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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6
Dans sa lettre, Bussy proteste qu'il est pour le moins aussi affligé que sa cousine de la mort de Turenne: «Je ne dis pas seulement comme un bon François, je dis même en mon particulier.» Et il lui apprend que, quelques mois auparavant, le premier président de Lamoignon l'avait raccommodé avec son ancien général, qui, on le sait, professait pour lui fort peu de sympathie. Ayant appris que Turenne, dans une conversation, avait montré au premier président de meilleurs sentiments à son égard: «J'écrivis à ce grand homme, ajoute-t-il, une lettre pleine de reconnoissance, d'estime et de louanges, enfin une lettre où sa gloire trouvoit son compte, cette gloire que vous savez qu'il aimoit tant. J'en reçus une réponse qui, dans sa manière courte et sèche, étoit peut-être une des plus honnêtes lettres qu'il ait jamais écrites. Je perds donc un ami puissant, qui m'auroit servi, ou pour le moins, mon fils; j'en suis au désespoir25.»
Ce nom d'ami donné à Turenne, cette douleur, ce désespoir, autant d'exagérations familières à l'esprit et à la plume de Bussy. S'il était au désespoir de quelque chose, c'était de n'avoir point été nommé maréchal, dans cette occasion si opportune. Une telle profusion l'offense et le console à la fois: «Pour peu qu'on augmente, dit-il, la première promotion qu'on en fera, ce seront véritablement des maréchaux à la douzaine… Si le roi m'a fait tort en me privant des honneurs que méritoient mes services, il m'a, en quelque façon, consolé, en ne me donnant pas le bâton de maréchal de France, par le rabais où il l'a mis: je dis en quelque façon consolé, car, tel qu'il est, je le voudrois avoir, quand ce ne seroit que parce qu'il est toujours office de la couronne, et qu'il est une marque des bonnes grâces du prince26…»
Répondant de nouveau, quelques jours après, à la lettre de madame de Sévigné, Bussy s'exprime ainsi, louant sans réserve sa cousine, mais mettant les plus singulières restrictions à l'éloge de Turenne: «Rien n'est mieux-dit, plus agréablement ni plus juste, que ce que vous dites de la Providence sur la mort de M. de Turenne, que vous voyez ce canon chargé de toute éternité. Il est vrai que c'est un coup du ciel. Dieu, qui laisse ordinairement agir les causes secondes, veut quelquefois agir lui seul. Il l'a fait, ce me semble, en cette occasion: c'est lui qui a pointé cette pièce. Ne vous souvenez-vous point, Madame, de la physionomie funeste de ce grand homme? Du temps que je ne l'aimois pas, je disois que c'étoit une physionomie patibulaire… Tout ce que vous me mandez de son bonheur de n'avoir pas survécu à sa réputation, comme cela se pouvoit… est admirable; et il n'y a qu'une chose qui me déplaît, c'est que vous me mettez en état que je n'en saurois rien dire, si je n'en dis moins. Je m'en tiens donc à ce que vous avez dit en l'honneur de sa mémoire… Vous avez raison, Madame, de compter pour un bonheur à M. de Turenne de n'avoir pas senti la mort. Cependant il n'y a que deux sortes de gens à qui la mort imprévue soit la meilleure, les saints et les athées. Véritablement M. de Turenne n'étoit pas de ces derniers, mais aussi n'étoit-il pas un saint: je doute fort que la gloire du monde, pour qui il avoit une si violente passion, soit un sentiment qui sauve les chrétiens27.»
Madame de Sévigné ne laisse point passer ce panégyrique aigre-doux sans répondre, et elle le fait avec un mélange d'éloquence et de persiflage qui réduisent Bussy au silence: «Vous faites une très-bonne remarque sur la mort prompte et imprévue de M. de Turenne; mais il faut bien espérer pour lui, car enfin les dévots, qui sont toujours dévorés d'inquiétude pour le salut de tout le monde, ont mis, comme d'un commun accord, leur esprit en repos sur le salut de M. de Turenne. Pas un d'eux n'a gémi sur son état; ils ont cru sa conversion sincère et l'ont prise pour un baptême; et il a si bien caché toute sa vie sa vanité sous des airs humbles et modestes, qu'ils ne l'ont pas découverte; enfin ils n'ont pas douté que cette belle âme ne fût retournée tout droit au ciel, d'où elle étoit venue28.»
Le ton de Bussy n'allait point à l'admiration sans réserve, à l'émotion sincère de madame de Sévigné: elle se hâte de sortir de cette correspondance discordante et elle se remet exclusivement à son commerce avec sa fille, où elle trouve un parfait unisson pour son culte et sa douleur.
«Parlons un peu de M. de Turenne, reprend-elle le 9 août, en annonçant à madame de Grignan notre retraite en deçà du Rhin, il y a longtemps que nous n'en avons parlé. N'admirez-vous point que nous nous trouvions heureux d'avoir repassé le Rhin, et que ce qui auroit été un dégoût, s'il étoit au monde, nous paroisse une prospérité parce que nous ne l'avons plus: voyez ce que fait la perte d'un seul homme. Écoutez, je vous prie, une chose qui est, à mon sens, fort belle; il me semble que je lis l'histoire romaine. Saint-Hilaire, lieutenant général de l'artillerie, fit donc arrêter M. de Turenne qui avoit toujours galopé, pour lui faire voir une batterie; c'étoit comme s'il eût dit: Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c'est ici que vous devez être tué. Le coup de canon vient donc et emporte le bras de Saint-Hilaire, qui montroit cette batterie, et tue M. de Turenne: le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer: «Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il; voyez (en lui montrant M. de Turenne roide mort), voilà ce qu'il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable.» Et, sans faire nulle attention sur lui, il se met à crier et à pleurer cette grande perte. M. de la Rochefoucauld pleure lui-même, en admirant la noblesse de ce sentiment29.»
Le 12 août, madame de Sévigné transmet à sa fille, avide de tout savoir, ces détails rétrospectifs sur la vie du héros, cette belle vie que ses amis aiment à se redire quand ils ont assez parlé de sa glorieuse mort: «Je viens de voir le cardinal de Bouillon; il est changé à n'être pas connoissable: il m'a fort parlé de vous: il ne doutoit pas de vos sentiments: il m'a conté mille choses de M. de Turenne qui font mourir. Son oncle, apparemment, étoit en état de paroître devant Dieu, car sa vie étoit parfaitement innocente: il demandoit au cardinal, à la Pentecôte, s'il ne pourroit pas bien communier sans se confesser: son neveu lui dit que non, et que depuis Pâques il ne pouvoit guère s'assurer de n'avoir point offensé Dieu. M. de Turenne lui conta son état; il étoit à mille lieues d'un péché mortel. Il alla pourtant à confesse, pour la coutume; il disoit: «Mais faut-il dire à ce récollet comme à M. de Saint-Gervais30? Est-ce tout de même?» En vérité, une telle âme est bien digne du ciel; elle venoit trop droit de Dieu pour n'y pas retourner s'étant si bien préservée de la corruption du monde. Il aimoit tendrement le fils de M. d'Elbeuf31; c'est un prodige de valeur à quatorze ans. Il l'envoya l'année passée saluer M. de Lorraine, qui lui dit: «Mon petit cousin, vous êtes trop heureux de voir et d'entendre tous les jours M. de Turenne; vous n'avez que lui de parent et de père: baisez les pas par où il passe, et faites-vous tuer à ses pieds.» Ce pauvre enfant se meurt de douleur; c'est une affliction de raison et d'enfance, à quoi l'on craint qu'il ne résiste pas32.» Mais voici dans cette même lettre un détail d'un tout autre genre: «On vint éveiller M. de Reims (Le Tellier) à cinq heures du matin, pour lui dire que M. de Turenne avoit été tué. Il demanda si l'armée étoit défaite: on lui dit que non: il gronda qu'on l'eût éveillé, appela son valet de chambre coquin, fit retirer le rideau et se rendormit. Adieu, mon enfant, que voulez-vous que je vous dise?» Et que dire, en effet, si ce n'est que c'était là un heureux prélat!
La mort de Turenne, nous le répétons, avait fait naître chez madame de Grignan les mêmes regrets, les mêmes pensées que dans l'âme de sa mère. Celle-ci se montre heureuse de cette conformité de sentiments, et loue sa fille de si bien louer le héros, dans des lettres malheureusement perdues: «Je voudrois mettre tout ce que vous m'écrivez de M. de Turenne dans une oraison funèbre. Vraiment votre style est d'une énergie et d'une beauté extraordinaire; vous étiez dans les bouffées d'éloquence que donne l'émotion de la douleur. Ne croyez point, ma fille, que son souvenir soit déjà fini dans ce pays-ci; ce fleuve qui entraîne tout n'entraîne pas sitôt une telle mémoire, elle est consacrée à l'immortalité. J'étois, l'autre jour, chez M. de la Rochefoucauld avec madame de Lavardin, madame de la Fayette et M. de Marsillac. M. le Premier y vint33: la conversation dura deux heures sur les divines qualités de ce véritable héros: tous les yeux étoient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire comme la douleur de sa perte étoit profondément gravée dans les cœurs: vous n'avez rien par-dessus nous que le soulagement de soupirer tout haut et d'écrire son panégyrique. Nous remarquions une chose, c'est que ce n'est pas depuis sa mort que l'on admire la grandeur de son cœur, l'étendue de ses lumières et l'élévation de son âme; tout le monde en étoit plein pendant sa vie, et vous pouvez penser ce que fait sa perte par-dessus ce qu'on étoit déjà; enfin ne croyez point que cette mort soit ici comme celle des autres. Vous pouvez en parler tant qu'il vous plaira, sans croire que la dose de votre douleur l'emporte sur la nôtre. Pour son âme, c'est encore un miracle qui vient de l'estime parfaite qu'on avoit pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en bon état; on ne sauroit comprendre que le mal et le péché pussent être dans son cœur; sa conversion si sincère nous a paru comme un baptême; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité, éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il étoit plein sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l'approbation des hommes; une charité généreuse et chrétienne… Il y avoit de jeunes soldats qui s'impatientoient un peu dans les marais, où ils étoient dans l'eau jusqu'aux genoux; et les vieux soldats leur disoient: «Quoi! vous vous plaignez; on voit bien que vous ne connoissez pas M. de Turenne; il est plus fâché que nous quand nous sommes mal; il ne songe, à l'heure qu'il est, qu'à nous tirer d'ici; il veille quand nous dormons; c'est notre père, on voit bien que vous êtes jeunes;» et ils les rassuroient ainsi. Tout ce que je vous mande est vrai; je ne me charge point des fadaises dont on croit faire plaisir aux gens éloignés; c'est abuser d'eux, et je choisis bien plus ce que je vous écris que ce que je vous dirois, si vous étiez ici…34» Madame de Sévigné revient souvent sur ce point du salut de Turenne: époque de foi, où la préoccupation de l'autre vie se retrouve sous toutes les distractions mondaines, et même au milieu des plus fâcheux écarts. Ceux qu'on aime et qu'on admire, on veut les savoir au ciel, où l'on espère bien aller aussi afin de se réunir à eux.
Ces extraits sont déjà longs; mais cependant nous ne pouvons quitter un pareil sujet, sans demander à madame de Sévigné le récit émouvant des funérailles du grand capitaine, et de cette longue marche de deuil commencée sur les bords du Rhin, aux cris de douleur de toute une armée, et terminée dans la basilique de Saint-Denis, aux pleurs d'un groupe de parents et d'amis chargés de recevoir les glorieuses dépouilles, en attendant la pompe funèbre que le roi leur préparait à Notre-Dame. Dans ce que nous allons reproduire, on lit encore des circonstances nouvelles, des variantes sur la mort de Turenne, que madame de Sévigné, ne craignant que d'être incomplète, transmet avec un soin religieux à sa fille, et que sa correspondance seule a conservées à l'histoire.
…(19 août) «Le corps du héros n'est point porté à Turenne, comme on me l'avoit dit: on l'apporte à Saint-Denis, au pied de la sépulture des Bourbons; on destine une chapelle pour les tirer du trou où ils sont, et c'est M. de Turenne qui y entre le premier: pour moi, je m'étois tant tourmentée de cette place, que, ne pouvant comprendre qui peut avoir donné ce conseil, je crois que c'est moi. Il y a déjà quatre capitaines aux pieds de leurs maîtres35; et, s'il n'y en avoit point, il me semble que celui-ci devroit être le premier. Partout où passe cette illustre bière, ce sont des pleurs et des cris, des presses, des processions qui ont obligé de marcher et d'arriver de nuit: ce sera une douleur bien grande s'il passe par Paris36…»
(28 août) «Vraiment, ma fille, je m'en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Madame d'Elbeuf, qui demeure pour quelques jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux, pour parler de leur affliction: madame de la Fayette y vint: nous fîmes bien précisément ce que nous avions résolu; les yeux ne nous séchèrent pas. Madame d'Elbeuf avoit un portrait divinement bien fait de ce héros, dont tout le train étoit arrivé à onze heures: tous ces pauvres gens étoient en larmes, et déjà tout habillés de deuil; il vint trois gentilshommes qui pensèrent mourir en voyant ce portrait; c'étoient des cris qui faisoient fendre le cœur; ils ne pouvoient prononcer une parole; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout étoit fondu en larmes et faisoit fondre les autres. Le premier qui fut en état de parler répondit à nos tristes questions: nous nous fîmes raconter sa mort. Il vouloit se confesser, et en se cachotant il avoit donné ses ordres pour le soir, et devoit communier le lendemain dimanche, qui étoit le jour qu'il croyoit donner la bataille.
«Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé; et comme il avoit bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il vouloit aller, et dit au petit d'Elbeuf: «Mon neveu, demeurez là; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me ferez reconnoître.» M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il alloit, lui dit: «Monsieur, venez par ici, on tire du côté où vous allez. – Monsieur, lui dit-il, vous avez raison, je ne veux point du tout être tué aujourd'hui, cela sera le mieux du monde.» Il eut à peine tourné son cheval qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit: «Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là.» M. de Turenne revint, et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporte le bras et la main qui tenoient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardoit toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avoit laissé le petit d'Elbeuf; il n'étoit point encore tombé, mais il étoit penché le nez sur l'arçon: dans ce moment, le cheval s'arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais: songez qu'il étoit mort et qu'il avoit une partie du cœur emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser ce bruit, et ôter le petit d'Elbeuf, qui s'étoit jeté sur le corps, qui ne vouloit pas le quitter, et se pâmoit de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d'autres pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avoit sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisoient le véritable deuil… Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre désolation; et partout où il a passé, on n'entendoit que des clameurs. Mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie; il y eut un service solennel dans la ville, et en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire?.. Voilà quel fut le divertissement que nous eûmes. Nous dînâmes comme vous pouvez penser, et jusqu'à quatre heures nous ne fîmes que soupirer. Le cardinal de Bouillon parla de vous, et répondit que vous n'auriez point évité cette triste partie si vous aviez été ici; je l'assurai fort de votre douleur; il vous fera réponse et à M. de Grignan; il me pria de vous dire mille amitiés, et la bonne d'Elbeuf, qui perd tout, aussi bien que son fils. Voilà une belle chose de m'être embarquée à vous conter ce que vous saviez déjà; mais ces originaux m'ont frappée, et j'ai été bien aise de vous faire voir que voilà comme on oublie M. de Turenne en ce pays-ci37.»
(Même date) «M. Barillon soupa hier ici: on ne parla que de M. de Turenne; il en est véritablement très-affligé. Il nous contoit la solidité de ses vertus, combien il étoit vrai, combien il aimoit la vertu pour elle-même, combien par elle seule il se trouvoit récompensé; et puis finit par dire qu'on ne pouvoit pas l'aimer ni être touché de son mérite, sans en être plus honnête homme. Sa société communiquoit une horreur pour la friponnerie et pour la duplicité, qui mettoit tous ses amis au-dessus des autres hommes: dans ce nombre on distingua fort le chevalier (de Grignan) comme un de ceux que ce grand homme aimoit et estimoit le plus, et aussi comme un de ses adorateurs. Bien des siècles n'en donneront pas un pareil: je ne trouve pas qu'on soit tout à fait aveugle en celui-ci, au moins les gens que je vois: je crois que c'est se vanter d'être en bonne compagnie… Au reste, il avoit quarante mille livres de rente de partage, et M. Boucherat a trouvé que, toutes ses dettes et ses legs payés, il ne lui restoit que dix mille livres de rente; c'est deux cent mille francs pour tous ses héritiers, pourvu que la chicane n'y mette pas le nez. Voilà comme il s'est enrichi en cinquante années de service38.»
«(30 août). – Je reviens du service de M. de Turenne à Saint-Denis. Madame d'Elbeuf m'est venue prendre, elle a paru me souhaiter; le cardinal de Bouillon m'en a priée d'un ton à ne pouvoir le refuser. C'étoit une chose bien triste: son corps étoit là au milieu de l'église; il y est arrivé cette nuit avec une cérémonie si lugubre que M. Boucherat, qui l'a reçu, et qui y a veillé toute la nuit, en a pensé mourir de pleurer. Il n'y avoit que la famille désolée, et tous les domestiques39, en deuil et en pleurs; on n'entendoit que des soupirs et des gémissements. Il y avoit d'amis M. Boucherat, M. de Harlay, M. de Meaux et M. de Barillon; mesdames Boucherat y étoient et les nièces… Ç'a été une chose triste de voir tous ses gardes debout, la pertuisane sur l'épaule, autour de ce corps qu'ils ont si mal gardé, et, à la fin de la messe, de les voir porter sa bière jusqu'à une chapelle au-dessus du grand autel, où il est en dépôt. Cette translation a été touchante; tout étoit en pleurs, et plusieurs crioient sans pouvoir s'en empêcher. Enfin nous sommes revenus dîner tristement chez le cardinal de Bouillon, qui a voulu nous avoir; il m'a priée, par pitié, de retourner ce soir, à six heures, le prendre pour le mener à Vincennes, et madame d'Elbeuf; ils m'ont fort parlé de vous…; la lune nous conduira jusqu'où il lui plaira40.»
Pendant que sa famille et ses plus intimes amis, parmi lesquels c'est un grand honneur à madame de Sévigné d'être comptée, rendaient aux restes de Turenne ces premiers et touchants hommages, la cour demandait à Fontainebleau des distractions contre l'universelle inquiétude. «On y jouera, mande madame de Sévigné dans la même lettre, quatre des belles pièces de Corneille, quatre de Racine, et deux de Molière41.» Mais la cour, mieux inspirée, ou rappelée à plus de convenance par les dispositions du public, revint, le surlendemain vendredi, pour assister au nouveau service qui devait se faire et qui eut lieu, en effet, en grande pompe, le lundi suivant, dans l'église de Notre-Dame. Madame de Sévigné se dispensa d'y paraître: elle partait, le lendemain, pour la Bretagne, et d'ailleurs elle n'avait nulle envie d'aller compromettre sa vraie douleur dans cette cérémonie d'apparat. «On fait présentement à Notre-Dame, écrit-elle le jour même, le service de M. de Turenne en grande pompe… je me contente de celui de Saint-Denis; je n'en ai jamais vu un si bon.» Et, passant aux fâcheuses nouvelles qui arrivaient des armées: «N'admirez-vous point, dit-elle en terminant, ce que fait la mort de ce héros, et la face que prennent les affaires depuis que nous ne l'avons plus42?»
En effet, sur le coup de la mort de son général, l'armée d'Allemagne avait été obligée et s'était trouvée heureuse de repasser le Rhin, conduite par le neveu de Turenne, le duc de Lorges, lieutenant général, et suivie de près par Montécuculli. D'un autre côté, le maréchal de Créqui, ayant voulu surprendre les forces qui assiégeaient dans Trèves une garnison française, avait été surpris lui-même à Consarbrüch, avec perte de la plus grande partie de ses troupes. «Cet homme ambitieux (dit un contemporain, il est vrai peu bienveillant) crut beaucoup faire pour son avancement et pour sa gloire, si, dans le temps que M. de Turenne venoit d'être tué, il pouvoit faire un échec au duc de Zell et au vieux duc de Lorraine, qui marchoient à lui avec une armée plus forte que la sienne43.» Battu ainsi à Consarbrüch, le maréchal de Créqui, par une inspiration qui indiquait un génie militaire peu commun, se jeta avec quelques débris dans la ville de Trèves, qu'il aurait sauvée si la trahison d'une partie de la garnison n'avait livré la place ainsi que le général malheureux à l'ennemi.
Ces événements répandaient partout l'alarme. Écho fidèle des sociétés très-émues de Paris, madame de Sévigné, parlant de la défaite de Créqui, l'appelle une vraie déroute44. Et, malgré sa réserve accoutumée, poussée à écrire ce que tout son monde répète autour d'elle: «La consternation est grande, ajoute-t-elle… Les ennemis sont fiers de la mort de M. de Turenne: en voilà les effets; ils ont repris courage: on ne peut en écrire davantage; mais la consternation est grande ici, je vous le dis pour la seconde fois.» – «Le courage de M. de Turenne, répète-t-elle ailleurs, semble être passé à nos ennemis; ils ne trouvent plus rien d'impossible45.»
Ces deux lignes sont une exacte peinture de la situation respective de la France et de l'Europe. Ce fort bouclier renversé, ce prestige souverain de Turenne évanoui, ce fut comme un mouvement spontané en avant de la part de tous les ennemis de Louis XIV. Condé seul pouvait rétablir parmi nos soldats la confiance, et chez les ennemis le sentiment de notre supériorité. Mais, lors de la mort de Turenne, il était en Flandre, éloigné, malade: arriverait-il à temps pour s'opposer à la marche des Impériaux? là était la question de l'envahissement de la France.
Outre son sentiment national, chez elle très-réel et alors, comme au reste dans toutes les classes, vivement excité, madame de Sévigné avait bien des raisons pour s'intéresser aux événements de cette guerre, à laquelle prenaient part tous les siens. Charles de Sévigné se trouvait en Flandre dans l'armée que Condé venait de laisser au maréchal de Luxembourg, son digne élève; le colonel de Grignan aidait le duc de Lorges à maintenir la position de l'armée du Rhin jusqu'à l'arrivée de ce prince, et M. de la Trousse, «après avoir fait des merveilles dans l'armée de M. de Créqui,» était tombé aux mains des ennemis46. Il ne nous est pas permis d'omettre des détails aussi intimement liés à la biographie de madame de Sévigné. Ses lettres de cette date offrent, d'ailleurs, le plus attachant tableau de Paris et de la Cour, dans cette grave occurrence.
Ce qui la préoccupe surtout, on le pense bien, c'est son fils, «dont l'armée n'est point tant composée de pâtissiers (sic) qu'elle ne soit fort en peine de lui, non pas quand elle pense au prince d'Orange, mais à M. de Luxembourg, à qui les mains démangent furieusement47.» Celui-ci brûlait, en effet, de se distinguer. Mais on ne voit partout que défaite, et il semble à madame de Sévigné que ce général «a bien envie de perdre sa petite bataille48.» Malgré ses inquiétudes, elle se félicite néanmoins de savoir son fils à son devoir, et non point honteusement sur le pavé de Paris comme tels gentilshommes dont elle a eu la discrétion de taire les noms, sauf un seul. «Je vis, l'autre jour, à la messe, mande-t-elle, le comte de Fiesque et d'autres qui assurément n'y ont point bonne grâce. Je trouvai heureuses celles qui n'avoient leurs enfants ni aux Minimes ni en Allemagne; j'ai voulu dire moi, qui sais mon fils à son devoir, sans aucun péril présentement49.» – «Je vous avoue (ajoute-t-elle plus vivement la semaine d'après) qu'il y a ici de petits messieurs à la messe à qui l'on voudroit bien donner d'une vessie de cochon par le nez50.» Cette boutade patriotique, chez une femme qui n'affecte nullement des sentiments romains, est un indice de l'émotion des âmes à ce moment critique, et une preuve que ceux-là formaient une très-rare exception qui se prélassaient tranquillement dans l'église de la place Royale, au lieu de courir à la frontière.