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La terre promise
La terre promise

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La terre promise

Язык: Французский
Год издания: 2017
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– «Penser,» se disait-elle, «qu'il existe, celui qui doit me la prendre, qu'il respire, qu'il marche, que nous l'avons peut-être rencontré hier, aujourd'hui, dans notre promenade! C'est pour lui que j'aurai orné ce gracieux esprit d'idées fines, pour lui ce tendre cœur de sentiments nobles… Si je pouvais l'élever, lui, pour elle, comme je l'élève, elle, pour lui?.. Son père répétait toujours: Elle épousera quelqu'un qu'elle aime. Il était un homme, il savait la vie, il aurait jugé celui qui se présentera, au lieu que moi?..»

C'est par milliers que la veuve inconsolée avait prononcé tout bas de ces monologues de sollicitude maternelle plus fréquents et plus pressés à mesure que le temps avance. Ils aboutissent alors à des projets caressés complaisamment, puis déjoués par une de ces rencontres non prévues à la suite desquelles un hôte nouveau entre en scène, l'inattendu, l'irrésistible amour. La comtesse Scilly avait, durant ces années trop courtes à son gré, déployé son soin le plus constant à entourer Henriette d'amies irréprochables et pieuses comme elle-même. Elle s'était appliquée à graduer de son mieux la prudente reprise de ses relations de monde. Elle avait voulu que pas une des habitudes de fine aristocratie qu'elle pratiquait à l'époque de ses jeunes élégances ne fût perdue pour sa fille, et elle avait appelé à elle tout le secours de son expérience première pour étudier avec une sollicitude passionnée les quelques jeunes gens mêlés à leur petit cercle de société. Puis ce fut d'un inconnu que son enfant se trouva éprise, de ce Francis Nayrac au bras duquel la mère la regardait se promener à présent avec une confiance si émue, presque si reconnaissante, – et dix petits mois plus tôt elle ne connaissait ce nom que pour l'avoir entendu mentionner par la générale de Jardes, qui était une parente éloignée du jeune homme. C'était aussi chez Mme de Jardes que la présentation avait eu lieu, par hasard, à une visite d'où Francis était sorti si troublé du charme d'Henriette, qu'il était retourné le lendemain en parler à sa parente. Des incidents avaient suivi, d'un ordre bien simple, bien banal, pareils à tous ceux dont s'accompagne un mariage ainsi commencé sur le subit enthousiasme d'un garçon lassé de sa solitude, et auquel servent de complices la secrète sympathie de la jeune fille d'une part, de l'autre la bienveillance d'une commune amie enchantée de ce rôle d'intermédiaire. C'est un lieu commun d'observation que toutes les femmes s'y complaisent, qu'il s'agisse d'un amour légitime ou illégitime! De nouvelles rencontres plus ou moins adroitement préparées, le constant et long éloge de Francis fait par Mme de Jardes, la présence du jeune homme dans tous les endroits où il pouvait s'approcher de Mlle Scilly sans que personne commentât ses assiduités, un changement plus marqué dans les manières d'Henriette, si visiblement préoccupée et bouleversée, – tels avaient été les ingénus, les naïfs épisodes de ce petit roman. Chacun représentait pour la mère une émotion profonde, et une suprême, l'entretien qu'elle s'était décidée enfin à provoquer avec sa fille. Cette dernière avait avoué le secret nouveau de son cœur, sans hésiter, mais tremblante comme en ce moment tremblaient au-dessus du banc de marbre les feuilles d'un frêne pleureur agité doucement par la faible brise. Elle aimait Francis. Hé quoi! sans rien savoir de lui davantage? Sans qu'un mot d'entente eût été échangé entre eux? Par quelle mystérieuse correspondance de sentiments?.. Mme Scilly se rappelait s'être posé ces questions avec effroi dans la nuit qui avait suivi cet aveu, et devant cette première émotion de sa fille qui n'était plus à elle seule, elle avait éprouvé une de ces jalousies morales, si profondes, si passionnées, – plaies saignantes des plus nobles mères, et si profondes qu'elles sont impossibles à guérir, sinon par la vue de la félicité absolue de leur enfant. Oh! Comme la comtesse avait prié cette nuit-là! Comme elle avait demandé un secours d'en haut qui lui marquât son devoir! Avec quelle prudence et quel tremblement intérieur, elle aussi, elle avait, sur le conseil du père Juvigny, le vieux Dominicain, son directeur, procédé à une enquête comme tous les parents en ont fait de tous les temps. Hélas! S'il fallait une preuve pour démontrer combien le sort des plus prudents est dominé par un pouvoir incompréhensible et ingouvernable, où la trouverait-on mieux que dans cette incapacité d'un père et d'une mère, même bien vigilants, à connaître avec exactitude la vie et le caractère de celui qui doit faire tout le bonheur ou tout le malheur d'une enfant idolâtrée et préservée pendant des années? Mme Scilly s'adressa de droite, de gauche, dans des visites qui furent comme les intermèdes comiques de ce drame sentimental. N'est-ce pas un drame en effet et de l'intérêt le plus poignant qui se joue dans ces entretiens où d'un mot prononcé à la légère dépendront deux avenirs dont l'un est si dépourvu de défense? Et voici le type des réponses obtenues après d'infinis détours de causerie:

– «M. Nayrac?..» avait dit à la comtesse Mme d'Avançon, la femme de l'ancien diplomate, «un charmant garçon, avec une très jolie fortune, ce qui ne gâte rien. Il est resté dix ans dans la carrière, il allait passer premier secrétaire, et il vient de démissionner comme M. d'Avançon, à cause de ce gouvernement… C'est dommage…» Et la digne dame, clouée sur son fauteuil à roulettes par une crise de ses douleurs, avait continué par une tirade sur l'état de choses actuel, renouvelée de son mari de qui elle adoptait les moindres idées, quoiqu'elle le détestât, par une contradiction assez fréquente dans les mauvais ménages. On se hait du fond du cœur et la force de l'accoutumance est telle qu'on arrive à se ressembler intellectuellement, quelquefois physiquement. Par quels procédés la mère la plus habile pourrait-elle, sans éveiller des défiances, ramener sur la ligne désirée une conversation qui dévie ainsi? Et elle n'ose plus formuler aucune question, mais elle calcule que M. d'Avançon essaye d'oublier l'enfer conjugal en menant à soixante ans la vie de cercle, et qu'il doit rencontrer Francis Nayrac dans des endroits où la vérité des mœurs se décèle mieux que dans le monde, et elle parvient, grâce au développement du plus subtil machiavélisme, à provoquer cette autre déclaration:

– «Francis Nayrac? un charmant garçon, une très jolie fortune. Je le vois cette année-ci au petit club. Au moins avec celui-là on peut causer d'autres sujets que des courses et du tirage à cinq…» Et une dissertation suit, dans laquelle le plus intransigeant de nos vieux Beaux s'abandonne à sa colérique envie contre la génération présente. Il y entremêle de son côté des observations et des idées de sa femme, mais il oublie complètement Nayrac… À la dixième expérience de ce genre, force est bien à la pauvre mère de s'avouer que le mieux est encore de s'en rapporter à ceux qui connaissent son gendre possible depuis l'enfance, et celle-ci avait fini par échouer chez Mme de Jardes, laquelle était trop intéressée au bon aboutissement de sa petite intrigue pour ne pas défendre son cousin. Mais Mme Scilly la savait très honnête femme et elle avait posé à sa loyauté deux questions qui, pour elle, étaient les plus angoissantes:

– «S'il est religieux?..» avait répondu la générale. «Peut-être ne pratique-t-il pas assidûment. Vous savez, ma chère Louise, les jeunes gens se laissent aller. Mais qu'il ait des principes excellents, j'en réponds, d'abord sa démission le prouve, et puis j'ai connu sa pauvre mère et sa sœur. Elles sont mortes comme deux saintes… Pour l'autre chose? c'est plus délicat. Vous comprenez qu'il ne m'en a jamais parlé. Mais je suis sûre d'abord qu'il est libre. C'est un homme d'honneur et il n'aurait pas pensé à Henriette s'il ne l'était pas. Je suis sûre aussi qu'il n'a jamais eu de liaison affichée, du moins à Paris. L'écho m'en serait arrivé. Et comme voici des années qu'il était à l'étranger…»

Que ces conversations, et d'autres analogues, étaient loin! Cependant elles ne dataient que du printemps. Encore aujourd'hui et quand elle repassait en esprit les semaines décisives de juillet qui s'étaient terminées par les fiançailles de Francis et d'Henriette, Mme Scilly s'étonnait elle-même de la rapidité avec laquelle avaient marché des événements dont elle avait toujours pensé qu'ils seraient si lents au contraire, si compliqués, si réfléchis. Mais elle se sentait faible depuis bien longtemps, et elle appréhendait avec tant d'anxiété de laisser sa fille sans protecteur. Elle la voyait, elle qui connaissait l'histoire entière de ce cœur depuis sa première émotion, sincèrement, profondément envahie par un amour aussi entier qu'il avait été rapide et inattendu. Elle savait que chez Henriette les sentiments n'étaient pas chose d'une heure, et, cet amour une fois déçu, elle tremblait que la ferveur religieuse de la jeune fille ne la tournât vers quelque autre résolution. Elle avait tant de fois deviné quel attrait de mystique asile le couvent exerçait sur cette imagination tendre! Elle croyait deviner d'autre part dans Francis un homme rare, une irréprochable vérité de cœur. Quoique bien étrangère aux préoccupations de convenance mondaine, elle ne pouvait s'empêcher de calculer que ses enfants auraient tout de suite à eux deux plus de soixante mille francs de rente. Enfin elle avait dit: «Oui,» et, comme pour donner raison à ses inquiétudes sur sa propre santé, à peine son consentement était-il accordé, qu'elle tombait malade. Le médecin, qui avait d'abord parlé d'un simple refroidissement, diagnostiqua bientôt les plus dangereuses complications. Elle s'était couchée dans les derniers jours de juillet, comptant se relever, comme il lui arrivait pour ses rhumes habituels, vers la fin de la semaine. Elle était encore enfermée au milieu d'octobre. Les arbres du jardin de l'archevêché, qui avaient si longtemps tenu compagnie à ses solitudes, étaient tout verts lorsque le premier frisson de fièvre l'avait secouée. Quand elle put venir jusqu'à la fenêtre, elle vit que toutes les feuilles étaient touchées par l'automne, comme elle venait d'être touchée elle-même par la mort. Mais comment se plaindre de cette maladie qui lui avait permis de juger définitivement Francis? Quand les docteurs avaient formulé la nécessité pour elle d'un séjour d'hiver dans le Midi, et le plus lointain, – le Caire, Alger, Madère ou Palerme, – avec quelle délicatesse le jeune homme avait effacé ses droits devant les nouveaux devoirs que cette situation créait à sa fiancée! Cette dernière lui avait demandé que le mariage fût reculé jusqu'au printemps prochain, afin de pouvoir consacrer ce dernier hiver sans partage à l'entier rétablissement de sa mère, et il avait mis tant de grâce à y consentir! C'était lui qui avait conseillé Palerme qu'il connaissait, lui qui était venu préparer un appartement pour la comtesse, lui qui l'avait installée, puis il était retourné à Paris pour ne reparaître que rappelé par la malade, et si dévoué, si scrupuleusement attentif à ne jamais mettre leur amour entre Henriette et sa mission filiale! Et, par ce beau et clair matin où elle se sentait renaître, la malade laissait s'épanouir en elle, avec un espoir de ne pas s'en aller encore, une infinie reconnaissance pour ce qu'elle avait pu lire dans ce cœur de jeune homme:

– «Mon Dieu! puissé-je vivre,» se répétait-elle, «et ne les quitter que plus tard!»

Elle les regardait de nouveau marcher dans l'allée, tandis que les vertes palmes semblaient s'incliner sur eux pour les protéger, et que le vent éveillait dans les pins le vague murmure d'un océan endormi. Son âme s'échappait d'elle pour les suivre, pour leur souhaiter un ciel intérieur aussi caressant toujours, aussi bleu que celui qui les enveloppait à cet instant de son lumineux azur. Elle savait, quoiqu'elle n'entendît pas même le bruit de leurs chères voix, qu'ils l'associaient de leur côté au charme de cette promenade, et c'était vrai qu'en se parlant d'eux, ils se parlaient d'elle. Ils la mêlaient si naturellement à l'avenir dans lequel ils avaient cette confiance enivrée de ceux qui s'aiment d'un amour permis. Oui, quel rêve ils réalisaient dans ce cadre de paradis, elle si tendre, si fière, n'ayant connu de la vie que ses heures pures, lui encore assez jeune pour ne pas craindre de vieillir avant elle, assez éprouvé par les passions pour savoir le prix de ce qu'il avait rencontré dans cet être pour lui unique! Et ils causaient, ou mieux, ils pensaient, ils sentaient tout haut, ne cherchant pas leurs paroles, mais chaque phrase avait pour eux la secrète, la pénétrante magie de l'intimité toute prochaine. Rien que le son de leur voix leur faisait savourer d'avance d'innombrables minutes d'amour, comme en allant et en venant dans le jardin ils respiraient l'arome de toutes les fleurs et de tous les feuillages qu'ils ne voyaient pas.

– «Comme Mme Scilly a déjà changé depuis les huit jours que je suis ici!» disait-il. «Quand je l'ai retrouvée de nouveau si pâle, si faible, j'ai été bien troublé… Je venais d'avoir une telle déception en revoyant Palerme du bateau, toute grise sous une pluie battante.»

– «C'est vrai,» reprit Henriette en regardant devant elle avec des yeux où Francis put lire le ressouvenir de cette récente angoisse, «vous n'avez guère été favorisé pour votre voyage. Après les premiers beaux jours que nous avions eus, nous étions si tourmentées quand nous voyions, par nos fenêtres, la mer si mauvaise avec ses énormes vagues… Maman et moi nous ne nous disions rien, mais je savais que nous avions la même idée. Elle était encore trop souffrante. C'est cette inquiétude qui l'avait rendue plus malade la veille de votre arrivée… Elle est si sensible et elle vous aime tant…»

– «Chère mère,» dit le jeune homme en serrant le bras de la jeune fille.

– «Si seulement nous avions su où vous envoyer une dépêche à Naples,» continua-t-elle. «Quand on nous a remis la vôtre, j'ai eu un éclair d'espoir que vous reculiez votre départ à cause de la tempête… J'avais bien envie de vous revoir cependant… C'était neuf heures. Vous étiez en mer. Que le vent de cette nuit-là m'a paru terrible! Je l'écoutais et je priais… Je pensais aussi à ma pauvre maman et à ce qu'elle a dû éprouver pendant cette affreuse guerre…»

– «Oubliez cela,» dit-il en l'interrompant. Il avait si peur qu'elle n'évoquât des souvenirs d'enfance demeurés vivaces en elle et qui lui mettaient toujours un tremblement mouillé au bord des paupières. – «Oui,» insistait-il, «oubliez cela, comme je vous promets que nous ferons oublier à votre mère tous ses chagrins, les lointains et les récents, les grands et les petits… Si elle m'aime un peu, vous savez que moi je l'aime beaucoup. Je lui garde une telle reconnaissance de vous avoir faite celle que vous êtes… Je l'aurais trouvée hostile à notre mariage que je la lui vouerais encore, cette reconnaissance, rien que pour avoir rencontré en vous ce que j'y ai rencontré, la vivante preuve que les rêves les plus beaux de la jeunesse ne mentent pas toujours…»

– «Taisez-vous,» interrompit-elle à son tour en rougissant, et elle lui mit sur la bouche sa main demeurée libre qu'il baisa à travers le gant, «vous allez recommencer de me flatter, ce qui n'est pas bien, et vous oubliez de regarder ces beaux pins d'Italie dont j'aime tant la silhouette et ce sombre bouquet que font leurs branches là-haut, ce bel vaso, comme nous disait le jardinier qui m'a montré la villa le premier jour. Est-ce assez cela et comme ils sont ingénument artistes, dans cet étrange pays!.. Mais la Sicile est trop loin. Si nous pouvions trouver l'année prochaine, pour y passer l'hiver, une propriété qui eût un parc, avec des arbres comme ceux-ci et cette lumière, mais plus près de Paris, pour que le voyage fût moins fatigant, en Provence ou sur la côte de Gênes!..»

– «Je vous ai promis de m'arrêter là quand je retournerai en France et de chercher,» repartit Nayrac. «Je suis si heureux que vous aimiez la même espèce de nature que moi et de la même façon… Mais avez-vous remarqué, l'autre jour encore, au Musée, quand je me suis arrêté devant l'Hercule qui tue la pauvre Amazone, et sans que vous m'en eussiez parlé, comme nous avons ainsi les mêmes goûts en toutes choses, si instinctivement?»

– «C'est encore vrai,» dit Henriette, «les mêmes, tout à fait les mêmes… Mais je le savais si bien dès le premier jour que je vous ai vu…»

– «Et à quoi?» demanda-t-il.

– «Est-ce qu'on se rend compte?» fit la jeune fille. «Mais j'étais sûre, quand je suis venue dans ce jardin pour la première fois, que vous le préféreriez à tous les autres… Je n'ai pas lu beaucoup et je ne suis qu'une ignorante. Je suis certaine que du premier coup je saurais d'un livre si vous l'aimerez…»

– «C'est si pénible,» reprit-il, a lorsque entre deux êtres il n'y a pas cette harmonie, cet intime accord… Au lieu qu'il m'est si doux de penser que vous êtes ma femme, vraiment ma femme, vous comprenez, un cœur fait justement à la ressemblance de mon cœur…»

– «Et vous mon fiancé,» répondit-elle à mi-voix, «mon cher fiancé…»

– «Et pourtant,» continua-t-il, «ce profond accord me rend quelquefois presque triste… À quoi cela tient-il que nous soyons ici? Je pense que j'ai si bien failli ne pas vous connaître! Si je n'avais pas quitté ma carrière? Si en la quittant j'étais venu m'établir en Italie comme j'en avais l'intention? Si je n'étais pas allé chez Mme de Jardes ce mercredi? Si nous ne nous étions pas rencontrés ce jour-là?..»

– «Je n'admets pas tous ces si,» interrompit-elle en riant avec une mutinerie de son joli visage; «nous ne pouvions pas ne pas nous rencontrer…»

– «Si cependant?..» reprit-il.

– «Je comprends bien que c'est insensé,» répondit-elle avec une bouche redevenue sérieuse et songeuse; «mais je sais que je ne me serais jamais mariée…»

Ils s'arrêtèrent pour échanger un long regard. Il lut à travers ces beaux yeux bleus jusqu'au fond de cette âme qui était à lui. Dans cette chère âme tout était candeur et vérité. Il n'y avait pas un repli où il ne devinât la plus irréprochable, la plus passionnée des tendresses. Sur ce cœur virginal rien n'avait jamais passé, pas un frisson, pas une ombre. Autour de leur silence les palmes continuaient de palpiter, le vent de murmurer dans les pins, les buissons de roses et les citronnelles d'exhaler un léger parfum vaguement musqué, l'ombre des feuillages de trembler sur les marbres, le cygne d'errer sur l'eau dormante, le soleil de rayonner dans le vaste ciel. Ils étaient si seuls dans ce tournant d'allée, – si loyalement, presque pieusement seuls, avec la présence bénie de la meilleure des mères à côté de leur amour comme pour le sanctifier. Francis attira sa fiancée contre son cœur, et il posa ses lèvres sur ce front qu'aucune pensée mauvaise n'avait jamais traversé, pas même effleuré. Il se sentit alors si heureux, que ce bonheur trop complet, trop absolu, dépassa tout d'un coup les puissances de son être et lui fit mal pour la première fois, et tout bas il dit à sa chère «aimée,» comme elle lui permettait de l'appeler quelquefois à des minutes pareilles:

– «Nous sommes trop heureux, j'ai peur…»

Elle ne répondit rien d'abord. Mais il vit distinctement une angoisse passer dans ces douces prunelles, un frémissement courir autour de ces lèvres à demi ouvertes. Les paupières de la jeune fille battirent, son sein palpita, puis, le regardant de nouveau, bien en face, elle fit un effort pour dominer son impression et, avec un sourire de courage: – «Moi aussi quelquefois,» dit-elle, «j'ai peur d'être si heureuse. Mais il ne faut pas. Quand on n'a rien sur la conscience, n'est-on pas avec Dieu?..»

Francis Nayrac devait souvent se rappeler par la suite l'étrange impression d'anxiété qui l'avait fait tressaillir ce matin-là, – ce dernier matin de leur joie complète, – et qui avait trouvé un tel écho dans sa fiancée, alors que toutes choses autour d'eux paraissaient s'harmoniser entièrement, absolument avec leurs cœurs. Ils ne pouvaient en aucune manière soupçonner le danger qui menaçait cette paix bénie de leur amour à cette heure même. Eurent-ils donc là tous deux une de ces presciences dont notre scepticisme sourit, quoique des hommes qui s'appelaient Napoléon et Gœthe aient cru possible cette divination de l'avenir à de certaines minutes exaltées? Cédèrent-ils simplement à cette angoisse de la joie, phénomène singulier mais indiscutable, où il entre à la fois de la lassitude nerveuse sous le coup de la sensation trop forte, et une vue trop juste des retours assurés du sort? Ne semble-t-il pas que nous portions tous en nous un instinct de cette grande loi humaine figurée dans un symbole tragique de l'antiquité par la Némésis, par la funeste puissance des compensations fatales dans laquelle les Grecs ont incarné moins encore la justice que la jalousie des Dieux? On peut certes donner une apparence d'explication naturelle à toutes les appréhensions de cet ordre, et ajouter que d'ailleurs la plupart des pressentiments sont démentis par les faits. Mais, lorsque ces faits au contraire les justifient par une concordance inattendue et comme foudroyante, le moins superstitieux ne saurait se retenir de trembler. Nous croyons entrevoir derrière le hasard extérieur des circonstances le mystère d'une destinée, et, si vulgaire que soit la forme de cette révélation, nous en demeurons, pendant une seconde, remués jusque dans la racine de notre être. Pour Francis, le saisissement devait être d'autant plus fort qu'il avait toujours eu à lutter contre cette disposition au fatalisme qui, éclairée et dirigée par la foi, aboutit chez les âmes d'espérance et de résignation à la croyance dans la providence, principe premier de toute vie vraiment religieuse. Pour le jeune homme, et quoique, élevé pieusement, il eût gardé ce christianisme d'apparence propre à sa classe et à son temps, la religion n'était que la plus noble des hypothèses. Sa providence, c'étaient les beaux yeux bleus de sa fiancée, et, tandis qu'il marchait seul, au sortir du jardin de la villa Tasca, par les rues de Palerme, blanches de raies de soleil et noires de raies d'ombre, il n'eut pas besoin d'effort pour oublier ce vague frisson de peur devant l'avenir qui allait le reprendre si vite, mais cette fois causé par le plus déterminé des motifs. Pour le moment, il ne gardait de sa promenade de la matinée qu'une sensation délicieuse. Ayant quelques commissions à exécuter, il avait laissé Henriette et Mme Scilly regagner en voiture l'Hôtel Continental où ils habitaient tous les trois. Il suivait les trottoirs d'une des deux longues rues qui se coupent à la place dite des Quattro Canti et divisent Palerme en quatre segments presque égaux. Jamais il n'avait goûté plus vivement le charme exotique de cette ville qui tient de l'Orient, de l'Espagne et de l'Italie, avec ses fontaines dans le style rococo chargées de statues, avec ses étroites boutiques dont les marchands se tiennent silencieux et indifférents comme dans les bazars turcs, avec ses palais brodés de sculptures, avec ses Madones et ses Christs prisonniers de niches qu'éclaire un lumignon toujours allumé, avec le passage de ses voitures chargées de fenouil et peintes de scènes barbarement coloriées. Et quelles scènes: Médor et Angélique, Godefroy de Bouillon escaladant Jérusalem, Garibaldi haranguant les Mille!.. Jamais non plus le jeune homme, une fois franchi l'arc de triomphe sans fronton dressé pour le char de sainte Rosalie, n'avait davantage admiré la ligne si large et si noble du golfe. Arrivé sur la porte de l'hôtel qui donne sur ce quai tout contre l'adorable jardin de la villa Giulia, il se retourna pour regarder par delà l'emmêlement des agrès du port cette mer si bleue avec la silhouette nue et rouge du mont Pellegrino, voué lui aussi à sainte Rosalie. Certes, son pressentiment était bien oublié, et il ne se doutait guère que ce regard d'enthousiasme pour le beau paysage était aussi un regard d'adieu, – adieu à ces journées de parfaite tendresse, adieu à cet abandon dans le plus cher espoir, adieu au rajeunissement de toute son âme souhaité, commencé déjà, adieu au paradis idéal du bonheur permis. Le plus simple des incidents allait suffire à bouleverser ce château de rêves où il s'abritait depuis six mois, et à le remettre en face d'un tourment moral aussi cruel que ceux dont la trace se reconnaissait trop souvent à l'expression de sa bouche et de ses yeux. Ce fut rapide et simple comme un de ces accidents terribles: déraillement de chemin de fer, tremblement de terre, effondrement d'une maison, dont la survenance en pleine sécurité est d'autant plus effrayante qu'elle est plus subite. En entrant sous la voûte de l'hôtel, Francis Nayrac vit que le concierge était en train de classer les lettres arrivées par le bateau du matin. Cet homme, un gigantesque Allemand, à longue barbe blonde, méticuleux et polyglotte, vêtu d'une somptueuse livrée et coiffé d'une large casquette flamboyante d'or, maniait les enveloppes comme un joueur manie les cartes, avec une dextérité de prestidigitateur. Son crayon rouge griffonnait sur chacune le numéro de la chambre du destinataire, et plusieurs personnes se tenaient autour de lui, attendant qu'il eût fini cette besogne, avec cette avidité inquiète et presque maladive de correspondance qui distingue particulièrement les bureaux de poste dans les îles où la rareté des courriers en exalte le désir. Toutes les figures de ce petit tableautin cosmopolite auquel il était pourtant très habitué, que de fois Francis les revit depuis, associées qu'elles étaient au coup de surprise qui le frappa dans cet instant-là! Au lieu de monter droit dans sa chambre, il s'arrêta machinalement pour attendre lui-même ses lettres, et, non moins machinalement, il se mit à parcourir des yeux la pancarte où se trouvaient affichés les noms des voyageurs descendus à l'hôtel. Tout d'un coup il sentit son cœur battre plus vite. Une émotion presque de terreur lui serra la gorge. Ses jambes tremblèrent. Il se rapprocha du tableau pour relire, parmi ces noms qu'il connaissait presque tous, l'avant-dernier inscrit, celui d'une personne débarquée sans doute depuis quelques heures ou de la veille: «Mme Pauline Raffraye,» avec la petite note: «et sa famille,» puis, comme indication du lieu d'origine: «Château de Molamboz, par Arbois. – France.» Le jeune homme demeura ainsi quelques secondes, comme hypnotisé par ces syllabes auxquelles il paraissait ne pouvoir pas croire; puis, comme le concierge, enfin délivré des impatients, sortait de la loge, le paquet des lettres à la main, pour s'occuper de la distribution, il l'appela pour lui montrer ce nom. Rien que de le prononcer lui faisait sans doute un peu de mal car il dit simplement:

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