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Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe
Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe

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Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Madame Gimel, qui habitait au quatrième étage, rue Saint-Honoré, non loin du Nouveau-Cirque, avait ouvert, comme tout le monde, la fenêtre de sa chambre. Elle se tenait assise près du balcon; elle voyait assez clair, grâce aux becs de gaz et aux reflets des façades, pour coudre les plis d'un corsage blanc, qu'elle achevait. Car elle travaillait, jusque vers cinq heures, dans les bureaux d'une maison de gros du quartier de la Banque, et, le soir, elle trouvait le moyen de faire encore quelque ouvrage de lingerie fine. En arrière, dans l'ombre, quelqu'un se taisait et songeait. Madame Gimel, par moments, se redressait; elle tournait la tête, et, bien qu'elle ne vît qu'une forme immobile, étendue dans le fauteuil bergère, elle s'épanouissait. Elle demanda:

– Si tu allumais la lampe?

Une voix répondit:

– A quoi bon, maman? Cela repose si bien, l'ombre! Je trouve qu'il fait délicieux.

– Pas moi.

Il se passa une demi-minute. Dans le précipice de la rue, en bas, le gros omnibus des Ternes cria de ses quatre moyeux freinés subitement; des jurons sans paroles, des ronflements de moteur, des murmures de badauds, s'élevèrent en vagues. Puis, comme si le flot avait déferlé, il y eut accalmie, roulement sourd, et un petit frisson de la terre secouée par le retrait des masses pesantes qui s'étaient de nouveau mises en mouvement.

– Je ne me plains pas… Je pensais au temps où tu seras mariée.

– Moi, je ne vois pas si loin que vous. Vous seriez contente?

– Pas trop: je n'ai que toi. Mais, tout de même, tu as l'âge…

– Vingt-deux ans, oui, bien sonnés, et puis?..

– Tout le reste: un courage de Parisienne, un métier, une frimousse, des dents blanches… Ah! oui, qui en veut des perles, vrai collier, deux rangs, pas une fausse!

– Mais, maman, il n'y a que les messieurs qui n'épousent pas qui les admirent! Quelles idées vous avez ce soir, en effet!

Dans le fond de la chambre, Evelyne riait, et ses dents blanches mettaient un peu de lumière dans l'ombre. Il y avait les marges blanches d'une gravure et une statuette en ivoire, haute d'un doigt, qui luisaient de même. Evelyne, assise sur une chaise basse, avait posé sur sa robe et abandonné aux plis de l'étoffe ses mains qui luisaient aussi, très vaguement. Elle dit, – et madame Gimel devina que sa fille ne riait plus:

– Alors, votre pressentiment de mariage n'est fondé sur rien?

– Sur rien.

– Est-ce curieux! J'en ai un tout pareil à vous offrir. Aucune raison, et le cœur en voyage. C'est le mois qui veut ça.

Elle se leva, et s'en alla vers la vieille femme qui laissa tomber son ouvrage et leva les bras. Près de la fenêtre, sans s'inquiéter des voisins, dans le demi-jour que versait la rue, Evelyne embrassa madame Gimel, qui garda, près de sa tête blanche, la tête blonde, et qui songeait à tout le bonheur passé, comme si un événement en avait marqué la fin, tandis qu'Evelyne songeait à tout le bonheur à venir, bien qu'elle n'aimât personne et que rien ne fût changé dans sa vie. Et elles ne se parlèrent plus, quand elles se furent séparées, quand Evelyne se fut assise, tournant le dos à la rue, à côté de sa mère, et que celle-ci eut repris son aiguille, dont le petit crissement régulier se perdait, comme tant d'autres, dans la rumeur de la ville. Elles pensaient, l'une et l'autre, au mariage d'Evelyne. Et, toute vague qu'elle fût, cette pensée les divisait déjà. Madame Gimel songeait que, si Evelyne se mariait avec le bottier Quart-de-Place ou avec un autre, l'intimité de vingt années ne continuerait pas, malgré le serment qu'Evelyne, dans ses jours d'expansion, faisait d'une voix si grave et si ardente, avec toute son âme dans ses yeux:

– S'il veut me séparer de vous, je le refuse!

Evelyne, qui avait moins d'imagination, repassait simplement dans son esprit les mots de la crémière; elle n'y croyait pas; elle aurait voulu savoir, pourtant, s'il y aurait une suite.

– On a vu des choses plus étonnantes, pensait-elle. Si j'étais aimée, il me semble que je reconnaîtrais vite s'il me trouve seulement une jolie femme, ou bien, et je ne l'aimerais qu'à cette condition-là, s'il a confiance, s'il comprend que je puis être une amie, une force, une ménagère, une vraie femme, et même une dame, pourquoi pas?

Le temps s'écoulait; elle ne pensait pas du tout à madame Gimel. Et c'est pourquoi, deux ou trois fois, elle se reprocha l'égoïsme de cette paresse et de ce silence, et mit la main sur les mains de sa mère, qui s'arrêtait de coudre, tout attendrie.

Dans la chambre, qui était basse d'étage et de moyenne largeur, madame Gimel s'était ingéniée à loger tous les meubles qu'elle avait hérités de son mari: un canapé et quatre chaises de velours vert, une crédence noire qu'elle croyait être Renaissance, un lit debout du même style, et que recouvrait une courtepointe, également de velours vert, coupée par deux bandes de tapisserie à la main. La pièce était sombre; madame Gimel la trouvait de haut goût. Quand le jour baissait, les marges de bristol qui encadraient la photographie pendue en face du lit prenaient une importance extraordinaire, et faisaient comme une gloire autour du portrait de feu M. Gimel, ancien adjudant de la garde républicaine.

II

LE CAHIER

Evelyne Gimel, comme tant d'autres de sa condition, avait un cahier sur lequel, – irrégulièrement, d'ailleurs, – elle notait certains menus faits de sa vie, des dates, des vers qu'elle avait lus, et des «impressions de théâtre». Le cahier, en tout, avait trente-deux pages. Il s'accrut tout à coup de dix pages nouvelles. Et voici ce qu'elles racontaient:

Samedi, 6 juillet 190…

«Ce matin, il m'est arrivé quelque chose de nouveau. Je n'ose pas dire de doux, car on ne sait jamais, quand on n'a pas de dot et qu'on est un peu jolie, si on doit se réjouir d'une attention ou s'en offenser. Mais, malgré moi, je ne me sens pas offensée. D'abord, lui, il paraît extrêmement sérieux; il ne rit pas avec madame Mauléon; je l'ai observé, il ne fait même pas attention aux gens qui entrent, qui sortent, ou à la petite Louise, qui sert… Justement, c'est ce qui a commencé à m'émouvoir: il n'a regardé que moi. Je suis arrivée tard dans la crèmerie… J'avais fait tout un tour, dans le parc Monceau, en sortant de chez Maclarey, au risque d'être grondée par l'aimable Raymonde. La raison? Tout simplement le souvenir de cette plaisanterie de madame Mauléon, qui voulait que cet officier, son client, m'eût remarquée au moment où je sortais de chez elle… En le rencontrant, je verrais bien. Il était là, justement, à sa table; il m'a regardée au moment où j'entrais. J'entrais pour lui, mais il n'en savait rien. Et je ne puis pas dire qu'il a manifesté de l'émotion, ou de l'admiration; mais, quand il a vu que, moi aussi, je le regardais, – oh! comme les autres, – il a baissé les yeux; il n'a pas «insisté», et c'est déjà très gentil; c'est une preuve qu'il ne me méprise pas. Je me suis assise à la table qui est en face du comptoir, près de la glace. Elle me dévorait à coups de paupières, madame Mauléon; elle m'assassinait de sourires. Elle avait l'air de me dire:

» – Enfin, petite, vous voilà venue à l'heure où il déjeune, bravo! Mais tournez donc la tête, rien qu'un peu, à droite.

»Je n'avais pas l'air de comprendre. Cependant, à gauche, dans la glace, sans avoir besoin de faire le moindre mouvement, je voyais toute la salle. Et je n'eus pas de peine à découvrir que j'étais l'objet d'une étude. Il procédait à petits coups, sournoisement, quand il supposait que je ne pouvais pas le voir. Je sais bien que la crèmerie n'offrait pas beaucoup de sujets d'intérêt. Trois, tout au plus: moi, une employée de chez Piver, qui n'est pas laide, et une passementière que j'ai rencontrée déjà, et qui est peu farouche. Il ne regardait que moi, mais discrètement, comme si je l'intimidais. Moi, intimider quelqu'un! Il me semble que cela est curieux! Un compliment m'aurait moins flattée. Je suis partie la première. Je ne crois pas avoir mis dix minutes à déjeuner.»

Lundi, 8 juillet.

«Je l'ai revu. Cette fois, c'est à peine s'il a levé les yeux de mon côté; mais il n'a pas regardé ailleurs. Madame Mauléon m'a appelée près d'elle, quand elle a vu que je voulais payer mon déjeuner à la petite Louise.

» – Je crois, en vérité, qu'il en tient pour vous, mademoiselle Evelyne. Hier dimanche, – vous n'étiez pas là, naturellement, – il m'a demandé toutes sortes de renseignements.

» – Lesquels? Sur qui?

» – Sur vous! Que faisiez-vous? Est-ce que je vous connaissais depuis longtemps? Quel âge aviez-vous exactement?

» – C'est drôle.

»Je disais: c'est drôle. Je pensais tout autre chose. Mais j'ai ri pour ne pas avoir l'air trop naïve.

» – Vingt-deux ans, ma chère madame Mauléon, et assez de vertu pour me défier des hommes qui me trouvent bien.

»J'avais le cœur troublé, en vérité… Il faut si peu de chose, même quand on se croit sûre de soi!»

Mardi, 9 juillet.

«J'ai mis longtemps à déjeuner, d'un œuf et d'un morceau de pain… Personne n'est venu, puisqu'il n'est pas venu, lui. Suis-je oubliée, déjà?»

Lundi, 15 juillet.

«Lendemain de fête nationale. Pour moi, la fête, c'est aujourd'hui. Depuis huit jours, je n'avais aucune nouvelle. Et, ce matin, oh! je ne l'ai pas seulement revu, il m'a parlé; il m'a presque avoué. Et même tout à fait, je crois. J'écris pour être plus sûre, pour pouvoir mieux réfléchir au sens des mots, aux détails, en relisant mon cahier; peut-être aussi pour le plaisir qu'il y a, quand un sentiment vous naît dans le cœur, à le confier à quelque chose, faute de quelqu'un. Donc, c'est moi qui suis entrée la première, et je n'étais pas là depuis cinq minutes qu'il est entré lui-même. Du premier coup, j'ai compris non seulement qu'il me cherchait, mais que cette rencontre allait être une date dans ma vie. Nous étions presque seuls; avec nous, rien qu'un client de hasard, et puis la petite parfumeuse de chez Piver, qui regardait son bifteck avec ses yeux de myope. Madame Mauléon avait pâli, comme il arrive quand elle se trompe dans une addition. M. Morand s'est assis, à gauche, quand j'étais à droite de la salle, et s'est plongé dans la lecture d'un journal; mais je voyais bien qu'il ne lisait pas; ses yeux ne quittaient pas le titre d'un article; il ne commandait rien à la servante, debout près de lui, et qui, inoccupée un moment, remuait en mesure sa tête rose, son pied gauche et la serviette pliée qu'elle portait sur le radius (appris ce mot-là à l'école), pour dire:

» – Quand monsieur le lieutenant daignera s'apercevoir que je suis là!

»Il ne s'apercevait de rien. La petite Piver étant partie, madame Mauléon, qui n'est pas une gourde, s'agita dans sa loge blanche et dit:

» – Monsieur le lieutenant, vous m'aviez promis de m'apporter un souvenir de votre pays!

»Il tressaillit comme un homme qui entend sa condamnation, – j'imagine, – et balbutia, gêné, essayant de sourire et fouillant dans sa poche:

» – En effet, madame, je crois que je l'ai là, sur moi…

»Il se leva, pendant que la petite Louise, pour le laisser passer, se retirait à reculons, et il alla vers le comptoir de madame Mauléon, mon amie, et je vis qu'il lui montrait une série de dessins, ou de cartes postales, et elle remerciait, et il expliquait, et j'entendais des mots coupés d'exclamations, une espèce de duo, incompréhensible à peu près autant que les paroles d'un ensemble à l'Opéra:

» – Parfaitement, ma mère est seule.

» – Cinquante ans?

» – Non, cinquante-sept.

» – Joli petit pays!

» – Que dites-vous là! Grand, immense, madame Mauléon!.. Et voici… Nous avons été deux… A peine de quoi vivre… Heureux quand même, allez! Cela s'appelle le Valromey.

» – Vous dites?

» – Valromey, un vieux mot; vallée des Romains.

»Un rayon de soleil touchait la glace de gauche, et rebondissait sur le comptoir et sur l'épaule de la crémière. Madame Mauléon se pencha.

» – Mademoiselle Evelyne, venez donc voir les jolies cartes postales que monsieur Morand m'a apportées… Monsieur Louis Morand, lieutenant au 28e de ligne.

»Il se détourna, salua très bas, comme font les gens de bonne société qu'on présente à une dame, et, avec une décision, une audace que je n'eus pas le temps de goûter et qui me troublèrent tout de suite, il rassembla les cartes postales et vint à moi:

» – Si elles pouvaient vous intéresser, mademoiselle, j'en serais bien heureux.

»Quelle situation! Je déjeunais, ou je faisais semblant; j'avais devant moi un couteau, une fourchette, un verre et je ne sais quoi dans une assiette, et c'est à ce moment-là, sans que j'aie pu rien prévoir, que M. Louis Morand m'adressa la parole pour la première fois! J'avais si peu pensé que cette minute fût proche, ou même possible, que j'avais mis mon corsage de tous les jours et même, sous mon col droit, une cravate bleu vif, que maman m'a donnée et que je n'aime pas. Je me levai, je fis trois pas, non pour me rapprocher de lui, mais pour me placer derrière la table voisine, qui était libre et nette, et je dis:

» – Mais, monsieur, je veux bien. Nous serons mieux, ici…

»Je me sentais bête et timide, ce qui ne m'est pas habituel. Je me rends compte que je devais avoir l'air d'une pensionnaire, comme ils disent, moi qui n'ai jamais fait d'autres études que celles de la primaire, et comme externe! Je baissais les yeux. Il me suivit et se mit, non pas devant moi, mais tout à côté, très près. Il est plus grand que moi d'une tête. Sur le marbre, il étala dix cartes postales, comme un jeu. Il avait l'air de deviner qu'il avait de l'atout.

» – Un pays que vous ne connaissez pas sans doute, mademoiselle, l'Ain, des montagnes, comme vous voyez: la Dent du Chat, le Colombier; de ce côté, le lac du Bourget… Est-ce que cela vous plaît, mademoiselle?

» – Je connais si peu la campagne, monsieur. La rue Saint-Honoré, songez donc!

»Je n'osais pas le regarder. La main qu'il avait posée sur la table se crispa, puis s'allongea de nouveau et saisit une nouvelle image. Il a la main longue, sèche, les phalanges fines et les articulations fortement nouées; c'est la main d'un fort et d'un sentimental. Madame Mauléon, immobile d'inquiétude, devait interroger mon visage.

» – Alors, ceci, mademoiselle? La haute vallée du Valromey, si vous y passiez, vous étonnerait au moins, j'en suis sûr. Ce sont des villages dans une grande cuve fraîche et verte, que remplit le vent des montagnes. En hiver, nous avons souvent un mètre de neige.

»Il hésita un instant, prit une nouvelle carte postale, la retourna, et, mettant le doigt sur une tache d'un gris clair:

» – Voici notre maison. Elle est connue, là-bas, comme le Louvre à Paris. Ma mère y habite encore, seule, à présent que je suis parti… madame Théodore Morand.

»Pourquoi me disait-il cela? Le ton de sa voix était subitement devenu autre. Je levai la tête, pas beaucoup, assez pour que mon regard, du coin de mes yeux, pût rencontrer les yeux de M. Morand. Ce lieutenant est un singulier homme: il était aussi pâle, aussi sévère d'expression, que s'il m'eût proposé un duel. Il attendait ma réponse comme si sa phrase avait eu une signification d'une haute importance. Et je crois, en vérité, qu'il avait voulu dire:

» – C'est là qu'habitera, un jour, celle qui sera ma femme, et si vous écoutiez bien, mademoiselle, mon cœur qui est si près du vôtre, vous entendriez votre nom…

»Je l'entendais, monsieur; mais je suis de Paris, et je suis une employée qui gagne sa vie; cela fait deux raisons pour être défiante. J'ai eu l'air de ne pas comprendre, pensant qu'il répéterait plus clairement sa pensée, si je faisais ainsi. Et j'ai dit:

» – En vérité, non: le plus loin que j'aie été c'est Bagnolet.

»Il m'a regardée avec plus d'attention, pour voir si j'étais intelligente, et probablement aussi il a trouvé que je ne m'exprimais pas dans un français très pur.

»Car il a eu un sourire bref, comme un tour de roue d'auto. Puis, négligemment, il a rassemblé les cartes postales, même celles que je n'avais pas vues.

» – Je vous demande pardon, mademoiselle, de vous avoir montré des choses si peu intéressantes pour vous.

» – Mais comment donc, monsieur, il n'y a pas d'offense: au contraire.

»Il a repris sa place, et moi j'ai repris la mienne. Madame Mauléon, très émue, et qui croit toujours qu'il n'en paraît rien, s'est remise à contempler le soleil à travers les vitres. Je n'ai plus avalé une bouchée de pain, j'ai laissé dans sa soucoupe une portion de cerises. Le lieutenant a bu d'un trait un verre de café, et il est parti, sans dire un mot à la crémière. En passant à côté de moi, il a salué militairement, et comme il aurait salué madame Mauléon, rien de plus, rien de moins.

»Quand il a eu fermé la porte, je me suis levée, moi aussi. Et ce n'a pas été long:

» – Expliquez-vous, madame Mauléon, qu'est-ce que cela signifie?

» – Qu'il vous aime, ma petite.

» – Parlez plus bas: vous avez un client.

» – Il est sourd… Mais vous voilà toute pâle, ma belle. Qu'avez-vous?

» – C'est qu'il fait froid dans votre boîte.

» – Vingt-six degrés: vous appelez ça froid? Allons, avouez donc! Vous en tenez pour lui, vous aussi.

» – Vous plaisantez, je ne le connais pas!

» – On aime toujours avant de connaître. Et puis, vous allez le connaître, il ne souhaite que cela… Approchez encore, que Louise n'entende pas: il vous demande un rendez-vous.

» – A moi! mais je ne suis pas de celles-là!

» – Vous vous fâchez? Vous ne le connaissez pas, en effet! Eh bien! voici les mots mêmes qu'il m'a dits, je vous les répète: – Vous demanderez, madame Mauléon, si Mademoiselle Gimel voudrait bien me faire l'honneur de m'accorder dix minutes d'entretien.

» – Il a dit: «l'honneur?»

» – Mais oui.

» – Vous êtes bien sûre?

» – Je l'entends encore: l'honneur, l'honneur, je le jurerais!

» – Alors, je dois accepter. L'honneur! C'est pour le bon motif! c'est… Ah! je vous en prie, madame, ne me donnez pas une fausse joie. Je ne suis qu'une pauvre fille. J'ai l'air de plaisanter souvent, mais c'est parce qu'il le faut. Je suis une tendre, tout au fond.

» – Comme moi!

» – Être aimée pour soi-même, c'est une chose qu'on a toujours désiré. Quand elle vient comme ça, tout à coup, vous comprenez…

» – Oui, on en pleure.

» – Non, je ris, vous le voyez.

» – C'est la même chose, petite! Qu'on rie, qu'on pleure, le cœur ne sait plus ce qu'il fait. Qu'est-ce qu'il faut que je lui réponde, à votre… amoureux?

» – Pas encore! Je ne sais pas si je lui plairai, quand il aura causé avec moi… Où me conseillez-vous de le rencontrer?.. Ah! c'est maman qui va être contente!.. Pas chez elle, tout de même?

» – Non, il veut vous parler d'abord, à vous seule, ni chez moi, ni chez vous; un endroit tranquille, sans autobus.

» – Place de la Concorde, alors, à côté de la statue… Ah! non, c'est impossible, toutes mes petites amies croisent par là.

» – Faites cent pas de plus; il vous attendra près de la serre des Tuileries, sur la terrasse à droite, du côté de la Seine, à six heures et demie.

» – C'est cela!

» – L'endroit est parfait. Jusqu'à huit heures, on trouve encore des enfants avec des bonnes. Elles ne s'étonneront pas, vous savez. Elles sont habituées. Et pour quel jour?

» – Mais, demain! Pourquoi tarder? Il désire que ça ne soit pas demain?

»La crémière se mit à rire.

» – Où prenez-vous cela? Mais non! Il est plus amoureux que vous, plus pressé de vous le dire que vous de l'entendre; et, quand je lui dirai «demain», il me demandera: – Pourquoi pas aujourd'hui?

»J'avais cette grande joie qui transparaît et qui se trahit, quoi qu'on fasse. Je m'étais souvent dit:

» – J'aimerai peut-être, mais je ne le montrerai pas, c'est trop bête!

»Je sens bien que je n'ai pas tenu parole. «Être aimée», je goûtais ces deux mots-là, comme, autrefois, je laissais fondre une dragée dans ma bouche. Les passants me regardaient-ils plus que d'ordinaire? Ceux qui portent un secret joyeux s'imaginent qu'ils sont transparents. Ils n'ont peut-être pas tort. A la banque, je ne tenais pas en place. Cette sotte de Marthe, qui se croit artiste parce qu'elle a des bandeaux à la Vierge, n'a pas manqué de faire remarquer que je m'étais dérangée quatre fois pour demander des renseignements à M. Amédée, dont je copiais le rapport; mais Raymonde, qui est plus experte et plus méchante, a pris le rapport achevé, sur une table, sous prétexte de l'examiner, et elle est allée le porter elle-même au jeune secrétaire. J'ai laissé faire. Elle est restée longtemps. Elle est revenue avec les yeux plus rouges que de coutume. Il paraît qu'elle a fait la scène la plus incroyable, – c'est de M. Amédée que je tiens le détail: il m'a parlé, à la sortie, – la scène de jalousie. Ah! bien placée!

» – Il y a vraiment, monsieur, une préférence que je ne m'explique pas, pour mademoiselle Evelyne. Je suis la plus ancienne, et les rapports lui sont confiés… Ce n'est pas la peine d'être dévouée… Je ne sais pas si vous avez remarqué, monsieur, que cette péronnelle est de plus en plus évaporée… Aujourd'hui, cela dépasse les bornes.

»Ici, elle s'attendrissait.

» – J'ai pourtant demandé des renseignements à une amie que j'ai, dans l'établissement de crédit où M. Amédée a travaillé avant de venir chez M. Maclarey… Vous me pardonnerez d'être si franche… Je lui ai demandé si vous étiez capable de… – comment dirais-je? – de favoriser une des dactylographes parce qu'elle est plus jeune et plus coquette… Elle m'a répondu:

– Je ne crois pas, c'est un homme rangé… Et cependant, monsieur, quand il y a un travail important, c'est mademoiselle Evelyne qui l'a!

»Elle s'est mise à pleurer. M. Amédée a déclaré qu'il aimerait mieux diriger trente employés que trois femmes, et il a laissé mademoiselle Raymonde se sécher.

»Tout cela parce que j'avais l'air heureux. J'étais heureuse, en effet, je le suis encore. A l'heure tardive où j'écris, ma mère dort dans sa chambre à côté; moi, je sens bien que le sommeil ne me viendra pas de si tôt. Elle a deviné quelque chose, elle aussi, la chère maman! Pendant que nous dînions, au jour, en tête à tête, dans la cuisine, elle a remarqué, d'abord, que je mangeais avec un appétit de jeune loup, ou de trottin, et que, cependant, j'oubliais de manger, par moments, pour regarder par la fenêtre:

» – A qui ris-tu, Evelyne?

» – A personne!

» – Si.

» – Voyez vous-même: les fenêtres sur la cour, en face, sont toutes fermées, malgré la chaleur.

» – Alors, tu ris à une idée? Je connais ça!

»Elle se tut, et je compris qu'elle faisait beaucoup de chemin silencieux, qu'elle furetait dans toutes les maisons où j'aurais pu, selon elle, avoir un prétendant. Pauvre maman! Comme si Paris était le même, pour elle et pour moi! Elle n'a pas voulu le dire, mais elle souffrait aussi à la pensée que je n'étais pas confiante. Moi, je ne voulais, je ne veux rien dire parce que je ne suis pas sûre… Un pareil amour! Est-ce possible? Moi, la petite dac? Que je voudrais être à demain soir! Ah! demain soir, s'il m'a parlé comme je n'ose pas croire qu'il me parlera, alors, je serai expansive. Oui, je partagerai avec elle ma joie, je réparerai la déconvenue de ce jour. Maman m'a dit:

» – Le fils du bottier, notre voisin, quand je rentrais, ce soir, m'a fait un signe d'amitié; ce n'est pas la première fois; je suis sûre qu'il pense à toi.

» – Quart-de-Place?

» – Pourquoi l'appelles-tu comme ça? Pauvre garçon!

» – C'est son nom pour tous ceux qui ne se fournissent pas chez son père.

» – Oui, plus d'une fois, je l'ai vu, en me détournant un peu, quand je passais avec toi, je l'ai vu qui te mangeait des yeux.

» – Ça me laisse intacte, maman.

» – Sans doute, mais indifférente!

» – Oh! tu parles!.. Non, je vous demande pardon, je veux dire absolument.

»La pauvre chère maman n'a rien répondu; mais elle a eu ce petit pincement de lèvres qui est, chez elle, le signe d'un coup reçu, le «touché» du maître d'armes. Et ça me faisait de la peine de lui en faire. Mais le moyen? Nous nous sommes séparées de meilleure heure que d'ordinaire. Elle ne doit pas dormir non plus. Elle pense:

» – Les enfants sont ingrats, tous et toutes!

»Non, ce n'est pas vrai. Je lui suis reconnaissante, au contraire, de ce qu'elle a été une vraie mère, une de celles pour qui l'enfant n'est pas un joujou qu'on habille et qu'on embrasse, mais un amour qui change toute la vie. J'étais grosse comme le poing, – que de fois je l'ai entendue me raconter cela! – j'étais délicate, j'étais «vive comme une souris qui aurait eu les yeux bleus». Maman a eu peur que je ne fusse mal soignée, si elle me confiait à une nourrice de campagne. Elle n'était déjà plus jeune quand elle s'est mariée avec le «beau Gimel», mon père, que j'ai à peine connu… Un petit frisson de peur, et le grand sacrifice a été tout de suite accompli. Maman, qui avait une bonne place; maman, qui était vendeuse chez Revillon, a tout laissé là pour Evelyne. Elle ne m'a plus quittée, et tout le bénéfice qu'elle a eu, hélas! c'est moi, qui ne lui dis pas même, ce soir, qu'une joie me tient éveillée.

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