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Le Tour du Monde; Dauphiné
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Le Tour du Monde; Dauphiné

Язык: Французский
Год издания: 2019
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Various

Le Tour du Monde; Dauphiné / Journal des voyages et des voyageurs; 2. sem. 1860

Grenoble et les Alpes dauphinoises.—Dessin de Karl Girardet d'après une photographie de MM. Muzet et Bajat.


EXCURSIONS DANS LE DAUPHINÉ,

PAR M. ADOLPHE JOANNE.

1860-1860

ILe pic de Belledonne

Avant d'entrer à Grenoble, la route de Paris gravit un petit escarpement au pied duquel coule l'Isère et que domine le village de Saint-Martin-le-Vinoux. Du sommet de cette côte on découvre un des plus beaux paysages de la France. Jamais je n'ai pu me lasser de l'admirer. Les vastes plaines du Drac et de l'Isère, bien que trop souvent ravagées par ces rivières qui les fécondent, sont couvertes d'une végétation si luxuriante et si variée; les hautes montagnes, entre lesquelles elles s'étendent ou se resserrent tour à tour, présentent des aspects si divers, des formes si différentes, des teintes si opposées et si harmonieusement fondues ensemble, que la critique la plus difficile ne trouverait aucun trait, aucune couleur à modifier dans ce merveilleux tableau. Rien n'y manque de ce qui peut charmer les yeux: eaux abondantes et rapides, vertes prairies, vergers touffus, immenses forêts où toutes les essences prospèrent également, rochers bizarres souvent visités par les nuages, neiges et glaces que ne parviennent point à fondre les plus fortes chaleurs de l'été, et dont la blancheur fait paraître plus bleu l'azur d'un ciel déjà méridional.... Heureux ceux qui savent apprécier ces chefs-d'œuvre de la création! Quant à moi, je retournerais chaque année à Grenoble, si je le pouvais, ne fût-ce que pour contempler, n'importe à quelle heure du jour, le panorama qu'offre aux touristes qui ont le bonheur de la gravir, la petite côte de Saint-Martin-le-Vinoux.

Quelques minutes après avoir dépassé ce village si bien situé, en contourne le dernier escarpement du mont Radiais, pour entrer à Grenoble par la porte de France. Le paysage change tout à coup; il est moins varié, mais plus grandiose. La gravure placée en tête de cet article me dispense de le décrire. Au-dessus du groupe pittoresque des maisons et des monuments publics de Grenoble se dresse la grande chaîne des Alpes dauphinoises, étincelante de neiges et de glaces éternelles, et dont les crêtes dentelées atteignent la hauteur de deux mille cinq cents à trois mille mètres.

Tout enfant, je m'étais senti attiré par ces montagnes. Mon instinct ne me trompait pas: je pressentais, en les admirant pour la première fois, que je passerais sur leurs sommets quelques-unes des plus belles heures de ma vie. Bien des années cependant devaient s'écouler avant que je pusse satisfaire ces désirs de ma jeunesse. Devenu homme, je les avais vus s'accroître au lieu de diminuer. Ce n'était pas un caprice, c'était une passion; plus je m'y abandonnais, plus elle me possédait. J'en avais fait l'expérience dans les Alpes de la Suisse et du Tyrol; toutefois, par suite de circonstances inutiles à rappeler ici, je n'avais pas encore escaladé les Alpes du Dauphiné. Stupide vanité! diront les promeneurs des plaines. On n'entreprend de pareilles courses que pour s'en vanter au retour. Erreur profonde! Loin de moi la prétention d'excuser ni d'encourager des expéditions dangereuses où l'on compromet par orgueil, non-seulement sa vie, mais l'existence des guides que l'appât du gain détermine à vous accompagner. On n'est absous de pareilles tentatives que si elles ont pour but une observation ou une découverte scientifique. Elles méritent un blâme sévère toutes les fois que l'amour-propre est leur seul mobile. Mais, quand on aime vraiment la nature, quand on sait en comprendre les charmes, les splendeurs, les harmonies, les enseignements, on éprouve des jouissances infinies à s'élever sur les hautes montagnes. La santé de l'âme y gagne autant que celle du corps. On y prend, en fatiguant ses membres pour les fortifier, ces bains d'air vivifiant que recommandait avec tant d'éloquence Jean-Jacques Rousseau; les sentiments s'y épurent comme l'atmosphère; les idées y grandissent; on y découvre, à mesure qu'on monte, des beautés inconnues de ceux qui se contentent de les contempler des vallées ou des plaines; tout change, en effet, formes, couleurs, aspects, horizons; on éprouve enfin un plaisir indéfinissable à dominer, à perdre de vue, en paraissant se rapprocher du ciel, ces bas-fonds de la terre, où la triste humanité se livre à son travail forcé, plus occupée malheureusement à satisfaire de mauvaises et honteuses passions qu'à développer les facultés intellectuelles et morales qui devraient être la source unique de ses plaisirs et de son bonheur!

Le 11 septembre 1852, le temps paraissant assuré pour le lendemain, je résolus de tenter l'escalade de la plus haute sommité de la chaîne des Alpes dauphinoises qui dominent la rive gauche de l'Isère. Cette sommité,—on ne la voit pas de Grenoble,—se nomme le pic de Belledonne. La carte du dépôt de la guerre, dont j'avais eu la précaution de me munir, lui donne une élévation totale de deux mille neuf cent quatre-vingt-un mètres. C'était tout ce que je savais. Vainement j'avais feuilleté et refeuilleté le petit nombre d'ouvrages publiés soit à Paris, soit à Grenoble, sur le Dauphiné. Aucun d'eux ne consacrait une seule ligne à cette montagne. Seulement, un botaniste qui ne l'avait pas gravie, mais qui s'était aventuré jusqu'à sa base, m'avait appris que l'ascension de Belledonne était possible. Je devais aller coucher au village de Revel, où je trouverais un guide nommé Marquet.

Vers quatre heures de l'après-midi je partis donc pour Revel avec un jeune compagnon qui désirait tenter aussi l'aventure. Nous remontâmes jusqu'à Domène la rive gauche de l'Isère, dans la célèbre vallée du Graisivaudan, si belle à cette époque de l'année, mais trop infectée par les mares pestilentielles où rouit le chanvre. Aussi hâtions-nous le pas pour fuir l'odeur désagréable et malsaine qui nous poursuivait depuis notre départ de Grenoble, et, malgré les admirables paysages que nous offraient incessamment les deux versants de la grande vallée, nous vîmes s'ouvrir avec plaisir, à Domène, le vallon latéral que nous devions remonter.

De ce vallon sort un torrent qui descend du lac Robert et d'autres petits lacs supérieurs. L'entrée en est étroite et boisée. Au lieu de s'engager dans cette gorge pittoresque, le chemin s'élève en zigzags au-dessus de la rive droite. À chaque contour on découvre de plus beaux points de vue sur la vallée du Graisivaudan. Quand on a gravi ce premier escarpement, on se trouve dans une grande vallée aux pentes fortement inclinées, parsemée de bois et de cultures variées, dominée par un cirque immense de montagnes dentelées qui relie Chanrousse à Belledonne. Le premier plan est charmant. Sur un promontoire de rochers, à la base duquel le torrent creuse incessamment son lit encaissé, apparaissent au milieu d'un bouquet d'arbres les ruines d'un vieux château. Mais nous étions trop pressés d'arriver au village que nous voyions à une petite distance pour aller explorer le manoir de Revel.

Le guide qui nous avait été indiqué, M. Marquet, était heureusement chez lui, lorsque nous nous présentâmes à son débit de tabac. Je le trouvai, au premier abord, intelligent, complaisant et grand amateur de courses alpestres. Il paraissait aimer avec passion ses montagnes; plusieurs fois déjà il était monté au sommet du Belledonne. Le temps, complétement au beau, ne devait nous inspirer aucune inquiétude pour le lendemain. En conséquence, nos petites conventions furent bientôt réglées, à notre satisfaction commune. Nous partirions à trois heures du matin, afin d'arriver à la cime avant dix heures. Restait cependant une question importante à résoudre: où pourrions-nous trouver à dîner, un gîte pour la nuit et des provisions pour notre expédition.


CARTE du DAUPHINÉ PARTIE OCCIDENTALE (Isère et Drôme).

Dressée par A. Vuillemin Gravé par Erhard R. Bonaparte 42.


Le village de Revel, situé à quinze kilomètres seulement de Grenoble et peuplé de plus de neuf cents habitants, ne possède aucune auberge. Quand on veut y coucher, il faut demander l'hospitalité au boulanger, M. Belot, qui l'accorde avec un empressement et une amabilité dont on doit lui garder une reconnaissance éternelle, mais qui malheureusement manque de tout ce qui lui serait nécessaire pour équilibrer le résultat avec sa bonne volonté. La maison de M. Belot mérite une courte description. Le rez-de-chaussée consistait en une pièce, tout à la fois ou tour à tour boutique, cuisine, salle à manger, cabaret et four. Au fond, un escalier de bois, noirci par la fumée comme les murs et le plafond, donnait accès à une grande salle d'un aspect non moins sombre, mal éclairée d'ailleurs par une fenêtre dont les vitres étaient en partie brisées. De longs bancs de bois et des tables de bois, qui portaient les traces trop évidentes de très-nombreuses libations, en formaient tout le mobilier. Une chambre, ouvrant sur cette salle, servait de logement à toute la famille composée alors du père, de la mère et de deux enfants.


Les Grands Goulets.—Dessin de Karl Girardet d'après M. A. Muston.


Mme Belot était une petite femme active, intelligente et complaisante jusqu'au dévouement. Soit qu'elle se fût privée des deux paillasses sur lesquelles elle couchait, soit qu'elle en eût emprunté d'autres à quelque voisine, en moins d'une demi-heure elle nous eut installé à chacun un lit aux extrémités supérieures des deux tables, et mis un double couvert au milieu de l'une d'elles. En attendant le dîner, qu'elle nous promettait toutefois le plus tôt possible, nous descendîmes dans la rue pour respirer à notre aise l'air extérieur, car l'atmosphère de cette pièce avait été tellement viciée, pendant je ne sais combien d'années, par une si grande variété d'odeurs et d'émanations fétides, et se renouvelait en outre si difficilement, qu'on s'y sentait prêt à suffoquer. Mais le rez-de-chaussée nous présenta un spectacle qui devait nous y retenir assez longtemps.

C'était le samedi, jour important pour le boulanger et la population de Revel. Ce jour-là, en effet, M. Belot cuit son pain et celui de ses pratiques. Or, les paysannes les plus riches du village profitent de cette circonstance pour faire cuire, les unes, un morceau de viande, les autres, des légumes, toutes des pognes. La pogne (le paysan prononce généralement pougne, cependant la prononciation varie selon les villages) est en automne le régal favori des Dauphinois ou plutôt des Dauphinoises, car le sexe masculin préfère à tout le jeu de boules. Je comprends cette passion, mais je ne la partage pas. Malgré les divers efforts que j'ai faits pour l'adorer, la pogne m'est restée à peu près indifférente. C'est une sorte de galette dont les bords sont assez relevés pour pouvoir contenir une bouillie jaunâtre, fabriquée avec un peu de lait, un peu de sucre, et beaucoup de potiron. L'ensemble manque de goût; cependant, à part sa fadeur, il n'a rien de particulièrement désagréable.


Pont-en-Royans.—Dessin de Doré d'après une photographie de Baldus.


Sept ou huit villageoises, l'aristocratie financière du village, étaient groupées devant la gueule du four de M. Belot. Le boulanger, pour le moment l'arbitre de leur destinée, semblait comprendre la hauteur de la mission qu'il était appelé à remplir. Le monde entier avait cessé d'exister pour elles; elles n'avaient plus qu'une seule pensée: leur pogne serait-elle cuite à point, de manière à satisfaire tout à la fois les yeux, l'odorat et le goût. En vérité, leur physionomie révélait une si poignante inquiétude et un mélange si expressif d'espérance et de crainte, qu'elles se transfiguraient à mes propres yeux. Ce n'étaient plus de grosses, laides et malpropres paysannes avides d'un gâteau préféré, je voyais en elles de véritables artistes tremblant pour la réalisation de leur rêve favori, pour la réussite d'une œuvre dont dépendait leur fortune ou leur réputation. M. Belot s'élevait presque au sublime quand il ôtait à demi la plaque qui fermait la gueule du four afin de s'assurer si son expérience ne le trompait point. Sa pose, ses gestes, ses regards semblaient leur dire: C'est pour calmer votre impatience que je consens à jeter un coup d'œil furtif sur vos pognes, car je suis certain du succès de l'opération. Malgré son sang-froid et son assurance, elles se dressaient toutes sur la pointe des pieds pour tâcher d'apercevoir au fond du four entr'ouvert l'état inquiétant ou consolant de la pâte qu'elles avaient pétrie avec tant d'amour.

L'heure si vivement attendue arriva enfin. Tous les yeux se fixèrent sur le même point; les poitrines étaient haletantes; l'anxiété atteignait son paroxysme. M. Belot, complétement maître de lui, enleva la cendre brûlante qui fermait hermétiquement la porte mobile du four, retira cette porte qu'il déposa à terre, et, saisissant avec vivacité sa meilleure pelle, il la plongea d'un air triomphant jusqu'au fond de l'antre brûlant. L'habile boulanger de Revel avait eu raison de dédaigner les appréhensions de ses pratiques. Jamais pogne mieux réussie n'avait réjoui leurs yeux charmés. Évidemment il tenait à se distinguer devant les étrangers auxquels il avait accordé l'hospitalité. Un cri d'enthousiasme et de joie s'échappa de toutes les bouches, et nous mêlâmes d'instinct nos applaudissements à ceux de la foule, sûrs que, cette fois du moins, on pouvait se fier à son approbation.

Cette fournée, à jamais mémorable dans l'histoire de Revel, ne pouvait évidemment pas se passer d'une célébration solennelle. À la demande de son mari, Mme Belot apporta sur la table une bouteille de liqueur et douze petits verres. Il nous fallut trinquer avec les paysannes à la santé du boulanger, qui buvait à la nôtre, en nous remerciant de nos éloges, dont il paraissait vraiment heureux et fier. Ce tableau villageois avait, dans sa vulgarité, un caractère primitif que le souvenir a revêtu d'une certaine poésie.

Cependant les paysannes emportèrent leurs pognes, et nous remontâmes dans notre galetas. Le dîner fut excellent, grâce à un énorme gigot cuit à point, dont nous devions emporter le lendemain les restes dans notre expédition, et à une grosse pogne qui nous parut un peu fade. La nuit, au contraire, devait être terrible. La salle où nous étions couchés sur deux tables ressemblait à une arche de Noé: non-seulement elle servait d'asile à la volaille de la maison, mais un grand nombre d'animaux nuisibles, quoique domestiques, y venaient prendre leurs ébats. Il y avait des souris, il y avait des rats, il y avait des araignées, des papillons de nuit, peut-être des chauves-souris, à coup sûr des myriades de ces jolis, mais exécrables, petits insectes que Töpffer a surnommés kangurous. À peine notre chandelle fut-elle éteinte que le sabbat commença. Les rats se distinguèrent par leurs évolutions fantastiques, auxquelles je m'efforçais vainement de donner un sens. Ils couraient à droite, ils couraient à gauche comme des insensés, ils dansaient sur les bancs et sur les tables, ils grimpaient le long des murs, ils se promenaient, je crois, au plafond. Pour comble de malheur, deux ivrognes s'étaient attablés dans la boutique, et, comme tous les ivrognes, se répétaient incessamment les mêmes banalités sans se comprendre; plus ils buvaient, plus ils criaient, moins ils s'entendaient. Mme Belot n'osa pas les mettre à la porte avant que l'horloge du village eût sonné minuit, puis la pauvre femme, qui devait se lever avec le jour, lava et rangea un peu trop bruyamment sa vaisselle, et elle monta enfin, vers une heure du matin, dans la petite chambre séparée de notre salle par une mince cloison, que faisaient vibrer les ronflements de son mari. Ses deux enfants, affligés pour le moment de la coqueluche, pleuraient ou criaient en fausset; elle dut les apaiser et les endormir. Enfin je l'entendis tomber épuisée sur je ne sais quel grabat. Bien que les rats et les souris, un moment troublés par son passage, se fussent empressés de réparer le temps perdu, vaincu par la fatigue, à demi-asphyxié d'ailleurs, je fermai les yeux et m'assoupis dans cet état de veille qui n'est ni la vie ni la mort, où l'on conserve le sentiment de l'existence, mais où l'on perd la force de manifester sa volonté. Tous les bruits se confondirent en une vague rumeur qui devint une note monotone. Je regardais, sans la voir, la fenêtre par laquelle glissait un faible rayon lumineux, je devins même insensible aux caresses sans cesse répétées des kangurous, et, quand un rat, plus hardi que ses compagnons, se permit de venir chanter je ne sais quelle romance tout près de mon oreille, je voulus en vain le prier poliment de s'éloigner....

Je ne dormais pas cependant, car, dès que le pas de Marquet retentit dans la rue, je l'entendis. Dix minutes après, nous étions, mon compagnon et moi, aux deux côtés de notre guide. La lune s'était couchée, si mes souvenirs ne me trompent pas, et, bien que le ciel fût sans nuages, l'obscurité était profonde, surtout au sortir du village, le chemin que nous suivions serpentant sous de grands arbres. Nous marchions déjà depuis assez longtemps lorsque quatre heures sonnèrent à l'horloge de Revel. Bientôt l'aurore aux doigts de rose—jamais elle n'avait mieux mérité cette qualification—nous apparut à l'horizon, et peu à peu tous les objets dont nous étions entourés sortirent des ténèbres pour s'éclairer de cette lumière vague et terne qui précède le véritable jour.

Nous gravissions des pentes douces couvertes de cultures variées. Chaque champ est entouré d'une haie et souvent séparé du champ voisin par une ligne de grands arbres. De distance en distance, en nous retournant, nous apercevions, à travers les brumes du matin, qui en cette saison s'élèvent de tous les bas-fonds, la grande vallée où l'Isère, libre encore de toutes digues, déroulait ses longs et gracieux rubans d'argent.... Cependant, à mesure que nous nous élevions, les cultures devenaient plus rares et plus maigres. Nous entrâmes dans une forêt composée en grande partie de sapins, puis les arbres eux-mêmes disparurent peu à peu, et deux heures environ après notre départ de Revel, nous atteignîmes la région des pâturages.

L'arête gazonnée sur laquelle monte le sentier s'appelle les prés Raymond (un chemin partant de Lancey vient y aboutir par la Combe qui porte le nom de ce dernier village). On y découvre déjà, quand on se retourne, une vue admirable, mais il faut savoir se ménager le plaisir de la surprise. En face de nous, en continuant à monter, nous remarquions alors deux montagnes dépourvues de végétation, souvent labourées par la foudre, et paraissant tour à tour grises, jaunes, rouges, noires, selon qu'elles étaient éclairées ou dans l'ombre. On les désigne sous les noms de la Petite et de la Grande Lance. À gauche s'enfonce une gorge étroite, pittoresque, noire de sapins, la Grande Combe. Bientôt nous dépassâmes les derniers arbres rabougris qui végètent à cette hauteur, et à la région des pâturages succéda la région des roches où la vie végétale et animale continue toutefois à se manifester. Les plantes y sont nombreuses, fortes et belles; de charmants oiseaux, moins farouches que ceux qui habitent les vallées ou les plaines, y chantent en sautillant de bloc en bloc; des papillons y voltigent de fleur en fleur avec une sécurité vraiment superbe. L'homme seul y est rare, mais on s'en console aisément; on en rencontre cependant de distance en distance: ici, un berger provençal qui veille de loin et de haut sur les moutons confiés à sa garde; là, un chasseur de chamois tout occupé à contempler les pointes les plus ardues pour y découvrir le gibier qu'il n'atteindra que dans quatre ou cinq heures; ailleurs, un robuste et brave montagnard, à l'œil vif, au teint basané, au jarret de fer, qui cherche des pierres précieuses ou des herbes médicinales, car la montagne, si pauvre qu'elle paraisse, a ses richesses. Ces déserts de pierres sont possédés par des propriétaires qui en retirent des loyers assez considérables. Au mois d'août 1860, je gravissais, avec un berger provençal, les sentiers ardus et rocheux qui conduisent aux Sept-Laux. Quand nous arrivâmes au premier des lacs, j'aperçus des moutons parqués dans une petite presqu'île. Au signal qu'il donna, les bergers, chargés sous ses ordres de la garde des troupeaux, laissèrent libre l'isthme étroit qu'ils occupaient avec leurs chiens. Les moutons, impatients de liberté, avides surtout de nourriture, se précipitèrent aussitôt sur les rochers où croissaient quelques touffes d'herbes, et se dispersèrent dans toutes les directions. On les comptait au passage pour constater leur nombre, car plus d'un par semaine tombe dans un précipice, où il se tue. De quelque côté que se portassent mes regards, je ne voyais que des pierres, de l'eau, de la neige et des glaces éternelles. Pourtant ce désert nourrissait pendant trois mois de l'été deux mille moutons de la Crau, et il était affermé par bail authentique deux mille cinq cents francs par an, pour une période de six années.

Cependant Marquet s'était baissé, et, ramassant une pierre, il la lança sur un tas déjà considérable d'autres pierres qui s'élevait au fond d'un petit ravin entièrement aride et nu. À la gravité de son maintien, à la solennité de son geste, je compris qu'il venait d'accomplir une sorte d'acte religieux.

«Que faites-vous? lui demandai-je.

–Prenez cette pierre, me répondit-il, en m'en offrant une autre qu'il venait de ramasser, et jetez-la sur ce tas où je viens d'en jeter une; c'est la pierre du Mercier

Plus d'une fois dans les Alpes de la Suisse, de la Savoie ou du Tyrol, j'avais été sollicité par mes guides de rendre ainsi les derniers devoirs à quelque victime de la fureur des éléments ou de la perversité des hommes. Cette pratique, aussi touchante dans l'intention qu'absurde dans la forme, ne m'étonna donc pas; je m'empressai de m'y soumettre, et, quand ma pierre se fut arrêtée sur le tas ainsi formé par tous les voyageurs qui avaient avant moi traversé ce passage, je demandai à Marquet quel était le mercier mort au fond de ce ravin solitaire, et comment il avait péri.

«Nul ne le sait, me répondit-il; chacun raconte à ce sujet une histoire différente. Selon les uns, il a été assassiné par des voleurs qui s'emparèrent du petit pécule qu'il rapportait de ses voyages. À en croire les autres, il est mort dans une tourmente de neige.»

Au delà de la pierre du Mercier, le désert devient de plus en plus sauvage. Continuant à monter, on traverse le torrent qui descend du pic de Belledonne, et bientôt, trois heures après avoir quitté Revel, on atteint le lac du Crozet, situé à une hauteur de dix-neuf cent trente-six mètres. Pour ceux qui ne connaissent pas les Alpes de la Suisse, l'aspect de ce lac est saisissant. Ses eaux, qui changent de couleur plusieurs fois par jour ou même par heure, selon l'état du ciel, sont généralement d'un vert noir. Il est encaissé entre des rochers aux teintes sombres que dominent: à gauche en montant, la Grande Lance; à droite, le Colon, dont le sommet a deux mille trois cent quatre-vingt-treize mètres; en face, les rochers de la Praz, qui ressemblent à d'énormes tours. Aucun arbre ne croît dans ce bassin désolé, où l'on trouve souvent de la neige au milieu de l'été. Toutefois les botanistes récoltent des plantes rares entre les blocs de pierre que les avalanches, les pluies et la foudre ont fait rouler des sommités ou des pentes voisines. Au moment où nous longeâmes la rive droite du lac, longue d'environ quatre cents mètres, aucune brise n'agitait la surface de l'eau, calme et sombre comme celle de la mer Morte; mais, quand la tourmente descend de la montagne, elle y soulève des vagues énormes qui si brisent avec une fureur inutile contre leurs digues infranchissables. Heureusement, il ne nous fut pas permis d'assister à ce grand et imposant spectacle, car le beau temps nous était nécessaire pour jouir du splendide panorama que nous promettait le sommet de Belledonne.

À l'extrémité supérieure du lac du Crozet, le sentier que nous avions suivi cesse d'être praticable aux chevaux; il disparaît même entièrement. On passe où l'on veut, c'est-à-dire où l'on peut, en remontant la gorge sauvage au fond de laquelle les eaux des lacs Domeynon se frayent un passage à travers les rochers jusqu'au lac du Crozet. Après trente minutes de marche environ, on découvre sur la droite un vallon élevé (les pâturages de la Praz), souvent visité par les botanistes, qui sont certains d'y trouver un grand nombre de plantes rares. Mais, quand on veut faire l'ascension de Belledonne, il ne faut pas se laisser séduire par les gazons et les fleurs de ces prairies alpestres. On doit, inclinant sur la gauche, s'élever, de rochers en rochers, au haut de la pente escarpée d'où le torrent se précipite en formant une cascade. Cette chute mérite, à un double titre, d'attirer l'attention. Quand il a plu abondamment sur la montagne ou quand le soleil a fait fondre les neiges, elle offre vraiment un bel aspect; en outre ses eaux se divisent: une partie va se jeter dans l'Isère par la Combe de Lancey; l'autre arrose au contraire la vallée de Domène, après avoir formé cette magnifique cascade de l'Oursières que ne manquent pas d'aller admirer tous les baigneurs d'Uriage.

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