bannerbanner
Les français au pôle Nord
Les français au pôle Nord

Полная версия

Les français au pôle Nord

Язык: Французский
Год издания: 2017
Добавлена:
Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
На страницу:
5 из 8

«Farin, mon brave, dit le capitaine de sa voix chaude et sympathique, au nom de l'équipage et du mien, merci!..»

Et le chauffeur, de plus en plus troublé, ne trouvant pas un mot à répondre, mais tout fier de ce témoignage d'estime, porte la main à son bonnet, salue militairement et disparaît dans l'écoutille.

«Que ne puis-je entreprendre avec de tels hommes! dit à part lui le capitaine en se rendant lui-même à l'infirmerie.

«Oh! j'arriverai là-bas!.. je le sens… je le veux.»

La goélette avait repris sa marche à travers le chenal où les obstacles semblaient s'accumuler à plaisir. Mais du moins l'incident qui faillit dès le début anéantir l'expédition, ou tout au moins porter le deuil dans l'équipage, eut cela de bon que chacun redoubla de vigilance.

Et certes, jamais on n'en a plus besoin en remontant le cercle polaire qui semble fuir devant l'étrave de la Gallia.

Le passage toujours obstrué par les glaces flottantes se maintenait libre, c'est-à-dire, que sa surface ne gelait pas. Du reste, la température, tout en restant assez basse, était moins rigoureuse depuis que le soleil ne disparaissait presque plus à l'horizon. La série des interminables journées arctiques allait commencer. Tout faisait prévoir une prochaine désagrégation du colossal amas de glaçons contre lequel on allait bientôt se heurter.

Depuis longtemps on avait dépassé le fiord d'Arsuth, où se trouve la fameuse mine de cryolithe, nommée Iviktutk. Puis, Friedricshaab, Fiskernaes et enfin Godthaab, la seconde ville de l'inspectorat du Sud. Une triste bourgade plus froide, plus désolée que Julianeshaab. Le 65° était franchi, mais aussi quelles fatigues écrasantes, pour un résultat aussi modeste!

L'implacable brume persistait toujours et s'interposait obstinément devant le soleil, qui, pendant trois mois, allait rayonner sur le désert de glaces.

Et toujours la lutte sans trêve contre les écueils mouvants, aperçus vaguement à travers l'énervante opacité du brouillard! Les manœuvres incessantes qui courbaturaient l'équipage, les arrêts interminables, les retours précipités, la vapeur instantanément renversée, tout cela pour arriver à s'élever de quelques minutes!

Cependant cette brume, en dépit de son opacité, couvre la mer d'une couche très mince, à ce point que les matelots de vigie dans le gréement, se trouvent en plein soleil 4.

Là-haut, d'incomparables jeux de lumière sur les sommets des icebergs et des falaises, en bas, une houle de vapeurs humides, tourbillonnant comme un suaire de gaze, et se résolvant en gouttelettes qui recouvrent d'un enduit de givre les hommes et les choses.

Grâce à cette particularité, le capitaine, toujours alerte comme un gabier, put prendre des hauteurs astronomiques en se hissant dans le tonneau fixé au sommet du grand mât et auquel les baleiniers donnent le nom de nid-de-pie.

C'est ainsi que, le 30 mai, son observation lui donna la certitude que le cercle polaire était enfin franchi.

Il y eut à bord une petite fête remplaçant la cérémonie classique et démodée du passage de la ligne, un bon repas, double ration de vin et de spiritueux et quelques chansons joyeuses où Plume-au-Vent déploya ses talents de virtuose.

Puis le soleil, après la vue duquel on soupirait depuis longtemps, apparut enfin, et pour ne plus disparaître de trois mois.

Les oiseaux, invisibles jusqu'alors, se montrent en essaims innombrables, jacassant à tue-tête, familiers d'ailleurs, au point de venir tourbillonner à travers le gréement du navire. Mouettes, damiers, pétrels, eiders, guillemots, zigzaguent et s'ébattent en pleine lumière, piquent des têtes au milieu des eaux vertes, vont s'éplucher sur les blocs errants, et repartent pour recommencer, indéfiniment.

Les monstres marins, sortis de l'hivernale torpeur, éveillés par cette incandescence qui les met en belle humeur, folâtrent lourdement dans les eaux libres. On voit des troupeaux entiers de phoques se vautrer avec délices sur quelque fragment bien horizontal d'icefield en dérive, et venir plonger curieusement jusque sous l'étrave du navire.

Une ourse même se montra, flanquée de ses deux oursons, humant de loin les émanations parties du vapeur, inquiète du branle-bas occasionné par sa présence.

Le docteur Gélin, grand chasseur, parlait même de lui envoyer une balle express, alléguant la saveur exquise d'un jambon d'ours, fût-il polaire.

Mais le capitaine lui fit observer en souriant que le gibier se trouvait au moins à mille mètres, et que la balle de sa bonne carabine Dougall serait inévitablement perdue.

«Damnée réfraction! dit le docteur en reconnaissant qu'il est victime d'une illusion d'optique très fréquente là-bas.

«Je m'y laisse pourtant prendre comme un conscrit.

– Baleine par l'avant! s'écrie le maître d'équipage dont les yeux luisants aperçoivent une colonne de vapeur chassée par l'évent d'un cétacé.

– Une baleine! riposte une voix bien connue.

«Plus que ça de goujon!

– Ris tant que tu voudras, failli Pantinois, n'empêche que ça me chavire, de ne pas seulement pouvoir lui loger quinze pouces de harpon entre les côtes.

– Voyons, maître Guénic, il y a temps pour tout.

«Que diable feriez-vous d'une pareille sardine?

«Son huile!.. demandez-voir à notre camarade, Monsieur Dumas, dit Tartarin, ce qu'il en pense pour la cuisine.

«Y aurait donc ses baleines qui pourraient vous tenter…

«Est-ce que vous voudriez vous mettre marchand de parapluies?

– Gamin, va! dit le maître, incapable de tenir son sérieux.

– C'est p't-ête pour offrir à madame votre épouse une garniture pour son corset.

– Oui!.. oui!.. tu trouves toujours autant de trous que de chevilles, toi.

«Mais si t'avais évu celui de pratiquer la grande pêche, tu verrais voir, comme ça vous emballe un homme, de capturer un gibier de ce gabarit!»

Mais la Gallia n'avait pas de temps à perdre, quelques pressantes que fussent les occasions.

Oiseaux, plantigrades et cétacés ne furent point inquiétés.

Le surlendemain, à huit heures du matin, par trois degrés au-dessous de zéro, on se trouvait en vue de l'île Disco, dont la pointe est par 69° 11′ de latitude Nord.

C'est le chef-lieu de l'inspectorat septentrional du Groenland et le lieu de résidence du second «colonibestyrere» qui séjourne à Godhawn, situé au Nord de la baie du même nom, défendu contre la haute mer par un immense éperon granitique dont le prolongement s'étend fort loin.

La goélette, profitant de l'état du chenal pour l'instant débarrassé des icebergs, passa au large de l'île, continuant imperturbablement sa route vers les régions septentrionales.

Elle reconnut le détroit de Waïgatz, puis le vaste fiord Onemak, barré en son milieu par l'île Oubekjend; côtoya les gigantesques falaises et le hardi promontoire découvert en 1587 par le vieux John Davis. Cet amas de rochers que domine un cône majestueux de treize cents mètres, le Kresarsoak des Esquimaux, nommé par l'intrépide navigateur «Hope Sanderson», du nom d'un de ses commanditaires, faillit lui être fatal, alors qu'il courait à l'aventure, sur son petit navire de cinquante hommes, le Sunshine (clair de soleil). Il trouva par bonheur une large ouverture conduisant au Nord, et put se réfugier là où se trouve aujourd'hui la station danoise d'Upernavik.

La goélette avait mieux à faire que de s'arrêter au mouillage, sinon dangereux du moins incommode et difficile, au fond duquel s'élèvent quelques huttes désolées où végètent les infortunés sujets de Sa Majesté Danoise. Si Julianeshaab est lugubre et Godhawn atroce, Upernavik est pire; aussi l'Européen se demande avec un serrement de cœur comment des êtres humains peuvent exister au milieu d'une pareille abjection. Passons sur la lèpre qui les ronge, sur l'effroyable pourriture dans laquelle ils se vautrent, l'odeur qui s'exhale de leurs tanières transformées en charniers, sur les mangeailles en décomposition dont ils se gorgent…

Aussi, le capitaine s'empressa-t-il de laisser sur tribord le chef-lieu, faisant autant que possible forcer de vapeur afin de s'élever à tout prix, craignant, non sans raison, d'être serré par la banquise, et de perdre, comme le fait s'est souvent présenté, une année entière.

Il est en effet une question urgente, essentielle, que le voyageur à la recherche des «eaux libres du Nord» ne doit jamais oublier, c'est de se trouver de bonne heure en présence de la banquise ou Pack du Milieu. Si la saison navigable dure de juin à septembre, l'expérience chèrement acquise par les baleiniers démontre que le moment le plus favorable pour gagner la baie de Melville est le mois de juin. Car, à cette époque, on peut toujours, en cas d'insuccès partiel, renouveler une ou plusieurs fois la première tentative, sans courir trop grand risque d'être pris dans les glaces. On se rappelle, à ce sujet, les échecs éprouvés en 1849 par l'Etoile-du-Nord, parce qu'elle n'atteignit la banquise qu'en juillet, et en 1857 par le Fox de Mac-Clintock arrivé en août, et presque aussitôt enserré.

Une fois à la baie de Melville en temps opportun, le navigateur n'a plus alors qu'à prendre corps à corps, et résolument, le dernier obstacle, mais le plus redoutable de tous, car aussitôt ces colonnes d'Hercule franchies, il vogue enfin dans les eaux libres.

C'est alors qu'il lui faut redoubler d'habileté, de vigilance et d'énergie, car malgré l'énorme supériorité des navires à vapeur sur les anciens voiliers, la baie de Melville, autrefois la terreur des baleiniers, ne vaut guère mieux aujourd'hui que sa réputation.

Encore, comme en font foi les annales de la navigation arctique, arrive-t-il trop souvent que tous les efforts demeurent inutiles, en présence de catastrophes que la vaillance humaine est impuissante à conjurer, notamment quand le vent du Sud souffle avec violence et pousse les glaçons en dérive sur le pack. Alors, les navires, pressés entre les deux masses, sont écrasés comme des noix. C'est ainsi que périrent en quelques minutes, quatorze baleiniers, pendant la campagne de 1819. En 1821, il y en eut onze de broyés, et sept en 1822. Le désastre de 1830 fut épouvantable. Le 19 juin, le vent se mit à souffler du Sud-Sud-Ouest, chassa les glaces dans la baie, et serra la flotte entière contre la banquise. Dans la soirée, la tempête augmenta, et des masses énormes montèrent les unes sur les autres. Pendant la nuit, une véritable montagne de glace s'écroula sur les navires et en fracassa dix-neuf, à ce point que les fragments en étaient méconnaissables. L'un deux, le Ratler, complètement retourné, fut aplati, la quille en l'air!

Quelle résistance, en effet, peut opposer, aux forces infinies de la nature, un bateau, quelle que soit sa solidité?

D'Ambrieux, qui connaissait ce douloureux martyrologe des baleiniers, se préparait pourtant, avec son habituelle sérénité, à affronter la terrible baie, sans s'émouvoir de l'appellation sinistre sous laquelle on la désigne encore à notre époque: Le Cimetière des Navires.

VI

Dans la passe. – Route barrée. – En avant! – Premier assaut. – Victoire. – Désespoir d'un Vatel arctique. – Un homme dans la sauce. – Pas de déjeuner. – Plume-au-Vent voudrait faire baigner Dumas, dit Tartarin, dans la marmite de l'équipage. – Les deux principales routes du Pôle. – Pourquoi la Gallia a pris celle du détroit de Smith. – Contradictions.

Tessuissak, cap Shackleton, le Pouce-du-Diable, un rocher qui ressemble, si l'on veut, à un pouce, et n'a rien de diabolique; cap Wilcox, archipel aux Canards, la goélette a reconnu au passage tous ces points qui jalonnent la voie, depuis Upernavik jusqu'à la baie de Melville. Elle passe en vue de la Tête-de-Cheval, franchit le 75° de latitude et se trouve enfin non loin des îles Sabine, en présence du formidable champ de glace, large de cinq cents kilomètres!

C'est aujourd'hui 3 juin que la lutte va commencer avec sa terrible intensité!

Vers le milieu de l'été, c'est-à-dire pendant la fin de juin et le courant de juillet, la glace, désagrégée par le soleil, est devenue friable, comme spongieuse. Elle est «pourrie», selon le mot des baleiniers. Les floes sont profondément ravinés, couverts de flaques d'eau et de neige à moitié fondue. Un choc de moyenne intensité suffit pour les disloquer et les rendre le jouet du courant. Mais, aux premiers jours de juin, ils sont encore très durs et notablement épais.

Jusqu'à présent la Gallia ne s'est pas éloignée beaucoup du rivage. Maintenant il lui faut gagner un peu au large, car les côtes sont frangées de glaciers inaccessibles, de dimensions colossales, reliés à la banquise par des prolongements très étendus.

La goélette, sous son maximum de pression, côtoie latéralement le vaste champ aux tons bleuâtres, rappelant la nuance effacée de montagnes entrevues de loin, et cherche une voie qui donne accès vers le Nord.

Voici enfin, après de longs tâtonnements, une vaste anfractuosité dans laquelle débouche un chenal d'eau libre, une passe, comme disent les baleiniers. Du haut du nid-de-pie, le capitaine reconnaît, en personne, la direction et les sinuosités de la passe, et cède bientôt la place à Michel Elimberri, le pilote des glaces.

«La barre à bâbord!

«Machine en avant!

«La barre droite!»

La goélette a embouqué le chenal.

Les matelots, vêtus simplement de la vareuse, qui remplace le vêtement arctique trop chaud pour une température de −2°, contemplent curieusement cette navigation sur un fleuve immobile entre deux berges plates, comme coupées à la scie, et dont la nuance terne fait ressortir avec plus d'intensité la couleur vert sombre de l'eau.

Peu à peu la passe, qui d'abord mesurait environ douze cents mètres, se rétrécit. C'est bientôt une simple rivière, puis un canal à peine large trois fois comme la coque du navire.

A chaque instant le Basque, pelotonné dans la barrique, s'écrie, suivant les circonstances:

«Bâbord!.. tribord!.. la barre droite!»

Et le capitaine répète, d'une voix brève, les commandements au timonier, attentif au moindre mot.

«Tribord! capitaine… tribord toute!» hurle bientôt le pilote des glaces.

– Pourquoi? demande l'officier.

– Les floes sont en mouvement… ils chassent l'un sur l'autre… le chenal se resserre… il va être trop étroit.

«Il faut virer sur place.

– Virer!.. mais tu vois bien que nous manquons d'espace.

– Alors, machine en arrière!

– Jamais!

«La barre qui bouche le chenal… quelle largeur?

– Une encâblure.

– Et après?

– Les eaux libres.

– Va bien!

«Timonier, attention!

«Gouverne droit!

«Machine en avant!.. à toute vapeur!»

Soudain, la Gallia pousse un long halètement, et l'hélice tourne avec rage dans le chenal empli de houle.

Elle court de plus en plus rapide, son éperon hors de l'eau, comme si elle cherchait de loin la place où elle va se ruer.

Chacun s'accroche où il peut, en prévision du choc, et se demande avec angoisse quelle va être l'issue de cette lutte inégale.

Bientôt l'obstacle apparaît, fermant la passe qui n'est plus qu'un cul-de-sac.

Quelques secondes encore… les secondes angoissées pendant lesquelles on se sent rouler au bord d'un abîme, puis un heurt brutal accompagné d'un craquement terrible.

Le taille-mer en acier pénètre dans l'écorce rigide, l'éclate, la broie, l'entame en forme de coin, la désarticule…

La force intelligente va-t-elle triompher d'emblée de la matière inerte?

Peut-être! Mais, à coup sûr, pas sans une lutte émouvante.

Brusquement arrêté dans sa course vertigineuse, le vaillant navire, qui paraît n'être pas seulement ébranlé, glisse par l'avant sur le floe, comme pour s'y échouer. Mais la glace, incapable de supporter un pareil poids, fléchit, s'effondre et passe, de bout en bout, par fragments sous la quille.

«En arrière!» crie le capitaine.

La Gallia recule de trois cent cinquante à quatre cents mètres, prend du champ et se rue de nouveau sur la barricade.

Le taille-mer pénètre exactement au point qu'il vient d'entamer, puis la force d'impulsion n'étant pas épuisée, le navire pour la seconde fois s'élance sur le floe, le fait écrouler sous sa masse, et gagne encore près de deux longueurs.

Les matelots, qui s'échauffent à cette lutte, battent des mains et trépignent d'enthousiasme. Le moins audacieux d'entre eux ne doute plus du succès.

De nouveau retentit le commandement: «En arrière!» bientôt suivi de: «Machine en avant!»

Et la Gallia qui, sous la puissante main du capitaine, semble réellement douée de pensée, court, frappe, bondit, avance, recule, attaque avec des attitudes de cétacé en fureur, souffle, rugit, et semble prise de délire à mesure que l'obstacle cède sous ses coups.

Au loin, la banquise craque et détone sourdement. Les floes voisins sont agités de trépidations qui se répercutent à la masse totale. Puis, sous les coups incessants du bélier qui martèle avec une rage toujours nouvelle cette barre en principe infranchissable, la glace désarticulée s'écarte enfin à droite et à gauche.

La voix du pilote basque, dominant du haut de la mâture le ronflement de la machine et les crépitements des glaçons en dérive, crie avec un accent de joie indicible:

«La passe est libre, capitaine!

«A tribord un peu!

«La barre droite!..

«Machine en avant!»

D'Ambrieux est vainqueur, et de haute main.

«Bravo! capitaine, dit le docteur enthousiasmé, en lâchant enfin la manœuvre à laquelle il est resté cramponné pendant la lutte.

«Si, comme je n'en doute pas, la Gallia est sans avarie, vous avez là un fin navire.

– Je vous l'affirme avant tout examen, mon cher docteur, répond l'officier dont les yeux vert de mer semblent flamboyer.

«Pas un boulon n'a sauté, pas une cheville n'a bougé, pas un cordage n'a fléchi.

«Quant à la machine, Fritz répond de tout, et je réponds de Fritz.

«Allons déjeuner.»

La cloche piquait alors neuf heures. Les deux hommes descendaient au carré où les repas de l'état-major se prenaient en commun, quand des clameurs effarées se font entendre.

A la tonalité retentissante des mots expectorés avec un accent de terroir tout particulier, on reconnaît une voix provençale, et du bon cru.

«Millé Diou dé tron dé l'air… dé tonnerre… dé cent mille milliasses dé dious!..

«Zé n'ai plus qu'à mé pendre… Zé suis fiçu… flammbé… déshônôré…

«Qu'on mé flannnque à la fôôsse aux lîîonss… qu'on mé donne la cale sèche…»

Et un grand gaillard, barbu jusqu'aux yeux, s'élance du panneau en gesticulant, menaçant d'arracher de ses doigts crispés les touffes noires qui se tordent à ses joues et à son menton.

L'irruption de cet homme hagard, tragique, affolé, dont les habits disparaissent sous un enduit poisseux d'où s'exhale une violente senteur d'ail et de barigoule, est tellement baroque dans sa dramatique exubérance, que le docteur ne peut comprimer un fou rire, et que le capitaine, malgré son habituelle gravité, partage cette hilarité.

«Eh bien! Dumas, qu'y a-t-il donc? mon garçon, dit-il au désespéré.

– Capitaine… il y a… qu'il y a que vous allez me faire flanquer aux fers.

– Il ne s'agit pas de cela, mais de déjeuner.

– Eh!.. bou Diou!.. le dézeuner… c'est zustement la çose… dont pour laquelle ze devrais me périr.

– Mais, pourquoi?

– Capitaine! il n'y a pas de dézeuner pour l'état-major!

– Bah! et qu'est-il devenu?

– La sauce, il est dans ma barbe… sur ma vareuse… sur mon pantalon… voyez!.. la sauce, il pleut de mes vêtements…

«Il y en a partout dans la cuisine… avec les morceaux de bœuf en dôbe… de poisson… la mayonnaise il est dans le çarbon… les assiettes, ils se promènent en tessons… ma cuisine, il est comme s'il y aurait eu tremblement de terre… la pôvre!

«C'est un fracas, une misère… un tremblement de damnation…

– Voyons, comment est survenue cette… catastrophe, interrompit enfin le capitaine qui réussit à endiguer ce torrent de lamentations.

– Capitaine, quand le navire il s'est lancé sur la glace, mes plats, mes assiettes, mes casseroles, ils n'étaient pas saisis…

«Pour lors, la violence du çoc il a tout jeté en pagale dans la cuisine.

«Tout est cassé, démoli, que c'est un çambardement où un calfat ne se retrouverait pas!

– Ce n'est que cela! continue le capitaine en souriant, console-toi, mon garçon, et va changer de vêtements.

«Nous déjeunerons avec des conserves sans sauce, et avec non moins d'appétit.

«Tu as un quart d'heure pour te nettoyer.»

Le docteur et le capitaine venaient de descendre au carré, sans s'arrêter aux protestations du pauvre diable qui se croyait réellement coupable de négligence, quand maître Plume-au-Vent dont le quart finissait à la machine, se trouva face à face avec le cuisinier dont le désespoir était encore houleux.

«Té vé!.. mossieu Dumasse… qu'avez-vous donc?

– Rienne.

– … Et comme vous sentez bon la cuisine chic, mossieu Dumasse…

«Ma parole, vous embaumez comme le soupirail d'un sous-sol de restaurant.

– Qué que ça te fait, à toi, mauvais plaisant!

– Ça me fait et beaucoup, mossieu Dumasse, car je suis très gourmand et j'aurais en conséquence une proposition à vous faire.

– Té! faudrait voir, dit le Provençal soupçonneux, flairant peut-être une mystification.

– Voici: Le capitaine t'a dit d'aller enlever ta tenue de travail imbibée d'un décalitre de bonne sauce.

– Après?

– Va donc tremper ta défroque dans la marmite de l'équipage…

«Ce que ça corsera notre bouillon et lui donnera un montant!..

– Ah! Parisien de malheur!.. ze te revaudrai ça en bloc.

– Tu refuses?.. à ton idée, mon vieux Vatel!

– Coquine de Diou!.. tu m'appelles… attends un peu!

– Vatel!.. un défunt grand cuisinier, à ce qu'on dit.

«C'est décidé: tu refuses la petite friandise aux camarades?

– Prends garde, mouçeron!

– Faut pourtant pas laisser perdre ce nanan…

«Fais-en profiter au moins les chiens.

«Viens avec moi, et laisse-toi licher par eux… qué régal pour mon personnel!

«Tu verras ce coup de faubert, et après, tu seras aussi propre que les cuivres de l'habitacle.

– Zut! pour toi et pour tes sales cabots!

– Mossieu Dumasse, vous n'aimez pas les bêtes et vous avez tort.

«J'informerai, au retour, la Société protectrice des animaux, et vous n'aurez pas la médaille.

«Salut bien, cœur de banquise, de hummock, d'iceberg…

«Je conterai l'histoire à mes toutous et je les aguicherai après vos mollets.»

Mais le cuisinier, furieux de la plaisanterie et des minutes perdues, vient de s'enfuir en lui montrant le poing.

En attendant que leur maître-queux ait réparé le désordre de sa toilette, et improvisé un déjeuner de fortune, le capitaine et le docteur, encore tout chauds de la lutte engagée contre le pack, en arrivent, par une succession bien naturelle d'idées, à parler de la route qui doit les conduire au Pôle.

Tout en partageant absolument les idées de l'officier, le docteur, avec sa vieille expérience de voyageur au pays des glaces, avait peine à comprendre une telle hâte.

«Et l'autre! ripostait nerveusement d'Ambrieux, croyez-vous qu'il attende!

«Voyez-vous, docteur, je connais la ténacité allemande, et je suis sûr que mon rival met à profit tous les instants.

– Sans doute, mais il ne peut pas faire l'impossible, et les obstacles existent pour lui comme pour vous.

– C'est positivement pour cela que je veux, dès le début, essayer de le distancer, pour arriver à le battre, non pas d'une quantité dérisoire… de quelques minutes… d'un quart de degré… mais haut la main, en beau joueur!

– Si, par hasard, en sa qualité d'Allemand, il avait pris l'autre voie, celle qu'a si longtemps recommandée l'école dont feu Peterman était le grand inspirateur?

– Ce serait un bonheur pour nous, car il irait à un échec certain.

– Le croyez-vous?

– Autant qu'il est possible de s'en rapporter aux résultats obtenus par cent années d'une expérience chèrement acquise.

«Moi aussi j'avais devant moi deux routes, – je parle des mieux connues – celle entre le Groenland et la Nouvelle-Zemble, appelée route du Spitzberg, et celle du détroit de Smith, à l'extrémité de la mer de Baffin.

«J'ai consciencieusement étudié tout ce qui a été écrit sur la matière, et sans hésiter, j'ai choisi la seconde voie, celle que nous suivons.

«Voici pourquoi: c'est que depuis 1595, depuis Barentz, toutes les expéditions qui ont tenté de s'élever par la première, et elles sont nombreuses, ont été sans exception refoulées par les masses de glaces polaires dérivant constamment au Sud.

На страницу:
5 из 8