvoit se défendre,» ajoute «qu'il ne se rendit, à la fin, que par un ordre du roi118.» Dans les lettres qui suivent, madame de Sévigné prend à tâche de ne plus parler de cette perte. Bussy, en homme du métier, estime la défense du gouverneur de Philisbourg à l'égal d'une victoire: «Enfin, mande-t-il au président Brulart à Dijon, voilà Philisbourg rendu; ce n'est pas la faute de du Fay. La plus grande part du monde, qui ne juge des choses que par les événements, estimera bien plus les gouverneurs de Grave et de Maëstricht que celui de Philisbourg; mais ceux qui entrent dans le détail des affaires, et qui ne s'amusent pas aux apparences, loueront autant le dernier, et le croiront aussi digne de récompense que les autres.» Mais ce déterminé courtisan, qui ne sait que flatter ou mordre à outrance, se garde bien de s'arrêter en si beau chemin: «Pour ce qui regarde le roi, je trouve qu'en perdant Philisbourg, il ne perd pas tant que les ennemis, car toutes les forces de l'Allemagne se sont presque ruinées en prenant cette place, et au moins y ont-elles employé toute une campagne119.»

L'orage de l'opinion éclata sur le maréchal de Luxembourg, qui n'avait pas su ou n'avait pas pu empêcher cet échec. «On dit (répète malicieusement madame de Sévigné) que M. de Luxembourg a mieux fait l'oraison funèbre de M. de Turenne que M. de Tulle, et que le cardinal de Bouillon lui fera donner une abbaye: tout cela sans préjudice des chansons120.» Luxembourg sut bien, dans la suite, réparer cette fatalité ou cette faute, et ses victoires lui obtinrent la faveur publique, qui lui avait manqué à ses débuts.

Le reste de la campagne se passa en opérations purement stratégiques: il n'y eut plus ni siége ni combat, et enfin les armées reprirent leurs cantonnements.

CHAPITRE III

1676

Madame de Sévigné se rend aux eaux de Vichy. – Elle passe par Moulins, et va faire une station au couvent de la Visitation, dans la chambre où sa grand'mère est morte. – Retour sur sainte Chantal; sa biographie fait partie de ces mémoires. – Son intime liaison avec saint François de Sales. – Le frère de l'évêque de Genève épouse l'une de ses filles, et il se trouve ainsi l'oncle de madame de Sévigné. – Soins donnés par madame de Chantal à la jeune Marie de Rabutin. – Mort de la sainte dans les bras de la duchesse de Montmorency.

Après un mois de séjour à Paris, madame de Sévigné se disposa à se rendre aux Eaux de Vichy, à qui elle allait demander son entière guérison. Son médecin le plus volontiers consulté, le vieux de Lorme, avait voulu l'envoyer à l'établissement rival de Bourbon, que, depuis quelques années, il cherchait à mettre en crédit, par un sentiment, dit-on, fort peu désintéressé, car on l'accusait de recevoir un présent pour chaque malade qu'il y attirait121. «Le vieux de Lorme, dit-elle à sa fille, veut Bourbon, mais c'est par cabale… L'expérience de mille gens, et le bon air, et point tant de monde, tout cela m'envoie à Vichy122.»

Madame de Sévigné quitta Paris le lundi 11 mai. Elle emmenait l'une de ses meilleures amies, «la bonne d'Escars,» très-agréablement et fort à l'aise, «dans son grand carrosse,» avec cette indulgente compagne, toujours soigneuse de lui donner la réplique pour parler sans réserve de madame de Grignan. Dans les moments de répit, elles admirent «les belles vues dont elles sont surprises à tout moment.» Sa rivière de Loire, qu'elle a maintes fois suivie en allant en Bretagne et qu'elle retrouve à Nevers, paraît à madame de Sévigné quasi aussi belle qu'à Orléans. «C'est un plaisir, ajoute-t-elle avec ce style qui anime tout, de trouver en chemin d'anciennes amies123.»

Madame de Montespan, qui suivait la même route pour se rendre à Bourbon, voyageait bien d'une autre sorte. Son train de reine indiquait avec ostentation qu'elle avait entièrement repris sa place. «Nous suivons les pas de madame de Montespan (écrit, le 15 mai, de Nevers, madame de Sévigné); nous nous faisons conter partout ce qu'elle dit, ce qu'elle fait, ce qu'elle mange, ce qu'elle dort. Elle est dans une calèche à six chevaux, avec la petite de Thianges (sa nièce); elle a un carrosse derrière, attelé de même, avec six femmes; elle a deux fourgons, six mulets et dix ou douze hommes à cheval, sans ses officiers; son train est de quarante-cinq personnes. Elle trouve sa chambre et son lit tout prêts; elle se couche en arrivant, et mange très-bien. Elle fut ici au château, où M. de Nevers étoit venu donner ses ordres, et ne demeura point pour la recevoir. On vient lui demander des charités pour les églises et pour les pauvres; elle donne partout beaucoup d'argent et de fort bonne grâce. Elle a tous les jours du monde un courrier de l'armée; elle est présentement à Bourbon. La princesse de Tarente, qui doit y être dans deux jours, me mandera le reste, et je vous l'écrirai124.» Pour la femme d'un gouverneur de province, une beauté de Paris transplantée à l'autre bout de la France, tous ces détails de la favorite, ce bulletin des amours royales, étaient un chapitre important que madame de Grignan recommandait fort à sa mère: dans sa cour d'Aix, ou dans son château de Grignan, il fallait qu'elle fût à même de dire ou de taire ce qui devait être dit ou gardé pour soi.

Deux jours après, madame de Sévigné arriva à Moulins, où elle se proposait de prendre quelque repos. Il ne paraît pas qu'elle fût déjà venue dans cette ville. Moulins avait cependant un titre tout particulier à ses yeux. C'était là, dans le couvent de la Visitation fondé par ses soins que la bienheureuse de Chantal, sa grand'mère, avait terminé sa sainte vie. Les divers monastères des Filles de Sainte-Marie de la Visitation étaient les stations favorites de madame de Sévigné dans le cours de ses voyages. Elle ne pouvait donc oublier la maison consacrée, trente-cinq ans auparavant, par la mort de son aïeule. Elle y fut reçue comme elle l'était toujours par des religieuses qui, en souvenir de la sainteté de leur fondatrice, se plaisaient à l'appeler une relique vivante125. Elle voulut aller se renfermer dans la cellule où la sainte avait rendu le dernier soupir, et sa lettre à sa fille est ainsi datée: De la Visitation, dans la chambre où ma grand'mère est morte; dimanche, après vêpres, 17 mai 1676126. Là, recueillie dans sa foi de chrétienne et son culte de famille, elle put faire un retour sur ce passé récent encore, qu'elle avait connu; elle dut évoquer ce prodige de charité, d'abnégation et d'humilité, qu'il lui avait été donné à elle-même d'admirer, car elle était déjà dans sa seizième année, lorsque sainte Chantal, à son dernier voyage, qui précéda sa mort seulement de quelques mois, vint revoir à Paris ce qui restait de sa famille.

L'œuvre de M. le baron Walckenaer ne contient pas, sur la baronne de Chantal, un chapitre qui nous paraît indispensable dans de tels mémoires et à cause du souvenir pieux conservé par madame de Sévigné de son aïeule, et à cause du relief fort grand de tout temps, mais plus fortement prisé encore à cette époque, que donnait à une famille l'honneur d'avoir un de ses membres aussi proche sanctifié par les plus populaires vertus. Qu'on nous permette donc une courte biographie de madame de Chantal; elle ne saurait, il nous semble, être mieux placée qu'en cet endroit: le lecteur croira assister à cette évocation des souvenirs de famille qui vinrent assaillir madame de Sévigné ainsi renfermée dans la cellule illustrée par la mort de son aïeule.

M. Walckenaer127 a fait connaître la naissance à Dijon de Jeanne-Françoise Frémiot, de l'un des présidents les plus vertueux du parlement de cette ville, son mariage avec le baron de Chantal, aîné de la maison de Rabutin, et la mort de celui-ci par suite d'une blessure reçue à la chasse de la main de l'un de ses amis, mort qui laissa sa femme veuve à l'âge de vingt-huit ans. Madame de Chantal aimait tendrement son époux; cette fin tragique la remplit de la plus amère douleur. Elle se promit de ne jamais se remarier, et conçut dès lors le vague projet de renoncer tout à fait au monde. Les idées religieuses qui avaient élevé sa jeunesse s'emparèrent d'elle tout entière. Elle pardonna au meurtrier de son mari, et servit même de marraine à l'un de ses enfants. Elle distribua tous ses riches habits aux pauvres, et fit le vœu de ne plus porter que de la laine: elle congédia le plus grand nombre de ses domestiques, «et se composa un petit train honnête et modeste pour elle et quatre enfants qu'elle avoit, un fils et trois filles128.»

La jeune veuve se retira avec ses enfants chez le baron de Chantal, son beau-père, au château de Montholon, dans le voisinage d'Autun, que celui-ci avait acquis de la famille du garde des sceaux de ce nom129. Le baron de Chantal, âgé de soixante-quinze ans, semblait avoir retenu toute la brusquerie, l'emportement du sang des Rabutin; de graves infirmités aigrissaient encore son caractère, et la domination absolue d'une servante maîtresse, qui avait des vues sur la fortune de son maître, faisait de cet intérieur un enfer où la jeune veuve, pendant près de huit années, put exercer cette patience angélique dont Dieu l'avait douée. Les historiens de sa vie sont pleins des détails de ses souffrances, humiliations quotidiennes qui semblaient faites pour lui indiquer la voie de renoncement et d'abnégation où elle devait entrer. Cette servante arrogante avait introduit ses cinq enfants au château de Montholon, et ils y marchaient de pair avec ceux de la baronne de Chantal, laquelle n'avait la disposition de rien, au point que les autres domestiques n'eussent osé lui donner un verre d'eau sans y être autorisés130. Avec sa douceur, les biographes de madame de Chantal célèbrent sa piété, une piété sévère, mais pour elle seule; sa charité infinie, la rectitude et la maturité de son esprit, qui la faisaient rechercher pour arbitre et pour conseil dans tout le voisinage, quand sa légitime influence lui était refusée avec injure sous le toit de son beau-père. La jeune veuve se renferma dans le soin de l'éducation de ses enfants, dans la prière, le travail des mains destiné au soulagement des pauvres, et la visite assidue des malades, où elle prenait un plaisir, indice et prélude de sa vocation. A cet effet elle installa au château de Montholon une pharmacie complète, et elle allait panser elle-même au loin tous ceux qui avaient besoin de secours131.

En 1604, les membres du parlement de Dijon supplièrent le saint évêque de Genève, François de Sales, dont la réputation commençait à rayonner en France, de venir leur prêcher le carême132. L'évêque étant arrivé, le président Frémiot s'empressa d'en prévenir sa fille, qui obtint, non sans peine, de son beau-père, de se rendre à Dijon, où elle trouva son frère, André Frémiot, devenu fort jeune archevêque de Bourges, et avide aussi d'entendre la parole du grand prélat133.

Voici en quels termes les biographes de madame de Chantal racontent cette première entrevue: «Elle fut au sermon, dès le lendemain, où elle vit pour la première fois le saint prélat. Elle reconnut sur-le-champ que c'étoit là cet homme chéri du ciel que Dieu lui avoit montré quelque temps auparavant dans une vision, et qui devoit être son guide dans la vie spirituelle. Le serviteur de Dieu, de son côté, la remarqua, et se souvint d'une vision qu'il avoit eue lui-même au château de Sales, et qui la lui fit reconnoître. Madame de Chantal eut avec lui quelques entretiens, dont elle profita merveilleusement pour son avancement dans la perfection134.»

Le doux attrait qui faisait la puissance de saint François de Sales s'exerça sur cette âme si bien préparée, avec toute sa force et tout son charme. «Elle sortit d'avec lui si consolée dans toutes ses peines, qu'il lui sembloit, disoit-elle, que ce n'étoit pas un homme, mais un ange qui lui avoit parlé135.» Et lui, ravi de tant d'ardeur, de foi, d'amour de Dieu, de charité et de soumission, «ne pouvoit assez admirer les opérations de la grâce dans l'âme de la sainte veuve, et sa fidélité à y répondre136.»

Madame de Chantal voulut lui faire une confession de toute sa vie, et forma en elle-même le vœu de lui obéir en tout ce qu'il lui ordonnerait. Saint François de Sales ne jugea pas à propos de s'expliquer sur l'ardent désir qu'elle lui témoignait de se consacrer à la vie religieuse, et il partit, lui ayant remis seulement, à titre d'essai, une règle de conduite qu'elle lui avait demandée, conforme à son besoin des pratiques chrétiennes et à sa passion de l'humilité et du dévouement. Cette existence, digne d'une carmélite, excita, pendant les six années d'épreuve que son directeur lui avait imposées, l'admiration de tous les voisins du château de Montholon, et de son beau-père, vaincu à la fin par tant de vertu137.

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