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Le Blé qui lève
Cette humeur rude et combattive le mit aux prises, plus d'une fois, avec le patron, qui commandait brièvement et n'admettait pas de discussion. Les domestiques plus jeunes que lui, dans ces occasions, ne manquaient pas d'insinuer: «Pars donc, Gilbert, fais régler ton compte et va-t'en!» Et trois fois au moins il avait dit: «Je partirai.» Mais, à chaque fois, l'amour obscur et profond qu'il avait pour la Vigie, et aussi la pensée que ce maître autoritaire était juste habituellement, l'avaient fait rester. M. Honoré Fortier, s'il ne l'exprimait pas, prouvait cependant, en toute occasion, la confiance qu'il avait dans l'expérience et dans la probité de son premier domestique. Quand il devait expédier des bœufs à Paris, il les faisait accompagner par le toucheur bien connu dans la contrée, le père Toutpetit qui, deux fois par semaine, de juin à fin novembre, conduisait à la Villette des wagons de bestiaux, et rapportait le prix aux éleveurs dans de petits sacs de toile cachetés avec de la cire rouge. Mais, quand l'acheteur demandait la livraison sur un autre point de la France, et qu'on n'avait pas de toucheur disponible, M. Fortier disait, sachant qu'il plaisait à Gilbert: «J'ai quelqu'un.» Et Gilbert Cloquet fit le voyage de Lyon deux fois, celui de Belfort, celui de Nancy et d'autres encore. Le jeune homme acquérait ainsi plus d'initiative que ses compagnons, plus d'autorité, et quelque notion de la variété du monde.
A vingt-quatre ans, – comme fils de veuve, il avait été dispensé du service militaire, – Gilbert passait déjà pour un homme riche. Touchant de gros gages, cinq cents francs depuis l'âge de dix-sept ans, ne dépensant rien, ayant hérité, en outre, d'une petite somme, à la mort d'un oncle, ancien domestique de ferme et journalier à Crux-la-Ville, il avait le droit de choisir parmi les meilleures filles du pays. L'étonnement fut grand, lorsqu'on apprit que Gilbert «causait» avec la fille d'un petit boutiquier de Fonteneilles, marchand de sucre d'orge et de quincaillerie, de drap et de vaisselle blanche. Elle n'était pas riche; elle avait pour père un alcoolique; on savait qu'elle avait plus de goût pour la toilette que pour le travail; mais, quand elle avait passé sur la place, le dimanche, habillée comme une dame, les cheveux relevés, les yeux brillants tout cerclés d'ombre et les lèvres ouvertes, laissant voir ses dents blanches, tous les jeunes gens du bourg disaient en riant: «Est-ce toi, Baptiste? Est-ce toi, Jean? Est-ce toi, François?» Un jour, Gilbert, qui ne plaisantait pas souvent et se contentait de rire en mordant ses moustaches blondes, se leva au milieu du cabaret où buvaient trente compagnons, et dit: «C'est moi!» Et aussitôt il traversa la route, et salua la jolie fille. Et on les vit, tous deux, descendre en «causant». La mère Cloquet eut de la peine quand elle apprit que son Gilbert avait choisi «une moindre que lui». Elle essaya de lutter; mais elle était devenue si vieille qu'elle n'avait plus que la force de dire non une fois, pour dire oui ensuite et pleurer en se cachant.
Elle aurait voulu que le mariage eût lieu dans le mois de mai, car elle était dévote à la Vierge. Mais des parents de la fiancée intervinrent: «Les filles qui se marient en mai, disaient-ils, ont trop d'enfants.» Et ce fut au commencement de juin, par une journée éclatante et bonne pour la moisson, que Gilbert Cloquet mena à l'église la belle Adèle Mirette, la fille de l'épicier de Fonteneilles. Tout le village était sur les portes, pour voir ces deux mariés, les plus beaux de l'année, et le cortège qui s'allongeait sur les bosses du chemin montant. On avait mis en tête un couple d'enfants tout petits, qui chassent le mauvais sort et préservent les époux, puis venait le violoneux, puis Gilbert, superbe, donnant le bras à la mère Cloquet qui essayait de rire et n'y réussissait guère. Les pauvres, selon l'usage, avaient disposé, sur le passage des gens de la noce, des chaises couvertes d'un linge blanc et ornées d'un bouquet. Et tout le monde remarqua que la mère Cloquet, la pauvre vieille qui avait tout juste de quoi vivre, déposait une pièce blanche sur chacune des chaises des pauvres. Elle avait, sous son rire forcé, le cœur plein de chagrin.
La mère Cloquet ne put porter longtemps une peine qui s'ajoutait à tant d'autres. Moins de deux mois après le mariage, elle mourut, persuadée que son fils serait malheureux en ménage. Elle se trompait à moitié. La jeune fille coquette fut une femme de bonnes mœurs, et dont on ne parla pas. Elle avait aimé la toilette, comme un moyen surtout de se faire aimer. Son mari n'eût pas supporté les galanteries d'un rival. Peut-être, d'ailleurs, fut-ce par esprit de précaution autant que d'économie, qu'ayant à louer un logement, il choisit le hameau du Pas-du-Loup, situé en plein bois, à huit cents mètres du bourg. Il resta domestique à la Vigie, mais il quitta la bauge où, pendant treize ans, il avait dormi dans la paille, et vint habiter la dernière des maisons du hameau, la plus enfoncée dans la forêt, à gauche. Chaque matin, dès l'aube, il partait et montait à la Vigie; à la brune, il descendait. Personne n'aurait pu dire s'il était heureux ou malheureux. On remarqua seulement qu'il rentrait souvent très tard, puis, après un peu de temps, qu'il avait acheté, ou reçu en cadeau, on ne sut jamais lequel, un chien nommé Labri, chien de berger, poil de limaille, yeux de charbon ardent, qui ne le quittait plus. «C'est à lui qu'il dit ses secrets», murmuraient les voisines.
La vérité, c'est que la Cloquette n'avait rien d'une ménagère. Elle était de santé délicate, et cela lui servit longtemps d'excuse quand la soupe n'était pas prête, quand le mari trouvait la maison en désordre, le linge, le «butin» mal rangé dans l'armoire, et les hardes de travail non réparées après deux ou trois jours. Il l'aimait, de toute la force de sa jeunesse intacte, et elle aussi l'aimait à sa façon, fière de se montrer, le dimanche, près du plus bel homme du pays, d'aller avec lui aux noces, aux apports, aux foires quelquefois, lorsque M. Fortier y envoyait son domestique. Elle avait les goûts de sa petite enfance, qui s'était passée dans une boutique de village, à vendre et à bavarder. Ni l'habitation dans la forêt, ni les travaux de la maison ne lui plaisaient, et les poules de son poulailler n'avaient pas, il s'en fallait, la crête nourrie, la plume luisante et le jabot renflé de celles de la voisine, la Justamonde.
– Que veux-tu, finit-elle par dire à Gilbert qui se plaignait, je n'ai l'esprit à rien, parce que tu n'es jamais là. Encore si tu allais à la journée, comme font presque tous les hommes mariés de ton âge, j'aurais plaisir à travailler avec toi au jardin, les jours de chômage, et à tenir la maison en ordre; mais monsieur Honoré Fortier ne te laisse pas une heure; il te prend même souvent le dimanche, parce qu'il dit qu'il a confiance en toi pour garder la Vigie. Tu crois que c'est drôle pour moi! A quoi te sert-il, ton argent?
Gilbert n'avait pas l'air d'entendre la Cloquette; il remontait à la Vigie, avec son chien aux yeux de braise. Adèle Mirette n'était pas méchante. Elle était ce qu'on l'avait faite: une fille qui ne savait rien de son état. En revanche, elle croyait tous les contes superstitieux des campagnes voisines. Pour toute la fortune de M. le marquis, on ne l'aurait pas vue coudre entre Noël et le premier de l'an, ni contrainte de laver «un jour de bonne Dame», elle qui travaillait souvent le dimanche. Les sorts et les sorciers lui faisaient peur, et, quand elle rencontrait le Grollier, elle lui souriait, en se signant secrètement, pour combattre, de deux manières, le mauvais œil du chemineau.
L'eau creuse la pierre et le vent la ronge. Les plaintes de la Cloquette pliaient lentement, et sans qu'il y parût, la volonté de l'homme. Il savait bien qu'il aurait tort de quitter la ferme où il travaillait depuis si longtemps, dont chaque motte avait été foulée par ses sabots et remuée par ses mains. Les mots d'une femme qu'il aimait et qu'il plaignait silencieusement, des propos d'hommes d'une génération nouvelle, et qui commençaient à élever la voix dans les auberges, changeaient le cœur du tâcheron. En 1883, vers le milieu de la fenaison, qui eut lieu de bonne heure, Gilbert eut une discussion avec son patron; il dit, en passant devant une ancienne pâture devenue prairie, et qui se nommait la Chaume basse:
– Vous voulez que je coupe l'herbe, patron; elle n'est pas mûre!
– Elle l'est. Je sais ce que je dis, Gilbert, et c'est moi qui commande ici. – Moi aussi, je sais ce que je dis, et je ne couperai pas de l'herbe qui n'est pas mûre. Ça me dégoûte!
M. Honoré Fortier n'avait peut-être jamais été aussi patient: il ne répliqua pas, et laissa Gilbert monter, avec trois domestiques jeunes et qui avaient entendu, vers un pré plus haut, et où la graine perlait en rosée grise au bout des herbes drues. Mais le soir, comme il revenait, le long d'une trace, tirant le jarret, il fut rejoint par Gilbert Cloquet qui montait vite, la faux sur l'épaule.
– Tu as chaud, à ce que je vois, Gilbert!
– Et autre chose.
– A savoir?
– Que je vas quitter la Vigie à la Saint-Jean.
M. Honoré Fortier s'arrêta. Sa forte face rasée, sculptée par la colère soudaine, devint plus vieille de dix ans.
– Voilà quatre fois que tu le dis, Gilbert. C'est assez. Pourquoi t'en vas-tu?
– Pour être mon maître.
– Sois donc ton maître! Je ne suis plus le tien! Crève de misère si tu veux! Seulement, rappelle-toi bien ce que je vais te dire: ni à présent, ni quand tu seras vieux, jamais je ne te reprendrai.
– Je n'y reviendrai pas, monsieur Fortier.
– Quand même tu te mettrais à genoux, là, sur la terre!.. Rentre à la Vigie: je vas régler ton compte. Et pas à la Saint-Jean: tout de suite!
Gilbert passa devant son patron, et, tandis qu'il s'éloignait, raccourcissant les enjambées pour montrer qu'il n'avait pas peur, il entendit rouler sur les sillons:
– Dix-neuf ans d'amitié! Dix-neuf ans de bonne paye! Tu regretteras ton maître, Gilbert Cloquet!
Un peu plus loin, il entendit encore:
– Tu me fais tort, tu manques à la justice!
Alors, Gilbert tourna la tête, furieux:
– Je vous défends de dire cela! cria-t-il. J'use de mon droit; je ne vous fais pas de tort! Vous me remplacerez!
Mais la voix répliqua, d'en bas:
– Au jour d'aujourd'hui, les bons domestiques ne peuvent être remplacés. Oui, tu me fais grand tort, et, parce que tu t'en vas sans raison, tu manques à la justice!
Au-dessus des sillons, les mots s'éparpillèrent, et les hommes ne se parlèrent plus.
Ce soir-là, Gilbert fit, pour la dernière fois, le chemin qui mène de la ferme au village. Le cœur lui battait quand il approcha du Pas-du-Loup. Il y avait, après le chaud du jour, un engourdissement de toute la terre. Les feuilles de tremble elles-mêmes étaient en paix. L'homme descendait, dans une joie d'orgueil, ne regrettant rien, saluant la maison invisible, enveloppée par les futaies. «Je verrai donc grandir ma petite», disait-il. Une petite fille lui était née, quatre ans plus tôt. Il l'aimait passionnément, mais, de toute la semaine, ne la voyait guère qu'endormie, partant trop tôt, rentrant trop tard pour trouver éveillés les yeux de la petite Marie. Elle avait été l'une des raisons, la seule qu'il s'avouât à lui-même, de la résolution qu'il venait de prendre. Quand il arriva dans la futaie, la petite jouait sur le pas de la porte. Elle tournait le dos. Le père l'enleva dans ses bras, effarouchée, et la baisa bruyamment.
– Petite Marie, c'est un journalier qui t'embrasse! Tu me connaîtras, à présent!»
Une ère nouvelle commença donc pour Gilbert Cloquet. Il avait trente ans. Sa force était connue, sa probité de travailleur aussi: on le demanda tout de suite, dans les fermes, dans les bois. Il eut plus de journées que n'importe lequel de ses nombreux compagnons qui louaient leurs bras. Le régisseur de M. de Meximieu l'engagea pour les foins; d'autres le louèrent pour la moisson. Il fut «son maître»; du moins il crut l'être, et il peina durement, mais plus joyeusement qu'à la Vigie. Le mauvais côté de ce métier de travailleur à la journée ou à la semaine, ce n'était pas le perpétuel changement de travail et de cantonnement, – Gilbert aimait la comparaison qu'il faisait ainsi entre les gens et entre les terres du pays, – c'étaient les chômages, et ce fut aussi, bien vite, le prix trop bas de l'embauchage. Du 15 novembre au milieu de mars, bon ouvrier comme il l'était, il trouvait bien cinquante journées à faire dans les bois. En avril, on le louait dans les fermes, pour aider aux labours de printemps et au cassage des mottes, mais c'était un mauvais mois. En mai, il retournait en forêt, avec sa femme quand elle voulait bien le suivre, pour l'abatage et l'écorçage des baliveaux de chêne; puis venaient les grandes semaines des récoltes, les foins en juin, les blés et les avoines en juillet; puis des temps d'accalmie et de repos forcé; et en cherchant, en se proposant çà et là pour la récolte des pommes de terre et pour les semailles d'automne, il gagnait la Toussaint, la saison où, avec ses compagnons, il s'enfonçait de nouveau dans le bois. Saison dure, mais où l'on vivait avec les compagnons, et que Gilbert aimait.
Il fallait faire souvent trois ou quatre kilomètres, matin et soir, pour gagner le chantier et pour en revenir. Quand le père rentrait, dans la nuit toujours, car on finissait le travail vers cinq heures, un peu avant le coucher du soleil, l'enfant disait:
– Vous aimez trop le bois, papa!
Il l'enlevait à bout de bras, la tournait vers la flamme de l'âtre, afin de voir la joie jeune au fond des yeux que l'enfant avait bridés, vivants et couleur de hêtre en automne, et il répondait en riant:
– C'est pour que vous ne travailliez ni l'une ni l'autre que je travaille dur, ma petite Marie!
Dans la pièce unique qui occupait tout l'espace entre les quatre murs de la maison, – deux lits au fond, une grande cheminée dans le mur de droite, une grande armoire montant en face jusqu'aux solives, une porte et une fenêtre sur la route forestière, quelques ustensiles de ménage pendus à des clous, une huche où l'on serrait les provisions de bouche, un baril de vin calé sur deux bûches fendues, – l'homme ne demeurait jamais longtemps. Le travail l'attirait au loin, et aussi la vie entre hommes, qui devient une habitude, une école et vite une tyrannie.
On causait, en se rendant au travail, par les lignes des bois, en revenant le soir avec la lance sur l'épaule, et aussi à midi, quand tous les bûcherons de la coupe se réunissaient par groupes à l'abri des cordes de moulée, et ouvraient les gibecières pour déjeuner. Gilbert, qui avait le prestige de la taille et la réputation d'un caractère indépendant, était très écouté. On le prenait pour juge, souvent, dans les contestations entre les ouvriers et les commis assermentés qui les surveillaient au nom des marchands de bois. Il se plaignait tout haut, – les autres le faisaient tout bas, – que le salaire fût insuffisant. Un franc cinquante par jour, c'était trop peu, c'était injuste. Et cela encore lui donnait un ascendant sur ses compagnons. Il ne gagnait pas plus que chez M. Fortier, mais la liberté de la vie, et la variété du travail, enlevaient le regret du passé à ce grand bûcheron qui sentait sa jeunesse sûre du lendemain et influente dans le domaine des égaux.
La santé de la Cloquette, qui n'avait jamais été bonne, empirait assez vite. La pauvre femme, minée par un mal sournois, devenait pâle et mince comme un cierge. Elle perdait ses cheveux, ses dents qui lui donnaient son éclatant sourire, et jusqu'au goût de la toilette. La petite Marie, au contraire, plus jolie encore que n'avait été sa mère, élancée, blonde, fraîche avec des yeux vite irrités et charmants quand ils étaient doux, poussait comme un chêne de bordure. Le père ne connaissait rien d'aussi beau qu'elle. Il était, lui si rude avec les hommes, la faiblesse même devant elle. Il la gâtait. Il disait pour s'excuser:
– Je suis trop souvent dehors, pour avoir le droit de la faire pleurer quand je la vois. Tu as tout le temps de te faire aimer d'elle, toi, la femme; moi, je n'ai que l'heure de mon souper.
Quand elle eut dix ans, elle fit, avec les autres enfants de son âge, la première communion. Ce fut une grande fête, et une grande dépense pour les Cloquet. Gilbert avait voulu que Marie fût la mieux habillée du bourg, et la Cloquette avait fait travailler les lingères de Corbigny.
Le matin de la fête, au premier son qui partit du clocher de Fonteneilles et déferla sur la forêt, les quatre voisins des Cloquet, leurs femmes et leurs enfants, c'est-à-dire les Justamond, le père Dixneuf, les Lappe et les Ravoux, sortirent dans le chemin pour contempler Marie en blanc. Ils dirent tous: «Elle est mignonne», mais il n'y eut que la mère Justamond qui l'embrassa avec l'émotion que donne l'intelligence de la religion. Elle murmura quelque chose à l'oreille de l'enfant, qui répondit oui, discrètement. Marie était tout occupée à relever son voile et sa robe, et à marcher bien droit, pour ne pas mettre dans les ornières ses pieds chaussés de souliers blancs. La mère, tous les dix pas, recommandait: «Va pas te salir, Marie!» Il avait plu pendant la nuit. Des gouttes en retard tombaient, de grosses gouttes paresseuses, sur le voile et sur les cheveux ondulés avec peine. Entre les deux falaises de futaies, Marie marchait devant; le père et la mère suivaient, l'un à droite, l'autre à gauche, endimanchés. Gilbert avait même pris le haut de forme qu'on ne met que dans les solennités. Et on aurait dit des chrétiens, dans l'église, un peu plus tard, à les voir silencieux, graves, émus même et regardant souvent la petite, qui était à la seconde place du premier rang, derrière son cierge; mais l'émotion était toute paternelle, maternelle, humaine, et pareille à celle des parents qui conduisent leur fille à son premier bal. Après la messe, et quand le curé, un vieillard courtois et timide, gagné à l'inertie par le désespoir de la vaincre, rentra au presbytère, il trouva dans l'allée sablée la famille Cloquet, qui venait lui offrir ses hommages et des brioches commandées au boulanger du pays. Les brioches lui parurent si grosses qu'il s'en réjouit d'abord, comme d'une preuve de dévotion. Il remercia.
– C'est que, voyez-vous, monsieur le curé, dit Cloquet en caressant sa barbe blonde, nous n'avons jamais eu à nous plaindre de vous; et j'ai voulu vous le marquer. C'est mon habitude de ne point être en retard avec ceux qui sont de nos amis.
– Je n'en suis pas assez, de vos amis, Gilbert Cloquet, mais la pensée est bonne quand même. Merci!
– Au plaisir, monsieur le curé.
– Ramenez la petite pour les vêpres, bien exactement, à deux heures et demie.
Et ce fut tout. La mère et la fille revinrent à deux heures et demie. Elles étaient rouges. On avait beaucoup mangé. Cloquet s'était mis à affiler sa faux, car la saison des foins était venue, et la veille, le garde du château de Fonteneilles avait embauché les faucheurs.
Deux ans plus tard, la Cloquette mourut. Sa fille n'avait pas douze ans. Ce fut un chagrin et une cause de longue inquiétude pour le journalier. Si peu ordonnée, si médiocre ménagère que fut la Cloquette, elle l'était plus encore que sa fille. «Ma petite n'a pas l'âge de se donner tant de mal», disait-elle. L'enfant n'avait pas même appris le peu de cuisine et de couture que la mère aurait pu lui enseigner. Quand la mère fut partie, le père resta huit jours chez lui sans rien faire, comme cela se doit, entre la messe de mort et la messe de service, près de Marie, tâchant de la connaître, de la conseiller, de lui commander quelque travail. Car la fille eût été de force à faire le ménage, si elle avait voulu: elle paraissait avoir quatorze ans, et d'autres disaient seize, tant elle était grande et déjà femme de corps et de manières. Il ne réussit pas. Il se heurta à des caresses, puis à un refus, puis, comme il insistait, à une colère boudeuse, sombre, persévérante comme l'ingratitude. Comme le huitième jour finissait, Cloquet, qui était en train d'enlever les nœuds de crêpe attachés, selon l'usage, à la paille de ses ruches, vit s'approcher la grosse mère Justamond, sa voisine.
– Père Cloquet, dit-elle, j'ai déjà cinq enfants à garder, avec votre fille, ça fera six. Ne vous faites pas de tourment.
Et Marie continua de jouer avec les petits Justamond, et de paresser, en attendant qu'elle eût l'âge d'entrer en apprentissage. Elle voulait être lingère, pour voir du monde et quitter la forêt.
Gilbert fut donc plus mal servi, plus isolé, plus malheureux chez lui qu'autrefois. Il se rejeta entièrement du côté des compagnons de travail, les uns journaliers de toute l'année qu'il rencontrait dans les fermes, les autres, rouliers, maçons, petits propriétaires, retraités, artisans qui, pendant la saison d'hiver allaient au bois avec la cognée, ou avec l'écorçoir au temps de la sève montante. L'obscure tendresse que développe le métier, le besoin d'être plusieurs qui pensent de même et qui s'entr'aident, le fit se louer souvent dans des fermes lointaines, et revenir tard parce qu'on allait boire entre amis, et quelquefois coucher hors de la maison. Ses vêtements étaient en mauvais état, sa barbe s'allongeait, les chiens aboyaient après lui, quand il réapparaissait au hameau. Les voisins disaient: «Gilbert Cloquet s'ensauvage.» Oh! non, il vivait plus complètement, d'une vie passionnée, heurtée, généreuse et inquiète; il vivait pour d'autres et avec d'autres de son métier, dans la corporation renaissante. Et sa nature généreuse s'emplissait d'illusions, de colères et de joies mêlées.
En cette année 1891, et dans les deux qui suivirent, les bûcherons de la Nièvre se liguaient pour obtenir le relèvement des salaires insuffisants. Dans les bois, aux heures de trêve, dans les cabarets, les dimanches, et dans les fermes où les machines, remplaçant les rouleaux et les fléaux, groupaient les hommes par bandes nombreuses, les ouvriers de la terre discutaient les intérêts du métier. Des mots qu'on n'avait point entendus depuis plus d'un siècle montaient sous les taillis ou entre les haies. Quelques très vieux arbres avaient frémi, jadis, au passage de mots semblables. On disait: «Les intérêts communs des ouvriers;… plus d'isolement, les individus sont faibles;… groupons-nous pour soutenir nos droits;… formons une caisse, nous abandonnerons chacun une part de nos salaires.» Les plaintes abondaient, s'exaspéraient l'une par l'autre: «On ne peut vivre! Les marchands nous exploitent! Plus de prix de misère!.. Est-ce que cela suffit, un salaire de un franc vingt à un franc cinquante! Et la femme? Et les mioches? Et les chômages?» Vivre, la vie, l'enfant, la maison, ces mots premiers et pleins gonflaient le cœur des hommes, et quand on avait parlé de la misère, on jetait la menace et le défi aux exploitants qui étaient à Nevers, ou dans les petites villes, ou parmi les campagnes, dans les maisons bâties avec la sève des bois abattus. D'autres mots étaient prononcés, et c'étaient les rêves, auxquels tous ne croyaient pas également, mais qui se mêlaient cependant au sang de tous, car ils étaient dans l'air qu'on respirait, avec l'odeur des bourgeons jeunes et des herbes neuves. On disait: «L'avenir est au peuple. La démocratie va créer un monde nouveau… Le droit au pain, le droit à la retraite, le droit de partager…» Toute la forêt s'agitait cette année-là. Les taillis toujours coupés murmuraient sous les chênes, et disaient: «Nous avons, comme les futaies, le droit au vent du large.»
Gilbert Cloquet, avec sa passion pour la justice, fut des premiers à demander le syndicat. Il parlait sans art, avec une force contenue, et, dans les commencements, avec un peu de bégaiement qui donnait une soudaineté à ses phrases. Mais il savait bien les choses de la contrée, et il avait l'autorité de la réputation parmi les camarades. Il voyagea dans tout le département, pour s'entendre avec les syndicats voisins. Il rédigea des statuts. Pendant des mois il vécut, comme il disait avec orgueil, «pour la justice de tous». L'instituteur de Fonteneilles répétait: «Ce Cloquet doit avoir eu des ancêtres parmi les communistes du Nivernais.» Et il voulait parler de ces communautés paysannes, consacrées par l'ancien droit coutumier, et qui groupaient, au XVIe siècle, les familles de laboureurs et de bûcherons, travaillant sous un chef et héritant entre elles.
Gilbert eut même son heure de célébrité.
Il assistait à la réunion de marchands de bois et d'ouvriers, convoquée par le préfet, à Nevers, le 4 février 1893, et où étaient représentés les syndicats de bûcherons de Chantenay-Saint-Imbert, Saint-Pierre-le-Moutier, Neuville, Fleury, Decize, Sémelay, Saint-Benin-d'Azy, la Fermeté, Molay et d'autres encore. Quand on demanda aux bûcherons d'exposer leurs prétentions, plusieurs voix crièrent: «Cloquet! Cloquet! – Monsieur Cloquet est-il ici?» dit le préfet. «Le journalier Cloquet, présent!» répondit Gilbert. Et ce fut l'occasion d'un premier succès. Puis le grand bûcheron, debout, pas gêné, soutenu par la passion vivante dans tous les cœurs et dans tous les yeux, continua: