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La terre promise
La terre promise

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La terre promise

Язык: Французский
Год издания: 2017
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– «Monsieur Vernantes n'est pas chez lui…»

Ainsi c'était bien l'appartement de son rival! Il s'était retrouvé sur le trottoir, en proie à une de ces frénésies de soupçon qui déchaînent chez le civilisé la bête sauvage, toujours grondante au fond des troubles du sexe. Son besoin d'agir, d'en savoir un peu plus, avait été si fort, qu'il avait couru à l'hôtel de la rue François Ier qu'habitait Pauline. Que devint-il, lorsqu'on lui répondit:

– «Madame va mieux; elle a pu sortir cette après-midi!..»

Atterré de cette évidence qui grandissait devant lui de seconde en seconde, il avait eu la pensée de retourner faire le guet rue Murillo. Puis, il s'était dit: «À quoi bon? Mon coup de sonnette leur aura fait peur, et elle sera partie aussitôt que j'aurai quitté la rue. Le concierge les aura prévenus. D'ailleurs, que verrais-je? Un fiacre aux rideaux baissés qui la reprendra comme elle est venue.» Il décida qu'il valait mieux l'attendre devant la porte de son hôtel. Il verrait du moins quelle toilette elle portait… Encore une demi-heure. Comme elle fut longue!.. Un coupé dévale le long de la rue, qu'il reconnaît pour être le coupé personnel de Mme Raffraye. Mais quoi! C'est l'a b c de l'adultère d'avoir quitté, puis repris la voiture officielle à une entrée de magasin ou de passage. Ne faisait-elle pas de même pour aller chez lui? Le cocher demande la porte. Les battants s'ouvrent. La voiture entre. Pauline en descend. Elle porte le même manteau!..

La scène atroce qui avait éclaté entre eux le lendemain, l'implacable audace de dédain qu'elle avait opposée à son accusation, son refus de rien justifier, sa fureur à lui et la dernière indignation qui l'avait égaré jusqu'à lever la main sur elle, – jusqu'à la frapper! – tout cet horrible et suprême épisode lui faisait battre le cœur encore aujourd'hui à seulement s'en souvenir. Et il était rentré chez lui si épouvanté de lui-même qu'il s'était dit: «Il faut partir…» Et, sur-le-champ, en vingt-quatre heures, il avait achevé les premiers préparatifs. Il était monté dans un train, comme un malfaiteur s'enfuit, rageusement, aveuglément, sans projets, sans calculs, pour être ailleurs. Il ne s'arrêta qu'à Marseille, où il eut sa dernière lâcheté. Car il écrivit de cette ville à Pauline une lettre encore, un ultimatum, qu'il mit une demi-journée à composer, griffonnant des pages de tendresse tour à tour et de malédiction, puis les déchirant pour n'envoyer enfin qu'une dizaine de phrases dont il ne savait plus rien, sinon qu'il exigeait de son infâme maîtresse cette preuve insensée: un renoncement à tout, une fuite de chez elle pour venir le rejoindre immédiatement. Terrible et déraisonnable billet qui demeura sans réponse! Huit jours après, le jeune homme était en Égypte. Là il s'embarquait pour faire le tour du monde.

– «Cette femme est mon mauvais génie,» se disait-il; «je dois l'oublier si je veux vivre, et je l'oublierai.»

C'est une des idées fausses les plus communément reçues sur l'amour qu'il abolit tout dans un cœur, et d'abord l'orgueil. Heureux les amants pour lesquels il en est ainsi! Malheureux au contraire ceux chez lesquels cet orgueil subsiste, vivant et impérieux à côté de la passion la plus sincère pourtant, la plus violente. Cette coexistence constitue une des pires maladies qui puissent nous ronger. Le voyage alors, au lieu de nous être un remède, empoisonne seulement cette double blessure. Dans la solitude des soirs, que de larmes nous versons avec la triste vanité de nous dire: «Elle ne les voit pas!..» Dans la lumière des horizons, que d'images s'évoquent, l'une nous représentant la grâce de celle que nous avons quittée, une autre sa caresse la plus douce, un geste qu'elle avait entre nos bras, ses cheveux épars sur son front, la mélancolie tendre de son regard dans les divins moments! Et aussitôt, associant à l'idée d'un rival abhorré ces souvenirs qui tiennent aux cordes les plus vivantes de notre être, une douleur nous étreint contre laquelle nous n'avons qu'un soulagement, – il est si misérable! – celui de nous répéter que nous avons rompu par notre propre volonté. Que ne donnerions-nous pas pour savoir ce que fait celle que nous croyons cependant, que nous savons infidèle, et nous nous couperions la main plutôt que de recommencer à lui écrire. Et les jours s'ajoutent aux jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois, l'irréparable à l'irréparable, sans que nous connaissions plus jamais ce que c'est que la joie, l'abandon à l'heure qui passe, à la sensation présente et vivante. La tapisserie bariolée des villes et des paysages se déroule devant nous sans guérir notre nostalgie pour un angle de salon intime, parmi les fleurs, où se tient notre fantôme. – Si nous pouvions n'y voir que lui! – Et nous allons, nous allons toujours, multipliant les distances par les distances, rendant plus profonds encore les malentendus, ajoutant la rancune à la rancune, sans que ni ce fatal orgueil ait tué notre amour, ni l'amour notre orgueil, pour revenir, comme revint Francis, plus ulcéré qu'à l'instant du départ et plus désarmé!

Car il était revenu, après quatorze mois de ce vagabondage à la poursuite d'une guérison qu'il n'avait pas trouvée, et aussitôt, une des femmes chez lesquelles il rencontrait autrefois sa maîtresse, cette même Mme de Sermoise qui lui avait percé le cœur dans une lointaine visite, – et il y était retourné, comme un homme ruiné au jeu retourne près de la table du baccara, – lui avait appris d'étranges nouvelles. Mme Raffraye était veuve. Elle avait perdu son mari presque subitement, quelques semaines après le départ de Francis. La seule annonce de ce veuvage eût suffi à bouleverser le jeune homme. En continuant ses confidences, son interlocutrice lui apprit qu'au moment de cette mort, Pauline se trouvait enceinte et qu'une fille lui était née. La mère avait failli mourir, elle aussi, puis, à peine rétablie, elle avait quitté Paris, de mauvaises spéculations de feu Raffraye l'ayant à demi ruinée. Elle avait vendu son hôtel, ses voitures, ses chevaux, et déclaré sa volonté de vivre d'une manière définitive dans la terre du Jura où elle avait été élevée. Et la cruelle Parisienne, sans se douter qu'elle enfonçait un couteau dans Francis à la place la plus sensible, – ou bien en savourant la joie de lui faire ce mal, – avait ajouté qu'elle ne croyait guère à cette retraite, pour conclure avec un nouveau sourire:

– «Nous la verrons reparaître un de ces jours, plus coquette que jamais et devenue Mme Vernantes. Il n'en sortait plus les derniers temps, et il passe encore des semaines à Molamboz…»

– «Et dire,» songeait Francis avec une affreuse mélancolie au sortir de cet entretien, «dire que, malgré ce que j'ai vu, j'allais avoir pitié d'elle, lui écrire, sans doute! m'humilier… Non. Elle ne m'a jamais aimé. Elle a eu pour moi un caprice de sens et d'imagination… Son amant n'était pas là. Ils avaient rompu ensemble sous un prétexte quelconque, sans doute parce qu'elle l'avait trompé. J'ai fait l'intérim. Il est revenu. Elle l'a repris et elle a eu l'idée de nous garder tous les deux… La malheureuse! Si elle m'eût aimé, cet homme, qui avait été la cause de notre brouille, lui eût fait horreur, et, moi parti, elle n'eût pas pu le recevoir!..» Et il pensait encore: – «Que c'est amer pourtant, de la savoir malade, pauvre peut-être, et je ne peux rien pour elle, libre, et je ne voudrais pas lui donner mon nom.»

Cette douleur avait été grande. Elle était finie aujourd'hui. Le jeune homme en avait porté le poids sur son cœur durant des années, sans qu'aucun événement nouveau vînt ni l'accroître ni la soulager. Il n'avait plus rien su de Pauline, sinon qu'elle continuait de vivre loin de Paris et qu'elle n'avait pas épousé son rival, puis que ce rival était mort. À peine s'il entendait parler d'elle de temps à autre. Elle avait laissé tomber toutes ses relations, une par une, et le petit clan mondain dont elle avait fait partie l'avait déjà presque oubliée, mais non pas Francis, quoiqu'il se fût imposé la règle de ne plus jamais prononcer son nom, de fuir systématiquement leurs connaissances communes d'autrefois et de s'esquiver si un détour de causerie faisait allusion à elle. Les sentiments auxquels les roueries de Pauline se trouvaient mêlées avaient été trop intenses. Il en avait trop joui d'abord et trop souffert ensuite. Il y avait surtout trop pensé. Enfin et surtout, même en la condamnant et en l'exécutant, comme il avait fait, il n'était pas absolument sorti du doute. C'est une des singularités les plus étranges de certaines jalousies que cette égale impuissance à se fixer dans la certitude de la fidélité et dans celle de la perfidie. Toutes les présomptions accumulées contre sa maîtresse n'apparaissaient pas toujours à Nayrac comme emportant la même évidence, et, parfois, il lui arrivait de plaider la cause de cette femme dont le silence à son endroit lui semblait alors une nouvelle énigme. Si pourtant le monde avait calomnié ses relations avec Vernantes, si ce n'était pas elle qu'il avait vue entrer dans le rez-de-chaussée de la rue Murillo? Si un simple hasard l'avait forcée à sortir ce jour-là, quoique souffrante? Il avait tôt fait de revenir à ce qu'il avait considéré autrefois comme une preuve suffisante pour tout y sacrifier. Mais, malgré lui, durant ces minutes-là, sa rêverie se portait invinciblement et douloureusement sur cette fille que Pauline élevait là-bas dans la solitude. Son angoisse devenait infinie alors à songer que cette fille pourrait être son enfant, à lui, même après la perfidie de sa mère. – Pourrait être! – Qu'une pareille idée est cruelle et que cela fait mal de n'être pas sûr du sang qui coule dans les veines d'une pauvre petite créature dont on se dit: – «Si pourtant c'était bien mon sang à moi! Si j'étais responsable de sa vie!..» Et il faut ajouter tout de suite: – «Je ne le saurai jamais, jamais… Elle-même n'est pas sûre du père de cette enfant!..» Quelles sources d'intarissables tristesses une trahison de femme ouvre autour d'elle! Qu'il est cruel d'être paralysé par cette idée de mensonge jusque dans ses meilleurs élans! Francis, qui n'avait plus un seul parent rapproché depuis la mort de sa sœur, se fût dévoué à cette petite fille avec délices, s'il eût cru en la mère. Au lieu de cela, il éprouvait une appréhension presque mortelle, une horreur d'agonie à penser que telle ou telle circonstance pouvait le mettre en face de ce mystère vivant qui renouvellerait ses plus douloureuses crises par sa seule présence, et il s'était arrangé pour ne même pas savoir si cette enfant vivait encore. Cette épreuve de se trouver face à face avec elle ou avec la mère lui avait été épargnée, et du moins ce funeste état d'anxiété intérieure avait eu cet avantage de le prémunir contre les entraînements habituels à son âge et à sa fortune. Comme tous ceux qui gardent en eux la brûlure cuisante d'une passion malheureuse, il avait pu se livrer de nouveau à l'étourdissement du libertinage: il eût été incapable d'une autre liaison sérieuse de monde ou de demi-monde. Aussi la médisance n'avait-elle eu aucun nom à prononcer quand la comtesse Scilly avait quêté ses renseignements. Les tristes plaisirs par lesquels il avait plus ou moins distrait son horrible mélancolie n'avaient pas eu plus d'échos que sa lointaine et trop courte histoire dans la société où il vivait, qu'il traversait plutôt, car tout de suite il avait repris du service et redemandé un poste très lointain, qu'il avait troqué presque aussitôt contre un autre, puis contre un autre, par cette incapacité de rester en place où se reconnaissent les lancinantes secousses de l'idée fixe. En revanche, cette idée fixe elle-même, la lassitude de cette existence déracinée, les rancœurs de la débauche, la sensation trop constante de la solitude morale, tout avait développé en lui l'infini besoin d'un renouveau, en même temps que ses souvenirs lui en ôtaient l'espérance. L'intense chagrin dont il avait si longtemps souffert avait élaboré en lui un autre homme, aussi dégoûté de l'amour criminel que l'autre en avait été curieux et friand, aussi désireux de la paix morale que l'autre avait souhaité les tempêtes troublées du cœur. Ç'avait été le secret de son ravissement lorsque, ayant de nouveau démissionné, d'une manière définitive cette fois, il avait rencontré Henriette et qu'il s'était pris à l'aimer. Après des années de douleur et d'égarement, il avait aperçu à l'horizon de sa seconde jeunesse cette Terre Promise, cette félicité inattendue: – l'amour avec un être sans passé et dans lequel il crût absolument, lui qui avait tant souffert du doute et de la défiance, – la passion dans la loyauté, lui qui avait tant remâché l'herbe empoisonnée de la trahison, – la joie du cœur dans une vie réglée, et doucement, divinement monotone, lui qui avait tant erré loin de tout foyer, – l'orgueil d'une famille, lui qui avait si souvent pleuré à l'idée du chemin qu'eût pris sa vie avec une certitude sur l'enfant de sa haïssable maîtresse… Ah! Qu'elle méritait bien d'être haïe, celle qui lui avait si longtemps dépravé le cœur! En repassant ainsi les phases diverses de ce long martyre, il s'abandonnait, sans le savoir, à ce mirage particulier d'imagination qui veut qu'après avoir été très malheureux à l'occasion d'une femme, nous ne sachions plus discerner dans ce malheur notre part de responsabilité. Il ne faisait plus à Pauline Raffraye le crédit de penser qu'après tout il n'avait pas tenu l'indiscutable démonstration de son infamie. De plus fortes apparences ont fait condamner tant d'innocents. Il ne se faisait pas à lui-même le reproche de ne jamais avoir contrôlé la cruauté féroce de son jugement sur elle par une enquête sur la manière dont elle vivait dans la solitude de sa campagne. Il ne savait même pas si elle restait dans cette campagne ou si elle voyageait, si elle revenait à Paris maintenant de temps à autre ou si elle avait renoncé tout à fait à ce séjour. Quoi qu'elle fasse, se disait-il, elle fait le mal. Elle lui apparaissait comme une créature d'une perversité profonde et implacable. Et voici qu'il venait d'apprendre qu'elle était là, – qu'elles étaient là, toutes deux, elle et son enfant, à deux pas de Mme Scilly et d'Henriette. Monstrueux voisinage dont l'idée l'affolait davantage à mesure qu'il prenait et reprenait ces scènes de sa vie de fautes et de souffrances, presque absolument oubliées depuis son entrée dans le doux et frais Éden de son pur amour! Et toujours il se heurtait à cette question: – «Que veut-elle?.. Évidemment elle a su mon mariage prochain et mon séjour ici… Est-ce une vengeance?..» La démence de son horreur pour cette ancienne maîtresse était telle qu'il allait plus loin: – «Est-ce un projet d'exploitation? En serait-elle descendue à cette bassesse? Serait-elle venue à Palerme avec la pensée d'un chantage au moyen de l'enfant?..» Il ne trouvait plus en lui la force de faire le raisonnement bien simple que Pauline, s'étant tue des années, n'avait aucun motif pour commencer aujourd'hui à le tourmenter. Il ne voyait que cette présence et il continuait d'en être bouleversé à la folie, jusqu'à ce qu'ayant pris une photographie d'Henriette, il finit pourtant par se dire après l'avoir contemplée:

– «Ah! je l'aime. Elle m'aime. Et rien, non, rien ne pourra nous séparer!..»

Et il baisa ce portrait de son bon Ange, comme pour exorciser son mauvais génie, – longuement, tendrement, religieusement.

III

TROUBLES CROISSANTS

L'être moral en nous a, comme l'être physique, son instinct de conservation, avec des fougues d'inconscience toutes pareilles et de pareilles frénésies. Le geste soudain par lequel l'homme à demi noyé enlace les membres du nageur qui peut le sauver, cet indomptable geste où passe l'énergie entière de l'existence, n'est pas plus violent ni plus irraisonné que le mouvement de cœur qui nous pousse à de certaines secondes vers une certaine personne, dont il nous faut la présence comme il faut un appui à ce malheureux qui sombre, de quoi remonter du fond de l'abîme vers une bouffée d'air respirable. L'envahissement subit de tant d'images douloureuses en pleine lumière de félicité avait été précisément cela pour Francis: – la chute subite, la descente dans un gouffre où l'épaisseur énorme de l'eau sifflante et aveuglante s'écroule sur nous, de tous les côtés. Elle nous enveloppe à droite, à gauche; elle fond sur nos pieds; elle pèse sur notre tête. Certains souvenirs sont ainsi, même quand les émotions qu'ils représentent n'ont plus sur nous qu'une influence toute réflexe et rétrospective. S'abandonner à eux, c'est descendre trop avant dans sa vie, c'est perdre pied, c'est presque se sentir mourir au cher présent, à la saine lucidité de l'impression actuelle, c'est devenir à demi fou pour quelques instants. L'élan par lequel le jeune homme sortit de sa chambre, au soir de cette cruelle après-midi, pour aller vers le salon où il était sûr de revoir Henriette, fut bien cette passionnée, cette irrésistible étreinte du salut certain. Par quelle aberration venait-il de repenser, de revivre toute une portion sombre et maudite de son existence, quand il avait, à côté de lui, pour s'en purifier, une atmosphère bénie? Il s'échapperait, il s'arracherait du funeste cauchemar où il venait de rouler, rien qu'en revoyant les yeux de sa fiancée, en écoutant sa voix, en éprouvant la sensation de sa réalité, de son souffle, de ses gestes, en la retrouvant aimante et souriante. Ce passé, dont il avait subi la hantise à nouveau pour quelques heures, qu'était-ce que l'ombre d'une ombre, le fantôme d'un fantôme? Une femme est morte pour nous quand elle ne remue plus dans notre cœur ni le désir ni la jalousie, et Francis n'était-il pas bien sûr que Pauline n'exerçait plus sur lui cette double puissance par laquelle elle l'avait esclavagé autrefois dans ses actions et si longtemps dans ses souvenirs? Il eût vu sur cette affiche de l'hôtel, à côté du nom de Mme Raffraye, celui d'un Armand de Querne ou d'un François Vernantes, en eût-il souffert une minute? Non, évidemment. De quelle hallucination étrange avait-il donc été la victime? Elle ne pouvait s'expliquer que par le coup de foudre d'une surprise absolument inattendue, tombant sur des nerfs déjà ébranlés. Il avait craint une vengeance de son ancienne maîtresse… Et laquelle? Que pouvait la malheureuse? Révéler à Henriette leur commun passé? Montrer ses lettres en admettant qu'elle les eût gardées? Soit! Qu'apprendrait de la sorte sa fiancée? Qu'il avait aimé avec un cœur sincère, droit et loyal même dans la faute, une créature de ruse et de trahison. L'honnête, la généreuse enfant trouverait là matière à souffrir sans doute, à souffrir beaucoup, mais non pas à le mépriser. C'était cependant la pire issue à laquelle les scélératesses les plus cruelles de Pauline pussent aboutir. Se servir de l'enfant? Et pourquoi faire? Lui prouverait-elle que la petite n'était pas la fille de Vernantes ou de Raffraye? Ce serait un doute odieux pour lui, mais qui ne le troublerait pas dans ce qu'il savait, dans ce qu'il avait vu. La mince et sombre silhouette de la jeune femme voilée, descendant de fiacre à la porte du criminel rez-de-chaussée, n'était pas de celles qu'un serment efface de la mémoire d'un homme, – surtout quand cet homme n'aime plus. C'est en raisonnant de la sorte, ou mieux en se forçant à ne plus raisonner sur ce sujet, tant il éprouvait un besoin presque physique d'oublier ces tristes souillures, qu'il entra dans le salon de Mme Scilly. Son obsession de terreur panique se transformait en une fièvre de tendresse qui exaltait ses forces aimantes. Il trouva une première douceur à la familiarité par laquelle Vincent, le vieux domestique de la comtesse, ancien soldat d'ordonnance du comte demeuré au service de la veuve, lui demanda de ses nouvelles, avant de lui ouvrir la porte de ce salon, pièce de forme assez bizarre et comme distribuée en deux parties distinctes. Ménagé dans la tour romantique dont l'architecte du Continental avait enjolivé l'angle de cette grande bâtisse moderne, ce salon commençait presque en couloir, puis s'épanouissait en une large rotonde. Les trois fenêtres de ce fond circulaire permettaient, par les belles journées, de regarder ainsi trois des plus vastes horizons de Palerme. La mer à droite frémissait toute bleue, avec le passage des voiles blanches et des fumeux paquebots. En face se profilaient les palais du quai, les deux ports au delà, leur forêt de mâts et le sauvage éperon rouge du mont Pellegrino. Les toits de la ville, à gauche, les dômes des églises et les tours des clochers s'étendaient jusqu'à l'horizon fermé par le cercle de montagnes qui a fait donner à la grande plaine d'orangers et de citronniers où la ville repose le surnom de «Conque d'or». À cette heure du crépuscule où les volets des trois fenêtres étaient fermés, quelle intime physionomie d'un délicieux home prenait ce retrait, encore isolé du premier couloir d'entrée par un paravent! Trois lampes l'éclairaient: la plus grande qui rayonnait au milieu, et deux petites posées, l'une sur la cheminée, l'autre sur une table mobile auprès du feu paresseusement assoupi. Des étoffes anciennes, drapées de-ci de-là sur les meubles, le rangement même de ces meubles, ici des portraits dans leurs cadres, ailleurs des livres dans un casier mobile, plus loin quelque menu bibelot, partout des fleurs: des roses, des œillets, des mimosas dorés, un palmier dans un coin, dans un autre de grands bouquets lustrés de branches d'eucalyptus, – comme la jeune fille et sa mère avaient su l'art, avec des riens, de rendre personnel ce gîte de passage, très heureusement choisi dans ce vaste caravansérail cosmopolite! On oubliait que l'on était à l'hôtel, dans une des cases d'un bâtiment aménagé par la spéculation pour une affluence de voyageurs encore à venir, si bien que de cet asile paisible les deux femmes n'entendaient aucune de ces rumeurs qui rendent pénible la promiscuité de séjours pareils. Elles étaient assises près de la cheminée quand Nayrac entra, occupées, Mme Scilly à une lecture, Henriette à une tapisserie qu'elle poursuivait sur un métier tendu devant elle, avec cette activité silencieuse et en apparence absorbée qui aide les femmes à tromper les plus dévorantes anxiétés intérieures. Ni l'une ni l'autre n'avait été avertie par le bruit de la porte assez éloignée qu'étouffait la grande portière de velours. Le jeune homme put donc rester immobile deux ou trois minutes, à contempler ce simple tableau qui contrastait tant avec les visions d'impurs rendez-vous où il venait de s'attarder. Si le bonheur n'a guère rencontré de peintres parmi la foule des poètes qui nous déroulent depuis des siècles le monotone roman de la pauvre âme humaine, c'est qu'il se contente de conditions bien naïvement innocentes. Il lui faut si peu d'éléments pour le décor de son idylle! Depuis des semaines que Francis était fiancé à Henriette, il ne s'était pas blasé sur l'intense impression de volupté d'âme éprouvée le premier soir où il avait eu sa place en tiers dans la veillée de Mme Scilly et de sa fille. Lui qui avait si longtemps erré à travers le monde, si souvent connu la mélancolie des fins de journée à bord des bateaux ou dans des solitudes d'hôtel, le cercle de clarté projeté par les lampes autour de ces deux femmes lui avait tant réchauffé le cœur, le lui réchauffait tant à cette seconde! Remué comme il venait de l'être par de si anciennes amertumes, il eût voulu demeurer des heures sur le seuil de cette porte, – des heures à se repaître l'âme de cette certitude que sa mauvaise jeunesse était très loin, et qu'il faisait partie de cette vie maintenant, si réglée, si pure, si simple, – des heures à lire sur le visage de sa fiancée le fervent amour dont il était l'objet. Pourquoi cette ombre sur ce beau front candide, ce voile sur ces chers yeux bleus, ce pli triste de cette bouche enfantine, sinon parce que la jeune fille le savait souffrant? Et ce front se leva, ces yeux l'aperçurent, cette bouche s'ouvrît dans un cri léger. Une pâleur envahit ce visage, attestant chez sa sensitive, comme il l'appelait quelquefois par une caressante raillerie, cette sensibilité trop vive en effet, cette vibration trop forte sous la moindre secousse. Mais déjà Henriette était debout, elle avait marché vers lui.

– «C'est vous, Francis,» lui disait-elle, «Comment ne vous ai-je pas entendu entrer? Il y a longtemps que vous êtes ici?..»

– «Très longtemps,» répondit-il, et lui prenant la main: «Mais pardon de vous avoir effrayée… Je devrais tant savoir que ces petites surprises vous font mal…»

– «Un doux mal cette fois,» dit-elle en riant, «si vous êtes bien,» et elle insistait: «Dites vite comment vous vous sentez maintenant. J'ai eu peur que vous n'ayez pris ces vilaines fièvres dont on nous menace toujours. Nous vous espérions pour le thé et nous n'avons pas même osé faire demander de vos nouvelles… Vincent est allé écouter à votre porte, et, comme vous ne faisiez aucun bruit, il a pensé que vous reposiez. Vous avez le feu aux mains encore…»

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