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La terre promise
La terre promise

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La terre promise

Язык: Французский
Год издания: 2017
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– «Je crois,» dit-elle, «qu'il aurait bien l'idée de me faire la cour. Il n'ose pas, – et que cela m'amuse de le voir tourner autour de compliments qu'il ne sait pas finir! Il a de l'esprit, et il ne devine pas que je suis gardée par mon cher bonheur…»

– «J'espère,» répondit Francis, «que vous n'allez plus le recevoir…»

– «Moi,» fit-elle, «et pourquoi cela? Pour avoir l'air d'en avoir peur et le rendre tout à fait amoureux? Tu peux en croire mon tact de femme. Dans ces sortes de choses, le vrai moyen pour nous est de take no notice, comme disent les Anglais…» Puis, comme il se taisait, elle le regarda avec des yeux tristes, cette fois, et ce fut d'une voix un peu altérée qu'elle ajouta: – «Mon ami, est-ce que tu n'as pas confiance en moi?» Et, comme il continuait à se taire, elle reprit, avec un accent qu'il ne lui connaissait pas: – «Je t'en conjure, mon Francis, ne m'inflige jamais cet affront… J'ai commis une si grande faute en me donnant à toi! Ah! Ne me fais jamais penser que tu ne m'estimes pas à cause de cela. Je souffrirais tant que j'en deviendrais mauvaise. Notre bonheur est à ce prix: que tu saches bien comme les choses sont et que je t'aime pour toujours et uniquement. Si tu en doutais, vois-tu, je serais désespérée, parce que je ne pourrais rien te prouver, séparés comme nous sommes…»

– «Si je te demandais pourtant de me sacrifier quelqu'un?» avait-il insisté.

– «Te sacrifier quelqu'un? Mais je ne pourrais pas,» avait-elle répondu en se forçant à sourire. «Il faudrait que je tinsse à qui que ce fût en dehors de toi, et ce n'est pas possible…»

– «Tu me comprends parfaitement…» avait-il repris, froissé malgré lui par cette manière d'éluder sa question. Ces souplesses féminines, si voisines de la ruse, irritent tant l'homme qu'elles ne charment pas. Et il avait continué: – «Je veux dire: si je te demandais de fermer ta porte à quelqu'un, à ce M. de Querne, par exemple?»

– «Naturellement, j'obéirais si je pouvais,» avait-elle repris en haussant les épaules; «mais tu ne me le demanderas pas. Ce serait tant m'insulter, tant m'humilier…»

Devant cette simplicité de défense, Francis n'avait pas prolongé ce petit combat. Puis il avait, comme tous les jaloux, discuté avec lui-même, indéfiniment, les moindres mots, les moindres intonations de voix, toutes les nuances du visage de sa maîtresse, tandis qu'elle se dérobait. Car elle s'était dérobée. Il ne lui faisait pas le crédit de se mettre à sa place et de se demander ce qu'elle pensait de lui, comment elle comprenait son caractère à lui, ce qu'elle en savait, et, par conséquent, quel retentissement de semblables paroles éveillaient en elle. Il ne voyait qu'une chose: pourquoi ne lui avait-elle pas répondu, tout uniment, qu'il ordonnât et qu'elle obéirait? Quand on commence de souffrir, on a de ces despotismes presque monstrueux auxquels les femmes qui aiment se soumettent, – quand elles n'ont pas vingt-six ans. Il faut avoir vécu pour comprendre qu'il n'y a pas de légers malentendus en amour, et il faut avoir vécu ainsi pour se rendre compte du degré où s'exalte chez certains hommes la folie du soupçon, la fièvre si douloureuse de la défiance. Hélas! Tant qu'il y aura d'imprudentes Desdémones pour sourire, sans penser à mal, à Cassio qui les salue, il y aura des Othellos pour détruire leur commun bonheur à cause de cet innocent sourire, et il n'est pas besoin pour cela d'un traître à côté de nous qui nous injecte le venin de la calomnie. Nous sommes si vite nos propres Yagos et plus ingénieux que l'autre à nous torturer, à nous lier sur la roue du supplice. Francis appartenait à cette race malheureuse d'amants qui ont sans cesse besoin d'évidence. L'ironie du sort veut qu'ils soient aussi les plus trompés; car, s'ils rencontrent une coquine, elle excelle à leur donner des preuves matérielles toujours faciles à combiner, et, s'ils se heurtent à une femme fière, ils la blessent si profondément qu'elle en devient mauvaise, comme Pauline l'avait dit dans l'ingénuité de son cœur, sans vraiment savoir quelle funeste prophétie elle énonçait. Le jeune homme était donc sous l'impression non dissipée de ce malaise intime, lorsqu'il alla, trois jours après ce pénible entretien, rendre visite à Mme Raffraye, chez elle. Ces visites étaient devenues plus rares depuis qu'elle était sa maîtresse, et il les faisait d'ordinaire après le déjeuner, à un moment où il savait que la porte de la jeune femme était ouverte. Il était par conséquent très naturel qu'il ne la rencontrât pas seule. Il n'était pas moins naturel, après ce qu'elle lui avait dit l'autre jour, que la même idée de visite fût venue au baron de Querne. Ce fut à ce dernier que se heurta par hasard Francis. Un peu d'embarras dans l'attitude et dans le regard de Pauline, un peu de familiarité dans la conversation de la part d'Armand, et des allusions à de menus événements de leur société que Nayrac ignorait, – il n'en fallut pas davantage pour qu'une fois demeurés en tête-à-tête, les deux amants se trouvassent vis-à-vis l'un de l'autre dans un silence gros de tempêtes. Pauline essaya de le rompre la première en se levant, et, s'approchant de Francis pour lui prendre la main:

– «Que vous êtes gentil d'être venu!» dit-elle. «Je ne m'attendais pas à cette bonne surprise.»

– «Je m'en suis bien aperçu,» répondit-il durement en se dérobant à cette caresse amicale.

– «Comment me parles-tu ainsi?» dit-elle avec tristesse. «Je comprends bien. C'est parce que tu as trouvé chez moi M. de Querne? Mais, si j'avais consigné ma porte, on ne t'aurait pas reçu non plus et nous n'aurions pas ces quelques minutes à nous. Ne me les gâte pas, ne nous les gâte pas…»

– «Pourquoi aviez-vous l'air si troublé alors?» reprit-il.

– «Ah!» dit-elle, «j'ai deviné tout de suite que tu serais mécontent, et injuste, – si injuste!» ajouta-t-elle. Elle fronça ses beaux sourcils bruns. Ses yeux d'un gris si clair pâlirent encore et lancèrent un regard d'irritation. Un peu de sang colora ses joues, et elle continua, dure à son tour et avec une visible émotion: – «Je vous ai déjà dit qu'il ne fallait pas me faire cet outrage, Francis. Je vous aime, je n'ai jamais aimé que vous. Si je ne vous étais pas fidèle, je serais la dernière des créatures. Je veux, entendez-vous, je veux que vous m'estimiez, que vous ayez confiance en moi…»

– «Ne vous arrangez pas alors pour me rendre cette confiance impossible,» s'était-il écrié.

– «Moi?..» avait-elle repris. «Moi? C'est moi qui te rends la confiance impossible?.. Voyons, tu ne crois pas que je me laisse faire la cour par M. de Querne?..»

– «Si,» avait-il répondu brutalement, «je le crois.»

– «Tu le crois!» avait-elle répété, comme écrasée de stupeur, «Tu le crois!.. Et il n'y a pas deux mois que nous nous aimons! Hé bien!» avait-elle continué avec fureur, «croyez ce que vous voudrez. Ah! C'est trop honteux!»

L'arrivée d'un autre visiteur avait empêché cette explication de se prolonger. Dans la maladive disposition où il se trouvait, Francis avait ressenti une impression plus amère encore à voir sa maîtresse jouer aussitôt son rôle de femme du monde, sourire au nouveau venu, plaisanter, causer avec une affectation où elle soulageait sa colère nerveuse. Il n'y avait, lui, discerné qu'un pouvoir de comédie qui lui avait fait horreur. Ils se réconcilièrent cependant, très vite, car ils s'aimaient. Mais la défiance était entrée trop avant dans le cœur du jeune homme, et elle continua de grandir avec l'effrayante rapidité que met cette plante maudite à nous envahir. Ce qu'il y a de terrible dans l'adultère et son châtiment immédiat, c'est que l'amant ne saurait lutter contre la preuve constante d'immoralité que lui apporte sa maîtresse, par ce simple fait qu'elle est sa maîtresse. Toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation le sentent bien. La plupart s'y résignent d'autant plus aisément que les misères de l'égoïsme masculin leur donnent vite beau jeu pour répondre à ce mépris par un mépris semblable. D'ailleurs, ce qu'elles demandent aux intrigues répétées où elles se complaisent, n'est-ce pas l'émotion? C'en est une encore, et palpitante, d'être brutalisée de reproches menaçants par celui que le désir jettera tout à l'heure dans vos bras. Mais d'autres ont l'horreur de cette tyrannie et se cabrent aussitôt contre elle avec fureur, soit qu'elles en souffrent sincèrement comme d'une insulte, soit qu'elles aperçoivent dans cette révolte la garantie dernière de leur liberté. Pauline n'avait pas voulu céder au premier assaut de jalousie que lui avait livré Francis. Elle ne céda pas davantage au second. Quand ils s'étaient réconciliés, il lui avait juré de ne plus lui reparler d'Armand de Querne. Il lui avait prodigué toutes les promesses de confiance, affolé de la retrouver si douce, si jolie, si frémissante de volupté sur son cœur. Puis il ne sut pas tenir son serment. Il lui reparla de son rival, ou de celui qu'il croyait tel, avec insinuation et sans insister, et il lui en reparla encore, mais brutalement. Et une seconde fois elle lui tint tête, et à partir de ce moment les scènes entre eux commencèrent de succéder aux scènes, lui s'exaspérant aux plus insultantes hypothèses, aux plus despotiques exigences, et ne comprenant pas l'obstination indignée qu'elle opposait au déchaînement de sa frénésie. Quand elle lui eut enfin cédé, après la plus atroce de ces discussions, il était trop tard. Il s'était prononcé entre eux de ces phrases qui déshonorent à jamais une liaison. L'amant s'y est trop montré dans la férocité de sa jalousie, la maîtresse s'y est laissé trop meurtrir. Trop de rancune a été déposée dans ces deux pauvres cœurs.

Cette exécution absolue de son rival, arrachée après ce très douloureux effort, ne fut même pas suivie pour le jeune homme par quelques semaines d'un entier repos. Que Mme Raffraye eût fermé sa porte à de Querne, c'était bien une preuve. Même si elle avait été coquette avec Armand, elle préférait Francis. Mais ces preuves-là emportent toujours avec elles cette amertume qu'elles n'abolissent pas le doute sur le passé, sur la période où nous étions jaloux sans que l'on nous cédât encore. Nous n'avons pas assisté à l'entretien à la suite duquel notre maîtresse a consommé une rupture que nous constatons sans être certains que nous en connaissons les secrets détails. Elle nous dit bien les paroles qu'elle a prononcées. Pauline, par exemple, prétendait n'avoir eu qu'à s'adresser à la délicatesse de M. de Querne en arguant de la jalousie de son mari. Mais comment savoir si elle ne taisait rien? Même la possibilité d'une telle conversation ne supposait-elle pas un mystère entre elle et Armand? Francis trouva ainsi, comme toutes les victimes de la misérable manie qui le possédait, un principe nouveau de douleur dans le triomphe même de sa tyrannique méfiance. Il ne savait pas, il ne pouvait pas savoir si Pauline n'avait pas été la maîtresse de cet homme qu'il avait tant soupçonné et qu'elle lui avait sacrifié, – mais dans quelles conditions? Quand on en est à cette halte dans le chemin de croix du soupçon, le calvaire devient vraiment trop dur à gravir. Qu'il vaudrait mieux se fuir l'un l'autre et souffrir du moins séparés! C'est payer trop cher les criminels bonheurs de l'amour dans la faute que de les acheter au prix d'une torturante incertitude. Et comment en sortir? On veut se persuader alors que, si l'on suivait sa maîtresse, jour par jour, presque heure par heure, si on la regardait vivre et sentir, on arriverait à un jugement sur elle, motivé, lucide, définitif, comme celui d'un indifférent, et l'on fait ce que fit Nayrac. Malgré son deuil encore trop récent, il retourna dans le monde pour y rencontrer Pauline. C'était à peu près la plus malheureuse imprudence qu'il pût commettre dans la crise de sensibilité suraiguë et morbide qu'il traversait. Aussi les plus cruels souvenirs de cette cruelle liaison se rapportaient-ils à cette période. Il la voyait dans un salon, parée, gaie et souriante, avec cette espèce d'atmosphère d'amabilité autour d'elle que dégage une femme jeune, jolie, qui plaît et qui sent qu'elle plaît, qui a des peines à étourdir et qui les étourdit. Ce lui était un supplice que ce spectacle, et un autre que de la trouver au contraire triste et absorbée. Dans le premier cas, il se sentait en proie à une sorte de rage irraisonnée et indomptable qui avait toujours pour effet de développer chez Mme Raffraye comme un délire de coquetterie sombre et presque désespéré. Dans le second, des remords trop âcres noyaient son cœur d'amant tyrannique et qui voudrait pourtant le bonheur de ce qu'il martyrise. L'une et l'autre impression exaspérait en lui l'inquiétude. L'une et l'autre le portait à enivrer son misérable amour avec ce vin des sens dont les dernières et funestes gouttes distillent en nous un si honteux appétit de férocité. Lui, l'amant romanesque, compliqué, qui avait passé sa première jeunesse à rêver de subtiles émotions, il effrayait sa pauvre amie maintenant par l'âpreté de sa fougue sensuelle. À chacun de leurs rendez-vous, c'étaient entre eux des étreintes sans paroles, des baisers violents et sans douceur, la palpitation éperdue de deux êtres qui cherchent l'oubli, et quel oubli! Celui d'eux-mêmes, celui de l'amour dont ils souffrent en s'en grisant! – Et ils oubliaient, en effet, mais pour se réveiller de ces folies avec cette amertume irritable qui est la rançon fatale de nos dégradations, lui plus soupçonneux, elle plus révoltée. À ces minutes-là, les moindres discussions s'exaltent en querelles, la bravade suit l'outrage et le provoque. Ce sont des bouffées outrageantes de soupçon à propos de tout. Les plus innocentes gaietés deviennent des crimes: avoir dansé deux fois avec le même danseur, avoir causé trop longtemps en aparté avec celui-ci, avoir eu celui-là à déjeuner. Être sortie plusieurs fois avec une amie, c'est l'avoir pour complice de quelque intrigue. Ne plus voir telle autre, c'est avoir eu quelque secrète rivalité avec elle. Depuis des siècles et des siècles, la verve des auteurs comiques s'exerce sur les mesquineries infinies des disputes de ce genre. Elle s'exercera des siècles encore sans guérir la rage des jaloux et sans y accoutumer la fierté révoltée des femmes qui leur tiennent tête. Et cependant les prunelles brillent, les lèvres tremblent, la voix se fait mordante, et, après s'être donnés l'un à l'autre avec la fougue de deux amants à qui les heures sont comptées, on se sépare sur des cris de rupture, poussés avec toute la colère de la vengeance. Oui, que de fois s'étaient-ils quittés ainsi, sans même se toucher la main!

– «Croyez ce que vous voudrez,» lui répétait-elle avec les mêmes mots, le même tragique entêtement, le même regard haineux qu'à la première insulte; «je ne veux plus rien savoir de vous. Vous ne me traiteriez pas autrement si j'étais une fille…»

– «Et moi j'en ai assez de vos mensonges, car vous me mentez, vous me mentez, vous me mentez toujours…»

Elle le regardait sans relever cette nouvelle insulte. Elle répétait: – «Oui, croyez ce que vous voudrez.» Et elle s'en allait, pour le rappeler ou être rappelée presque aussitôt. Ces retours, déshonorants pour elle et pour lui, étaient pourtant les seuls touchants souvenirs qu'il gardât de cette affreuse époque. Il se revoyait ainsi, un soir, à la fin d'une belle journée de janvier passée bien tristement, et son arrivée à elle, qui, n'ayant pu y tenir, s'était échappée de sa maison, amaigrie, frissonnante, si pâle, pour implorer une réconciliation, et elle gémissait:

– «Notre amour est donc maudit!.. Je te promets de te céder en tout, mais crois en moi, je t'en supplie, crois en moi…»

De pareilles larmes déçoivent-elles, et de pareils cris, et des baisers comme celui qu'elle lui avait donné en tombant sur son cœur, et ces sanglots et cette visible maladie? Par moments et lorsqu'il n'était pas sous l'influence de cette cruelle manie qui lui étreignait le cerveau d'un cercle d'images affolantes et qui lui faisait voir sa maîtresse le trahissant avec l'un ou avec l'autre, le dépérissement de ce pauvre corps touchait Francis aux larmes lui aussi. Il n'y avait pas un an que durait le drame de ces misérables amours, et Pauline lui semblait quelquefois une autre femme, tant ses yeux s'étaient creusés, ses joues amincies, tant sa pâleur s'était encore décolorée, tant surtout la facile et enfantine humeur qu'elle avait jadis, même dans la tristesse, avait cédé la place à je ne sais quoi de sombre, de violent, de presque tragique. Mais ce n'était qu'un éclair, et l'amant tourmenté se disait qu'il avait mal vu sa maîtresse autrefois, qu'elle lui jouait la comédie alors, et qu'elle était maintenant la vraie Pauline, avec un masque de femme consumée, – par quoi? Et il se répondait que c'était sans doute le remords de ses perfidies, la lutte d'une âme en proie à ses sens, le vice peut-être. Dans les égarements de sa jalousie, il allait jusqu'à lui donner des dix et des quinze amants, à penser d'elle véritablement comme d'une fille, et, chose affreuse, à l'aimer tout de même, à la désirer davantage, avec une âcreté de passion qui confinait à la douleur. Oui, il l'accusait de déportements monstrueux. Et cependant si elle avait eu des torts positifs vis-à-vis de lui, ç'avait été avec le seul de Querne, et encore n'avait-il pas tenu les preuves de cette infamie. Hélas! A-t-on jamais de ces preuves? Et puis, il ne pouvait pas douter d'une autre intrigue, et qui, celle-là, avait abouti à l'irréparable rupture. Vers la fin du mois de février de cette fatale année 1877, un homme était revenu à Paris, après un long voyage en Orient, dont le nom avait été souvent prononcé entre Pauline et Francis durant cette absence. Ce personnage, – mort depuis et connu de quelques curieux de lettres par des fragments posthumes d'un étrange journal intime, – s'appelait François Vernantes. C'était un cousin éloigné de Raffraye. La jeune femme n'en parlait jamais qu'avec une voix émue et comme du seul ami qu'elle eût rencontré à la plus détestable période de son mariage. Pourquoi Nayrac s'était-il formé de ce consolateur de sa maîtresse une image morose, et pourquoi demeura-t-il fort étonné lorsque, présenté à Vernantes par Mme Raffraye, il se trouva devant un garçon de moins de quarante ans, d'une physionomie et d'une tournure bien jeunes pour ce rôle de confident désintéressé? Les relations sont toujours difficiles entre l'amant d'une femme et un ami très intime de cette femme, même lorsque l'amant se considère comme bien assuré que cet ami n'a jamais été qu'un ami. Lorsque l'amant est à l'égard de sa maîtresse dans une crise de doute sans cesse renaissante, comment tolérerait-il, sans en souffrir jusqu'à la folie, une de ces relations où le degré de l'intimité reste toujours mystérieux? Il était donc inévitable que Francis Nayrac devînt jaloux de Vernantes. Mais, comme s'il pressentait que cette jalousie-là marquerait la fin de son amour, il ne s'y était pas abandonné tout de suite. Sa maîtresse avait d'ailleurs pris soin de devancer cette crise nouvelle en lui parlant, la veille du retour de son ancien ami, de manière à ne laisser entre eux aucun point obscur.

– «Il est très intime dans notre maison,» avait-elle dit. «Il m'est bien nécessaire. C'est le seul de mes amis qui soit aussi l'ami de mon mari. Je vous en préviens,» avait-elle ajouté avec un sourire triste, «pour que vous m'épargniez et que vous vous épargniez des chagrins à son sujet… À quoi bon? Vous ne croyez pas en moi. Pourquoi y croiriez-vous dans cette circonstance?.. J'en mourrais que vous n'y croiriez pas…»

Francis la revoyait, lui parlant ainsi, et il se revoyait se taisant. Lorsqu'il tombe entre deux amants de ces phrases que tous deux sentent trop vraies, c'est comme une lumière qui se répand à la fois sur leur passé et sur leur avenir, et ils en demeurent comme épouvantés. Tous deux savent bien que de prévoir les misères vers lesquelles ils sont entraînés ne les empêchera pas d'y être entraînés, et ils forment, quand même et sincèrement, des résolutions qu'ils tiendraient si les maladies du cœur ne comportaient pas des lois logiques contre lesquelles les plus fermes raisonnements demeurent inefficaces. Deux semaines s'écoulèrent ainsi, et sans que Nayrac parût prendre ombrage de la visible familiarité qui unissait le nouveau venu ou mieux le revenant à Mme Raffraye. Sur trois visites pourtant qu'il avait faites à cette dernière durant cette quinzaine, deux fois il avait rencontré Vernantes. Sur deux fois qu'il avait dîné en ville dans les mêmes maisons que Pauline, les deux fois Vernantes était un des convives. Il avait eu deux rendez-vous avec Pauline, et, des questions qu'il lui avaient posées, il résultait tantôt qu'elle avait eu Vernantes à déjeuner chez elle la veille, tantôt qu'elle allait l'avoir le lendemain, qu'elle était allée ou qu'elle irait au théâtre avec lui. À chacun de ces menus faits, sans portée isolément, mais bien significatifs dans leur ensemble, Francis avait senti grandir son antipathie. Elle était d'autant plus forte qu'il y avait entre Vernantes et lui une certaine ressemblance de nature, une communauté de tempérament. Ces sortes d'analogies constituent le plus violent principe de rivalité. Il n'était pas jusqu'à la demi-identité de leurs prénoms qui ne fût pour Francis un aliment d'irritation passionnée… Bref, l'accès de jalousie avait éclaté, malgré les résolutions prises et les promesses données, d'autant plus violent qu'il avait été plus reculé, et il avait abouti à cette même implacable alternative posée à Pauline: – «Ou lui, ou moi. Ou vous ne recevrez plus M. Vernantes, ou je ne mettrai plus les pieds chez vous…» Francis s'était heurté alors à une résistance de sa maîtresse, si invinciblement exprimée qu'une première rupture avait suivi. Il était demeuré dix jours sans la voir, sans que Pauline fît l'ombre d'un geste pour se rapprocher de lui. Il avait cédé le premier, – quelle misère! – et il était revenu pour trouver une femme ulcérée et qui lui avait dit: «C'est la dernière fois que je vous pardonne…» qui avait osé le lui dire! Un pardon d'elle, à lui! Son sang bouillonnait encore d'indignation lorsqu'il se répétait cette parole et que tout de suite il songeait aux faits qui avaient déterminé enfin son énergie. Le premier était d'un ordre très simple, mais il en est d'un cœur souffrant comme d'un corps malade où les plus vulgaires accidents provoquent des complications mortelles. Comme il se trouvait en visite chez une certaine Mme de Sermoise, cette personne, aussi renommée pour sa méchanceté que pour le ridicule de ses prétentions littéraires, se prit à parler assez longuement de Vernantes, dont le nom venait d'être prononcé, et, après en avoir tracé un portrait fort malveillant, elle conclut:

– «Enfin, le voilà retombé dans les fers de cette petite Mme Raffraye. C'était bien la peine de la fuir si loin pour revenir comme il était parti. Mais c'est la vieille histoire des amoureux: on se prend, on se quitte, on se reprend, on se requitte… Et le mari ne voit jamais rien. Quelle comédie!..»

Des phrases pareilles, il s'en prononce par centaines à Paris et à chaque heure du jour, depuis le matin où l'on se promène au Bois, en médisant, jusqu'à l'heure où l'on sort de l'Opéra, et ceux qui les entendent n'y attachent pas plus d'importance que ceux qui les débitent. Mais, quand vous soupçonnez votre maîtresse d'une perfidie, un pareil propos tombe sur votre soupçon, comme du vitriol sur une plaie. Vous agonisez de ne pas savoir la vérité, et voici que d'autres ont l'air de la savoir, eux, cette vérité. D'autres? Mais tous, oui, tous, depuis cette femme indifférente qui vient de vous percer le cœur, jusqu'au clubman qui l'écoute sans étonnement. Vous n'y résistez pas alors. Il vous faut interroger quelqu'un, au risque de déshonorer votre sentiment à vos propres yeux par une telle enquête. Vous parlez de votre rival à celui-ci, à celui-là, d'un air détaché, quand de le nommer fait saigner en vous les places les plus envenimées du cœur. L'un vous répond des phrases qui n'ont aucun rapport avec votre passion. L'autre vous donne des détails que vous connaissez déjà. Et vous ne vous arrêtez qu'après être tombé sur un mot qui achève de vous désespérer. C'est ainsi qu'après avoir insinué de son mieux dans dix occasions sa demande: «C'est un bien joli homme que Vernantes, avec qui est-il donc?..» Francis finit par se faire répondre par un viveur quelconque du cercle de la rue Royale:

– «Vernantes? Il travaille dans les femmes mariées. Je crois qu'il avait la petite Raffraye à l'époque. On l'a beaucoup dit…»

C'était là pour Francis le second des faits qui avaient contribué à sa révolte définitive. Le troisième était d'une autre nature et moins imaginaire. Une semaine environ après s'être de nouveau convaincu que la cruauté du monde n'avait pas plus épargné l'intimité de Vernantes et de Pauline qu'elle n'épargne les autres relations de cet ordre, il avait un rendez-vous avec la jeune femme. Le matin de ce jour-là, qui était un mardi, – ah! il n'avait rien oublié: ni la date du jour, ni le ciel brumeux et brouillé qu'il faisait, ni l'heure, ni ses sensations amères, – il avait reçu un billet d'elle, où elle se dégageait sous le prétexte d'une migraine. Elle allait, disait ce petit mot, se remettre au lit pour essayer de vaincre le mal, et elle lui demandait de venir la voir le lendemain. Oui, il se souvenait. Il était demeuré jusqu'à cinq heures à se demander si cette excuse était vraie ou fausse. Enfin, il était sorti. Il s'était promené un peu au hasard, et une invincible curiosité l'avait conduit, sans presque qu'il s'en rendît compte, à travers le parc Monceau, vers la maison de la rue Murillo où habitait son rival. La pensée que sa maîtresse avait peut-être souvent passé ce seuil, et comment, lui causait un chagrin affreux. Par quelle fatalité s'était-il attardé à regarder cette porte, comme s'il eût pressenti qu'il allait enfin tenir là cette certitude, souhaitée depuis des semaines? C'était tout simple que, ne croyant qu'à demi au prétexte donné par Pauline, il la soupçonnât d'avoir déplacé leur rendez-vous pour aller à un autre. Et cependant, à une certaine minute, ce qu'il vit de cet angle de trottoir où il s'immobilisait dans un honteux et puéril espionnage, pensa le faire mourir de douleur. Un fiacre aux stores à demi baissés, de quoi cacher le visage sans faire trop remarquer la voiture, venait de s'arrêter devant la maison et d'entrer dans l'allée. Nayrac se précipita et il arriva juste à temps pour voir une femme voilée d'un double voile, qui disparaissait par la porte du rez-de-chaussée. Quoiqu'il lui eût été impossible de distinguer les traits de cette femme, il avait pu voir qu'elle était mince comme Pauline, qu'elle avait la taille de Pauline. Enfin, détail insignifiant, mais qui devait, pour Francis, servir de preuve indiscutable, comme le mouchoir du célèbre drame, elle portait un long manteau de loutre, et il crut reconnaître celui de Pauline. Son angoisse fut si forte qu'une fois le fiacre parti, il eut l'audace d'entrer, lui aussi, sous la voûte et de marcher jusqu'à cette porte du rez-de-chaussée à laquelle il sonna sans qu'on lui répondît. Dieu! Que le timbre lui faisait mal à écouter! Il allait sonner encore quand il s'entendit interpeller par le concierge qui, debout sur le pas de sa loge, lui disait, avec le visage impassible d'un complice inférieur grassement payé:

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