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Le tour de la France par deux enfants
Julien, de son côté, suivait l'école bien régulièrement. Entre les heures de classe, quand son devoir était fait, au lieu d'aller vagabonder dans la rue, il rendait à la mère Gertrude tous les services qu'il pouvait. Il partait à la fontaine, il faisait les commissions, il descendait le bois du grenier, il sarclait les herbes folles du jardin.
– Cet enfant, c'est mon bras droit! disait la bonne femme avec admiration.
Le fait est que Julien l'aimait de tout son cœur, et le soir, à la veillée, quand elle lui racontait quelque histoire en écossant les haricots, il ne perdait pas une de ses paroles.
– Eh mais, Julien, lui dit-elle un jour, vous aimez les histoires, et je vous ai dit toutes celles qui me sont restées dans la mémoire; si vous m'en lisiez quelques-unes à présent, quelles bonnes soirées nous passerions!
– Oui, dit Julien, mais les livres coûtent cher et nous n'en avons point.
– Et la bibliothèque de l'école, petit Julien, vous l'oubliez. A l'école, il y a des livres que M. l'instituteur prête aux écoliers laborieux. Voyons, dès demain, nous irons le prier de vous prêter quelques livres à votre portée.
Le lendemain soir ce fut une vraie fête pour l'enfant. Il arriva tenant à la main un livre plein d'histoires, dans lequel il fit ce jour-là et les jours suivants la lecture à haute voix.
Julien lisait très joliment: il s'arrêtait aux points et aux virgules, il faisait sentir les s et les t devant les voyelles, et au lieu de nasiller comme font les petits garçons qui ne savent pas lire, il prononçait distinctement les mots d'une voix toujours claire. Quand il trouvait un mot difficile à comprendre, la bonne vieille institutrice, qui n'avait point oublié la profession de ses jeunes années, le lui expliquait rapidement.
Après la lecture elle l'interrogeait sur tout ce qu'il venait de lire, et Julien répondait de son mieux. Le temps passait donc plus vite encore que de coutume. Julien était tout heureux d'employer lui aussi ses soirées à s'instruire et de suivre l'exemple que lui donnait son frère aîné.
– Oh! dit un jour Julien quand l'heure fut venue de se coucher, c'est une bien belle chose d'avoir toute une bibliothèque où l'on peut emprunter des livres! Madame Gertrude, nous les lirons tous, n'est-ce pas?
– Je ne demande pas mieux, répondit en souriant la mère Gertrude. Mais dites-moi, Julien, qui a fait les frais de tous ces livres dont la bibliothèque de l'école est remplie, et à qui devez-vous, en définitive, ce plaisir de la lecture? Y avez-vous réfléchi?
– Non, dit l'enfant, je n'y songeais pas.
– Julien, les écoles, les cours d'adultes, les bibliothèques scolaires sont des bienfaits de votre patrie. La France veut que tous ses enfants soient dignes d'elle, et chaque jour elle augmente le nombre de ses écoles et de ses cours, elle fonde de nouvelles bibliothèques, et elle prépare des maîtres savants pour diriger la jeunesse.
– Oh! dit Julien, j'aime la France de tout mon cœur! Je voudrais qu'elle fût la première nation du monde.
– Alors, Julien, songez à une chose: c'est que l'honneur de la patrie dépend de ce que valent ses enfants. Appliquez-vous au travail, instruisez-vous, soyez bon et généreux; que tous les enfants de la France en fassent autant, et notre patrie sera la première de toutes les nations.
XXII. – Le récit d'André. – Les chiffons changés en papier. – Les papeteries des Vosges
Si vous parcouriez la France, que de merveilles vous admireriez dans l'industrie des hommes, à côté des beautés de la nature!Les jours où il n'y avait pas de classe d'adultes, André passait la soirée avec son frère et la mère Gertrude. Le temps alors s'écoulait encore plus gaîment que de coutume, car André avait toujours quelque chose à raconter.
Un soir, il arriva tout joyeux de l'atelier.
– Julien, dit-il, à son frère, si tu avais pu voir ce que j'ai vu aujourd'hui, cela t'aurait bien intéressé.
– Qu'as-tu donc vu? fit l'enfant en s'approchant pour mieux écouter.
La mère Gertrude elle-même, qui était en train de tailler le pain pour la soupe, s'interrompit et releva ses lunettes en signe d'attention.
– Imaginez-vous, dit André, que j'ai accompagné le premier ouvrier du patron qui allait faire une réparation dans une usine. Cet ouvrier, qui est savant, connaît les machines et ne s'en étonnait guère; mais moi, c'est la première fois que j'en voyais marcher; aussi cela me faisait l'effet d'un rêve.
– Pourquoi donc, André? s'écria Julien.
– Racontez-nous ce que vous avez vu, reprit la mère Gertrude, ce sera comme si nous étions allés avec vous; pendant ce temps je tremperai la soupe.
– Eh bien, reprit André, nous sommes allés à une grande papeterie; il paraît qu'il y en a plusieurs aux environs d'Épinal. Tu sais, Julien, que le papier est fait avec des chiffons réduits en pâte.
– Oui, dit Julien, avec de vieux chiffons, de la paille et d'autres choses.
– Eh bien, reprit André, j'ai vu aujourd'hui des chiffons devenir du papier, et cela se faisait tout seul: les ouvriers n'avaient qu'à regarder et à surveiller la machine. Au fond de la salle, les chiffons étaient dans de grandes cuves, où j'entendais remuer une sorte de maillet qui les broyait pour en faire de la bouillie.
– C'était donc comme dans la baratte de la fermière?
– Justement; mais le marteau remuait tout seul. Je voyais ensuite la bouillie jaillir de la cuve et tomber sur des tamis percés de mille petits trous: ces tamis s'agitaient comme si une main invisible les eût secoués. Alors, peu à peu, la bouillie s'égouttait. Ensuite elle s'engageait entre des rouleaux, qui sont chauffés à l'intérieur tout exprès pour la dessécher, et elle passait de rouleau en rouleau. M'écoutes-tu, Julien?
– Oui, André, et je crois voir tout ce que tu me dis. Cela faisait comme lorsque Mme Gertrude prépare un gâteau avec de la pâte: elle se sert d'un rouleau pour étendre la pâte et l'amincir.
– C'est cela même; seulement les rouleaux de la papeterie tournaient tout seuls sans qu'on pût deviner qui les mettait en mouvement. Puis, sais-tu ce qui sortait à la fin de toute cette rangée de rouleaux? C'était une interminable bande de papier blanc, qui se déroulait sans cesse comme un large ruban. La machine elle-même coupait cette bande comme avec des ciseaux, et les feuilles de papier tombaient alors toutes faites: les ouvriers n'avaient qu'à les ramasser. N'est-ce pas merveilleux, Julien? à un bout de la grande salle, on voit des chiffons et une bouillie blanche; à l'autre bout, des feuilles de papier sur lesquelles on pourrait tout de suite écrire; et il ne faut pas plus de deux minutes pour que la bouillie se change ainsi en papier.
– Oh! j'aimerais bien voir cela, moi aussi, dit Julien.
– On m'a dit, reprit André, que tout le long de la France nous rencontrerions bien d'autres machines aussi belles et aussi commodes, qui font toutes seules la besogne des ouvriers et travaillent à leur place, et je m'en suis revenu émerveillé de l'industrie des hommes.
XXIII. – Les moyens que l'homme emploie pour mettre en mouvement ses machines. – Un ouvrier inventeur
La prétendue baguette des fées était moins puissante que ne l'est aujourd'hui la science des hommesJulien avait écouté de toutes ses oreilles le récit d'André.
– Mais pourtant, dit-il, ces machines ne peuvent pas aller toutes seules. Bien sûr, il y avait quelque part des ouvriers que tu n'as pas vus, et qui les mettaient en mouvement, comme le rémouleur quand il fait tourner sa roue de toutes ses forces.
– Je t'assure, Julien, qu'il n'y avait pas d'ouvriers à remuer les machines, et cependant elles ne s'arrêtaient pas une minute.
– Alors, dit la mère Gertrude gaîment, cela ressemblait à un conte de fées.
– Justement, dit André; en voyant cela je songeais à un conte où l'on parlait d'un vieux château habité par les fées: dans ce château, les portes s'ouvraient et se fermaient toutes seules; à l'intérieur, on entendait de la musique et il n'y avait point de musiciens: les archets des violons couraient sur les cordes et les faisaient chanter sans qu'on pût voir la main qui les poussait.
Julien était plongé dans de grandes réflexions: il cherchait ce qui pouvait mouvoir la machine, car il savait bien qu'il n'y a pas de fées. Le sourire de la mère Gertrude indiquait qu'elle était dans le secret, et ses petits yeux gris qui brillaient à travers ses lunettes semblaient dire à l'enfant:
– Eh bien, Julien, n'avez-vous pas déjà deviné?
– A quoi pensais-je donc: s'écria Julien, c'est la vapeur qui remuait les machines.
– Point du tout, dit André.
Julien demeura confondu. La mère Gertrude souriait de plus en plus malignement. – Eh! eh! Julien, dit-elle, nous avons peut-être des fées à Épinal… Mais en attendant que vous les interrogiez, il faut souper et j'aurais besoin d'un peu d'eau; voulez-vous, Julien, aller bien vite à la fontaine?
L'enfant prit la cruche d'un air préoccupé.
– Surtout, dit la bonne mère Gertrude, ne cassez pas ma cruche, et rappelez-vous que, dans tous les contes, c'est à la fontaine que l'on rencontre les fées.
– Bon! dit aussitôt le petit garçon en sautant de plaisir, vous m'avez fait deviner: c'est l'eau qui doit faire marcher les machines à Épinal.
– Allons, bravo! dit André. C'est l'eau de la Moselle qui passe par dessous l'usine et y fait tourner des roues comme dans un moulin; ces roues en font tourner d'autres, et la machine tout entière se met en mouvement.
– Vous voyez bien, dit la mère Gertrude à Julien, qu'il n'y avait point besoin de bras pour faire tourner les roues. Rappelez-vous, Julien, qu'il y a trois choses principales dont l'homme se sert pour mouvoir ses machines: l'eau, comme dans la papeterie d'Épinal; puis la vapeur et le vent. C'est ce qu'on nomme les forces motrices.
– Tu ne sais pas, Julien, reprit André, qui a imaginé la belle machine à faire le papier? On me l'a dit là-bas; c'est un simple ouvrier, un ouvrier papetier nommé Louis Robert. Il avait travaillé depuis son enfance; mais au lieu de faire, comme bien d'autres, sa besogne machinalement, il cherchait à tout comprendre, à s'instruire par tous les moyens, à perfectionner les instruments dont il se servait. C'est ainsi qu'il en vint à inventer cette grande machine que j'ai vue faire tant de travail en si peu de temps.
– Eh bien! André, dit la mère Gertrude, qui apportait en ce moment la soupière fumante, l'histoire du papetier Robert ne vous donne-t-elle pas envie, à vous aussi, de devenir un ouvrier habile dans votre métier?
– Oh! Madame, je ferai bien tout ce que je pourrai pour cela, et le courage ne me manquera ni pour travailler ni pour m'instruire.
– Ni à moi non plus, s'écria Julien.
– Maintenant, mettons-nous à table, dit la mère Gertrude.
XXIV. – La foire d'Épinal. – Les produits de la Lorraine. – Verres, cristaux et glaces. – Les images et les papiers peints. – Les instruments de musique
On regarde une chose avec plus d'intérêt quand on sait d'où elle vient et qui l'a faite– Julien, dit un jour la mère Gertrude, c'est aujourd'hui la foire d'Épinal. Il fait beau temps, et vous n'avez pas de classe: venez avec moi. Nous irons acheter ma provision d'oignons et de châtaignes pour l'année, et nous la rapporterons tous les deux.
Julien, bien content, prit deux sacs sous son bras, Mme Gertrude un panier, et l'on partit pour la foire, en ayant bien soin de se ranger sur les trottoirs, car il passait sans cesse des bestiaux, des voitures et une grande foule de monde.
Les magasins avaient leurs plus beaux étalages: Julien et la mère Gertrude s'arrêtaient de temps en temps pour les regarder. On parcourut ensuite le marché pour se mettre au courant des prix, et après les débats nécessaires on fit les achats: on emplit un sac d'oignons, l'autre de châtaignes, et le panier de pommes.
Mais tout cela était lourd à porter. L'enfant et la bonne vieille avisèrent un banc à l'écart sur une place, et l'on s'assit pour se reposer en mangeant une belle pomme que la marchande avait offerte à Julien.
– Que de choses il y a à la foire! dit Julien, qui était enchanté de sa promenade. Je trouve cela bien amusant de voir tant de monde et tant d'étalages de toute sorte.
– Moi aussi, dit gaîment la mère Gertrude, j'aime à voir la foire bien approvisionnée; cela prouve combien tout le monde travaille dans notre pays de Lorraine, et combien la vieille terre des Vosges est fertile.
– Tiens, dit Julien, je n'avais pas songé à cela.
– Eh bien, il faut y songer, Julien. Voyons, dites-moi ce que vous avez remarqué de beau à la foire, et vous allez voir qu'il y a en ce moment à Épinal comme un échantillon des travaux de toute la Lorraine.
– D'abord, dit Julien, je me suis beaucoup amusé à regarder le grand magasin de verrerie; au soleil, cela brillait comme des étoiles. Et puis, la marchande, d'une chiquenaude, faisait sonner si joliment ses verres! «Quel fin cristal! disait-elle, écoutez.» Et en effet, Madame Gertrude, c'était une vraie musique.
– Savez-vous d'où venaient toutes ces verreries, Julien? Savez-vous où l'on a fabriqué les belles glaces d'un seul morceau où tout à l'heure, devant le magasin, nous nous regardions tous les deux, vous, frais et rose comme la jeunesse qui arrive, moi, ridée et tout en double, comme une petite vieille qui s'en va?
Julien réfléchit. – Oh! dit-il, je sais cela, car c'est dans la Meurthe, où je suis né, que ces belles choses se font. Je sais qu'il y a une grande cristallerie à Baccarat.
– Vous voyez qu'on sait travailler en Lorraine; savez-vous pourquoi on fait tant de verreries chez nous?
– Oh! pour cela, non, Madame Gertrude.
– C'est que nous avons beaucoup de forêts; eh bien, c'est dans les cendres du bois qu'on trouve la potasse, qui, fondue avec du sable sert à faire les verres fins et les glaces.
– Je ne me doutais pas, s'écria Julien, que le bois de nos forêts servit à faire le verre. Mais, dites-moi, Madame Gertrude, d'où viennent donc toutes ces images grandes et petites qu'un marchand avait étalées à la foire, le long d'un mur, et que vous m'avez laissé regarder tout à mon aise? Je n'en avais jamais vu autant. Toute l'histoire du petit Poucet était là en images, et la Belle et la Bête, et l'Oiseau bleu! Il y avait aussi de ces soldats qu'on découpe et qu'on colle sur des cartons pour les ranger en bataille sur la table. Il y avait des portraits de grands hommes. C'était bien amusant.
– Mon enfant, tout cela se fabrique ici même, à Épinal. Le papier qu'André a vu faire sera peut-être recouvert de ces dessins coloriés, qui s'en iront ensuite par toute la France pour amuser les enfants. Nos papeteries, nos imageries, nos fabriques de papiers peints pour tapisseries sont connues partout. Nous avons aussi dans notre département la petite ville de Mirecourt, où se fabrique une très grande quantité d'instruments de musique, des violons, des flûtes, des clarinettes, des orgues de Barbarie comme celui qui joue là-bas sur un coin de la place.
– Madame Gertrude, je connais tous ces instruments de musique, car il y a eu à Phalsbourg un concours d'orphéons et de fanfares, et je suis allé entendre les musiciens. C'était très beau, je vous assure. Quand nous serons plus grands, André et moi, nous ferons partie d'un orphéon.
– Vous aurez raison, mes enfants; la musique est une distraction intelligente: elle élève nos cœurs en exprimant les grands sentiments de l'âme, l'amour de la famille, de la patrie et de Dieu; aussi est-il bien à désirer qu'elle se répande de plus en plus dans notre pays.
XXV. – Le travail des femmes lorraines. – Les broderies. – Les fleurs artificielles de Nancy
Que chaque habitant et chaque province de la France travaillent, selon leurs forces, à la prospérité de la patrie– Julien, continua Mme Gertrude, les hommes ne sont pas seuls à bien travailler en Lorraine.
– Oui, dit Julien, les femmes lorraines savent faire de jolies broderies, et j'en ai vu à bien des étalages aujourd'hui; mais je n'entends rien à cela, moi.
– D'autres que vous s'y entendent, Julien; les broderies de Nancy, d'Épinal et de toute la Lorraine se vendent dans le monde entier. Les navires en emportent des cargaisons jusque dans les Indes; c'est le travail de nos paysannes, de nos filles du peuple qu'on se dispute ainsi. Nous avons 35,000 brodeuses en Lorraine. Mais, si vous ne regardez pas volontiers les broderies et les dentelles, je vous ai vu pourtant vous arrêter fort en admiration devant une vitrine de fleurs artificielles.
– Oh! c'est vrai, dit Julien, il y a un rosier dans un pot qui ressemble si bien à un rosier pour de bon, que je n'aurais jamais voulu croire qu'il fût en papier, si ce n'était vous, Madame Gertrude, qui me l'avez assuré.
– D'où viennent ces fleurs, Julien?
– Je n'en sais rien du tout, mais elles sont bien jolies.
– Elles viennent de l'ancienne capitale de la Lorraine, de Nancy, une grande et belle ville de soixante mille âmes. Nancy est la seule ville de France qui rivalise avec Paris pour les fleurs artificielles. Vous le voyez, Julien, les femmes de Lorraine sont laborieuses, et leur bon goût est renommé. Du reste, elles sont instruites: presque toutes savent lire et écrire. Les trois départements de la Lorraine sont parmi les plus instruits et les plus industrieux de la France.
– Mais, dit le petit garçon, on fait bien d'autres choses en Lorraine que des glaces, des fleurs et des broderies.
– Oh! certainement, Julien; mais je n'ai voulu vous parler que des industries où nous tenons le premier rang en France et en Europe. Travailler est déjà bien, mon enfant; mais travailler avec tant d'art et de conscience que notre patrie puisse tenir le premier rang au milieu des autres nations, c'est un honneur dont on peut être fier, n'est-ce pas, Julien?
– Oh! oui, dit l'enfant, et je suis content de savoir qu'il en est ainsi de notre Lorraine.
XXVI. – La modestie. – Histoire du peintre Claude le Lorrain
«Voulez-vous qu'on pense et qu'on dise du bien de vous, n'en dites point vous-même.»Un jour Julien arriva de l'école bien satisfait, car il avait été le premier de sa classe, et il avait beaucoup de bons points.
– Puisque vous avez si joliment travaillé, Julien, dit Mme Gertrude, venez vous distraire avec moi. Je vais chercher de l'ouvrage au magasin qui me donne des coutures; il fait beau temps, nous suivrons les promenades d'Épinal.
Julien tout joyeux s'empressa de poser son carton d'écolier à sa place; Mme Gertrude mit son châle, on ferma la porte à clef et on partit.
Chemin faisant, Julien, bien fier d'avoir été le premier, se redressait de toute sa petite taille. Il ne manqua point de dire à Mme Gertrude que pourtant il était parmi les plus jeunes de sa division. Il raconta même, en passant devant la maison d'un camarade, que le petit garçon qui demeurait là et qui avait deux ans de plus que lui n'en était pas moins le dernier de la classe.
Enfin, je ne sais comment cela se fit (c'était sans doute l'enthousiasme du succès), mais Julien sortit de son naturel aimable et modeste jusqu'à se moquer du jeune camarade en question, et il le déclara tout à fait sot.
– Eh mais, Julien, dit Mme Gertrude, est-ce que vous seriez vaniteux, par hasard? Je ne vous connaissais pas ce défaut-là, mon enfant, et j'aurais bien du chagrin de vous le voir prendre.
– Mon Dieu, Madame Gertrude, quand on est le premier à l'école, est-ce qu'on ne doit pas en être fier?
– Mon enfant, vous pouvez être content d'avoir le premier rang en classe sans pour cela vous moquer des autres. Songez d'ailleurs que, si vous êtes moins sot qu'un autre, ce n'est pas une raison d'en tirer vanité: avez-vous oublié, Julien, que ce n'est point vous qui vous êtes fait ce que vous êtes? Et d'ailleurs, mon garçon, rien ne me prouve que le camarade dont vous vous moquez n'ait pas cent fois plus d'esprit que vous-même. Tenez, je veux vous dire une histoire qui rabaissera peut-être votre vanité d'écolier.
En même temps, la bonne dame Gertrude fit arrêter Julien en face d'une statue devant laquelle ils passaient tous les deux.
– Voyez-vous cette statue, Julien? dit-elle; eh bien, regardez-la comme il faut: c'est celle du plus grand peintre de paysages qui ait jamais existé. Il s'appelait Claude Gelée, et on l'a surnommé le Lorrain en l'honneur de son pays, car il est né dans ce département et en est une des gloires. Ce petit Claude était fils de simples domestiques. Dans son enfance on le croyait presque imbécile, tant son intelligence était lente et tant il avait de peine à apprendre. Ses camarades d'école se moquaient alors de lui, comme vous faisiez tout à l'heure, Julien, et cependant leur nom à tous est resté inconnu, tandis que celui du petit Claude est devenu célèbre dans le monde entier. Que cela vous apprenne, mon ami, à ne plus vous moquer de personne et à ne pas vous croire au-dessus de vos camarades.
Julien rougit un peu embarrassé, et la bonne vieille reprit:
– Le pauvre enfant qui était si mal partagé de la nature eut encore le malheur de perdre son père et sa mère dès l'âge de douze ans. Resté orphelin, on le mit en apprentissage chez un pâtissier, mais il ne put jamais apprendre à faire de bonne pâtisserie. Son frère aîné, qui était dessinateur, voulut lui enseigner le dessin: il ne put y réussir.
Enfin un parent du jeune Claude l'emmena à Rome.
C'était en Italie et à Rome que se trouvaient alors les plus grands peintres. Le petit Claude fut placé à Rome au service d'un peintre pour apprêter ses repas et aussi pour broyer ses couleurs. Il était là broyant sur du marbre du blanc, du bleu, du rouge, et il voyait ensuite, grâce au pinceau de son maître, toutes ces couleurs s'étendre sur la toile et former de magnifiques tableaux.
Peu à peu il prit goût à la peinture, et son maître lui donna quelques leçons.
Lorsque Claude venait à sortir de la ville et qu'il parcourait la campagne, il restait des heures entières à regarder les paysages, les arbres, les prairies, le soleil qui s'élevait ou se couchait sur les montagnes. Il se rappelait les paysages de sa chère Lorraine, qu'il avait tant de fois regardés des heures entières sans mot dire, alors que ses camarades d'école jouaient étourdiment sans rien remarquer des belles choses de la nature et se moquaient de son air endormi.
Claude était maintenant sorti de ce long sommeil où s'était écoulée son enfance. Il essaya de transporter sur les tableaux les paysages qui le frappaient, et il y réussit si bien que, dès l'âge de vingt-cinq ans, il s'était rendu illustre. Il travailla beaucoup et devint très riche, car ses tableaux se vendaient à des prix fort élevés. De nos jours, leur valeur n'a fait qu'augmenter avec le temps, et on estime à un demi-million quatre tableaux de Claude le Lorrain qui ornent aujourd'hui le palais de Saint-Pétersbourg. Ceux que nous avons à Paris, au musée du Louvre, sont d'un prix inestimable. Eh bien, Julien, que pensez-vous de ce récit?
– Oh! Madame Gertrude, répondit l'enfant, qui avait honte de sa faute, embrassez-moi, je vous en prie, et oubliez les sottises que j'ai dites tout à l'heure. Jamais plus, je vous le promets, je ne me moquerai de personne.
– A la bonne heure, petit Julien! et quand vous serez tenté de le faire, rappelez-vous notre grand peintre de Lorraine, et que son souvenir vous rende modeste.
XXVII. – Les grands hommes de guerre de la Lorraine. – Histoire de Jeanne Darc2
«N'attaquez pas les premiers; mais si on vient vous attaquer, défendez-vous hardiment, et vous serez les maîtres.» Jeanne DarcLe samedi suivant, Julien fut encore le premier; il était si content, qu'il sautait de plaisir en revenant de l'école.
Mme Gertrude était assise à sa fenêtre devant sa machine à coudre. La fenêtre était ouverte, car il faisait beau temps.
En relevant la tête Mme Gertrude aperçut de loin le petit garçon: à son air satisfait elle devina vite qu'il avait de bonnes nouvelles; elle lui sourit donc; l'enfant aussitôt éleva en l'air ses bons points et accourut à toutes jambes pour les lui mettre dans la main. Cette fois il ne dit rien pour se glorifier, mais le cœur lui battait d'émotion.
– Vous êtes un brave enfant, Julien; embrassez-moi, et dites-moi ce qui vous ferait le plus de plaisir, car je veux vous récompenser.
Julien rougit, et lorsqu'il eut embrassé la bonne dame:
– Peut-être bien, Madame Gertrude, qu'en cherchant dans votre mémoire vous y retrouveriez encore une histoire à me raconter, comme celle de Claude le Lorrain.