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Le Guaranis
Grâce à l'intervention des jésuites au Brésil, les Européens ne dédaignèrent pas de s'allier avec ces fortes et belliqueuses races indiennes, qui tinrent si longtemps en échec les Portugais et firent parfois reculer la conquête.
De ces unions, il résulta une race guerrière, brave, endurcie à toutes les fatigues, audacieuse surtout, qui, bien dirigée, produisit les Paulistas, ces hommes auxquels on doit presque toutes les découvertes qui se firent dans l'intérieur du Brésil et dont les prodigieuses excursions et les téméraires exploits sont passés aujourd'hui à l'état de légendes fantastiques dans les contrées mêmes qui en furent le théâtre.
On a adressé plusieurs reproches sérieux aux Paulistas: on les a accusés d'avoir, dès l'origine de leur colonie, montré un caractère indomptable et indépendant, un dédain affecté pour les lois de la métropole, un orgueil inouï vis-à-vis des autres colons; on a prétendu que, sortis des rangs les plus turbulents et les plus corrompus des aventuriers européens, ils avaient puisé dans leur origine et leurs alliances indiennes un principe de cruauté et de mépris pour la vie des autres hommes qui en faisait, non seulement des hôtes et des voisins dangereux, mais encore des natures essentiellement insociables et ingouvernables.
A ces accusations, les Paulistas ont donné le plus complet démenti.
La province de Saint-Paul, habitée et peuplée par eux seuls, est aujourd'hui la plus civilisée, la plus industrieuse et la plus riche du Brésil.
D'ailleurs notre avis, avis partagé du reste par beaucoup d'historiens, est qu'à une nature indomptée il faut des hommes indomptables, et que sur ce sol vierge que foulaient les Paulistas au milieu de ces nations farouches, impatientes de toute sujétion, et qui préféraient mourir que se soumettre à une domination étrangère qu'ils ne pouvaient et ne voulaient pas comprendre, il fallait des organisations d'élite, insensibles à toutes les faiblesses comme à tous les égoïsmes des conventions sociales de la civilisation, et, pour cette raison, capables d'accomplir de grandes choses.
En entendant à Buenos Aires parler ainsi des Paulistas avec un enthousiasme d'autant plus vrai que les Espagnols sont de temps immémorial les implacables ennemis des Portugais, et que cette haine, née en Europe, se poursuit en Amérique avec une force décuplée par la rivalité; je me sentais, malgré moi, entraîné vers ces hommes étranges, à la puissante organisation, aux instincts aventuriers, qui avaient conquis un monde à leur patrie et dont, malgré les modifications apportées par le temps et la civilisation, j'espérais être assez heureux pour retrouver debout quelque type attardé.
Aussi, à cette désignation de Paulista appliqué à l'homme qui m'était apparu dans des circonstances si singulières et qui, pendant le peu de temps que j'étais demeuré près de lui, s'était révélé à moi sous des aspects si bizarres, si heurtés et si insaisissables, je sentis se réveiller toute mon ardeur et je n'aspirai plus qu'à me rencontrer de nouveau avec ce personnage pour lequel j'avais, dès le premier moment, éprouvé une si vive sympathie.
Je pressai donc mon voyage le plus possible, d'autant plus que mon guide m'avait appris que la fazenda do rio d'Ouro, où don Zèno Cabral m'avait assigné rendez-vous, était située sur la frontière de la province de Saint-Paul, dont elle était une des plus riches et des plus vastes exploitations.
Afin d'atteindre plus vite le but de notre longue course, mon guide m'avait, malgré les difficultés du chemin, fait suivre les rives inondées du rio Uruguay.
Le quatrième jour, après notre départ du rancho, nous atteignîmes l'aldéa de Santa Ana, première garde brésilienne en remontant le fleuve.
La crue excessive du fleuve avait causé des ravages terribles dans ce misérable village composé d'une douzaine de ranchos à peine; plusieurs avaient été emportés par les eaux, le reste était menacé d'être prochainement envahi; les pauvres habitants, réduits à la plus affreuse détresse, campaient sur un monticule en attendant le retrait des eaux.
Cependant ces pauvres gens, malgré leur misère, nous reçurent de la façon la plus amicalement hospitalière, se mettant à notre disposition pour tout ce qu'ils pouvaient nous fournir et se désespérant de n'avoir presque rien à nous donner.
Ce fut avec un indicible serrement de cœur et une profonde reconnaissance que le lendemain, au lever du soleil, je quittai ces bonnes gens qui nous comblèrent, à notre départ, de souhaits pour la réussite de notre voyage.
Du reste, j'avais accompli le plus dur du trajet que j'avais à faire.
Je continuai d'avancer à travers un paysage charmant et accidenté; trois jours après ma halte à Santa Ana, vers deux heures de l'après-midi, à un angle de la route, je tournai subitement la tête, et, malgré moi, je m'arrêtai en poussant un cri d'admiration à l'aspect inattendu de la plus délicieuse campagne que jamais j'aie contemplée.
Mon Guaranis, désormais complètement réconcilié avec moi, sourit avec joie à cette manifestation enthousiaste. C'était à lui que je devais cette splendide surprise qu'il me préparait depuis quelques heures en m'obligeant à prendre, sous prétexte de raccourcir la route, des sentiers perdus à travers des bois à peu près infranchissables.
Devant moi, presque à mes pieds, car je me trouvais arrêté sur le sommet d'une colline assez élevée, s'étendait, encadrée dans un horizon de verdure, formé par une ceinture de forêts vierges, une campagne d'un périmètre d'une dizaine de lieues environ, dont, grâce à ma position, mes regards saisissaient les moindres détails. Au centre à peu près de cette campagne, sur une étendue de deux lieues, se trouvait un lac aux eaux transparentes d'un vert d'émeraude; les montagnes boisées et très pittoresques qui l'entouraient, étaient couvertes de plantations aux places où des brûlis avaient été ménagés.
Nous étions à l'endroit où le Curitiba ou Guazu, fleuve assez important, affluent du Parana que nous avions atteint, après avoir traversé le Paso de los infieles, entre dans le lac. Ses bords étaient garnis de grands buissons de savacous5, de cocoboïs6 et d'amingas, sur les branches desquels étaient en ce moment perchées des troupes de petits hérons. Ces oiseaux se tenaient suspendus au-dessus de la surface de l'eau pour faire la chasse aux poissons, aux insectes ou à leurs larves.
A l'entrée du Guazu, j'aperçus une île que mon guide m'assura avoir été autrefois flottante; mais elle s'est peu à peu rapprochée de la rive où elle s'est fixée. Formée primitivement par des plantes aquatiques, la terre végétale s'y est amoncelée, et maintenant elle est couverte de bois assez épais; puis au loin, au milieu d'une échappée entre deux collines couvertes de forêts, j'aperçus un nombre considérable de bâtiments s'élevant en amphithéâtre et dominés par un clocher aigu.
Au-dessous du flanc escarpé de la hauteur sur laquelle s'élevaient ces bâtiments, le Guazu s'élançait en grondant par-dessus les obstacles que lui opposaient des rochers abrupts et couverts d'un lichen verdâtre; puis, se partageant en plusieurs bras, il allait se perdre après des méandres sans nombre dans les sombres vallées qui s'étendaient à droite et à gauche. Je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle de cette nature grande, sauvage et réellement imposante; je demeurais là comme fasciné, ne songeant ni à avancer ni à reculer, tout à l'émotion intérieure que j'éprouvais et oubliant tout pour regarder encore, sans me rassasier jamais de cette vue splendide à laquelle rien ne peut être comparé.
«Que c'est beau! m'écriai-je emporté malgré moi par l'admiration.
– N'est-ce pas? me répondit comme un écho le guide qui s'était tout doucement rapproché.
– Comment nommez-vous ce magnifique pays?»
L'Indien me regarda avec étonnement.
«Ne le savez-vous pas, mi amo, me dit-il.
– Comment le saurais-je, puisque je viens ici aujourd'hui pour la première fois.
– Oh! C'est que ce pays est bien connu, mi amo, reprit-il, de bien loin on vient pour le voir.
– Je n'en doute pas, cependant je désirerais savoir son nom.
– Eh! Mais c'est l'endroit où nous nous rendons, mi amo; vous voyez devant vous la fazenda do rio d'Ouro, il paraît que dans les anciens jours toutes ces montagnes que vous voyez étaient remplies d'or et de pierres précieuses.
– Et maintenant? demandai-je intéressé malgré moi.
– Oh! Maintenant, on ne travaille plus aux mines, le maître ne le veut pas; elles sont comblées ou envahies par l'eau; le maître prétend qu'il vaut mieux travailler la terre, et que c'est là le véritable moyen de se procurer la richesse.
– Il n'a pas tort; comment se nomme l'homme bon qui raisonne d'une façon aussi juste?
– Je ne sais pas, mi amo; on prétend que la fazenda et toutes les terres qui en dépendent appartiennent à don Zèno Cabral; mais je n'oserais l'assurer; du reste, cela ne m'étonnerait pas, car on raconte de singulières choses sur ce qui se passe dans les caldeiras que vous voyez là-bas, ajouta-t-il en me désignant du doigt des trous ronds en forme d'entonnoir, percés dans les rochers, lorsque le Viraçao s'élève sur la surface du lac et en agite les eaux avec tant de violence que les pirogues sont en danger de périr.
– Que raconte-t-on donc de si extraordinaire?
– Oh! Des choses effrayantes, mi amo, et que moi, qui suis un pauvre Indien, je n'oserais jamais répéter à un señor comme vous.»
J'eus beau presser mon guide pour l'obliger à s'expliquer, je ne pus en tirer que des interjections de frayeur accompagnées d'innombrables signes de croix. De guerre lasse, je renonçai à l'interroger davantage sur un sujet qui paraissait lui déplaire tant, et je changeai de conversation.
«Dans combien de temps arriverons-nous à la fazenda? lui demandai-je.
– Dans quatre heures, mi amo.
– Croyez-vous que don Zèno sera déjà arrivé et que nous le rencontrerons?
– Qui sait, mi amo; si le señor don Zèno veut être arrivé, il le sera; sinon, non.»
Battu sur ce point comme sur le premier, je renonçai définitivement à adresser à mon guide des questions auxquelles, comme à plaisir, il faisait de si ridicules réponses, je me bornai à lui donner l'ordre du départ.
Au fur et à mesure que nous descendions dans la vallée, le paysage changeait et prenait des aspects d'un effet saisissant; je parcourus, ainsi, sans m'en apercevoir, l'espace assez étendu qui me séparait de la fazenda.
Au moment où nous commencions à gravir un sentier assez large et bien entretenu qui conduisait aux premiers bâtiments, j'aperçus un cavalier qui accourait vers moi à toute bride.
Mon guide me toucha légèrement le bras avec un frémissement de crainte.
«Le voyez-vous, mi amo? me dit-il.
– Qui? lui répondis-je.
– Le cavalier?
– Eh bien?
– Ne le reconnaissez-vous pas, c'est le seigneur don Zèno Cabral.
– Impossible!» m'écriais-je.
L'indien hocha la tête à plusieurs reprises.
«Rien n'est impossible au señor Zèno,» murmura-t-il à demi-voix.
Je regardai plus attentivement; je reconnus en effet don Zèno Cabral, mon ancien compagnon de la pampa, il portait le même costume que lors de notre rencontre.
Au bout d'un instant il fut près de moi.
«Soyez le bienvenu à la fazenda do rio d'Ouro, me dit-il joyeusement en me tendant la main droite que je serrai cordialement; avez-vous fait un bon voyage.
– Excellent, je vous remercie, quoique très fatigant; mais, ajoutai-je en remarquant un léger sourire sur ses lèvres, bien que je ne me donne pas encore pour un voyageur de votre force, je commence à parfaitement m'habituer; d'ailleurs, l'aspect de votre admirable pays m'a complètement fait oublier ma fatigue.
– N'est-ce pas qu'il est beau, me dit-il avec orgueil et qu'il mérite d'être vu et apprécié même après les plus beaux paysages européens.
– Certes, d'autant plus qu'entre eux et lui toute comparaison est impossible.
– Vous avez été satisfait de ce bribon, je suppose, dit-il en se tournant vers le guide qui se tenait modestement et craintivement en arrière.
– Fort satisfait; il a complètement racheté sa faute.
– Je le savais déjà, mais je suis content de l'entendre dire par vous, cela me raccommode avec lui. Cours en avant, pícaro, et annonce notre arrivée.»
L'Indien ne se fit pas répéter l'ordre qui lui était donné, il pressa les flancs de son cheval et partit au galop.
«Ces Indiens sont de singulières natures, reprit don Zèno en le suivant du regard, on ne peut les dompter qu'en les menaçant avec rudesse, mais, somme toute, ils ont du bon, et avec de la volonté on parvient toujours à en faire quelque chose.
– Vous exceptez sans doute, répondis-je en souriant, ceux qui voulaient vous faire un si mauvais parti lorsque j'eus le plaisir de vous rencontrer.
– Pourquoi donc cela? Les pauvres diables agissaient dans de bonnes intentions au point de vue de leurs idées étroites, en cherchant à se débarrasser d'un homme qu'ils redoutent et qu'ils croient leur ennemi, je ne puis pas leur garder rancune pour cela.
– Vous ne craignez pas, en vous aventurant ainsi, d'être un jour victime de leur perfidie?
– Il en sera ce qu'il plaira à Dieu! Quant à moi, j'accomplirai jusqu'au bout la mission que je me suis imposée. Mais laissons cela; vous resterez quelque temps avec nous, n'est-ce pas don Gustavio?
– Deux ou trois jours seulement,» répondis-je. Le visage de mon hôte se rembrunit subitement à cette déclaration.
«Vous êtes bien pressé? me dit-il.
– Nullement; je suis, au contraire, absolument maître de mon temps.
– Alors pourquoi vouloir nous quitter si vite?
– Dame, répondis-je, ne sachant trop que dire, je crains de vous gêner.»
Don Zèno Cabral me posa amicalement la main sur l'épaule, et me regardant attentivement pendant une minute ou deux:
«Don Gustavio, me dit-il, quittez une fois pour toutes ces façons européennes qui ne sont pas de mise ici; on ne gêne pas un homme comme moi, dont la fortune s'élève à plusieurs millions de piastres, qui est maître après Dieu d'un territoire de plus de trente lieues carrées et qui commande à plus de deux mille individus blancs, rouges et noirs; en acceptant franchement l'hospitalité que cet homme vous offre loyalement comme à un ami et à un frère, on lui fait honneur.
– Ma foi, répondis-je, mon cher hôte, vous avez une façon de prendre les choses qui rend un refus tellement impossible, que je me mets complètement à votre discrétion; faites de moi ce que bon vous semblera.
– A la bonne heure, voilà qui est parler à la française, sans ambages et sans réticences; mais rassurez-vous, je n'abuserai pas de la latitude que vous me donnez en vous conservant malgré vous auprès de moi; peut-être même, si vos idées vagabondes vous tiennent toujours au cœur, vous ferai-je d'ici quelques jours une proposition qui vous sourira.
– Laquelle? m'écriai-je vivement.
– Je vous le dirai; mais, chut! Nous voici arrivés.»
En effet, cinq minutes plus tard nous entrâmes dans la fazenda entre une double haie de domestiques rangés pour nous recevoir et nous faire honneur.
Je ne m'étendrai pas sur la façon dont l'hospitalité me fut offerte dans cette demeure réellement princière.
Quelques jours s'écoulèrent pendant lesquels mon hôte chercha par tous les moyens à me distraire et à me faire agréablement passer le temps.
Cependant, malgré tous ses efforts pour paraître gai, je remarquai qu'une pensée sérieuse le préoccupait; je n'osais l'interroger craignant de lui paraître indiscret, seulement j'attendais avec impatience qu'il me fît une ouverture qui me permît de satisfaire ma curiosité en lui adressant quelques questions que j'avais incessamment sur les lèvres et que je retenais à grand-peine.
Enfin, un soir, il entra dans ma chambre; un domestique dont il était accompagné portait plusieurs liasses énormes de papiers.
Après avoir fait déposer ces papiers sur une table et renvoyé le domestique, dont Zèno s'assit près de moi, et après un instant de réflexion:
«Don Gustavio, me dit-il, je vous ai parlé d'une expédition à laquelle j'avais l'intention de vous associer, n'est-ce pas?
– En effet, répondis-je, et je suis prêt à vous suivre, don Zèno.
– Je vous remercie, mon ami; mais avant que d'accepter votre consentement, laissez-moi vous donner quelques mots d'explication.
– Faites.
– L'expédition dont il s'agit est des plus sérieuses; elle est dirigée vers des contrées inconnues qui n'ont été que rarement et à de longs intervalles foulées par les pieds des blancs; nous aurons des obstacles presque infranchissables à surmonter, des dangers terribles à courir; malgré les précautions prises par moi pour assurer notre sûreté, je dois vous avouer que nous risquons de trouver la mort au milieu des hordes de sauvages qu'il nous faudra combattre; moi, mon sacrifice est fait, j'ai mûrement réfléchi et pesé avec soin dans mon esprit toutes les chances de réussite ou d'insuccès que nous devons rencontrer.
– Et vous partez?
– Je pars, oui, parce que j'ai les plus sérieux motifs pour le faire; mais vous, votre position n'est pas la même, je ne me reconnais pas le droit de vous entraîner à ma suite dans une tentative désespérée, dernier coup d'une partie commencée depuis longues années et dont le résultat doit, à part votre amitié pour moi, vous demeurer indifférent.
– Je partirai avec vous, don Zèno, quoi qu'il advienne, mon parti est pris, ma résolution ne changera pas.»
Il garda un instant le silence.
«C'est bien, me dit-il enfin d'une voix émue, je n'insisterai pas davantage; plusieurs fois nous avons, entre nous, parlé des Paulistas, vous m'avez demandé des renseignements sur eux, ces renseignements vous les trouverez dans ces notes que je vous laisse; lisez-les attentivement, elles vous apprendront les motifs de l'expédition que je tente aujourd'hui; si lorsque vous aurez lu ces notes, la cause que je défends vous paraît encore juste et que vous consentiez toujours à m'accorder votre concours, je l'accepterai avec joie. Adieu, vous avez trois jours devant vous pour apprendre ce qu'il vous faut savoir; dans trois jours nous nous séparerons pour ne plus nous revoir, ou nous partirons ensemble.»
Don Zèno Cabral se leva alors, me serra la main et quitta la chambre.
Trois jours après je partis avec lui.
Ce sont ces notes, mises en ordre par moi, suivies de l'expédition à laquelle je pris part, que le lecteur va lire aujourd'hui; je n'ai usé que de la précaution de changer certains noms et certaines dates, afin de ne pas blesser la juste susceptibilité de personnes encore existantes et dignes, sous tous les rapports, de la considération dont elles sont entourées au Brésil; mais, à part ces légères modifications, les faits sont de la plus rigoureuse exactitude, je pourrais, au besoin, fournir des preuves à l'appui de leur véracité.
J'ai aussi jugé nécessaire de complètement m'effacer dans la dernière partie du récit pour laisser à cette histoire, dont je fais à son tour juge le lecteur, toute sa couleur et tout son cachet de sauvage et naïve grandeur. Puisse-je avoir réussi à intéresser ceux qui me liront, en leur faisant connaître des mœurs si différentes des nôtres, qui s'effacent tous les jours sous la pression incessante de la civilisation et bientôt n'existeront plus que dans le souvenir de quelques vieillards, tant le flot du progrès monte rapidement, même dans les contrées les plus éloignées.
PROLOGUE
EL DORADO
I
O SERTÃO
Le 25 juin 1790, vers sept heures du soir, une troupe assez nombreuse de cavaliers déboucha subitement d'une étroite ravine et commença à gravir un sentier assez roide tracé, ou plutôt à peine indiqué, sur le flanc d'une montagne formant l'extrême limite de la sierra de Ibatucata, située dans la province de São Paulo.
Ces cavaliers, après avoir traversé le rio Parana-Pane, se préparaient sans doute à franchir le rio Tieti, si, ainsi que semblait l'indiquer la direction qu'ils suivaient, ils se rendaient dans le gouvernement de Minas Gerais.
Bien vêtus pour la plupart, ils portaient le pittoresque costume de Sertanejos et étaient armés de sabres, pistolets, couteaux et carabines; leur lasso pendait roulé, attaché par un anneau au côté droit de leur selle.
Nous ferons remarquer que les bolas, cette arme terrible du gaucho des pampas de la Banda Oriental, sont complètement inusitées dans l'intérieur du Brésil.
Ces hommes, au teint hâlé, à la mine hautaine, fièrement campés sur leurs chevaux, la main reposant sur leurs armes, prêts à s'en servir, et leurs regards incessamment fixés sûr les taillis et les buissons afin d'éclairer la route et d'éventer les embuscades, offraient aux rayons obliques et sans chaleur du soleil couchant, au milieu de cette nature majestueuse et sauvage, une ressemblance frappante avec ces troupes d'aventuriers paulistas qui, au seizième et au dix-septième siècle, semblaient conduits par le doigt de Dieu pour tenter ces explorations téméraires qui devaient donner de nouvelles contrées à la métropole et finir par refouler dans leurs impénétrables forêts les tribus guerrières et insoumises des premiers habitants du sol.
Cette ressemblance était rendue plus frappante encore, en songeant au territoire que traversaient en ce moment les cavaliers, territoire aujourd'hui habité seulement par des blancs et des métis nomades, chasseurs et pasteurs pour la plupart, mais qui alors était encore parcouru par plusieurs nations indiennes, rendues redoutables par leur haine instinctive pour les blancs et qui, considérant, non sans quelque apparence de raison, cette terre comme leur appartenant, faisaient une guerre sans pitié aux Brésiliens, les attaquant et les massacrant partout où ils les rencontraient.
Les cavaliers dont nous parlons étaient au nombre de trente, en comptant les domestiques affectés à la surveillance d'une dizaine de mules chargées de bagages et qui, en cas d'attaque, devaient se joindre à leurs compagnons dans la défense générale, et pour cette raison étaient armés de fusils et de sabres.
A quelque distance en arrière de cette première troupe en venait une seconde, composée d'une douzaine de cavaliers au milieu desquels se trouvait un palanquin hermétiquement fermé, porté par deux mules.
Ces deux troupes obéissaient évidemment au même chef, car lorsque la première fut parvenue au point culminant de la montagne, elle s'arrêta et un cavalier fut détaché afin de presser l'arrivée de la seconde.
Les hommes de la deuxième troupe affectaient une certaine tournure militaire et portaient le costume des soldados da conquista; ce qui, au premier coup d'œil, pour une personne au fait des mœurs brésiliennes, laissait deviner que le chef de la caravane était non seulement un personnage riche et puissant, mais encore que son voyage avait un but sérieux et hérissé de périls.
Malgré la chaleur du jour qui finissait en ce moment, ces soldats se tenaient droits en selle et portaient, sans en paraître nullement incommodés, l'étrange accoutrement sans lequel ils n'entreprennent jamais une expédition, c'est-à-dire la cuirasse nommée gibao de armas, espèce de casaque rembourrée en coton et piquée, qui descend jusqu'aux genoux, défend aussi les bras et les préserve, mieux que toute autre armure, des longues flèches indiennes.
Comme, lorsqu'ils poursuivent les sauvages dans les forêts, ils sont contraints d'abandonner leurs chevaux avec lesquels ils ne pourraient pénétrer dans les forêts vierges, ils ont au côté une espèce de grande serpe nommée facão, qui leur sert à trancher les lianes et à s'ouvrir un passage; ils ont en outre chacun une espingole ou un fusil sans baïonnette qu'ils ne chargent ordinairement qu'avec du gros plomb à cause de la presque impossibilité de diriger une balle avec certitude dans ces inextricables fouillis de verdure rendus plus épais encore par la disposition bizarre des branches et l'enchevêtrement des lianes.
Ces soldats sont extrêmement redoutés des Indiens et des nègres marron qu'ils ont surtout mission de traquer et de surprendre. Indiens eux-mêmes pour la plupart ou métis, ils connaissent à fond toutes les ruses des sauvages, luttent constamment de finesse avec eux et ne leur font jamais qu'une guerre d'embuscade.
Ils sont fort estimés dans le pays à cause de leur courage, de leur sobriété et de leur fidélité à toute épreuve; aussi la présence d'une douzaine d'entre eux dans la caravane était-elle un indice certain de la position élevée qu'occupait dans la société brésilienne le chef de l'expédition ou du moins de la troupe de voyageurs.