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Les Rues de Paris, tome troisième
Après avoir montré ce qu'étaient les faux dieux, tous abominables et infâmes non moins qu'impuissants, le Martyr repousse éloquemment les attaques dirigées contre Jésus-Christ qu'il glorifie en ces termes:
«Oui, ce doux Sauveur s'est fait homme, mais, en se revêtant de notre chair mortelle, il n'a rien perdu de sa divinité; car, dans les merveilles de sa vie, il nous a laissé un modèle accompli de toutes les vertus, un immortel exemple à imiter. S'il a voulu être ici bas le plus pauvre de tous, lui si riche, c'est afin d'enrichir les indigents. Par sa mort glorieuse et toute volontaire, il a acquitté pour toujours notre dette envers son père. Oh! qu'elle est riche cette pauvreté qui, quand il lui a plu, sut nourrir tout un peuple avec quelques poissons! Qu'elle est forte cette faiblesse qui a guéri tant de langueurs et tant d'infirmités! Qu'elle est vivante cette mort qui nous ressuscite, nous tous qui croyons!
»Et, pour que vous ne puissiez douter de la vérité de toutes ces choses, elles ont été prédites dès le commencement et appuyées par un grand nombre de miracles. Puis, si vous savez en bien juger, combien il est grand celui à qui tout l'univers obéit! celui dans lequel il n'y a ni ombre ni défaut, dont la charité accueille tous ceux qui le veulent et dont nul ne peut tromper l'infaillible justice.
»Lequel de vos dieux lui est semblable? Lequel peut lui être comparé? Lui qui a fait les cieux et la terre et tout ce qu'ils renferment selon la parole du prophète. Les dieux des nations au contraire ne sont que des démons et ils brûlent et brûleront éternellement dans les flammes inextinguibles avec leurs adorateurs.
»C'est pourquoi, vous tous, hommes prudents, hommes doctes, dans la plénitude de votre raison et le calme de votre esprit (afin de ne pas vous perdre à jamais), examinez la vérité de ce que je vous déclare et dont vous serez bientôt, Dieu aidant, convaincus. Et alors obéissez à votre très saint, très clément, très juste Créateur et Sauveur, dont l'humilité, si vous adhérez de cœur à sa loi, vous élèvera, dont la pauvreté vous enrichira, dont la mort vous fera vivre de la vraie vie en attendant la gloire de la bienheureuse immortalité.»
Ce discours du nouvel Étienne ne fit qu'irriter davantage les juges et l'auditoire. Astérius, le juge principal, ordonne que Victor soit mis à la torture. Pendant que les bourreaux déchiraient ses membres sanglants, le saint Martyr, les yeux levés au ciel, remerciait Jésus de l'éprouver par ces souffrances qu'il bénissait comme une grâce. Alors le divin Sauveur, attendri par ce zèle sublime, apparut à son vaillant athlète, et, lui montrant le signe de la victoire, la croix qui rayonnait entre ses mains divines, il dit:
– Paix à toi, Victor, je suis Jésus qui souffre dans mes saints les tourments et les injures. Continue et sois ferme; moi qui suis ta force dans le combat, je serai ta récompense après la victoire.
À la voix du Sauveur, les souffrances du Martyr cessèrent soudain. Son cœur fut inondé d'une joie céleste qui faisait resplendir son visage et s'exhalait en actions de grâces pour son divin Visiteur.
Les licteurs, épuisés de fatigue autant qu'étonnés de voir la merveilleuse constance du Martyr, durent s'arrêter. Victor fut conduit à la prison et jeté dans un cachot, lieu horrible où le jour n'arrivait pas, où l'air manquait. Mais là encore, il se vit fortifié par les consolations divines; des anges, envoyés par le Sauveur, vinrent le visiter, et, au milieu de la nuit la plus profonde, la prison s'illumina soudain d'une clarté céleste. Trois soldats préposés à la garde de Victor, éblouis de cette lumière miraculeuse, tombent aux pieds du martyr, et se frappant à l'envi la poitrine, en confessant Jésus crucifié, ils demandent le baptême. Victor, délivré déjà de ses chaînes, après avoir instruit en quelques mots, comme les circonstances le permettaient, les nouveaux convertis, les conduit à une fontaine voisine et répand tour à tour sur leurs têtes, pieusement inclinées, l'eau qui, par la vertu des paroles saintes, fait les païens enfants de l'Église; puis tous reviennent à la prison. Le matin venu, la nouvelle de cette prodigieuse conversion se répandit dans toute la ville. Maximien, l'un des premiers, en est instruit; transporté d'une rage nouvelle, forcené de colère, surtout contre Victor qu'il accuse de ce qu'il appelle la trahison des autres, il fait venir le Martyr et les soldats convertis en sa présence et leur ordonne de sacrifier immédiatement, montrant tout prêts les bourreaux armés du glaive en cas de refus.
– Nous sommes chrétiens, répondent avec Victor les nouveaux convertis, Alexandre, Félicien, Longin; nous ne manquerons pas aux promesses de notre récent baptême! Nous ne pouvons offrir l'encens aux idoles.
Les trois soldats à l'instant sont égorgés; mais Victor est réservé à de plus cruelles épreuves. On le livre aux licteurs qui, armés de nerfs de bœufs et de bâtons, le frappent furieusement et sans relâche. Mais le sang coule en vain, les instruments du supplice tombent par la fatigue des mains des bourreaux sans qu'ils aient pu triompher de la constance du Martyr. On le reconduit dans sa prison. Trois jours après, Maximien le fait amener de nouveau devant lui, puis il ordonne qu'un autel de Jupiter soit apporté. Alors s'adressant à Victor:
– Offre l'encens au grand Jupiter, et, par cet honneur rendu au Souverain des Dieux, rachète ton crime et rentre en grâce auprès de nous.
Victor garde le silence, mais tout bouillant au dedans d'une généreuse colère, il s'avance comme pour obéir vers l'autel que portait le prêtre et d'un coup de pied il le jette à quelques pas. Maximien, par la violence de sa colère, reste quelques instants muet et comme interdit, puis avec un geste terrible, il crie aux licteurs:
– Qu'on coupe le pied du sacrilége!
L'ordre est exécuté. Pendant la cruelle opération, le Martyr, joignant les mains, le visage radieux, s'applaudit de pouvoir offrir au Seigneur Jésus ce sanglant débris comme les prémices de son corps.
Le César cependant regardait d'un œil farouche le Martyr, et paraissait hésiter, sans doute incertain sur le choix du supplice qui pourrait rendre la mort plus douloureuse. Enfin, comme fixé, il sourit d'une façon sinistre et dit aux licteurs:
– À la Boulangerie publique cet impie et qu'il soit broyé sous les meules. Allez!
Les licteurs s'éloignent entraînant ou plutôt portant Victor, toujours calme et souriant, et qu'on peut suivre à la trace du sang qui coule à flots de l'horrible blessure. Le Martyr n'a pas l'air de s'en apercevoir. On arrive à la Boulangerie publique où de lourdes meules, mises en mouvement par une machine et par des esclaves, servaient à broyer le grain qu'on versait par monceaux sur l'arène. À la place du grain, c'est Victor qu'on étend sur la dalle où la meule passe et repasse; bientôt on entend crier les os du Martyr et son sang jaillit de tous les membres et du tronc, comme le jus sort des raisins mûrs quand on les foule. Et le Martyr, les mains jointes, autant qu'il le peut, continue à prier. Mais soudain on entend un affreux craquement; les meules s'arrêtent et les esclaves font de vains efforts pour les ébranler. Ils y renoncent bientôt en reconnaissant que la machine, par un miracle à ce que crurent les chrétiens, s'était brisée soudainement. Cependant le Martyr respirait encore et ses regards toujours aussi sereins disaient assez que dans ce corps, qui n'était plus que tronçons et débris, l'âme, comme dans une forteresse ruinée la sentinelle héroïque, l'âme restait invaincue. Le Martyr n'eut pas besoin de ranimer son courage pour le dernier combat que devait couronner la victoire. Un licteur s'étant approché:
– Par Jupiter, s'écria-t-il, il vit encore; mais ses membres sont donc d'airain ou de fer! Nous allons voir pourtant.
Et d'un coup de hache, il sépara la tête du saint de son corps, si l'on pouvait appeler encore de ce nom cette masse informe et sanglante aplatie par la meule. Au même instant, on entendit une voix céleste qui disait:
– Heureux Victor, tu as vaincu, tu as vaincu!
Maximien cependant n'était point satisfait encore; car il lui fallait bien confesser sa défaite. Espérant au moins triompher des morts puisqu'il n'avait pu vaincre les vivants, il ne permit pas qu'on ensevelît les corps des Martyrs.
– Non, dit-il, on sait la folie des Christocoles qui en feraient des reliques et des dieux à leur mode. Que les corps des rebelles soient jetés à la mer pour être la pâture des poissons, digne sépulture de ces impies.
L'ordre fut exécuté; mais les anges du Seigneur veillaient sur les saintes dépouilles et, protégées par eux, elles furent portées rapidement vers le rivage opposé où de pieux chrétiens s'empressèrent de les recueillir. On les déposa avec les cérémonies accoutumées au fond d'une crypte creusée dans le rocher; et là Dieu glorifia ses héros par de nombreux miracles dus à leur intercession20.
VILLE-HARDOUIN
La famille de Ville-Hardouin, une des plus illustres de la Champagne, habitait le château de ce nom, à une demi-lieue de l'Aube, entre Arcis et Bar. C'est là que naquit Geoffroy vers 1164, d'autres disent 1167. Lorsque Foulques, curé de Neuilly, prêcha la quatrième croisade, Geoffroy, chef de la famille, remplissait les fonctions de maréchal de Champagne et son noble caractère lui avait conquis l'estime universelle. L'un des premiers, il prit la croix à l'exemple du jeune et brillant Thibaut, comte de Champagne, son suzerain et chef désigné de la croisade. Mais Thibaut ne devait pas voir la Terre Sainte. Pendant qu'il faisait ses préparatifs de départ, tombé malade, il se mit au lit et, peu de temps après, il serrait pour la dernière fois la main au maréchal de Champagne qui nous a raconté cette mort prématurée en quelques lignes émues.
La croisade perdait ainsi son chef et plusieurs semblaient découragés; mais Ville-Hardouin, non moins éloquent et insinuant que brave, diplomate autant que guerrier, sut réunir en faisceau toutes les volontés déjà détournées de leur but. Envoyé en ambassade à Venise, il se concilia la sympathie du doge et des sénateurs, et obtint, avec les navires de transport nécessaires aux croisés, des secours considérables en hommes et chevaux. Le doge Dandolo lui-même, vieillard presque octogénaire, voulut commander les troupes de la République, et prit en grande affection le maréchal ce qui aplanit bien des difficultés. On sait que, par un concours inattendu de circonstances et certaines ambitions aidant, la croisade, détournée de son premier but, aboutit à la prise de Constantinople et à la fondation d'un empire latin dans cette ville en faveur de Baudouin, comte de Flandre. Après un règne fort court, celui-ci eut pour successeur son frère Henri, gendre du marquis de Montferrat, Boniface, qui avait été le chef de la croisade en remplacement de Thibaut, et au lendemain de la victoire, avait obtenu pour sa part la royauté ou principauté de Thessalonique. Il tenait Ville-Hardouin en très haute estime, et l'appelant dans son royaume, il lui fit don de plusieurs cités formant ensemble un domaine considérable où le maréchal de Champagne mourut en 1213.
«Ce serait ici le lieu, dit excellemment Du Cange dans son Éloge de Ville-Hardouin21, d'étaler les belles qualités qui le firent admirer et le rendirent recommandable même parmi les étrangers: sa piété envers Dieu, sa prudence et sa dextérité dans les affaires qui le firent réputer, en plusieurs occasions où il porta la parole, comme le mieux disant, le plus éloquent et le plus judicieux de son temps, son courage et son adresse dans la conduite des armées, sa fidélité inviolable envers ses princes, et tant d'autres vertus qui éclatent dans toute la suite de l'Histoire qu'il a dressée non tant de cette fameuse conquête, comme de ses belles actions, lesquelles toutefois il a décrites avec tant de retenue et de candeur qu'il est aisé de juger qu'il en a plus passé sous silence qu'il n'en a mis au jour. Mais il suffit que lui-même ait dressé matière à ses louanges et qu'à l'exemple de ces grands capitaines des siècles passés qui ont mieux aimé rédiger eux-mêmes les principales actions de leur vie que d'en laisser la charge à des écrivains ignorants, il ait laissé à la postérité de quoi relever sa mémoire par ce monument qui durera plus que le marbre et le bronze.»
Citons, comme un spécimen du langage de Ville-Hardouin, ce passage relatif à la prise de Constantinople. Il suffira de modifier non le style, mais l'orthographe, pour qu'il soit intelligible à la plupart des lecteurs. «… Et les autres gens, qui furent espandus parmi la ville, gagnèrent. Et fut si grand le gain fait que nul ne vous en saurait dire la fin, et d'or et d'argent, et vaisselemente, et de pierres précieuses, et de corps saints (reliques), et de draps de soie, et de robes vaires (multicolores), grises et hermines, et tous les chers avoirs qui oncques furent trouvés en terre. Et bien témoigne Geoffroy de Ville-Hardouin, le maréchal de Champagne, à son escient et pour vérité, que, puis que le monde fut estoré (créé), ne fut tant gagné en une ville. Chacun prit hôtel tant comme lui plut, car il y en avait assez.
«Ainsi se hébergèrent les pèlerins (croisés) et les Vénitiens. Et fut grande la joie de l'honneur et de la victoire que Dieu leur avait donnée. Et bien en durent Notre-Seigneur louer, car ils n'avaient pas plus de vingt mille hommes d'armes, et par l'aide de Dieu, en avaient pris plus de trois cent mille, et en la plus forte ville du monde qui grande ville fut et la mieux fermée.
«Lors fut crié par tout l'ost, de par le marquis de Montferrat, qui sire (chef) était de l'armée et des autres barons: que tous les avoirs qu'ils avaient gagnés fussent apportés ensemble, si comme ils l'avaient assuré et juré et fait sous peine d'escommuniement. Et furent nommés le lieu en trois églises; et le mit-on en la garde des Français et des Vénitiens et des plus loyaux qu'on put trouver. Lors commencèrent à apporter le gain et mettre ensemble. Les uns apportèrent bien, les autres mauvaisement; car convoitise, qui est racine de tous maux, ne leur laissa (permit). Ainsi commencèrent d'ici en avant les convoiteux à retenir des choses et Notre Sire les commença moins à aimer qu'il n'avait devant fait. Ha! comme ils s'étaient loyalement maintenus jusqu'à ce point! Et Notre Sire leur avait bien montré, car de toutes leurs affaires les avait Dieu exaucés et honorés sur toutes les autres gens. Et maintes fois ont mal les bons pour les mauvais.»
Au fond, ce qui ressort le plus clairement de ce récit, c'est que la grande cité prise par les croisés fut entièrement pillée. C'était le droit de la guerre à cette époque. Il faut se féliciter que le progrès des mœurs condamne de plus en plus aujourd'hui ces façons d'agir, et que les nations civilisées soient unanimes à considérer le pillage d'une ville, d'une capitale en particulier, comme un procédé sauvage, un abus odieux de la victoire qui ferait honte à Attila lui-même. Revenons au Chroniqueur.
Voici, pour terminer, le dramatique récit de la mort du marquis du Montferrat, tué malheureusement dans une rencontre: «Et quand le marquis fut à Messinople (Mosynopolis) ne tarda plus que six jours qu'il fit une chevauchée par le conseil des Grecs de la terre, en la montagne de Messinople, plus d'une grande journée loin. Et comme il eut été en la terre et vint au partir, les Bougres (Bulgares) se furent assemblés de la terre; et virent que le marquis était avec peu de gens; et vinrent de toutes parts et l'assaillirent à l'arrière-garde. Et quand le marquis ouït le cri, si sali (sauta) en un cheval tout désarmé une glave22 en sa main. Et quand il vint là où ils étaient assemblés, à l'arrière-garde, si leur courut sus et les cacha (rejeta) une grande pièce arrière. Là fut féru d'une sagette (flèche) parmi le gros du bras et sous l'épaule mortellement, si qu'il commença moult à répandre de sang. Et quand sa gent virent ce si se commencèrent fort à esmayer (effrayer) et à déconfire et mauvaisement maintenir. Et cil (ceux) qui furent entour le marquis le soutinrent. Et il perdit moult de sang. Si commença à pâmer. Et quand ses gens virent qu'ils n'avaient nulle aide de lui si se commencèrent à déconfire (débander) et à lui laisser. Ainsi furent déconfits par cette mésaventure et cils qui restèrent avec lui furent morts. Et le marquis eut la tête coupée; et la gent du pays envoyèrent à Johannis (roi des Bulgares) la tête et ce fut une des plus grandes joies qu'il eut oncques. Hélas! quel dommage en eut l'Empereur et tous les latins de la terre de Roumanie, de tel homme perdre par telle mésaventure, un des meilleurs chevaliers et des plus vaillants et des plus larges (généreux) qui fut au remanant (reste) du monde. Et cette mésaventure si advint en l'an de l'Incarnation mil deux cent sept.»
Ce récit termine l'Histoire de la Conquête de Constantinople, par Ville-Hardouin. La première édition imprimée parut à Venise en 1573; la seconde, faite d'après celle-ci sans doute, fut publiée à Paris en 1585.
SAINT VINCENT DE PAUL
I
Cet homme de Dieu qu'on pourrait appeler, si l'expression ne semblait hasardée, un saint surtout moderne, naquit, le 24 avril 1576, à Ranquine, petit hameau du canton de Pouy, près de Dax (Landes). Son père se nommait Guillaume de Paul et sa mère Bertrande de Moras. «Ses premières années, dit Godescard, se passèrent à garder le troupeau de son père qui, apercevant en cet enfant de bénédiction les dispositions les plus rares, se détermina à le faire étudier et le mit en pension chez les cordeliers d'Acqs.» Abelly, le bon évêque, de Rodez, contemporain et ami de Vincent de Paul, et auteur d'une vie du Saint qui passe pour un des chefs-d'œuvre du genre, Abelly dit mieux encore: «Quoique les perles naissent dans une nacre mal polie et souvent toute fangeuse, elles ne laissent pas que de faire éclater leur vive blancheur au milieu de cette bourbe qui ne sert qu'à en relever le lustre et faire mieux connaître leur valeur. La vivacité d'esprit dont Dieu avait doué notre jeune Vincent, commençant à paraître parmi ces bas emplois où il était occupé, elle en fut d'autant plus remarquée; et son père reconnut bien que cet enfant pouvait faire quelque chose de meilleur que de mener paître les bestiaux!»
Ses progrès furent tels qu'au bout de quatre années, il entrait comme précepteur chez M. de Commet, avocat de la ville. Son séjour dans cette maison fut assez court malgré la grande estime qu'on lui témoignait; il en sortit à l'âge de vingt ans pour se rendre à Toulouse où il fit son cours de théologie. Sous-diacre et diacre en 1598, il fut ordonné prêtre deux ans après.
En 1605, il dut faire un voyage à Marseille pour y recevoir une somme de 1500 livres qu'un ami lui avait léguée. Or, voici ce qui au retour lui arriva et ce qu'il nous a raconté lui-même avec une singulière vivacité de style et un rare bonheur d'expressions:
«Je m'embarquai, dit-il, pour Narbonne, pour y être plutôt et pour épargner, ou pour mieux dire, pour n'y jamais être et pour tout perdre. Le vent nous fut autant favorable qu'il fallait pour nous rendre ce jour-là à Narbonne, qui était faire cinquante lieues, si Dieu n'eût permis que trois brigantins turcs, qui côtoyaient le golfe de Lyon pour attraper les barques qui venaient de Beaucaire, ne nous eussent donné la chasse et attaqués si vivement que, deux ou trois des nôtres étant tués et le reste blessé, et même moi qui eus un coup de flèche qui me servira d'horloge tout le reste de ma vie, n'eussions été contraints de nous rendre à ces félons. Les premiers éclats de leur rage furent de hacher notre pilote en mille pièces, pour avoir perdu un des principaux des leurs, outre quatre ou cinq forçats que les nôtres tuèrent; cela fait, ils nous enchaînèrent, et après nous avoir grossièrement pansés, ils poursuivirent leur pointe faisant mille voleries, donnant néanmoins liberté à ceux qui se rendaient sans combattre, après les avoir volés; et enfin chargés de marchandises, au bout de sept ou huit jours, ils prirent la route de Barbarie, tanière et spélonque de voleurs sans aveu du Grand-Turc, où étant arrivés il nous exposèrent en vente avec un procès-verbal de notre capture, qu'ils disaient avoir été faite dans un navire espagnol, parce que sans ce mensonge nous aurions été délivrés par le consul que le roi tient dans ce lieu là, pour rendre libre le commerce aux Français… Les marchands nous vinrent, sur la place, visiter tout de même qu'on fait à l'achat d'un cheval ou d'un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour voir nos dents, palpant nos côtes, sondant nos plaies, et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis lever des fardeaux, et puis lutter pour voir la force d'un chacun et mille autres sortes de brutalités.
«Je fus vendu à un pêcheur qui fut contraint de se défaire bientôt de moi, pour n'avoir rien de si contraire que la mer; et depuis, par le pêcheur à un vieillard, médecin spagirique, souverain tireur de quintessences, homme fort humain et traitable lequel, à ce qu'il me disait, avait travaillé l'espace de cinquante ans à la pierre philosophale. Il m'aimait fort et se plaisait à me discourir de l'alchimie, et puis de sa loi, à laquelle il faisait tous ses efforts pour m'attirer, me promettant force richesses et tout son savoir. Dieu opéra toujours en moi une croyance de délivrance par les assidues prières que je lui faisais, et à la Vierge-Marie, par la seule intercession de laquelle je crois fermement avoir été délivré. L'espérance donc et la ferme croyance que j'avais de vous revoir, Monsieur, me fit être plus attentif à m'instruire du moyen de guérir la gravelle, en quoi je lui voyais journellement faire des merveilles; ce qu'il m'enseigna et même me fit préparer et administrer les ingrédiens.
«Je fus donc avec ce vieillard depuis le mois de septembre 1605 jusqu'au mois d'août 1606, qu'il fut pris et mené au Grand-Sultan, pour travailler pour lui, mais en vain; car il mourut de regret par les chemins. Il me laissa à un sien neveu, vrai anthropomorphite, qui me revendit bientôt après la mort de son oncle… Un renégat de Nice, en Savoie, ennemi de nature, m'acheta et m'emmena en son temar (lisez timar), ainsi s'appelle le bien que l'on tient comme métayer du Grand-Seigneur, car là le peuple n'a rien, tout est au Sultan: le temar de celui-ci était dans la montagne, où le pays est extrêmement chaud et désert. L'une des trois femmes qu'il avait était Grecque chrétienne, mais schismatique; une autre était Turque, qui servit d'instrument à l'immense miséricorde de Dieu pour retirer son mari de l'apostasie, et le remettre au giron de l'Église, et me délivrer de mon esclavage. Curieuse qu'elle était de savoir notre façon de vivre, elle me venait voir tous les jours aux champs, où je fossoyais; et un jour elle me commanda de chanter les louanges de mon Dieu. Le ressouvenir du Quomodò cantabimus in terrâ alienâ des enfants d'Israël, captifs en Babylone, me fit commencer, la larme à l'œil, le psaume Super flumina Babylonis, et puis, le Salve Regina et plusieurs autres choses, en quoi elle prenait tant de plaisir que c'était merveille. Elle ne manqua pas de dire à son mari, le soir, qu'il avait eu tort de quitter sa religion, qu'elle estimait extrêmement bonne, pour un récit que je lui avais fait de notre Dieu, et quelques louanges que j'avais chantées en sa présence: en quoi elle disait avoir ressenti un tel plaisir qu'elle ne croyait point que le paradis de ses pères et celui qu'elle espérait fût si glorieux, ni accompagné de tant de joie, que le contentement qu'elle avait ressenti pendant que je louais mon Dieu; concluant qu'il y avait en cela quelque merveille. Cette femme, comme un autre Caïphe, ou comme l'ânesse de Balaam, fit tant par ses discours que son mari me dit dès le lendemain qu'il ne tenait qu'à une commodité que nous nous sauvassions en France; mais qu'il y donnerait tel remède que dans peu de jours Dieu en serait loué. Ce peu de jours dura dix mois qu'il m'entretint en cette espérance, au bout desquels nous nous sauvâmes avec un petit esquif, et nous rendîmes, le 28 juin 1607, à Aigues-Mortes, et tôt après en Avignon, où M. le vice-légat reçut publiquement le renégat, avec la larme à l'œil et le sanglot au cœur, dans l'église de St-Pierre, à l'honneur de Dieu et édification des assistants23
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