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Le Guaranis
Le Guaranis

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Le Guaranis

Язык: Французский
Год издания: 2017
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La pampa, en ce moment, ressemble à une mer aux eaux vertes et calmes, dont les rivages se cachent derrière les plis de l'horizon.

Je m'assis sur un tertre de verdure; tout en fumant une cigarette, je me pris à réfléchir, et bientôt je fus complètement absorbé par mes pensées.

En effet, ma position était singulière; jamais je ne l'avais envisagée sous le jour où elle m'apparaissait en ce moment.

Perdu dans un désert, à plusieurs milliers de lieues de mon pays; ayant volontairement rompu tous ces liens de famille et d'amitié qui rattachent l'homme à sa patrie, je n'avais devant moi d'autre avenir que celui réservé aux coureurs des bois, c'est-à-dire une lutte incessante de chaque jour, de chaque heure, sans trêve ni merci, contre la nature entière: hommes et animaux, pour finir dans quelque embuscade, misérablement tué sur le rebord d'un fossé par une flèche ou une balle inconnue. Cette perspective, surtout à l'âge que j'avais, vingt ans à peine, lorsque par la surabondance de sève, l'âme dans le naïf enthousiasme de la jeunesse se sent entraînée vers les grandes choses, n'avait rien de fort gai, au contraire; mais si j'errais maintenant dans des savanes sans fin, en compagnie d'un homme rencontré par hasard, qui demeurait une énigme pour moi et m'imposait presque sa volonté, pour m'abandonner au premier caprice, ou peut-être à la première pression de la nécessité, cette loi de fer de la vie du désert, je ne pouvais me plaindre; je ne devais accuser que moi, car moi seul, contre tous, m'étais obstiné à mépriser les sages conseils et les exhortations pleines de sens que l'expérience et l'intérêt avaient engagé mes amis à me prodiguer à tant de reprises, pour me lancer comme un fou dans cette existence vagabonde, que je commençais à peine depuis quelques jours et qui déjà me paraissait si dure et si décolorée.

Lorsque plus tard je me rappelai ces premières impressions si navrantes faites au moment où j'entrais à peine dans cette vie aventureuse, qui devait pendant de si longues années être la mienne, je me pris en pitié; c'est que le désert ne se révèle que peu à peu aux yeux de celui qui le parcourt il faut l'étudier longtemps avant de comprendre les beautés qu'il recèle dans son sein et d'éprouver les joies inexprimables et les voluptés pleines d'une âcre saveur qu'il réserve à ses adeptes seuls.

Mais, je le répète, lorsque ces idées tristes que plus haut j'ai cherché à rendre, envahissaient mon cœur et le noyaient dans les flots d'une navrante tristesse qui me conduisait presque au découragement, c'est que je me sentais seul, isolé de tout homme de ma race, de tout ami avec lequel je pusse laisser déborder le flot des pensées qui montaient incessamment de mon cœur à mes lèvres, et que j'étais contraint de renfermer au dedans de moi.

C'est que j'ignorais, alors que le seul ami d'un homme, c'est lui-même, et que, dans les situations difficiles de la vie comme dans les plus indifférentes, il ne doit se fier qu'à lui, et ne compter que sur lui-même s'il ne veut être exposé aux trahisons de l'égoïsme, de l'envie et de la peur, ces trois féroces ennemis qui rôdent sans cesse autour de toute amitié pour la briser et la changer en haine.

Mais ma tâche a été rude en ce monde; Dieu en soit béni! J'ai beaucoup souffert, par conséquent, beaucoup appris, et j'en suis arrivé aujourd'hui à l'indifférence la plus sceptique pour les beaux sentiments que parfois on cherche vainement à étaler devant moi. Je ne demande pas à la nature humaine plus qu'elle ne peut donner, et mes amis sont d'avance absous par moi du bien comme du mal qu'ils essayent de me faire; aussi ne demandant rien et n'attendant rien de personne, je suis parvenu à être sinon heureux, le bonheur, je le sais par expérience, n'est pas fait pour l'homme, du moins tranquille, ce qui pour moi est le point culminant où puisse atteindre l'ambition humaine dans des conditions sociales où nous place la civilisation, qui n'est et ne peut être que le résultat de notre organisation vicieuse et incomplète.

Je fus tout à coup tiré de mes réflexions par une voix qui m'interpellait d'un ton de bonne humeur.

Je me retournai vivement.

Don Torribio était près de moi, bien qu'il fût à cheval, je ne l'avais pas entendu venir.

«Holà, caballero, me dit-il d'un ton joyeux, la pampa est belle au lever du soleil, n'est-ce pas?

– En effet, répondis-je sans trop savoir ce que je disais.

– La nuit a-t-elle été bonne?

– Excellente, grâce à votre généreuse hospitalité.

– Bah! Ne parlons pas de cela, j'ai fait ce que j'ai pu, malheureusement la réception a été assez mesquine; dame, les temps sont durs, il y a seulement quatre ou cinq ans c'eût été autre chose, mais vous le savez, à la guerre comme à la guerre; à celui qui fait tout le possible, on ne doit pas demander davantage.

– Je suis loin de me plaindre, au contraire; mais vous revenez de route, il me semble?

– Oui, j'ai été donner un coup d'œil à mes taureaux qui sont au pasto; mais, ajouta-t-il, en levant les yeux au ciel et en calculant mentalement la hauteur du soleil, il est temps de déjeuner; la señora doit avoir tout préparé, et, sauf respect, ma course du matin m'a singulièrement aiguisé l'appétit. Rentrez-vous avec moi?

– Je ne demande pas mieux; seulement, je ne; vois pas mon compagnon; il me semble qu'il serait peu convenable à moi de ne pas l'attendre pour déjeuner.»

Le gaucho se prit à rire.

«S'il n'y a que cela qui vous arrête, me dit-il, vous pouvez vous mettre à table sans crainte.

– Il va revenir? demandai-je.

– Au contraire, il ne reviendra pas.

– Comment cela, m'écriai-je avec une surprise mêlée d'inquiétude, il est parti?

– Depuis plus de trois heures déjà; mais remarquant combien ma physionomie s'assombrissait à cette nouvelle, il ajouta aussitôt:

– Mais nous le reverrons bientôt, soyez tranquille.

– Vous l'avez donc vu, ce matin?

– Certes, nous sommes sortis ensemble.

– Ah! Il est à la chasse, sans doute?

– Probablement; seulement, qui sait quelle espèce de gibier il se propose d'atteindre.

– Cette absence me contrarie beaucoup.

– Il voulait vous en parler avant que de monter à cheval; mais en y réfléchissant, vous paraissiez si fatigué hier soir, qu'il a préféré vous laisser dormir. C'est si bon le sommeil.

– Il reviendra sans doute bientôt?

– Je ne saurais le dire. Don Zèno Cabral est un homme qui n'a pas l'habitude de raconter ses affaires au premier venu. Dans tous les cas, il ne tardera pas beaucoup, nous le reverrons ce soir ou demain.

– Diable! Comment vais-je faire, moi qui comptais sur lui?

– Pourquoi donc?

– Mais pour m'enseigner la route que je dois suivre.

– Si ce n'est que cela, ce n'est pas un motif pour vous tourmenter; il m'a recommandé de vous prier de ne pas quitter le rancho avant son retour.

– Je ne puis cependant pas demeurer ainsi chez vous.

– Parce que?

– Dame, parce que je crains de vous gêner; vous n'êtes pas riche, vous-même me l'avez dit; un étranger ne doit que vous causer de l'embarras.

– Señor, répondit avec dignité le gaucho, les étrangers sont les envoyés de Dieu; malheur à l'homme qui n'a pas pour eux les attentions qu'ils méritent; quand même il vous plairait de demeurer un mois dans mon humble rancho, je me trouverais heureux et fier de votre présence dans ma famille. N'insistez donc pas davantage, je vous prie, et acceptez mon hospitalité aussi franchement qu'elle vous est offerte.»

Que pouvais-je objecter de plus? Rien. Je me résignai donc à patienter jusqu'au retour de don Zèno, et je retournai au rancho en compagnie du gaucho.

Le déjeuner fut assez gai; les dames s'efforcèrent de réveiller ma bonne humeur en me comblant de soins et d'attentions.

Aussitôt après le repas, comme don Torribio se préparait à monter à cheval, car la vie d'un gaucho se passe à galoper de çà et de là pour surveiller ses nombreux troupeaux, je lui demandai à l'accompagner; il accepta. Je sellai mon cheval et nous partîmes au galop à travers la pampa.

Mon but, en accompagnant le gaucho, n'était pas de faire une promenade plus ou moins agréable, mais de profiter de notre isolement pour le sonder adroitement et le faire causer sur mon compagnon, qu'il paraissait fort bien connaître, de façon à obtenir certains renseignements qui me permissent de me former une opinion sur cet homme singulier, qui avait pour moi l'attrait d'une énigme indéchiffrable.

Mais tous mes efforts furent vains, toutes mes finesses en pure perte, le gaucho ne savait rien, ou, ce qui est plus probable, ne voulait rien me dire; cet homme si communicatif et si enclin à raconter, d'une façon souvent trop prolixe ses propres affaires, devenait d'une discrétion à toute épreuve et d'un mutisme désespérant aussitôt que, par une transition adroite, je mettais la conversation sur le compte de don Zèno Cabral.

Il ne me répondait plus alors que par monosyllabes ou par cette exclamation: ¿Quién sabe?– qui sait, – à toutes les questions que je lui adressais.

De guerre lasse, je renonçai à le presser davantage, et je me mis à lui parler de ses troupeaux.

Sur ce point, je trouvai le gaucho disposé à me répondre, plus même que je ne l'aurais désiré, car il entra avec moi dans des détails techniques sur l'élève des bestiaux, détails que je fus contraint d'écouter avec un apparent intérêt, et qui me firent trouver la journée d'une interminable longueur.

Cependant, vers trois heures de l'après-midi, don Torribio m'annonça, ce qui me causa une vive joie, que notre tournée était terminée, et que nous allions reprendre le chemin du rancho, dont nous étions alors éloignés de quatre ou cinq lieues.

Un trajet de cinq lieues, après une journée passée à galoper à l'aventure, n'est qu'une promenade pour les gauchos montés sur les infatigables chevaux de la pampa.

Les nôtres nous mirent en moins de deux heures en vue du rancho, sans mouiller un poil de leur robe.

Un cavalier arrivait à toute bride à notre rencontre.

Ce cavalier, je le reconnus aussitôt avec un vif sentiment de joie, était don Zèno Cabral; il nous eut bientôt rejoints.

«Vous voilà donc, nous dit-il en faisant ranger son cheval auprès des nôtres; je vous attends depuis plus d'une heure. Puis, s'adressant à moi: Je vous ménage une surprise qui, je le crois, vous sera agréable, ajouta-il.

– Une surprise! m'écriai-je, laquelle donc?

– Vous verrez, je suis convaincu que vous me remercierez.

– Je vous remercie d'avance, répondis-je, sans chercher à deviner de quel genre est cette surprise.

– Regardez, reprit-il en étendant le bras dans la direction du rancho dont nous n'étions plus qu'à une centaine de pas.

– Mon guide! m'écriai-je en reconnaissant mon coquin d'Indien attaché solidement à un arbre.

– Lui-même; que pensez-vous de cela?

– Ma foi! Cela me semble tenir du prodige; je ne comprends pas comment vous avez pu le rencontrer aussi vite.

– Oh! Cela n'était pas si difficile que vous le supposez, surtout avec les renseignements que vous m'aviez donnés; tous ces bribones sont de la famille des bêtes fauves, ils ont des repaires dont ils ne s'éloignent jamais et où, tôt ou tard, ils reviennent toujours; pour un homme habitué à la pampa, rien n'est plus facile que de mettre la main dessus; celui-ci surtout, se fiant à votre qualité de forastero et à votre ignorance du désert, ne se donnait pas la peine de se cacher; il voyageait tranquillement et à découvert, persuadé que vous ne songeriez pas à le poursuivre; cette confiance l'a perdu, je vous laisse à penser quelle a été sa frayeur, lorsque je l'ai surpris à l'improviste et que je lui ai signifié péremptoirement qu'il m'accompagnât auprès de vous.

– Tout cela est fort bien, señor, répondis-je, je vous remercie de la peine que vous avez prise; mais que voulez-vous que je fasse de ce pícaro, à présent?

– Comment, s'écria-t-il avec étonnement, ce que je veux que vous en fassiez, je veux que vous le corrigiez d'abord, et cela d'une façon exemplaire dont il garde le souvenir; puis, comme vous l'avez engagé pour vous servir de guide jusqu'au Brésil et qu'il a reçu d'avance une partie du prix convenu, il faut qu'il remplisse son engagement loyalement, ainsi qu'il a été fait.

– Je vous avoue que je n'ai pas grande confiance dans sa loyauté future.

– Vous êtes dans l'erreur à cet égard, vous ne connaissez pas les Indiens mansos – soumis; – celui-ci, une fois qu'il aura été corrigé, vous servira fidèlement, rapportez-vous en à moi là-dessus.

– Je le veux bien; mais cette correction, quelle qu'elle soit, je vous confesse que je me sens incapable de la lui administrer.

– Qu'à cela ne tienne! Voici notre ami don Torribio, qui n'a pas le cœur aussi tendre que vous et qui se chargera de ce soin.

– Je ne demande pas mieux pour vous être agréable,» appuya don Torribio.

Nous arrivions en ce moment en face du prisonnier. Le pauvre diable, qui savait sans doute ce qui le menaçait, avait l'air fort penaud et fort mal à son aise; du reste, il était solidement attaché, le visage tourné vers l'arbre.

Nous mîmes pied à terre.

Don Zèno s'approcha du prisonnier, pendant qu'avec un imperturbable sang-froid don Torribio s'occupait à plier son laço en plusieurs doubles dans sa main droite.

«Écoute, pícaro, dit don Zèno à l'Indien attentif, ce caballero t'a engagé à Buenos Aires; non seulement tu l'as lâchement abandonné dans la pampa, mais encore tu l'as volé; tu mérites un châtiment, ce châtiment, tu vas le recevoir. Don Torribio, mon cher seigneur, veuillez, je vous prie, appliquer cinquante coups de laço sur les épaules de ce bribon, et cela de façon à ce qu'il les sente.»

L'Indien ne répondit pas un mot, le gaucho s'approcha alors et avec la conscience qu'il mettait à tout ce qu'il faisait, il leva son laço qui retomba en sifflant sur les épaules du pauvre diable, où il traça un sillon bleuâtre.

L'Indien ne fit pas un mouvement, il ne poussa pas un cri; on l'aurait cru changé en statue de bronze tant il était immobile et indifférent à force de volonté ou de stoïcisme.

Quant à moi, je souffrais intérieurement, mais je n'osais intervenir convaincu de la justice de cette exécution sommaire.

Don Zèno Cabral comptait impassiblement les coups au fur et à mesure qu'ils tombaient.

Au onzième le sang jaillit.

Le gaucho ne s'arrêta pas.

L'Indien, bien que ses chairs frissonnassent sous les coups de plus en plus pressés, conservait son impassibilité de marbre. Malgré moi, j'admirais le courage de cet homme, qui réussissait si complètement à dompter la douleur et à retenir même le plus léger signe de souffrance, bien qu'il dût en éprouver une atroce.

Les cinquante coups auxquels le guide avait été condamné par l'implacable don Zèno lui furent administrés par le gaucho, sans qu'il en manquât un seul; au trente-deuxième, malgré tout son courage, l'Indien avait perdu connaissance; mais cela n'avait pas, malgré ma prière, interrompu l'exécution.

«Arrêtez, dit enfin don Zèno, lorsque le nombre fut complet, détachez-le.»

Les liens furent coupés, le corps du pauvre diable, que les cordes seules soutenaient, tomba inerte sur le sable.

Le fils du gaucho s'approcha alors, frotta avec de la graisse de bœuf, de l'eau et du vinaigre les plaies saignantes de l'Indien, lui rejeta son poncho sur les épaules, puis il le laissa là.

«Mais cet homme est évanoui! m'écriai-je.

– Bah! Bah! fit don Zèno, ne vous en occupez pas, ces démons ont le cuir dur; dans un quart d'heure, il n'y pensera plus; allons dîner.»

Cette froide cruauté me révolta. Cependant, je m'abstins de toute observation et j'entrai dans le rancho; j'étais bien novice encore; j'étais réservé à assister plus tard à des scènes près desquelles celle-là n'était qu'un jeu d'enfant.

Après le dîner qui, contre l'habitude, se prolongea assez longtemps, don Zèno ordonna au fils de don Torribio d'amener le guide.

Au bout d'un instant, il entra; don Zèno le fixa quelques secondes avec attention, puis il lui adressa la parole en ces termes:

«Reconnais-tu avoir mérité le châtiment que je t'ai infligé?

– Je le reconnais, répondit l'Indien d'une voix sourde, mais sans la moindre hésitation.

– Tu n'ignores pas que je sais où te trouver, quel que soit l'endroit où tu te caches.

– Je le sais.

– Si, sur ma prière, ce caballero consent à te pardonner et à te reprendre à son service, lui seras-tu fidèle?

– Oui, mais à une condition.

– Je ne veux pas de conditions de ta part, bribon, reprit durement don Zèno, tu mérites le garrotte.»

L'Indien baissa la tête.

«Réponds à ma question.

– Laquelle?

– Seras-tu fidèle?

– Oui.

– Je le saurai; châtiment ou récompense, je me charge de régler ton compte, tu entends?

– J'entends.

– Maintenant, écoute-moi, ton maître et toi vous partirez d'ici demain au lever du soleil; il faut que dans neuf jours il soit à la fazenda do rio d'Ouro. Tu la connais?

– Je la connais.

– Y sera-t-il?

– Il y sera.

– Pas d'équivoque entre nous, tu me comprends bien, je veux que ce caballero soit rendu dans neuf jours à la fazenda do rio d'Ouro, en bonne santé, libre, et sans qu'il manque rien à son bagage.

– J'ai promis, répondit froidement l'Indien.

– C'est bien, bois ce trago de caña pour te remettre des coups que tu as reçus et va dormir.»

Le guide saisit la calebasse que lui tendait don Zèno, la vida d'un trait avec une satisfaction visible et se retira sans ajouter une parole.

Lorsqu'il fut sorti, je m'adressai à don Zèno, de l'air le plus indifférent que je pus affecter.

«Tout cela est bel et bon, lui dis-je, mais je vous certifie, señor, que malgré ses promesses, je n'ai pas la moindre confiance dans ce drôle.

– Vous avez tort, señor, me répondit-il, il vous servira fidèlement, non pas par affection, peut-être ce serait trop lui demander après ce qui s'est passé, mais par crainte, ce qui vaut mieux encore; il sait fort bien que s'il vous arrivait quelque chose, il aurait un compte sévère à me rendre de sa conduite.

– Hum! murmurai-je, cela ne me rassure que médiocrement; mais pourquoi, si, ainsi que vous me l'avez laissé entrevoir, vous vous rapprochez des frontières brésiliennes, ne me permettez-vous pas de vous accompagner?

– C'était mon intention; malheureusement certaines raisons, inutiles à vous faire connaître, rendent impossible l'exécution de ce projet; cependant je compte vous voir à la fazenda do rio d'Ouro, où probablement j'arriverai avant vous. Dans tous les cas, veuillez y demeurer jusqu'à ce que je vous aie vu, et alors, peut-être, me sera-t-il permis de reconnaître, ainsi que j'en ai le vif désir, l'éminent service que vous m'avez rendu.

– Je vous attendrai, puisque vous le désirez, señor, répondis-je, prenant bravement mon parti de ce nouveau contre-temps, non pas pour vous rappeler l'événement auquel vous faites allusion, mais parce que je serais heureux de faire avec vous une connaissance plus intime.»

Don Zèno me tendit la main, et la conversation devint générale.

Le lendemain au lever du soleil, je me levai, et, après avoir pris affectueusement congé des hôtes qui m'avaient si bien reçus et que je croyais ne jamais revoir, je quittai le rancho sans avoir pu dire adieu à don Zèno Cabra, qui s'était éloigné bien avant mon réveil.

Malgré les assurances réitérées de don Torribio et celles de don Zèno, je ne me fiai que médiocrement à mon guide, et je lui ordonnai de marcher devant moi, résolu à lui brûler la cervelle au premier geste suspect de sa part.

IV

LA FAZENDA DO RIO D'OURO

Mon voyage se continuait ainsi dans des conditions assez singulières, livré dans un pays inconnu, loin de tout secours humain, à la merci d'un Indien dont la perfidie m'avait été déjà surabondamment prouvée et duquel je ne devais rien avoir de bon à attendre.

Cependant, j'étais bien armé, vigoureux, résolu; je partis dans d'assez bonnes dispositions, convaincu que mon guide ne se hasarderait jamais à m'attaquer en face et qu'en le surveillant avec soin je parviendrais toujours à en avoir bon marché.

Du reste, je me hâte de constater que j'avais tort de supposer de mauvaises intentions au pauvre Indien et que mes précautions furent inutiles; don Torribio et don Zèno Cabral avaient dit vrai. La rude correction infligée à mon Guaranis avait eu la plus salutaire influence sur lui et avait entièrement modifié ses intentions à mon égard; nos relations ne tardèrent donc pas à devenir des plus cordiales, et, fort satisfait du résultat obtenu par les coups de fouet du gaucho, je me réservai in petto, le cas échéant, de ne pas hésiter à employer le même moyen pour rappeler au devoir les Indiens mansos avec lesquels le hasard me mettrait en rapport.

Mon guide était devenu plus gai, plus aimable, et surtout plus causeur; je profitai de cette modification, fort agréable pour moi, dans son caractère, pour essayer de le sonder et lui adresser plusieurs questions sur le compte de don Zèno Cabral.

Cette fois encore j'échouai complètement, non pas que l'Indien refusât de me répondre, au contraire, mais par ignorance.

En résumé, voici tout ce que je parvins à apprendre après des questions sans nombre et tournées de toutes les façons.

Don Zèno Cabral était fort connu et surtout fort redouté par tous les Indiens qui vivent au désert et le parcourent incessamment dans tous les sens; c'était pour eux un être étrange, mystérieux, incompréhensible, dont le pouvoir était fort grand; nul ne connaissait son habitation habituelle; il possédait presque le talent d'ubiquité, car on l'avait souvent rencontré à des distances fort éloignées les unes des autres presque à la même heure; les Indiens lui avaient souvent tendu des pièges pour le tuer, sans jamais réussir à lui faire la plus légère blessure; il avait su prendre une influence telle sur leur esprit qu'ils le croyaient invulnérable et le regardaient comme un être d'une essence beaucoup supérieure à la leur.

Souvent il disparaissait pendant des mois entiers sans qu'on sût ce qu'il était devenu, puis, tout à coup on le voyait subitement campé au milieu des tribus indiennes, sans qu'on comprit comment il était arrivé là.

Au total, les Indiens, à part la crainte respectueuse qu'il leur inspirait, lui avaient pour la plupart de grandes obligations. Nul mieux que lui ne savait guérir les maladies réputées incurables par leurs sorciers; instruit de tout ce qui se passait au désert, souvent il avait sauvé de la mort des familles entières, perdues dans les forêts sans vivres et sans armes; «aussi, ajouta mon guide, en terminant, cet homme est-il pour nous un de ces génies puissants pour le bien comme pour le mal, dont il vaut mieux ne pas s'entretenir de peur de le voir subitement paraître et d'encourir sa colère.»

Ces renseignements, si je puis donner ce nom aux divagations craintives et superstitieuses de mon guide, me laissèrent plus perplexe que je ne l'étais auparavant sur le compte de cet homme, que tout semblait conspirer à entourer à mes yeux d'une auréole mystérieuse.

Un mot prononcé, par hasard peut-être, par l'Indien éveilla davantage encore si cela est possible la curiosité dévorante qui s'était emparés de moi.

«C'est un Paulista,» m'avait-il dit à demi-voix en jetant autour de lui des regards effarés, comme s'il redoutait que cette parole ne tombât dans une oreille indiscrète et fût répétée à celui qu'elle intéressait.

A plusieurs reprises, pendant mon séjour à Buenos Aires, j'avais entendu parler des Paulistas; les renseignements qu'on m'avait donnés sur eux, bien que très incomplets et erronés pour la plupart, avaient cependant excité ma curiosité à un tel point, qu'ils entraient pour beaucoup dans ma résolution de me rendre au Brésil.

Les Paulistas ou Vicentistas, car ces deux noms leur sont indistinctement appliqués par les historiens, fondèrent leur premier établissement dans les vastes et magnifiques plaines de Piratininga.

Alors là, sous la direction intelligente et paternelle des deux jésuites Anchieta et Nobrega, s'organisa une colonie à part dans la colonie, une sorte de métropole demi barbare, qui dut à son courage une prospérité et une influence toujours croissante, et dont les exploits, si quelques jours on les raconte, formeront, j'en suis convaincu, la partie la plus intéressante de l'histoire du Brésil.

Dans le Nouveau Monde, dès qu'on veut parler de progrès, d'abnégation et de civilisation, il faut remonter aux jésuites dont les conquêtes pacifiques, ont plus fait pour l'extinction de la barbarie que tous les efforts réunis des aventuriers de génie, qui allèrent au seizième siècle fonder en Amérique les puissances espagnole et portugaise.

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