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Le tour de la France par deux enfants
– Mon Dieu, Julien, puisque vous aimez tant la Lorraine et que j'ai commencé à vous parler des grands hommes qu'elle a donnés à la patrie, je veux bien continuer.
Julien approcha sa petite chaise pour mieux entendre; car la machine à coudre faisait du bruit et il ne voulait pas perdre une parole.
– Vous saurez d'abord, Julien, que, toutes les fois qu'il s'est agi de défendre la France, la Lorraine a fourni des hommes résolus et de grands capitaines. Vous vous rappelez que la Lorraine est placée sur la frontière française: nous sommes donc, nous autres Lorrains, comme l'avant-garde vigilante de la patrie, et nous n'avons pas manqué à notre rôle: nous avons donné à la France de grands généraux pour la défendre. Nancy a vu naître Drouot, fils d'un pauvre boulanger, célèbre par ses vertus privées comme par ses vertus militaires, et que Napoléon Ier appelait le sage. Bar-le-Duc, le chef-lieu du département de la Meuse, nous a donné Oudinot, qui fut blessé trente-cinq fois dans les batailles, et Exelmans, autre modèle de bravoure. Le général Chevert, de Verdun, défendit une ville avec quelques centaines d'hommes seulement et donna l'exemple d'une valeur inflexible. Et votre ville de Phalsbourg, petit Julien, elle a vu naître le maréchal Lobeau, encore le fils d'un boulanger, qui devint un de nos meilleurs généraux et dont on disait: «il est invariable comme le devoir.»
Mais si les hommes, en Lorraine, se sont illustrés à défendre la patrie, sachez qu'une femme de la Lorraine, une jeune fille du peuple, Jeanne Darc s'est rendue encore plus célèbre. Écoutez son histoire.
I. Jeanne Darc était née à Domremy, dans le département des Vosges où nous sommes, et elle n'avait jamais quitté son village.
Bien souvent, tandis que ses doigts agiles dévidaient la quenouille de lin, elle avait entendu dans la maison de son père raconter la grande misère qui régnait alors au pays de France. Depuis quatre-vingts ans la guerre et la famine duraient. Les Anglais étaient maîtres de presque toute la France; ils s'étaient avancés jusqu'à Orléans et avaient mis le siège devant cette ville; ils pillaient et rançonnaient le pauvre monde. Les ouvriers n'avaient point de travail, les maisons abandonnées s'effondraient, et les campagnes désertes étaient parcourues par les brigands. Le roi Charles VII, trop indifférent aux misères de son peuple, fuyait devant l'ennemi, oubliant dans les plaisirs et les fêtes la honte de l'invasion.
Lorsque la simple fille songeait à ces tristes choses, une grande pitié la prenait. Elle pleurait, priant de tout son cœur Dieu et les saintes du paradis de venir en aide à ce peuple de France que tout semblait avoir abandonné.
Un jour, à l'heure de midi, tandis qu'elle priait dans le jardin de son père, elle crut entendre une voix s'élever: – Jeanne, va trouver le roi de France; demande-lui une armée, et tu délivreras Orléans.
Jeanne était timide et douce; elle se mit à fondre en larmes. Mais d'autres voix continuèrent à lui ordonner de partir, lui promettant qu'elle chasserait les Anglais.
Persuadée enfin que Dieu l'avait choisie pour délivrer la patrie elle se résolut à partir.
Tout d'abord elle fut traitée de folle, mais la ferme douceur de ses réponses parvint à convaincre les plus incrédules. Le roi lui-même finit par croire à la mission de Jeanne, et lui confia une armée.
A ce moment les Anglais étaient encore devant Orléans, et toute la France avait les yeux fixés sur la malheureuse ville, qui résistait avec courage, mais qui allait bientôt manquer de vivres. Jeanne, à la tête de sa petite armée, pénétra dans Orléans malgré les Anglais. Elle amenait avec elle un convoi de vivres et de munitions.
Les courages se ranimèrent. Alors Jeanne, entraînant le peuple à sa suite, sortit de la ville pour attaquer les Anglais.
Dès la première rencontre, elle fut blessée et tomba de cheval. Déjà le peuple, la croyant morte, prenait la fuite: mais elle, arrachant courageusement la flèche restée dans la plaie et remontant à cheval, courut vers les retranchements des Anglais. Elle marchait au premier rang et enflammait ses soldats par son intrépidité: toute l'armée la suivit, et les Anglais furent chassés. Peu de jours après, ils étaient forcés de lever le siège.
Après Orléans, Jeanne se dirigea vers Reims, où elle voulait faire sacrer le roi. D'Orléans à Reims la route était longue, couverte d'ennemis. Jeanne les battit à chaque rencontre, et son armée entra victorieuse à Reims, où le roi fut sacré dans la grande cathédrale.
Jeanne déclara alors que sa mission était finie et qu'elle devait retourner à la maison de son père. Mais le roi n'y voulut pas consentir et la retint en lui laissant le commandement de l'armée.
II. Bientôt Jeanne fut blessée à Compiègne, prise par trahison et vendue aux Anglais qui l'achetèrent dix mille livres. Puis les Anglais la conduisirent à Rouen, où ils l'emprisonnèrent.
Le procès dura longtemps. Les juges faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour embarrasser Jeanne, pour la faire se contredire et se condamner elle-même. Mais elle, répondant toujours avec droiture et sans détours, savait éviter leurs embûches.
– Est-ce que Dieu hait les Anglais? lui demandait-on. – Je n'en sais rien, répondit-elle; ce que je sais, c'est qu'ils seront tous mis hors de France, sauf ceux qui y périront.
On lui demandait encore comment elle faisait pour vaincre:
– Je disais: «Entrez hardiment parmi les Anglais,» et j'y entrais moi-même.
– Jamais, ajouta-t-elle, je n'ai vu couler le sang de la France sans que mes cheveux se levassent.
Après ce long procès, après des tourments et des outrages de toute sorte, elle fut condamnée à être brûlée vive sur la place de Rouen.
En écoutant cette sentence barbare, la pauvre fille se prit à pleurer. «Rouen! Rouen! disait-elle, mourrai-je ici?» – Mais bientôt ce grand cœur reprit courage.
Elle marcha au supplice tranquillement; pas un mot de reproche ne s'échappa de ses lèvres ni contre le roi qui l'avait lâchement abandonnée, ni contre les juges iniques qui l'avaient condamnée.
Quand elle fut attachée sur le bûcher, on alluma. Le Frère qui avait accompagné Jeanne Darc était resté à côté d'elle, et tous les deux étaient environnés par des tourbillons de fumée. Jeanne, songeant comme toujours plus aux autres qu'à elle-même, eut peur pour lui, non pour elle, et lui dit de descendre.
Alors il descendit et elle resta seule au milieu des flammes qui commençaient à l'envelopper. Elle pressait entre ses bras une petite croix de bois. On l'entendit crier: Jésus! Jésus! et elle mourut.
Le peuple pleurait: quelques Anglais essayaient de rire, d'autres se frappaient la poitrine, disant: – Nous sommes perdus; nous avons brûlé une sainte.
Jeanne Darc, mon enfant, est l'une des gloires les plus pures de la patrie.
Les autres nations ont eu de grands capitaines qu'ils peuvent opposer aux nôtres. Aucune nation n'a eu une héroïne qui puisse se comparer à cette humble paysanne de Lorraine, à cette noble fille du peuple de France.
Dame Gertrude se tut; Julien poussa un gros soupir, car il était ému, et comme il gardait le silence en réfléchissant tristement, on n'entendait plus que le bruit monotone de la machine à coudre.
Au bout d'un moment, Julien sortit de ses réflexions.
Oh! Mme Gertrude, s'écria-t-il, que j'aime cette pauvre Jeanne, et que je vous remercie de m'avoir dit son histoire!
XXVIII. – Les bons certificats d'André. – La mairie. – L'honnêteté et l'économie
Si tu es honnête, laborieux et économe, aie confiance dans l'avenirCependant le temps s'écoulait: il y avait un mois qu'André et Julien étaient à Épinal; on songeait déjà au départ. Le patron d'André, qui n'avait que des louanges à faire du jeune garçon, lui avait procuré des papiers en règle, un livret bien en ordre, un certificat signé de lui-même avec le sceau de la mairie, puis l'attestation du maire de la ville déclarant qu'André et Julien étaient de braves et honnêtes enfants, et qu'ils avaient passé laborieusement leur temps à Épinal, l'un à l'école, l'autre chez son patron. La mère Gertrude avait voulu, elle aussi, se porter garante des jeunes orphelins, et de sa plus belle écriture elle avait joint son témoignage à celui de M. l'instituteur, à ceux du patron d'André et du maire.
Nos jeunes garçons étaient bien contents. – Comme c'est bon, disait André, d'avoir l'estime de tous ceux avec lesquels on vit! – Et Julien frappait de joie dans ses deux mains en regardant les précieux papiers.
Quand il fut question de régler le prix de la pension chez la mère Gertrude, elle leur dit:
– Mes enfants, voilà un mois que nous sommes ensemble, je suis économe, comme vous savez; aussi j'ai déployé toutes mes finesses pour que nous ne dépensions pas trop d'argent. André m'a remis chaque semaine ce qu'il gagnait; je me suis arrangée pour ne pas tout dépenser. Voilà deux belles pièces de cinq francs qui restent sur les journées d'André, et nous allons les joindre à la petite réserve que vous m'avez confiée en arrivant. – Oh! Madame Gertrude, dit André, il n'est pas possible que vous ayez si peu dépensé pour nous; à ce compte-là vous devez être en perte et nous serions trop riches.
– Non, non, dit obstinément l'excellente petite vieille; soyez tranquille, André, je ne suis point en perte, et j'ai eu tant de plaisir à vous avoir avec moi que ma vieille maison va me paraître vide à présent et mes années plus lourdes à porter. Hélas! la belle jeunesse ressemble au soleil, elle réchauffe tout ce qui l'entoure.
– Oh! Madame Gertrude, dit Julien ému en l'embrassant de tout son cœur, nous penserons souvent à vous et nous vous écrirons quand nous aurons rejoint notre oncle.
– Oui, mes enfants, il faudra m'écrire; et si vous vous trouviez dans l'embarras, adressez-vous à moi. Je ne suis pas riche, mais je suis si économe que je trouve toujours moyen de mettre quelques petites choses de côté. L'économie a cela de bon, voyez-vous, que non seulement elle vous empêche de devenir à charge aux autres, mais encore elle vous permet de secourir à l'occasion ceux qui souffrent.
– Madame Gertrude, nous allons tâcher de faire comme vous, dirent les deux enfants: nous allons être bien économes. Nous sommes tout fiers d'avoir tant d'argent!.. cela nous donne bon courage et bon espoir.
XXIX. – La Haute-Saône et Vesoul. – Le voiturier jovial. – La confiance imprudente
Ne vous fiez pas étourdiment à ceux que vous ne connaissez point. On ne se repent jamais d'avoir été prudentDepuis que le jour du départ était fixé, la mère Gertrude s'était mise en quête pour trouver aux enfants l'occasion d'une voiture. Après bien des peines et au prix d'une légère gratification, elle découvrit un voiturier qui allait à Vesoul et le décida à prendre les enfants avec lui.
Le lendemain, de grand matin, elle les conduisit à la place où le voiturier avait donné rendez-vous, et après s'être embrassés plus d'une fois, on se sépara les larmes aux yeux et le cœur bien gros.
Il était à peine quatre heures du matin lorsque la voiture quitta Épinal; aussi le soir même les enfants étaient à Vesoul, c'est-à-dire en Franche-Comté. Vesoul est une petite ville de dix mille âmes située au pied d'une haute colline dans une vallée fertile et verdoyante. Le département de la Haute-Saône, dont elle est le chef-lieu, est peut-être le plus riche de France en mines de fer, et de nombreux ouvriers travaillent à arracher le minerai de fer dans les profondes galeries creusées sous le sol.
André et Julien ne connaissaient personne à Vesoul: là, il n'y avait plus pour eux d'amis; il fallut payer pour le lit et la nuit, entamer la petite réserve pour acheter à déjeuner, et ne plus compter que sur ses jambes pour faire la route.
Malgré cela, après avoir dormi une bonne nuit, les enfants le lendemain partirent gaîment de Vesoul et prirent la grande route de Besançon. Le soleil brillait: de petits nuages flottaient en l'air à une grande hauteur.
– Nous aurons beau temps! dit Julien.
– Oui, répondit André, si ces nuages se maintiennent aussi hauts qu'ils le sont à présent.
Les deux enfants espéraient coucher à moitié chemin et arriver à Besançon le lendemain soir. Malheureusement, après quelques kilomètres de marche, ils virent le ciel se couvrir de nuages, André s'arrêta un instant pour observer l'horizon.
Les nuages avaient grossi et s'étaient arrondis comme des balles de coton; quelques-uns étaient bas et noirâtres.
– Hâtons le pas, Julien, dit André, car les nuages semblent annoncer la pluie.
Bientôt, en effet, les deux enfants sentirent de grosses gouttes. Apercevant un hangar abandonné qui se trouvait au bord de la route, ils s'y abritèrent et attendirent patiemment que la pluie cessât. Plusieurs heures se passèrent; mais la pluie tombait toujours avec violence.
– Quel malheur! pensait André, voilà un jour de retard. Il nous faudra aller coucher au petit village que j'aperçois d'ici. Et s'il pleut encore demain!..
A ce moment, Julien vit passer sur la route une carriole qui s'en allait dans la direction de Besançon. C'était un boisselier de Besançon qui revenait d'une foire où il était allé vendre des boisseaux, des litres en bois de chêne, des seaux, soufflets et tamis. Il avait aussi dans sa voiture des objets de vannerie, paniers et corbeilles de toute sorte. Il allait vite, car sa marchandise n'était pas lourde.
– Mon Dieu! André, s'écria Julien, si nous demandions à ce voiturier de nous prendre avec lui en payant quelque chose: cela ne vaudrait-il pas mieux? – Essayons, dit André.
Ils coururent et poliment expliquèrent au conducteur l'embarras où la pluie les mettait. Le voiturier avait l'air souriant, le visage fort enluminé, les manières joviales, mais un peu grossières.
– Montez, mes gaillards, dit-il, et donnez-moi quinze sous; vous serez ce soir à Besançon.
André hésita un instant.
– Est-il bien sage, pensait-il, de nous confier à un homme que nous ne connaissons pas et dont les manières n'inspirent pas grand respect?
Mais au même moment la pluie et le vent redoublèrent, et la carriole protégée par une bonne toile cirée promettait aux enfants un abri bien agréable. André se décida à tenter l'aventure. Il donna ses quinze sous, non sans un peu d'inquiétude, et s'installa avec Julien au fond de la carriole, parmi les boisseaux et les corbeilles. Le cocher fouetta son cheval hardiment, et l'on arriva bientôt à un village: on le traversa au bruit retentissant des clic clac, et en galopant si fort que la carriole allait de droite et de gauche avec mille cahots.
Julien était ravi: – Comme on marche vite! dit-il tout bas à André; nous serons ce soir de bonne heure à Besançon. Cela vaut bien quinze sous, vraiment.
Mais l'enthousiasme du cocher et l'ardeur du cheval tombèrent subitement devant la dernière maison du village, qui était une auberge. Là, des buveurs attablés chantaient bruyamment.
– Eh! eh! les enfants, dit le joyeux voiturier, il faut se rafraîchir un peu… Ici le vin est bon… Une bouteille de vin ne fait jamais de mal.
– Merci, monsieur, dit André tout interdit, car il s'aperçut que leur conducteur, en sautant par terre, avait chancelé comme un homme qui a bu déjà, et il commençait à soupçonner que les belles couleurs du jovial cocher tenaient sans doute à la boisson.
– Mon Dieu! dit-il tout bas à Julien, nous avons agi comme des étourdis et des imprudents en nous adressant au premier venu et en lui donnant notre argent. Je crains bien que nous n'ayons à nous en repentir. Cet homme a l'air pris de vin.
Le petit Julien confus garda le silence.
XXX. – Le cabaret. – L'ivrognerie
Les ivrognes sont un fléau pour leur pays, pour leur famille et pour tous ceux qui les entourentLe voiturier avait attaché son cheval à la porte de l'auberge, et sans plus s'occuper des enfants restés dans la carriole, il était allé s'attabler avec les gens qui buvaient. Bientôt, on entendit sa grosse voix se mêler aux cris et aux rires des ivrognes. Dans le cabaret, empesté par les vapeurs du vin et la fumée du tabac, c'était un tumulte assourdissant. A mesure que les verres se vidaient, les chants et les rires firent place aux disputes, et l'on voyait, à travers les carreaux blanchis, s'agiter en gesticulant les ombres des buveurs.
– Que mon père avait raison, s'écria André, de fuir les cabarets comme la peste! Certes, notre conducteur serait bien mieux chez lui à cette heure, avec sa femme et ses enfants, que dans ce cabaret enfumé où il est en train de dépenser nos quinze sous.
– Et nous donc, ajouta Julien, nous serions bien mieux à Besançon!
– Le temps passait; les bouteilles de vin se succédaient sur la table, et le voiturier ne sortait point de l'auberge: on eût dit qu'il se croyait au but de son voyage.
La pluie tombait à verse et coulait en ruisseaux bruyants sur la toile cirée de la voiture et sur les harnais du cheval. Le pauvre animal, de temps à autre, se secouait patiemment comme un être habitué depuis longtemps à tout subir.
André n'y tint plus. Il sortit de la carriole et, entrant dans l'auberge, il rappela au voiturier poliment, mais avec fermeté, l'heure qu'il était.
– Eh bien! dit l'homme d'une voix avinée, si vous êtes plus pressé que moi, partez devant, vagabond.
André allait riposter avec énergie, mais l'aubergiste le tira par le bras.
– Taisez-vous, dit-il, cet homme est, à jeun, le plus doux du monde; mais, quand il a bu, il n'y a pas de brute pareille: il assomme son cheval de coups, et il en ferait autant du premier venu qui le contredirait.
– Mais, dit André, je l'ai payé d'avance pour nous emmener ce soir à Besançon.
– Vous avez eu tort, dit sèchement l'aubergiste. Pourquoi payez-vous d'avance des gens que vous ne connaissez pas? Et maintenant vous aurez tort de nouveau si vous voulez raisonner avec un homme qui n'a plus sa raison.
André, tout pensif, retourna trouver Julien au fond de la carriole. Les deux enfants, bien désolés, décidèrent qu'il fallait reprendre leurs paquets sur leur dos et se remettre en marche malgré la pluie, pour faire à pied les seize kilomètres qui leur restaient, plutôt que de continuer la route avec un homme ivre et brutal.
Au même moment le charretier sortit de l'auberge, sa pipe à la main, jurant comme un forcené contre la pluie, contre son cheval, contre les deux enfants, contre lui-même. Il monta dans sa carriole avant que les enfants surpris eussent eu le temps d'en descendre, et sangla son cheval d'un coup de fouet. La carriole se remit en marche au grand galop, vacillant par bonds d'un côté, puis de l'autre, tant le cheval excité à force de coups marchait vite.
Le petit Julien était transi de peur: il eût voulu être à cent lieues de là. André lui-même, prévenu par l'aubergiste, n'était pas rassuré et n'osait souffler mot. Les deux enfants, se serrant l'un contre l'autre au fond de la voiture, n'avaient qu'un désir: se faire oublier de l'ivrogne, qui ne cessait de vociférer comme un furieux. A chaque passant qu'on rencontrait il adressait des injures et des menaces; il jurait d'une voix chevrotante qu'il ferait un mauvais coup parce qu'un vaurien l'avait insulté à l'auberge.
Plus d'une heure se passa ainsi. Les deux enfants épouvantés et silencieux réfléchissaient tristement. – «Mon Dieu! pensait André, que l'ivresse est un vice horrible et honteux!»
Pour le petit Julien, il était si désolé de se voir en cette vilaine compagnie, que tout lui eût paru préférable à ce supplice. Il se rappelait presque avec regret la nuit passée sur la montagne au milieu du brouillard sous la conduite de son frère, et elle lui semblait plus douce mille fois que ce voyage en la société d'un homme devenu pareil à une brute.
Il pensait aussi à leur petite maison de Phalsbourg, où ils retrouvaient leur père le soir après la journée de travail, et il se disait:
– Oh! combien sont heureux ceux qui ont une famille, une maison où on les aime, et qui ne sont pas forcés de voyager sans cesse avec des gens qu'ils ne connaissent point.
XXXI. – L'ivrogne endormi. – Une louable action des deux enfants. – La fraternité humaine
Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fîtUne grande heure se passa ainsi dans l'anxiété. Le cheval allait comme le vent, car les coups pleuvaient sur lui plus drus que grêle.
Enfin à la longue l'ivrogne, appesanti par le vin, cessa de jurer et de fouetter; il se renversa en arrière sur son siège et finit par s'endormir du lourd sommeil de l'ivresse. Aussitôt le cheval, de lui-même, comme s'il devinait cet incident prévu, ralentit le pas peu à peu: bientôt même il s'arrêta tout à fait, heureux sans doute de souffler à l'aise après la course folle qu'il venait d'exécuter.
L'ivrogne ne bougea point: il ronflait à poings fermés.
Alors nos enfants, pris d'une même idée tous les deux, se levèrent sans bruit, saisissant leurs petits paquets de voyageurs et leurs bâtons. Ils enjambèrent doucement par dessus le voiturier, et d'un saut s'élancèrent sur la grande route, courant à cœur joie, tout aises d'être enfin en liberté.
– Oh! André, s'écria Julien, j'aimerais mieux marcher à pied toute ma vie, par les montagnes et les grands bois, que d'être en compagnie d'un ivrogne, eût-il une calèche de prince.
– Sois tranquille, Julien, nous profiterons de la leçon désormais, et nous ne nous remettrons plus aux mains du premier venu.
Pendant ce temps le cheval, surpris en entendant sauter les enfants, s'était mis à marcher et les avait devancés. Comme le voiturier dormait toujours, la voiture s'en allait au hasard, effleurant les fossés et les arbres de la route.
Par un moment, une des roues passa sur un tas de pierres; la carriole chancela prête à verser dans le fossé, qui, à cet endroit, était profond.
– Mon Dieu! dit André, il va arriver malheur à cet homme.
– Tant pis pour lui, dit Julien, qui gardait rancune à l'ivrogne; il n'aura que ce qu'il mérite.
André reprit doucement: – Peut-être sa femme et ses enfants l'attendent-ils en ce moment, Julien; peut-être, si nous l'abandonnons ainsi, le verront-ils rapporter chez eux blessé, sanglant, comme l'était notre père.
En entendant ces paroles, Julien se jeta au cou de son frère: – Tu es meilleur que moi, André, s'écria-t-il; mais comment faire?
– Marchons à côté du cheval, nous le tiendrons par la bride. Si le voiturier s'éveille, nous nous sauverons.
– Et s'il ne s'éveille point?
– Nous verrons alors ce qu'il y a de mieux à faire. En tout cas, nous avons commis une étourderie ce matin en nous liant avec lui si rapidement; ne faisons pas ce soir une mauvaise action en l'abandonnant sur la grande route. Un honnête homme ne laisse point sans secours un autre homme en danger, quel qu'il soit. Nous sommes tous frères.
XXXII. – Une rencontre sur la route. – Les gendarmes. – Loi Grammont, protectrice des animaux
Quand on n'a rien à se reprocher, on n'a point sujet d'avoir peurLes deux enfants hâtèrent le pas et rejoignirent le cheval; ils marchèrent auprès de lui, le dirigeant et l'empêchant de heurter la voiture aux tas de pierres.
Ils allèrent ainsi longtemps, et l'ivrogne ne s'éveillait point. Julien était exténué de fatigue, car le pas du cheval était difficile à suivre pour ses petites jambes, mais il avait repris son courage habituel. – Ce que nous faisons est bien, pensait-il, il faut donc marcher bravement.
Enfin nos enfants aperçurent deux gendarmes qui arrivaient à cheval derrière eux. André, aussitôt, s'avança à leur rencontre, et simplement il leur raconta ce qui était arrivé, leur demandant conseil sur ce qu'il y avait de mieux à faire.
Les gendarmes, d'un ton sévère, commencèrent par dire à André de montrer ses papiers. Il les leur présenta aussitôt. Lorsqu'ils les eurent vérifiés, ils se radoucirent.
– Allons, dit l'un d'eux, qui avait un fort accent alsacien, vous êtes de braves enfants, et j'en suis bien aise, car je suis du pays moi aussi.
Les gendarmes descendirent de cheval et secouèrent l'ivrogne; mais ils ne purent le réveiller. – Il est ivre-mort, dirent-ils.
– Enfants, reprit l'Alsacien, nous allons ramener l'homme, ne vous en inquiétez pas; nous savons qui il est, nous lui avons déjà fait un procès pour la brutalité avec laquelle il traite son cheval, car la loi défend de maltraiter les animaux. Mais vous, où allez-vous coucher?
– Je ne sais pas, monsieur, dit André; nous nous arrêterons au premier village.