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Le Blé qui lève
Le Blé qui lève

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Le Blé qui lève

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Les compagnons l'imitèrent. Une étincelle de joie illumina les yeux des hommes, la joie malsaine de vexer et d'injurier impunément l'adversaire. Ils passèrent. Presque tous cependant soulevèrent leur chapeau, et Ravoux fut du nombre. Plusieurs dirent, s'interrompant de chanter: «Bonsoir, messieurs.» Ils s'éloignèrent dans la direction du village. Une autre troupe arrivait, plus nombreuse.

– Ils reviennent de mes bois, dit M. de Meximieu, et ils insultent celui qui leur donne du pain! Tu les connais, ces gaillards?

Les têtes sortaient de l'ombre, une à une.

– Tous, répondit Michel.

Les hommes s'avançaient, criant ou muets, levant leur chapeau ou restant couverts.

Le jeune homme les nommait à mesure: Lampoignant, Trépard, Dixneuf, Bélisaire Paradis, Supiat, Gilbert Cloquet, – celui-là détournait la tête vers l'autre côté du bois, et saluait quand même, – Fontroubade, Méchin, Padovan, Durgé, Gandhon…

– Gandhon? mais, je le connais moi aussi! C'est un de mes cavaliers d'il y a cinq ans! Tu vas voir ce que je sais en faire! Gandhon?

De la bande un homme se détacha, un grand roux aux yeux rieurs et mobiles, qui avait, malgré le froid, les poignets de sa chemise relevés jusqu'au-dessus du coude et sa veste attachée au cou par un bouton et flottant en arrière.

– C'est bien toi, Gandhon, le cavalier de 1re classe du 3e escadron, à Vincennes, hein, je te reconnais?

En approchant, l'homme s'était découvert.

– Oui, mon général.

– A la bonne heure, tu ne restes pas coiffé comme ces malappris qui passent devant moi comme devant une borne. Tu es donc devenu amateur de grèves?

– Non, je sommes pas en grève, pour le moment.

– Comprends bien, ce n'est pas la grève que je te reprocherais; c'est ton droit; ma famille aussi est en grève.

Le bûcheron haussa les épaules, en riant.

– Vous voulez plaisanter, mon général!

– Mais non. La seule différence avec vous autres, c'est qu'elle est en grève depuis quatre cents ans, ma famille, et qu'elle en a profité pour servir le pays à peu près gratuitement dans l'armée, dans le clergé, dans la diplomatie. Nous n'avons pas changé de maître, nous autres, ni de chanson: c'est toujours la France. Mais toi, voyons, tu te souviens encore du régiment?

– Oui, mon général.

– Tu te rappelles nos manœuvres, en septembre? Et les charges? Et la revue?

– Oui, mon général.

– Est-ce qu'on était mal commandé, mal nourri, mal traité?

L'homme mit une seconde de réflexion avant de répondre, car il sentait que la «politique» allait être en cause. Il répondit: – Mon général, on était bien, je n'ai pas eu à me plaindre.

– Tu vois, Michel, tu vois: il a été formé à mon école, celui-là; il a du bon sens! Dis-moi, Gandhon, tu as tort de te mettre avec ces révoltés-là.

– C'est le parti.

– Du désordre.

– Possible!

L'homme s'était mis en garde, et son visage, qui jusque-là souriait avec embarras, devenait dur et défiant. Le général se redressa. Entre son fils et le bûcheron, il ressemblait à un chêne de futaie à côté de deux baliveaux. Le bras tendu, comme s'il donnait un ordre dans la cour du quartier:

– Je ne veux pas que tu te perdes avec ce monde-là, Gandhon! Je te connais, tu as mauvaise tête, mais, en cas de mobilisation, nous marcherons tous deux, et ce que tu chantais là, tu n'en penses pas un mot!

Il n'y eut pas de réponse.

Le général blêmit. Il s'avança.

– Ce n'est pas possible! Toi, mon soldat! Viens serrer la main de ton général!

Le bûcheron se reculait en ricanant. On l'attendait, on le surveillait. Tout à coup il tourna lentement sur lui-même, et courut en avant, dans la ligne déjà piétinée par les camarades.

– Dites donc, mon général, le règlement défend de tutoyer les soldats!

– C'est par amitié, tu le sais bien!

– Je n'en veux pas!..

Gandhon courait, à grandes enjambées, maladroites à cause des sabots, vers un groupe de camarades arrêtés à cinquante mètres de là. Ils reprirent leur marche. Une voix jeune lança de nouveau un des couplets haineux de la chanson haineuse. Dans l'immense paix trompeuse des bois, les mots passaient, et s'en allaient apprendre au loin que les pires passions politiques avaient envahi les campagnes.

Quand le bruit des pas et des voix eut cessé, M. de Meximieu cessa de regarder l'ombre bleue où tout ce mauvais songe avait disparu, et il regarda son fils, qui était debout à sa droite, son fils moins grand que lui, moins beau, moins bien taillé, semblait-il, pour la vie de lutte, d'audace et de défi. Quoique les ténèbres fussent lourdes déjà, Michel sentit la compassion dédaigneuse, l'espèce de désaveu dont toute sa jeunesse avait été accablée.

– Dis donc, mon petit, ton métier n'est pas drôle avec des brutes comme ces gens-là!

– Que voulez-vous, c'est l'aboutissement…

– De quoi?

– De bien des fautes… Aucun de nous n'est sans responsabilité.

– Ah! mais non! Moi, je n'en ai pas! Je n'en veux pas, de tes responsabilités! Dis-moi donc celle que j'ai eue?.. Quelle misérable espèce! Plus rien! Pas plus de cœur pour la France que mes Arabes de Blida! Et tu les défends!

Une seconde fois, Michel se sentit enveloppé de ce dédain qui s'étendait à tout, aux idées de Michel, à la profession de Michel, au corps médiocre de Michel, au silence que Michel avait gardé tout à l'heure, et que le général avait dû prendre pour de la peur. Il ne retrouva plus la force qu'il s'était promis d'avoir toujours, de discuter, de réfuter, d'expliquer, et de se montrer à la fois respectueux avec son père et conséquent avec soi-même. Il dit:

– Venez, mon père. Puisque vous devez être demain à Paris, venez…

Il releva le col de sa veste. Le général aussitôt déboutonna sa jaquette. Tous deux se mirent à marcher dans le chemin forestier qui ramenait au château. Il faisait très froid; le vent avait déjà bu, sur les branches, la tiédeur amassée pendant le jour; il rebroussait les brindilles, courbait les gaulis et leur arrachait une plainte monotone, comme celle des vies pauvres. L'odeur des feuilles mortes montait plus vive dans l'ombre. Au-dessus des branches, les hauteurs du ciel étaient pâles, et des étoiles commençaient à poindre.

– Reviendrez-vous? demanda Michel. J'ai à peine eu le temps de vous voir.

– Mon commandement à Paris est terriblement assujettissant, mon ami. Et puis il y a le monde, les relations. J'hésite toujours à prendre une permission. Cependant, tu m'as bien dit que le marchand de bois acceptait de payer les chênes nouvellement marqués, avant l'abatage?

– Oui.

– Je reviendrai alors pour l'échéance du 31. Tu as marqué tous les anciens des deux coupes?

– Presque tous.

– Comment, presque? Il me faut les trente mille francs que je t'ai demandés, en quatre termes, et, s'il est possible, en deux. Y sont-ils?

Michel fit un geste évasif.

– Je te dis qu'il me les faut! reprit M de Meximieu en haussant la voix: c'est à toi de les trouver; tu retourneras dans les coupes, dès demain; à défaut d'anciens, tu feras tomber des soixantes, et, à défaut de cadettes, des modernes.

– Non, mon père.

Les deux hommes s'arrêtèrent en plein bois, dans le vent, oublieux l'un et l'autre de l'heure qui pressait le départ. La main du marquis de Meximieu, – un paquet de fils d'acier où passait un courant électrique, – s'abattit sur l'épaule de Michel.

– Dis donc, qui est le maître ici? Je n'ai pas l'habitude de répéter mes ordres.

M. de Meximieu put entrevoir, levé vers lui, un visage aussi ferme, aussi rude d'expression que pouvait être le sien.

– Ce n'est pas possible, mon père. Qu'est-ce que vous faites de l'avenir du domaine?

– Il est à moi, je suppose.

– Vous oubliez que c'est aussi mon avenir, et que ma vie est ici, et que je ne peux pas ravager les bois…

Pour toute raison, le général reprit sa route, en disant:

– Je n'ai qu'une raison à te donner, mon ami, elle vaut toutes les autres: j'ai besoin d'argent.

Ils continuèrent à marcher, vite et sans plus parler, dans les ténèbres. Après quelques minutes la forêt s'ouvrit, les futaies s'écartèrent en ailes géantes hérissées tout au bout par le vent, et entre elles, sur le sol renflé qu'elles avaient dû longtemps occuper, Fonteneilles apparut dans le crépuscule, au milieu des champs libres et montants. C'était un château du XVIIIe siècle, élevé sur une terrasse: un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée ayant sept fenêtres de façade; un toit de tuiles incliné et deux tours rondes, coiffées d'un toit pointu, mais qui ne dépassaient point en hauteur le reste de l'habitation. Ces tours formaient avant-corps aux deux extrémités; elles n'allongeaient point la façade, qui gardait son aspect austère, serré et tassé. Les deux hommes traversèrent une pelouse de peu d'étendue, montèrent les marches du petit escalier de pierre qui conduisait sur la terrasse où s'alignaient, en été, les orangers en caisses, et, tournant à droite, aperçurent dans la cour les lanternes de la victoria qui attendait.

M. de Meximieu qui, en marchant, avait changé non pas d'idée, mais d'humeur, s'arrêta. Il avait si peu vu son fils, pendant ces vingt-quatre heures de séjour à Fonteneilles! Tout un arriéré de questions se présenta à son esprit, en peloton. A l'angle du château dont le mur descendait en oblique et pénétrait dans le sol mouillé, il retint Michel.

– Tu es toujours bien avec tes voisins?

– Ni bien, ni mal, je les rencontre aux foires.

– Drôles de fêtes; pas mondaines. Tu vois Jacquemin, l'ancien lieutenant qui a servi sous mes ordres?

– Je le rencontre; la Vaucreuse est si près. Je suis même allé lui faire visite.

– Il paraît qu'il fait de l'agriculture qui rapporte? C'est un malin.

– C'est un simple.

– Il a une fille, qu'on dit jolie. Est-ce vrai?

– Une enfant: dix-sept ou dix-huit ans.

– Blonde comme la mère, n'est-ce pas?

– Oui, d'un blond rare: des gerbes d'or rouge et d'or jaune assemblées.

– Tiens! tu es connaisseur, mon petit? Sapristi, que la mère était jolie! Pauvre femme! Je me la rappelle, un soir, chez les Monthuilé. Elle n'était pas tout à fait belle, mais elle était la grâce, la joie, la vie.

– Vous l'avez beaucoup connue?

– Non, admirée au passage, saluée, retenue dans mes songes… comme tant d'autres. Et ton nouvel abbé, comment l'appelles-tu?

– Roubiaux.

– Il ne doit pas avoir eu d'agrément, depuis six mois qu'il est ici? Mais je parie que vous vous entendez bien, toi et lui. Tu es peut-être le plus clérical des deux?

– J'ignore, dit Michel sérieusement; nous n'avons jamais causé à fond. Mais il m'a fait bonne impression.

– Allons, tant mieux. Un petit Morvandiau, tout brun?

– Oui.

– Qui a les oreilles sans ourlet et la peau tannée? Timide en diable?

– Pas quand il faut être crâne.

– Oui, c'est lui que j'ai dû croiser hier en venant ici. Il a de fichus paroissiens.

Le général chercha son porte-monnaie, et en tira un billet de cent francs.

– Dis-moi, Michel, ça te fera plaisir de lui remettre cela pour ses œuvres. Ne me nomme pas, c'est inutile. Mais je viens si rarement à Fonteneilles que c'est bien le moins que j'y laisse une aumône.

En prenant le billet, Michel serra la main de son père, qui reprit aussitôt:

– Tu sais que je n'aime pas les effusions. Il est inutile de me remercier… Quoi encore? les réparations? Je n'ai plus le temps de t'en parler. Il y en a d'urgentes…

– Hélas! oui, je vous l'ai écrit…

– Mais je l'ai vu, mon ami, j'ai tout vu!.. le toit, l'écurie, la sellerie, les toits à porcs, la chambre du bassecourier, tout. Il faut remettre cela à la fin du mois. Adieu.

M. de Meximieu s'avança rapidement, sauta dans la voiture.

– Menez bon train, Baptiste… A la gare de Corbigny!

Il se pencha en dehors.

– Dis donc, Michel, est-ce qu'on trouve à louer des autos, à Corbigny?

– Oui.

– J'en louerai une, la prochaine fois. L'âge de la victoria est passé. Adieu!

La voiture était déjà engagée dans l'avenue montante. L'un après l'autre, sous le feu des lanternes, les hêtres au tronc tigré sortirent de l'ombre et y rentrèrent. Puis la victoria tourna à droite, et roula invisible derrière les haies de la route.

Aussitôt après le dîner, très court, – un seul couvert au milieu de la salle à manger, au-dessous des deux lustres voilés de gaze jaune qui avaient éclairé autrefois cinquante convives, – Michel monta dans sa chambre. Il suivit le corridor du premier étage, jusqu'au bout, et poussa la dernière porte à droite. Il était venu à tâtons. Il traversa de même la chambre, et alla s'accouder à la fenêtre, qui ouvrait sur la courte prairie en demi-cercle et sur la forêt.

Le froid semblait avoir diminué, parce que le vent avait faibli. La lune décroissante allait se lever, et déjà sa lumière devait se mêler dans le ciel à celle des étoiles, car les écharpes de brume, étendues au-dessus des futaies, des étangs et des prés, luisaient comme une neige blonde, comme des sillons nouveaux saisis par le givre du matin.

La jeunesse s'émut dans les veines de Michel. Il frissonna de l'amour qui naît de la rencontre de l'âme avec la vie éparse et faite pour elle. Sans ouvrir les lèvres et sans que personne pût l'entendre, il cria à la forêt: «Je suis triste, va, d'avoir diminué ta beauté!» Et son cœur, fermé aux hommes, fut enfin libre de se plaindre. «Abattre des chênes, encore, encore! Des anciens, des cadettes, des modernes! Je ne peux pas refuser. Je ne suis pas le maître. La forêt ne peut cependant pas suffire à ce perpétuel besoin d'argent. Elle est sacrifiée, elle est déshonorée; tout l'avenir, je le détruis… Ce ne sera bientôt plus la forêt, mais le taillis sans une tête qui dépasse l'autre, sans seulement un haut perchoir de bois mort qui arrête un faucon qui passe! Et voilà mon métier! Tout le reste, effort, améliorations, méthodes nouvelles, multiplication des pâtures, machines, mon père ne s'en informe pas. Informé, il oublie de remercier ou d'approuver simplement. Je lui parlerai, quand il reviendra… S'il pouvait me dire alors qu'il m'abandonne une part du domaine, en toute propriété, comme il me l'avait laissé entendre, lorsque je suis venu m'établir ici! La ferme de Fonteneilles, par exemple! Je vivrais, je serais sûr de réussir, je m'engagerais, si l'on veut, à réparer le château! Mais, me faire écouter de mon père! Réussirai-je?.. Peut-être… Voici ce que je ferai…»

Le jeune homme continua de rêver, et de bâtir son projet d'avenir. Il avait raison d'y penser. Personne n'y pensait pour lui. Et il savait que, pour exposer son plan, pour recevoir une réponse, bonne ou mauvaise, il n'aurait qu'une minute ou deux. On trouvait rarement le moyen de discuter, sur quelque sujet que ce fût, avec le général de Meximieu. Ni militaire, ni civil, ni supérieur, ni parent, ne pouvait se flatter d'avoir exposé sa pensée librement et complètement devant cet homme toujours pressé, qui comprenait trop vite, qui marchait en parlant, interrompait, se souvenait, trouvait une formule heureuse et d'ailleurs souvent juste, s'en contentait et s'y tenait. Chez lui aucune économie, d'aucune sorte, mais l'élan, la brusquerie, l'habitude de ruer, de galoper, puis de tourner court. Ceux qui le connaissaient peu croyaient que c'était là de sa part une habileté; ceux qui le connaissaient bien savaient que c'était une nature, une façon vagabonde et pour lui-même tyrannique de dépenser la force d'un corps qui ne vieillissait pas et d'un esprit qui n'avait pas mûri. Il était l'être en perpétuel mouvement, fait pour agir et pour entraîner, mais il n'était pas le juge qui pèse deux opinions. La faculté d'examen était demeurée, chez lui, rudimentaire; le délai qu'elle suppose lui paraissait une faiblesse; le goût de la vie intérieure lui faisait défaut, et de même tout sentiment d'intimité. C'était une des raisons qui l'avaient empêché de bien connaître Michel et d'être connu de lui.

Une seconde raison avait, il est vrai, fait de ce père et de ce fils des esprits étrangers l'un à l'autre, et irrités par ce sentiment de la distance et de l'inconnu qui les séparaient. Plusieurs fois, en ces dernières années, les journaux avaient publié les états de service du général de Meximieu. Carrière rapide, où la faveur n'avait eu qu'une part secondaire. Ils étaient les suivants: «Philippe de Meximieu, né à Paris le 15 novembre 1843; – sorti de l'école de Saint-Cyr en 1864 et nommé sous-lieutenant au 5e dragons, à Pont-à-Mousson; – lieutenant au même régiment, à Maubeuge, en 1870; – blessé pendant la guerre, cité à l'ordre du jour et décoré; – capitaine au 2e dragons, à Chartres, en 1871; – chef d'escadrons au 5e chasseurs d'Afrique, à Blida, en 1881; – lieutenant-colonel au 6e cuirassiers à Cambrai, en 1887; – colonel du 1er cuirassiers à Paris, en 1892; – général commandant la brigade de dragons, à Vincennes, en 1897; – général de division, commandant la 1re division de cavalerie à Paris, en 1901.»

C'est à Chartres, en 1879, que le capitaine de Meximieu épousait Benoîte de Magny. Il avait plus de trente-cinq ans. Elle en avait vingt-sept, Michel naissait l'année suivante, et, peu après, le capitaine, nommé chef d'escadrons, était envoyé à Blida. Il avait «demandé l'Afrique» autrefois. On la lui donnait au moment où il ne la désirait plus. Il n'hésita pas un instant à partir. Mais madame de Meximieu refusa de le suivre. Elle donna pour raison la santé de l'enfant. Il n'y eut pas de discussion. «Comme vous voudrez; je suis soldat; je marche au clairon, comme vous au piano,» Mais le ménage avait vécu. Madame de Meximieu s'installa à Paris, dans la même maison où habitait sa mère, madame de Magny, à l'étage au-dessus. Six années passèrent ainsi, après lesquelles M. de Meximieu, ayant pris garnison à Cambrai, elle obtint plus aisément encore, comme une chose désormais indifférente, ce qu'elle appelait «une prolongation de congé».

L'habitude était prise, de part et d'autre. Quand l'officier revint à Paris pour commander le 1er cuirassiers, il trouva que son fils n'était plus un enfant, et qu'il n'était plus temps de faire des rêves d'éducation. La période décisive était déjà close. Onze ans ne font pas un homme, mais ils le destinent: ils font pour lui de l'irrévocable. Michel ne serait, ni physiquement, ni moralement, le soldat qui continuerait la tradition de la race. Une sorte de mélancolie, une sensibilité muette et hautaine, et déjà le pouvoir de souffrir à l'écart, accusaient entre le fils et le père, entre le fils et la mère, une différence de caractère que l'éducation première avait accrue. Michel, confié d'abord à des gouvernantes, venait d'être placé, comme externe surveillé, à l'Institution Chaperot, «vieille maison de famille», disait le prospectus, établie dans le quartier des Ternes, et dirigée par une association de professeurs et de répétiteurs laïques. Le choix de cette maison neutre, à égale distance du collège catholique et du lycée, avait été arrêté de commun accord entre monsieur et madame de Meximieu. Celle-ci avait elle-même désigné l'Institution Chaperot, dont elle connaissait l'aumônier, externe également et surveillé. Michel partait de bonne heure de la maison paternelle, et rentrait pour trouver sa mère qui s'apprêtait pour sortir, cinq jours sur sept. Le colonel dînait plus tard, ou dînait au cercle. L'enfant avait eu, dès ses premières années, le sentiment qu'il était de trop. Cette pensée continua de peser sur sa jeunesse. A dix-huit ans, la douleur s'était précisée. Au lendemain du baccalauréat, un soir, – comme il se rappelait nettement les détails: l'heure que marquait la pendule de Boulle; le demi-cercle des sièges orientés par les visiteuses qui avaient défilé toute l'après-midi; le père debout et appuyé à la cheminée; la mère assise dans une bergère bleue! – il avait subi un autre examen plus court, plus dur; «Eh bien! Michel, quelle carrière choisis-tu? Il n'y en a qu'une seule que je t'interdise: l'armée. – Pourquoi! – Elle n'est plus ce qu'elle était, et puis tu n'es pas taillé pour être soldat.» Un coup d'œil avait complété la pensée, la pensée cruelle. L'enfant n'était pas devenu le demi-dieu qu'on avait rêvé. Il ne semblait pas appartenir à la race légendairement belle des Meximieu; il ne serait pas le cavalier élégant, l'homme de guerre né, orgueil des soldats et fierté secrète des foules, comme était le général Philippe de Meximieu, comme l'avaient été le grand-père, l'arrière-grand-père, et le maréchal auquel Louis XIV avait dit: «Meximieu, il n'y a qu'une seule des filles d'honneur de la reine qui ait la taille mieux faite que vous». Michel avait deviné le commentaire. «Rassurez-vous, avait-il répondu, je serai laboureur.»

Il s'y était résolu, bien avant qu'on lui demandât une réponse. Il aimait, d'un amour hérité sans doute de lointains aïeux, de l'amour aussi d'un enfant dont le monde a souri, les bois, les herbages, la solitude que la rencontre des paysans ne détruit pas, le château où survivaient quelques souvenirs du passé familial. Il voulait reprendre la tradition d'une partie des siens, le rôle noble et utile de terrien libéral et savant, refaire les forêts, repeupler les étables, introduire les modes de culture nouveaux, servir la terre et par elle la France. Les seuls beaux jours qu'il se rappelât, c'étaient, au retour de la saison de Trouville, chaque année, les trois ou quatre semaines du début de l'automne passées à Fonteneilles.

Très peu de temps après cette conversation qui décidait de sa vie, Michel partait pour le Nord, et suivait les cours de l'école d'agriculture que dirigeaient les Frères de la Doctrine chrétienne à Beauvais. L'année suivante, il faisait son service militaire à Bourges. Et enfin, au milieu de novembre 1900, il arrivait à Corbigny. Par un jour languissant et doré, il traversait la forêt de Fonteneilles; il se découvrait en apercevant les toits du château abandonné; il écoutait avec ravissement le bruit des contrevents, que la main du garde Renard poussait, l'un après l'autre; il entrait; il caressait la pierre des murs; il était chez lui.

Cinq ans passés! Que d'efforts! Que de projets! Quelle intimité consolatrice entre la terre et l'enfant d'ancienne race qui lui était revenu! Cinq ans très rapides, très remplis, sans événement, le temps de connaître son métier, de diminuer, chez quelques hommes, les préjugés et les inimitiés grandis pendant l'absence, de préparer des plans d'avenir, de goûter tout le soleil et toute l'ombre de chez soi. Et voici que M de Meximieu menaçait de tout compromettre, avec ses demandes d'argent. C'est le domaine qui aurait eu besoin de ce capital, c'est le château…

La lumière augmentait au-dessus de la forêt, et les franges flottantes de la brume devaient voir déjà le globe rouge de la lune entre les collines. Un chien «criait au perdu», très loin, vers le lac de Vaux. Des vols légers, oiseaux de passage ou de maraude, chuchotaient dans la nuit.

Comment faire, pour obtenir que le général assurât l'avenir de son fils? Qui pourrait lui parler? Qui? Peut-être, tout simplement madame de Meximieu. Elle était bonne cette mère toujours blonde malgré la cinquantaine, très bonne. Sans doute il ne dépendait pas d'elle de constituer en dot la ferme et le château, qui ne lui appartenaient pas. Mais elle ne refuserait pas d'intervenir, de solliciter, de plaider. Elle recommandait habilement les jeunes officiers qui lui confiaient leurs intérêts; n'était-ce pas le tour de Michel à présent? Elle ne ferait point d'objections. Elle aimait son fils d'une affection déconcertante et cependant véritable. Longtemps, elle lui en avait voulu de ne pas être une fille, une fille qu'elle eût gâtée, adulée, gardée près de soi. Mais depuis que Michel habitait la Nièvre, elle était venue deux fois à Fonteneilles, par tendresse, par besoin de revoir son fils et de l'encourager. Les forêts ni les prés ne l'attiraient; elle avait horreur de la campagne: quelles bonnes promenades cependant, quel empressement à s'informer des choses rurales! «Tu vas me montrer ton bélier de Rambouillet!.. Fais-moi voir la différence entre un chêne et un hêtre?.. Peux-tu faire semer du blé devant moi, à la volée? Il paraît que c'est très joli…»

Oui, elle serait une alliée, à l'occasion. Par elle ou autrement il fallait défendre le domaine et s'y maintenir. Là était peut-être la richesse à venir, peut-être le bonheur; là était sûrement la vie utile. La vision des bûcherons en troupe, chantant l'Internationale et provoquant le général de Meximieu, le chef militaire, le descendant d'une race féodale, le riche, traversa l'esprit du jeune homme. Ses lèvres s'allongèrent, et il regarda dans la nuit, avec un sourire triste, ces fumées onduleuses des futaies paternelles, sous lesquelles avait couru tantôt le chant de la haine.

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