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Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe
»Pauvre maman! L'ancien adjudant de la garde républicaine, son mari, n'a jamais été, je crois bien, un puissant travailleur. Il avait sa retraite. Il disait:
» – Je cherche du travail dans le civil.
»Maman ne disait rien; mais elle brodait, elle cousait, elle gagnait ce qui manquait pour vivre, et le droit de ne pas se séparer de la «petite». Grâce à elle, nous n'avons jamais manqué de rien. Elle prétendait même que nous finirions par être «bien à notre aise».
»J'en ris, ce soir. Nous ne sommes pas devenues riches. Et voici que je suis aimée! Est-ce mystérieux! Aurais-je pu imaginer qu'un officier s'éprendrait de moi pour m'avoir vu, chez madame Mauléon, manger des petits radis roses! Il a dû deviner que j'avais été bien élevée, par une femme courageuse, nette d'esprit, aimant Paris qui ne la gâte pas, mais qui l'amuse, et que j'étais une honnête fille née d'une maman admirable. Ah! si nous devons nous marier, lui et moi, il faudra qu'il soit poli et prévenant avec maman. Pas de morgue! Pas de fausse honte! Je le lui dirai demain, avec d'autres choses… tant d'autres.»
»Minuit et demi.– Je n'ai aucune envie de dormir. Il faut, cependant, se coucher, parce que, demain matin, la dactylographe devra être au travail à neuf heures. Nous n'avons pas de congés pour cause d'amour. Je vois la tête de M. Maclarey, si je lui disais:
» – J'ai un amoureux; me permettez-vous de sortir une heure avant les autres?
»Il se demanderait si je jouis de mon bon sens. Et M. Amédée? Il mettrait son monocle, pour s'assurer que je suis bien mademoiselle Gimel, dactylographe réputée pour sa régulière application et sa bonne humeur, et il me répondrait, avec son air de diplomate:
» – N'oubliez pas, mademoiselle, que la copie du rapport sur l'emprunt de l'Herzégovine vous a été confiée, parce que vous êtes la moins légère de nos dactylographes.
»Mais, par exemple, à six heures, je file, et sans attendre mademoiselle Raymonde!»
Mardi, 16 juillet.
»Depuis midi, je ne vivais pas. J'ai toujours été fière de mon sang-froid, mais je n'en avais plus. J'ai toujours cru que je ne me laisserais pas emballer, et mon cœur battait follement, sottement, dès que je pensais: «Six heures et demie, aux Tuileries, Louis Morand»; et je ne pensais pas à autre chose, et il m'a fallu une volonté, une application lassante, pour ne pas mêler ces mots-là aux cours des charbonnages et aux rapports financiers que j'ai transcrits pour la banque.
»Je suis donc faible, oh! oui, faible comme toutes. Je n'avais de résolu que le menton, que je porte un peu haut, par habitude, quand je suis sortie de chez Maclarey, six heures sonnant. Raymonde m'a appelée. J'étais déjà loin; la rue était chaude comme un atelier de repasseuse, et je ne songeais qu'à aller vite; je n'avais pas peur d'être rouge quand je le verrais. C'est une peur que j'ai eue d'autres fois, quand il s'agissait de présentations moins graves. Je n'avais pas peur de ne pas plaire: j'étais comme sûre d'être aimée, à jamais, et toute mon âme était tendue seulement vers les mots qui diraient cela, et vers son regard, à lui, la seule chose qui me fit peur. J'ai pris l'avenue des Champs-Élysées du côté gauche, pour ne pas être en face de la serre; je ne voyais que la balustrade, blanche au soleil, comme un tour de plume, les arbres au-dessus, et des points noirs qui allaient lentement d'un tronc d'arbre à l'autre. J'aurais voulu avoir les jumelles de maman. Les voitures revenaient du Bois, beaucoup de sapins découverts, des landaus de noces, des autos: personne n'avait le cœur aussi noyé que moi dans la même pensée; j'aurais voulu avoir un ballon, monter dedans, traverser la place, et descendre sur la terrasse, en disant:
» – Me voilà!
»Eh bien! c'est à peu près ce que j'ai dit à M. Morand. J'avais tellement envie de le voir la première, de le surprendre ainsi, pensant à moi, que j'ai usé d'un moyen qui m'a paru tout simple et qu'il a beaucoup admiré, quand je le lui ai raconté. Où devait se tenir M. Louis Morand, qui attendait mademoiselle Evelyne Gimel, venant du boulevard Malesherbes? Au coin de l'orangerie, près de la place de la Concorde, et il devait regarder vers l'ouest. J'ai donc tourné l'orangerie, je suis arrivée par l'est, j'ai suivi la terrasse au-dessus du quai… Et, tout au bout, immobile, penché sur la balustrade, il y avait un jeune homme, qui protégeait ses yeux, de sa main droite posée en visière sur son front, et qui interrogeait, avec passion, avec un dépit visible et les sourcils froncés, la place de la Concorde… Je me suis approchée le plus doucement possible, et j'ai dit:
» – C'est moi, monsieur, Evelyne Gimel.
»Je riais, pour ne pas avoir l'air d'être émue. Je ne veux pas qu'on voie mes émotions. Trois petites bonnes cerclées d'enfants me voyaient. J'ai préféré qu'elles me prissent pour une aventurière. Et, lui aussi, il a été suffoqué de m'entendre rire. Oh! il ne me l'a pas dit. On a le pardon facile quand on voit, pour la première fois, seul à seule ou à peu près, celle qu'on aime. Il m'a regardée; et son regard, qui rencontrait successivement, sur ma frimousse, mes yeux qui riaient, mes joues qui riaient, et le rire de mes lèvres, ne savait plus où se poser parce qu'il était, lui, tout grave et ému. Finalement, il a regardé mes mains, et m'a dit:
» – Je vous remercie; je suis bien content.
»Moi, alors, je les lui ai données toutes les deux. Et j'ai ri un peu plus doucement, en répondant:
» – Voulez-vous que nous nous promenions?
»Les trois petites bonnes nous considéraient avec un si vif intérêt, que j'aurais voulu me promener de l'autre côté de la balustrade, en bas, sur la place, et que j'ai esquissé une conversion à gauche. Mais il s'y est opposé, oh! gentiment, mais très nettement:
» – Tout droit, si vous voulez bien.
»Nous avons passé devant le banc, au milieu des gosses. Il m'a dit, tout de suite après, me regardant de nouveau:
» – Mademoiselle, vous riez bien volontiers.
» – Oh! monsieur, c'est impossible à cacher…
» – Je l'avais remarqué déjà, et je vais vous paraître bien singulier: je ne ris de presque rien.
» – Moi, de presque tout.
» – Cependant, vous ne ririez pas, j'espère, si quelqu'un vous disait qu'il vous aime?
»J'étais ravie de ce mot-là, reconnaissante; mais je ne sais quel stupide esprit d'indépendance et de taquinerie, quelque chose qui n'est pas moi, a prévalu sur ce qui est moi; j'ai tourné la tête vers le lointain de l'île, les quais, et une mouche qui remontait la Seine.
» – Ça dépend qui?
» – Si c'était moi?
»Je me suis arrêtée, je lui ai planté dans les yeux mon petit regard décidé, qui ricanait encore, méchamment; j'ai vu qu'il était à moitié blessé, et j'ai continué, comme pour l'achever:
» – Ma foi, monsieur, nous ne nous connaissons guère.
» – En effet, mademoiselle, vous ne me connaissez pas. Je me suis permis de vous demander de venir, précisément pour vous expliquer…
» – Et peut-être aussi pour savoir qui je suis?
» – Ce que vous voudrez bien me dire de vous me fera plaisir, mais m'apprendra peu de chose.
» – Ah! vraiment?
» – Je vous connais, moi.
» – Par madame Mauléon, alors?
» – Un peu, mais surtout par vous-même: je vous ai regardée pendant onze déjeuners.
» – C'est tout au plus un signalement, ce que vous avez; mais, se connaître, c'est plus long.
» – Vous vous trompez: un regard suffit.
»Il disait cela avec tant de passion, tout au bout de la terrasse, près du pont Solférino, que j'ai eu envie de le remercier. Mais, comme j'ai honte des démonstrations, et que je trouve cela faible, j'ai eu l'air incrédule.
» – Un regard pareil, personne ne l'a eu de moi.
» – Vous voyez bien que je vous connais, mademoiselle; j'en étais persuadé. Vous n'avez encore aimé personne.
»Eh bien! il est tout à fait gentil, M. Louis Morand! J'avais beau lui répondre en plaisantant, et peu de mots, quand il aurait tant voulu m'entendre, il ne se lassait pas d'être aimable, de me trouver bien, et de me le dire. Nous arpentions la terrasse, comme disent les poètes, dans la gloire du couchant. Plus de bonnes à l'étage, plus d'enfants; rien que des passants, au-dessous de la terrasse, qui allaient dîner. Je sentais que maman devait s'inquiéter, aller à la fenêtre, répéter:
» – Cette chérie ne rentre pas! Où est Evelyne? Six heures et demie, six heures trente-cinq, même!
»Il racontait sa vie. Il se faisait très simple, très modeste, – un peu, probablement, pour se rapprocher de moi, – et je ne le trouvais cependant pas familier, ce qui me touchait infiniment. Le respect, dans notre monde, c'est presque un rêve. Je n'avais pas l'air de m'étonner de cette politesse parfaite dont il me donnait la preuve; mais je levais moins souvent les yeux de son côté, et j'évitais de le faire quand il s'excusait de ne pas être riche, de ne pas pouvoir me donner, si j'acceptais de devenir sa femme, le luxe qu'il aurait voulu (ce sont ses mots) «mettre à mes pieds». Si nos yeux s'étaient rencontrés, il aurait vu trop clair dans les miens. Il me racontait qu'il est né dans le département de l'Ain, dans un joli endroit qui se nomme Linot, celui qu'il me montrait, sur la carte postale. Il a perdu son père, qui était conducteur des ponts et chaussées. Et, comme j'avais l'air de trouver ce titre-là très beau, sans savoir ce que c'est, il m'a tout de suite expliqué que je me trompais; il s'y est, je puis le dire, acharné, ne sachant comment me persuader qu'il était de famille très modeste. Vraiment, ce M. Morand ne ressemble à aucun des jeunes hommes que j'ai connus jusqu'ici: il ne se flatte pas du tout, il a peur qu'on ne le croie meilleur qu'il n'est, ou plus riche.
« – Nous sommes presque pauvres, disait-il, ou, plutôt, moi, je puis vivre, à condition que maman se gêne un peu: ma solde ne me suffit pas. Maman la complète. Elle est admirable. Si vous me faites l'honneur de m'écouter…
» – Mais je ne fais pas autre chose!
» – Alors, si vous me faites l'honneur de m'aimer, – ah! comme il prononçait ce mot-là, arrêté, la tête près de la mienne, et cherchant mes yeux qui regardaient au loin, obstinément, méchamment, vers l'Arc de Triomphe! – si vous me faites l'honneur de m'aimer, je veux que vous sachiez bien que ce n'est pas la fortune que vous épouserez. L'armée n'enrichit pas.
» – La dactylographie non plus.
»Nous nous mîmes à rire tous deux ensemble, longuement, sans nous parler, lui me regardant, moi les yeux dans le vague, mais nos deux cœurs si près l'un de l'autre, et si contents, que je ne bougeais pas, pour que cela ne finît pas. Un gros ramier, qui allait se coucher, passa, à me décoiffer, devant nous, et rompit le charme. J'eus un peu honte de ma faiblesse, je demandai:
» – Vous ne m'en voulez pas, monsieur, si je suis prudente. C'est une qualité que la vie d'employée donnerait à celles mêmes qui ne l'auraient pas naturellement. Vous pouvez choisir une jeune fille qui vous apporterait la fortune. Pourquoi une employée? Pourquoi moi?
»Nous avions repris la promenade, et, jusqu'à la place de la Concorde, il me fit sa réponse. Je l'avais peiné. Il fut ardent, rude, passionné, un peu peuple, – j'aime ça, – dans sa façon d'accuser le coup. Il me dit qu'il s'était juré de n'épouser qu'une femme qui ne rougît pas de la modeste famille des Morand, qu'une femme brave, habituée au travail, ingénieuse à vaincre la vie, et, en même temps, jolie, distinguée, pour qu'elle pût faire quelques visites, – les réglementaires, – vive d'esprit, pas embarrassée…
» – C'est donc bien vous que je cherchais, mademoiselle. A présent, si je ne dois pas vous plaire, je préfère le savoir tout de suite; ma demande ou ma personne vous paraît peut-être ridicule… Dites-le-moi.
»J'étais troublée, je ne riais plus. J'ai répondu:
» – Je ne peux pas vous juger en si peu de temps!
» – Est-ce que je vous le demande, mademoiselle?
» – Mais oui!
» – Pas du tout; je demande à vous revoir.
» – Alors, nous sommes d'accord. Voulez-vous venir, demain, chez ma mère? Il faut qu'elle soit avertie.
» – Non!
» – Je ne peux cependant pas…
» – Si, vous pouvez retarder… Je vous supplie de revenir ici, demain, de me connaître avant de consulter une autre personne, fût-ce votre mère. C'est beaucoup vous demander?
»Je l'ai considéré, un moment, de tous mes yeux, de tout mon cœur, de toute ma bonne foi inquiète, et j'ai trouvé, au fond de ce regard, tant de décision, de loyauté et d'amour, que je n'ai plus hésité.
» – Oui, monsieur, c'est beaucoup me demander. Elle est digne de tout savoir. Mais je veux bien. Je ne parlerai pas. Je reviendrai. A demain!
»Je lui ai tendu la main, sérieusement. J'ai cru qu'il allait la baiser. Il l'a serrée légèrement, respectueusement, et je suis partie.
»Je ne sais pas comment j'ai pu avoir encore la présence d'esprit de bien marcher, en descendant la rampe, en traversant la place. Je devinais son âme. J'étais enveloppée dans sa pensée qu'il avait jetée sur moi. Et j'avais envie d'écarter les mailles avec la main. Je ne me suis pas détournée une seule fois. Mais je suis sûre qu'il est resté là, au coin, à côté de l'escalier qui sert d'entrée pendant l'Exposition canine, jusqu'à ce que j'eusse disparu par la rue Royale…
»Maman écoutait, sur le palier, pour être plus vite avertie de mon retour. Elle a presque crié, en reconnaissant mon pas et mon chapeau. Et j'ai dit, d'un étage à l'autre, la tête levée:
» – Ma pauvre maman, nous avons veillé à la banque… Qu'avez-vous à vous inquiéter?.. La maison lance un gros emprunt péruvien, après-demain.
» – Sacré Pérou! a-t-elle répondu du haut de la rampe. M'en a-t-il fait faire du mauvais sang!»
Mercredi, 17 juillet.
»Je l'ai revu. Quand on se voit une première fois, l'émotion, l'immensité de l'inconnu, entre deux êtres qui ont vécu loin l'un de l'autre, la crainte de trop se confier, – chez moi, du moins, – font de la première rencontre de ceux qui croient s'aimer un mélange d'effusion et de diplomatie, une parade un peu, une recherche inquiète de la permission d'aimer, une sorte d'examen, qu'on sent trop redoutable pour qu'il soit tout à fait doux. On joue son cœur, son repos, ses rêves, on joue une famille qui n'est pas née et plus encore. J'avais le sentiment si vif de ce péril où nous sommes, au moment où nous allons aimer, que je retenais tout le temps, non seulement mes mots, mais mon cœur, mais mon rire. Cela me ressemble bien peu! Je ne le remerciais pas quand il me disait des choses dont j'étais fière au fond, parce que j'avais peur d'être obligée, l'instant d'après, de me retirer, de redevenir la petite dactylographe qui n'est pas facile à marier, parce qu'elle a l'ambition d'épouser un homme «très bien».
»Je commence à croire qu'il est vraiment très bien. Notre seconde entrevue a été moins longue, mais plus intime: nous avions, l'un et l'autre, moins de crainte de nous être trompés. J'avais mis mon corsage de linon blanc, qui a un empiècement de broderie à jour, et, dans le ruban cerise noué autour de mon cou, j'avais passé un brin de réséda. C'est une fleur fine, et fidèle jusqu'au bout: ça meurt, mais ça ne s'effeuille pas. M. Morand a tout de suite aperçu le réséda, parce qu'il a regardé mon petit cou blanc et mes épaules, et il m'a dit:
» – La fleur que j'aime le mieux, tout justement, mademoiselle! Chez nous, à la maison du Valromey, ma mère sème tous les ans du réséda dans une plate-bande, toujours la même, qui embaume la vallée.
» – Elle est petite, alors, la vallée?
» – Non, très grande. Un être de rien, un brin de lavande ou de réséda, mais qui a une âme très parfumée, quelle puissance, et comme elle va loin!
» – Vous êtes poète?
» – Non, je suis heureux.
»Les bonnes, sur le banc, étaient au complet. Elles ont ri, en nous revoyant, et nous aussi, nous avons ri. Ça devenait gênant. J'ai proposé à M. Louis Morand de nous promener sur le côté de la terrasse qui longe la place de la Concorde. Il a accepté. C'est un grand point que de s'entendre sur le chemin. Tout de suite après, nous sommes devenus graves. Oui, tous les deux ensemble, et presque tristes. Pendant un long moment, nous avons cessé d'être jeunes et de sentir que nous étions amis. Est-ce ainsi pour tout le monde? Peut-être. Nous étions comme ceux qui arrivent au quai d'embarquement, et qui s'arrêtent, moins désireux de la route, pleins de questions sur la mer, et sur le bateau, et sur le vent. Tout à l'heure, un pas de plus, il ne sera plus temps. Nous avions prévu cette minute-là, l'un et l'autre, mais elle était venue, soudaine. Lui, il m'a interrogée sur mon enfance, mon caractère, mes goûts, et, moi, je lui ai demandé:
» – Que dirait votre mère, si vous lui parliez de votre projet, monsieur? Elle ne me trouverait pas de son monde.
» – Elle est fille d'un tout petit propriétaire.
» – Elle était femme d'un conducteur des ponts et chaussées.
» – C'est un fonctionnaire bien modeste. Je vous garantis le consentement de ma mère, mademoiselle, et, mieux, son adoration.
»Je le remerciai d'un regard, et je vis qu'il pâlissait, parce que le regard était doux. C'est un tendre, cet homme qui a l'air dur. Je voulais savoir une chose infiniment délicate; j'ai profité de l'émotion.
» – Les mots que je devine, que je sens tout près de vous sont très beaux; ne les dites pas, cependant, monsieur; je voudrais qu'il n'y eût aucun mensonge entre nous. Ne me dites pas encore que vous m'aimez… Je vous parais singulière, peut-être?
» – Non, vous me surprenez, mais délicieusement.
» – Alors, je puis continuer et vous interroger avec une franchise complète?
» – Oui.
» – Même indiscrète? Je voudrais savoir une chose que vous auriez le droit de me cacher.
»Il fronça les sourcils, et mit une ou deux minutes à prendre son parti.
» – Allez toujours: je ne mens jamais.
» – Eh bien! je voudrais savoir si vous avez souvent dit à d'autres femmes ce que vous me diriez à moi-même, tout de suite, si je ne vous arrêtais pas.
» – Non, vous n'êtes pas la première à qui j'ai dit: «Je vous aime»; je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis; je vous jure, pourtant, que je ne vous aurai pas été souvent infidèle avant de vous connaître, et que, si nous étions mariés…
» – Qu'en savez-vous?
» – J'en réponds, je serais l'ami qui ne varie pas. J'ai l'habitude de la consigne, et puis, ce serait facile avec vous.
» – Facile? Je n'ai pas vu beaucoup de pièces de théâtre, monsieur; mais aucune ne disait cela. Pourtant, je vous crois… J'ai besoin de vous croire.
»Il laissa tomber ces mots, et nous sommes allés côte à côte, l'espace de quatre arbres au moins, sans plus parler. Je suis persuadée qu'il était sincère. Quand ils sont jeunes et près de nous, ils sont très sûrs d'eux-mêmes. Puis, il m'a posé, de nouveau, deux questions:
» – Quitteriez-vous Paris?
» – Cela me serait très dur: je l'aime.
» – Impossible?
» – Non, parce que je puis aimer quelqu'un plus que mon Paris; cela, moi aussi, j'en suis sûre.
»Puis, sans transition, impérieusement, comme s'il faisait un discours à ses hommes, il m'a dit:
» – Je suis très militaire; mais le reste m'est moins familier. Un petit collège, puis de bonne heure dans la troupe, puis Saint-Maixent: vous comprenez qu'il me manque des cordes. Ainsi, je vous avoue que je sais mal la religion. Mais je ne demande pas mieux que de l'apprendre de vous, parce que j'ai des camarades que j'estime beaucoup, que j'estime le plus, et qui sont fervents. Ma mère est une chrétienne admirable. Que pensez vous là-dessus?
»Il a fallu répondre. J'étais contente qu'il fût meilleur que moi, qui n'ai pas ses excuses, et qui suis de médiocre pratique… Des excuses, j'en ai peut-être d'autres, en y songeant bien: j'ai maman, qui n'est guère dévote; j'ai la vie d'employée, qui n'a pas beaucoup de ces exemples-là autour d'elle… J'ai promis d'instruire M. Louis Morand. Mais il faudra d'abord former le professeur, qui n'est pas de premier ordre… Je ne puis pas dire combien j'étais heureuse de cette causerie à plein cœur, sans l'ombre d'une hypocrisie de part ou d'autre. Mon grand Paris s'était fait presque silencieux: on ne peut pas lui demander le silence complet. L'air venait du Bois, si doux qu'à le respirer je me sentais m'attendrir. M. Morand, quelquefois, suivait de l'œil les nuages roses, et leur souriait. J'ai trouvé cela dangereux, pour une petite Evelyne Gimel qui n'aura pas de conseil véritable, dans cette grave affaire, et qui a beaucoup de mal déjà à prendre quarante-huit heures de réflexion. J'ai rompu cette mélancolie d'amour qui nous prenait tous deux. J'ai demandé:
» – Où avez-vous fait l'exercice, ce matin, monsieur?
» – A Issy-les-Moulineaux.
» – Vous voulez dire Issy-les-Aéroplanes?
» – Justement, j'en ai vu deux.
» – Comme j'aurais voulu être là! Ma passion! J'achète tous les jours un journal pour savoir quand nous volerons. Qui était-ce? Delagrange? Malécot? Ferber? la dame aviatrice?
» – Aucun d'eux, mais des nouveaux, des tout jeunes, qui se sont lancés en l'air, portés par des ailes, en toile très fine, qui ressemblaient à celles d'un papillon.
» – Contez-moi cela!
» – J'aimerais mieux vous le raconter demain…
»Il avait l'air si grave que j'ai bien vu que mon rire, à moi, sonnait faux. Il avait tant de bon amour dans les yeux que j'ai dit oui. J'ai promis de revenir, pour la dernière fois.»
Jeudi, 18 juillet.
«C'est le troisième soir de mon amour. Hélas! le dernier de ma joie! Tout est brisé. J'écris ceci à je ne sais quelle heure de la nuit, pendant que madame Gimel – il faut que je l'appelle ainsi à présent – pleure, elle aussi, et souffre presque autant que moi.
»Cela débutait si bien, mon amour! Ce soir encore, à six heures dix, sur la terrasse que nous avions choisie pour nos accordailles, il m'attendait, lui, et il avait, comme moi, toute une marée montante de pensées dans le cœur. Je ne lui avais pas dit que je commençais à l'aimer; j'allais le lui dire; il ne me faisait plus peur. En sortant de la banque, je regarde en l'air, et je reçois sur la joue une goutte d'eau: il pleuvait. Un autre jour, tous les jours, j'aurais été furieuse, car j'étais sans parapluie; eh bien! j'ai étendu mes dix doigts, las d'avoir tapoté les touches de ma machine, et j'ai dit, je me rappelle:
» – J'arriverai fripée s'il le faut, mais cela ne me fait plus rien; il m'aime, à présent, et moi, je vais lui dire que je l'aime!
»Pourquoi? C'est le secret des mots d'hier, des mots qui sont des graines et qui lèvent leurs deux premières feuilles dans une nuit. Et je ne suis pas allée au rendez-vous en prenant des détours, non, mais tout droit, sous la bruine qui tombait et que j'aurais voulu qu'il pût boire sur ma joue. Lui, il était à son poste de guetteur; je voyais sa haute silhouette, de loin, au-dessus de la balustrade blanche, entre deux troncs d'arbres; et puis, j'ai vu son visage immobile; nous étions attirés l'un par l'autre, et moi seule j'avançais; j'ai vu ses yeux qui étaient tout pleins de moi; j'ai monté; personne n'était là que nous; j'ai couru, et j'ai dit:
» – Je vous aime!
»Alors, oh! alors, ses yeux se sont emplis de larmes, subitement. Et, lui pleurant, moi presque, sous la pluie, dans ces Tuileries désertes, nous étions infiniment heureux. Je crois que nous marchions très doucement, mais je ne suis pas sûre. Nous étions, dans nos cœurs, fiancés. Il m'a regardée longtemps, sans mot dire, ses yeux fermes, ses yeux de commandement et de justice fixés sur les miens, et je voyais trembler, au coin de ses lèvres, des mots d'amour qu'il était trop ému pour prononcer. Il était devenu muet.
» – J'ai tout compris, monsieur, mais il pleut. Si nous rentrions?
»Une pluie véritable tombait. J'avais dit étourdiment: si nous rentrions?
»Mais où? La grande serre des Tuileries était là, toutes ses baies vitrées bien ouvertes, laissant voir les palmiers, les orangers, les bananiers, les fougères, et défendue seulement par une chaînette de fer qui, d'un pilier à l'autre, faisait feston. Ma foi, nous entrâmes; je m'adossai à une caisse et M. Morand s'adossa à la même. C'était une très grande caisse; nous étions sous l'oranger, et je ne sais pas si cela porte chance, mais je ne vivrai jamais des minutes plus douces. Il regardait devant lui, la pluie qui tombait, et moi de même, et je crois bien que nous ne voyions rien, que l'avenir, dont nous ne parlions pas. Il avait pris ma main, et il la pressait souvent, et même, dans l'intervalle, je la sentais petite, confiante, aimée entre ses doigts très rudes, mais qui tremblaient. Ce qu'il me disait? Peu de chose; c'était une espèce de plainte qui me semblait délicieuse et qu'il appelait «raconter sa jeunesse».