Полная версия
Le Coeur Brisé D'Arelium
Jelaïa eut à peine le temps de reprendre son souffle que son père entra dans la pièce, suivi d’un groupe de nobles, de gardes, et de serviteurs.
Le Baron Listus del Arelium était un vétéran au visage sévère, aux yeux froids couleur d’acier et à la barbe grise courte et bien taillée. Il avait une soixantaine d’années, mais la plupart des gens lui auraient donné dix ans de moins. Son âge n’était trahi que par les rides autour de ses yeux et de sa bouche, et par ses cheveux clairsemés. Vêtu d’un doublet rouge orné de dentelle blanche et de hautes bottes en peau de daim, il marchait du pas assuré d’un ancien soldat.
Quand il aperçut sa fille, le froncement de sourcils du vieil homme disparut, remplacé par un sourire indulgent.
— Jeli ! Je vois que Praxis a réussi à te faire sortir de ta petite cachette ! Bienvenue dans le monde des vivants !
Il s’effondra sur l’une des chaises, repoussant d’un geste de la main les flagorneurs qui s’approchaient. Deux hallebardiers robustes en livrée prirent position de part et d’autre du Baron, laissant les autres membres de sa cour s’affairer sans dessein autour de la table en chêne.
— Approche, mon enfant, je ne vais pas te mordre !
Jelaïa fit une rapide révérence et se plaça devant lui, sentant qu’elle était jugée pour quelque chose dont elle n’avait pas connaissance.
— Praxis ! tonna le Baron. Comment va la récolte, mes sujets seront-ils bien nourris cet hiver ?
— Oui, mon Seigneur, en fait les silos débordent, peut-être que nous devrions…
— Débordent, hein ? Excellent, excellent. Vous auriez dû m’écouter et construire ce grenier à grains l’année dernière comme je vous l’avais conseillé, cela vous aurait évité bien des tracas.
— Oui, mon Seigneur, répondit Praxis avec un soupir résigné.
— Très bien. Maintenant, Jelaïa…
Avant que le Baron ne puisse continuer, une porte s’ouvrit de l’autre côté de la salle et la Baronne entra, ses dames d’honneur la suivant de près.
Elle était l’opposé de son mari à tous égards, une petite souris de femme au visage rond, aux cheveux courts, bouclés et grisonnants, et au sourire amical. Elle était facile à vivre, sociable et bavarde, appréciée des vassaux du Baron et de leurs épouses. Beaucoup d’entre eux avaient commis l’erreur de la trouver hédoniste et un peu simple d’esprit, lui disant en confidence des choses qu’ils n’auraient jamais songé à révéler au Baron lui-même.
Ce manque de jugement était parfaitement exploité par la Baronne, et par conséquent son mari était toujours bien informé des tractations les plus louches, et des alliances secrètes qui couvaient parmi ses nobles. Elle avait également une bonne connaissance des chiffres, se réunissant plusieurs fois par semaine avec Praxis pour discuter des finances de la Baronnie.
La Baronne adressa un sourire rapide à Jelaïa et s’assit à côté de son mari.
— Je vous demande pardon, mes dames et mes sires, dit-elle avec éclat. Les registres d’impôts m’ont tenue occupée.
Son mari roula des yeux et s’éclaircit la gorge.
— Ahem. En effet. Revenons au sujet qui nous préoccupe. Alors, par où commencer ? Bien. Jelaïa, tu es maintenant une jeune femme, dans la fleur de l’âge, pour ainsi dire, et ta mère et moi avons discuté…
Oh non, pensa Jelaïa.
— Et nous pensons qu’il est temps d’avancer dans notre projet de consolider nos alliances avec les Baronnies voisines.
Oh non non non.
— Morlak semble avoir plusieurs prétendants éligibles et une délégation de Kessrin arrivera ici demain–
— Non, Père, non ! Lâcha Jelaïa. Le Baron, peu habitué à être interrompu, fronça les sourcils.
— Je suis désolée, j’ai besoin d’air, dit-elle, désemparée, en s’enfuyant de la pièce, passant devant un Praxis surpris, le regard de son père brûlant dans son dos alors qu’elle s’échappa de l’enceinte étouffante du donjon et s’élança vers la ville.
Chapitre 4
LE RETOUR À JAELEM
“Je ne réfute pas l’importance des soldats. Il viendra un moment où chaque royaume aura besoin de se défendre. Je dirai simplement que les combattants, aussi nombreux ou bien entraînés soient-ils, ne sont qu’une petite partie de l’équation. Car que se passerait-il si le mur sur lequel ils se tiennent était trop fragile ? S’il s’effondrait sous son propre poids ? Si l’absence de fondations appropriées faisait qu’il s’enfonce dans la boue ou le sable ? Vous pouvez agir comme bon vous semble, ce sont vos temples et vos initiés. Mais je crois que le monde a déjà assez de soldats. Je vais former des bâtisseurs.”
Brachyura, Quatrième des Douze, 39 AD
*
Reed et Aldarin traversèrent rapidement le terrain plat entre la Fosse et Jaelem, suivant les pistes sinueuses créées par les animaux, serpentant entre des buissons d'épines et des acacias rabougris. Les vastes plaines s'étendaient devant eux sur des kilomètres dans toutes les directions, comme une mer d'ambre et de verdure, vide et sans vie, à l'exception de quelques troupeaux de chèvres sauvages et d'oiseaux de proie.
Ils parlèrent peu pendant leur première journée ensemble, chacun étant perdu dans ses propres pensées. Lorsqu'ils avaient besoin de parler, ils devaient crier pour se faire entendre par-dessus les rafales de vent incessantes qui leur projetaient du sable et de la terre au visage. Reed se frottait constamment les yeux, le nez, et la bouche, se maudissant d'avoir laissé son masque en cuir à la caserne. Après quelques heures, il déchira à contrecœur une bande de tissu de sa cape et l'attacha fermement autour du bas de son visage pour se protéger du plus gros de la saleté.
Aldarin ne semblait pas gêné par le vent, pas plus qu'il ne l'était par sa lourde armure. Ses longues foulées avalaient les kilomètres à un rythme régulier, ne ralentissant que lorsqu'il voyait que Reed était à la traîne ou pour vérifier qu'ils allaient dans la bonne direction.
La journée se prolongeait, le soleil qui s’était élevé haut dans le ciel descendait maintenant vers l'horizon, rafraîchissant l'air et étirant les ombres des arbres. Lorsqu'ils arrivèrent à un petit bosquet offrant un abri contre le vent, Reed, épuisé, suggéra de s’arrêter pour la nuit.
Aldarin accepta, et commença à enlever son armure. Le casque à cornes fut ôté en premier. Reed vit qu'il le pivota brusquement vers la gauche avant de le retirer comme s'il désengageait un système de verrouillage. Puis vinrent les gantelets, les grèves, les vambraces, les cuissardes et le plastron, chaque pièce empilée soigneusement sur le sol à côté de lui. Et enfin, une journée après leur première rencontre, Reed put découvrir le visage de Sire Aldarin, Chevalier des Douze.
Il avait la peau légèrement bronzée et des cheveux noirs, coupés très courts près du crâne. Des yeux bleu océan pénétrants sur un visage dur et anguleux. Son menton carré était rasé de près, une fine cicatrice traversant sa lèvre inférieure et descendant en zigzag vers son cou. Une deuxième cicatrice traversait l'arête d'un nez plat qui semblait s’être mal remis d’une ou deux fractures.
Sans son armure, la présence physique du chevalier n’avait en rien diminué. Au contraire, il était encore plus remarquable lorsqu'il était vêtu d'un simple jaque rembourré. Ses épaules fortes et larges et sa poitrine massive et râblée étaient accompagnées de bras musclés et athlétiques qui brillaient de transpiration après des heures de marche revêtu d’une armure de plates.
Il était différent, très différent, de ce que Reed avait imaginé. Dans son esprit, les Chevaliers des Douze devaient ressembler à des nobles au teint clair, aux cheveux longs, aux traits aquilins, et aux sourires parfaits. Aldarin, c'était autre chose. Il avait le physique d'un guerrier, d'un boxeur même, plus habitué à passer son temps dans une enceinte de combat qu'à courir après des courtisanes gloussantes ou à discuter de la politique des neuf Baronnies, un verre de vin blanc dans une main et un cigare dans l'autre.
Et pourtant, dans le peu de temps qu'ils avaient passé ensemble, Aldarin s'était toujours exprimé avec éloquence, réflexion et courtoisie. Reed était persuadé que les connaissances et la perspicacité du chevalier étaient bien supérieures aux siennes mais, malgré cela, Aldarin écoutait toujours ce qu'il avait à dire, fixant Reed de son regard perçant. Une myriade d'émotions scintillait comme des étoiles dans ses iris d'un bleu profond : mélancolie, tristesse, colère, détermination, ainsi qu’un intellect lucide. Quand Aldarin posait les yeux sur Reed, il sentait son esprit mis à nu, ses pensées découvertes. C'était à la fois apaisant et déconcertant, et il n'était pas toujours facile de détourner le regard.
Aldarin roula son cou et ses épaules, faisant couler un peu d’énergie dans ses muscles fatigués. Accroupi à côté de son armure, il dénoua le cordon du sac en toile qu'il portait et en vida le contenu : deux petits pains, quelques morceaux de viande de lapin salée, trois carottes ratatinées, une gourde d'eau en métal, et un coffret en bois verni. Il s'avéra que le coffret contenait non seulement une pochette d'argent, mais aussi du papier, de l'encre, une pierre à aiguiser, et même un petit briquet, qu'Aldarin utilisa pour allumer le feu de camp en quelques minutes.
Reed avait retiré ses gants et son masque de fortune. La lumière du jour déclinait rapidement, drainant l'air et le sol de leur chaleur à mesure qu'elle disparaissait. Il tendit ses bras au-dessus du feu et sentit la chaleur s'infiltrer entre ses doigts engourdis. Aldarin partagea le peu de nourriture qu'ils avaient et les deux hommes mangèrent leurs maigres provisions dans un silence complice, échangeant quelques mots par-dessus les crachats et le crépitement des flammes.
— Nous avons bien avancé aujourd'hui, ami Reed, dit Aldarin en mâchant un gros morceau de viande séchée. Rien pour nous déranger ici, à part le vent et la poussière, je pense. Il mit une carotte dans sa bouche.
— Nous avons fait bonne route, convint Reed, en déplaçant ses jambes douloureuses.
— Cela faisait longtemps que je n'avais pas voyagé aussi loin, continua-t-il. En y réfléchissant, je ne pense pas avoir été aussi près de chez moi depuis la mort de ma mère, il y a presque dix ans. C'est vraiment étrange. C'est beaucoup plus proche que dans mon souvenir. Si ma mémoire est bonne, nous sommes déjà à mi-chemin. Le fait de couper le long des sentiers de gibier a beaucoup aidé.
— En effet. Cependant, je crois que nous nous dirigeons vers le sud-est ? Il est très regrettable qu'il n'y ait pas de meilleure voie. Arelium est au nord de la Fosse. Une fois que nous serons réapprovisionnés, notre voyage vers le nord sera beaucoup plus long, et si les Greylings ont pris le mur, ils seront vite sur nos traces. Aldarin ajouta plus de bois sec au feu, alimentant le brasier affamé.
— S'ils ont pris le mur, alors Yusifel et mes derniers compagnons de garde sont morts, dit Reed.
Il sentait son tempérament s'effilocher alors que la tension et l'anxiété des récents événements commençaient à le rattraper.
— Je peux lire le soleil aussi bien que n'importe quel membre de la Vieille Garde, je sais dans quelle direction nous allons. Vous avez vu combien nos environs sont désolés. Jaelem est le meilleur endroit que je connaisse. Vous devriez me faire confiance, Aldarin, tout comme je vous fais confiance, même si je ne sais pas qui vous êtes, qui vous a envoyé ici – et comment ils savaient que ces choses allaient ramper hors de la Fosse la nuit dernière pour mettre mes amis en pièces.
Aldarin l’observa en silence pendant un moment, le visage indéchiffrable.
— Vous avez raison, ami Reed, vous méritez de savoir tout cela. Il prit une profonde inspiration. Que pouvez-vous me dire sur les Chevaliers des Douze ?
— Pas grand-chose, admit Reed. Je sais que votre Ordre traverse les âges. Des centaines et des centaines d'années. Certains disent que les premiers d'entre vous ont marché aux côtés des Douze eux-mêmes, bénéficiant de leur sagesse et de leurs conseils. Vous avez prêté serment au Conseil et à ses membres, dont le Baron d'Arelium si je ne me trompe pas.
— Il y a une part de vérité dans ce que vous dites, répondit Aldarin. Nous ne sommes pas un seul Ordre, mais douze. Chacun des Douze a fondé son propre temple, un lieu d'apprentissage et de méditation où ils pouvaient former leurs propres initiés aux philosophies et croyances qui les définissaient.
Il se leva, récupéra sa hache à côté des pièces d'armure empilées et tint le manche devant les flammes. La lueur vacillante en fit ressortir la gravure et le mot « Brachyura » étincela à la lueur des flammes.
— Je suis un chevalier de l'Ordre de Brachyura, le Quatrième des Douze.
Reed fixait l’inscription en cursive, hypnotisé. Brachyura était donc l'un des Douze, les fondateurs et les protecteurs du royaume des hommes, les premiers à débarrasser la terre du mal et à construire les grandes villes et cités, y compris le mur de la Vieille Garde ! Leurs noms avaient été perdus au fil du temps, ou du moins c'est ce que Reed avait pensé. Il avala une gorgée d'eau et fit signe à Aldarin de continuer.
— Comme je le disais, chacun des Douze avait ses propres convictions, ses propres forces et faiblesses. Certains étaient doués pour la diplomatie, d'autres pour l'art de la guerre, d'autres encore pour la sculpture ou la poésie. Brachyura était avant tout un bâtisseur, un ingénieur de la pierre, du bois, du mortier, et de l'acier. Notre temple est édifié sur le côté d'une énorme falaise. Tours et passerelles, créneaux, galeries, et balcons, tous taillés dans la roche elle-même. On dit que Brachyura a élevé notre temple avec pour seuls outils ses mains nues, travaillant pendant un an et un jour sans pause. Un jour, je vous le montrerai, ami Reed, si nos destins sont toujours liés.
Aldarin fixa le feu, repensant à l'endroit qu'il avait appelé son foyer.
— Et c'est Brachyura qui a construit le mur autour de la Fosse du Sud, poursuivit-il. Vingt tours parfaitement équidistantes avec un système de feux de signalisation pour se prémunir contre les Greylings. Comme il n'y avait pas de pierre à proximité, il a commandé à des centaines de barges et de charrettes d'en apporter d'immenses quantités depuis les carrières de Morlak, bien au-delà d'Arelium. Cela a dû être un spectacle magnifique !
Ses yeux flamboyaient.
— Or Brachyura était connu pour son habileté non seulement à élever de grandes forteresses de bois et de pierre, mais aussi dans l'art de la guerre et, plus précisément, de la défense tactique. Il montrait aux autres comment construire un mur, puis les entraînait à le garder avec une épée, une hache, un bouclier, et une lance. Son arme préférée a toujours été la hache à double tranchant. On pense que c'est parce que la hache est à la fois un outil et une arme. Utilisée comme outil, elle peut couper du bois pour un mur ou une maison. Utilisée comme une arme, elle peut balayer les créneaux de l'ennemi, empêcher les attaquants d'escalader le mur, ou repousser les échelles et les grappins. Les deux utilisations sont aussi importantes l'une que l'autre.
Aldarin équilibra sans effort le manche de sa hache massive sur la paume d'une main, admirant la façon dont les deux lames incurvées captaient la lumière.
— En tant que chevalier de l'Ordre de Brachyura, je suis formé pour construire et je suis formé pour combattre. Il semblerait que la seconde partie de ma formation nous sera plus utile que la première. Vous m'avez demandé pourquoi j'ai été envoyé ici. C'est parce que le fondateur de mon Ordre a construit le mur, et nous avons toujours ressenti une responsabilité envers les hommes qu'il a choisi pour le défendre, les hommes maintenant connus sous le nom de « Vieille Garde ».
La nuit était tombée et Reed pouvait sentir son corps endolori lui indiquer qu'il était temps de se reposer.
— Mais pourquoi maintenant ? dit-il en étouffant un bâillement. Où étaient les Chevaliers des Douze pendant tout ce temps ? Qui vous a envoyé ? Où sont les autres membres de votre Ordre ?
— Il est préférable de laisser certaines choses de côté pour l'instant, répondit Aldarin. Nous aurons le temps de parler de ces questions sur le chemin d'Arelium.
Il se leva soudainement.
— Je prendrai le premier quart, ami Reed, vous pouvez dormir en toute sécurité.
Reed hocha la tête avec reconnaissance et étendit sa cape près du feu. Fermant les yeux, il réfléchit à tout ce qu'Aldarin lui avait dit, les pensées et les questions tournant en rond dans sa tête comme un essaim de guêpes en colère. Quelque chose le dérangeait, mais il n'était pas sûr de quoi, quelque chose qu'Aldarin avait dit. Il était en train de s'assoupir quand il se rappela.
— Aldarin, murmura-t-il, pourquoi l'avoir appelée « la Fosse du Sud » ?
Il n'y eut pas de réponse, seulement le crépitement des flammes.
Le sommeil le terrassa peu après.
*
Reed se réveilla le lendemain matin en se sentant bien reposé et frais. Il se rendit compte avec culpabilité qu'Aldarin l'avait laissé dormir et avait monté la garde seul toute la nuit. Il utilisa sa lance pour se soulever du lit de fortune et alla soulager sa vessie pleine. Aldarin était assis sur une bûche tombée à proximité, penché sur sa hache, son bras passant la pierre à aiguiser sur les lames en de longs gestes caressants. Il était déjà entièrement paré de son armure et fredonnait une chanson ou un psaume tout en travaillant.
— Bonjour à vous, Sire Chevalier, dit Reed. Merci beaucoup de m'avoir laissé dormir, je ferai de même pour vous demain soir si vous souhaitez vous reposer.
Il frotta ses membres raides. Le sol avait été dur sous sa cape.
Aldarin leva les yeux, avec un large sourire.
— Bonjour, ami Reed ! Ne vous inquiétez pas pour des choses aussi triviales. Pendant mon séjour au temple, j'ai passé de nombreuses nuits blanches à m'entraîner avec mes camarades initiés ; car l'ennemi se moque que nous soyons éveillés ou non, il attaque quand il est prêt, de jour ou de nuit.
Il enfila soigneusement le manche de sa hache dans les larges anneaux sur son dos et jeta le sac de toile sur une épaule.
— Je propose que nous levions le camp, dit-il. Les Greylings n'auront pas chômé la nuit dernière. Plus vite nous serons réapprovisionnés, plus vite nous pourrons atteindre Arelium.
Le deuxième jour de voyage fut aussi peu excitant que le premier : le même terrain plat et monotone, le même vent froid et mordant. Reed essaya plusieurs fois d'engager la conversation avec le chevalier, mais Aldarin resta silencieux, répétant qu'il s'expliquerait davantage une fois qu'ils seraient en route vers le nord.
Ils finirent les restes de viande et de pain juste après midi, assis l’un contre l’autre pour s'abriter. Après avoir parcouru quelques kilomètres de plus, des volutes de fumée apparurent à l'horizon.
— Jaelem, s’écria Reed avec un sourire soulagé.
Au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient, les formes vagues devenaient des huttes de chaume regroupées autour d'un grand bâtiment en pierre et protégées par une palissade en bois de trois mètres de haut. Une large porte permettait d'entrer dans le village, flanquée de part et d'autre de tours de guet carrées à toit plat. Sur le côté sud, un grand bosquet d'arbres avait poussé près de la palissade. Non pas des acacias broussailleux qu'ils avaient vus si nombreux ces derniers jours, mais de grands chênes vénérables, dont les larges branches abritaient un petit lac. Reed crut distinguer deux petits bateaux de pêche en peau de vache se balançant sur l'eau.
Revoir Jaelem libérait en lui un flot de souvenirs refoulés : pêcher et découper des filets de poisson avec sa mère, grimper et se cacher dans les chênes quand une bande d'enfants plus âgés cherchait quelqu'un à tourmenter, poursuivre la fille du forgeron sur la place du village et, à l’adolescence, lui voler un baiser une nuit où ils étaient allongés ensemble au bord du lac à regarder les étoiles. Et une dernière image, vague et floue, d'un homme barbu aux yeux plissés et au sourire facile lui montrant comment enfiler une ligne sur une canne à pêche ; l'un des seuls souvenirs de son père qui lui restait.
Pour la deuxième fois en bien des jours, il se demanda s'il avait fait le bon choix de partir avec le recruteur de la Vieille Garde, se demanda ce qu'aurait été sa vie s'il avait choisi de rester au village. Peut-être aurait-il trouvé le courage de demander au vieux forgeron la main de sa fille, et d’inviter sa mère à résider avec eux. Il aurait peut-être même élevé une famille.
Il sentit une main lourde sur son épaule.
— C'est un bel endroit, dit Aldarin, semblant lire dans les pensées de Reed. Je suis sûr que nous trouverons ce que nous cherchons ici. En avant !
Il s'avança d'un pas assuré jusqu'à la palissade, bras tendus, mains levées au-dessus de sa tête dans le langage universel de la paix.
— Braves hommes et femmes de Jaelem, lança-t-il de sa voix puissante et profonde qui s’élevait facilement à travers le vent.
— Je suis Sire Aldarin, Chevalier des Douze, et j'ai besoin de votre aide.
Il leva les yeux vers les tours de garde, inoccupées, avec un léger froncement de sourcils.
Quelques instants plus tard, un jeune homme se précipita vers eux, essayant à la fois de boutonner sa tunique rembourrée et d'attacher la mentonnière de son casque conique rouillé. Il ne réussit ni l'un ni l'autre, trébuchant sur le lacet de sa propre botte et mordant la poussière devant les deux voyageurs avec un glapissement étouffé.
Reed tenta sans succès d'étouffer son hilarité qui frôlait dangereusement le rire, avant d'exploser de sa bouche sous la forme d'un profond gloussement. Aldarin leva un sourcil sévère, mais Reed pouvait voir que ses yeux pétillaient. Ils attendirent tous deux poliment que le jeune homme se relève.
— Bonne journée à vous deux, dit-il en réajustant son casque posé de travers. Vous êtes les bienvenus. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous escorter jusqu'à notre maire. Il est impatient de vous rencontrer.
Ils passèrent les portes, et entrèrent dans le village proprement dit. Le chemin de terre rugueux débouchait sur une grande place grouillante d'activité. Reed voyait des vanniers, des chaumiers, des charpentiers, des tanneurs, et des pêcheurs vaquer à leurs occupations. Une large variété de chariots et de caravanes s'alignait sur un côté de la place : des commerçants d'autres villages venus pour échanger du poisson du lac ou du bois des chênes. Dans le coin le plus éloigné, deux nomades de Da'arra déchargeaient des rames de soie colorée des sacoches d'un chameau à l'air galeux.
Aldarin recevait quelques regards superficiels, mais rien de plus, presque comme si la présence d'un Chevalier des Douze était un évènement quotidien. Après des jours de silence, la cacophonie était écrasante ; le brouhaha des négociations entre marchands, des ouvriers criant des ordres, et des enfants courant à droite à gauche en hurlant de rire. Cela fit réaliser à Reed à quel point la civilisation lui manquait.
Le gardien les conduisit à travers le capharnaüm et monta une volée de marches jusqu'à la salle du village, une grande et imposante structure en pierre sur une plate-forme surélevée dominant la place. En haut des marches, une épaisse porte en bois de chêne et de ferronnerie d’art leur barrait la route.
— Si vous voulez bien me laisser vos armes, je vais vous faire entrer, dit le garde en jetant un regard nerveux à Aldarin.
Reed tendit sa lance à l'homme sans hésiter. Aldarin ne bougea pas. Il soupira et secoua lentement la tête.
— Je sais ce que vous me demandez, Monsieur le Garde, mais je ne peux pas accepter. J'ai forgé cette hache seul et sans aide, une ultime épreuve pour prouver ma valeur à mes aînés, l'aboutissement de nombreuses années de sueur et de sang. Depuis la cérémonie de restitution, aucune autre main que la mienne ne l'a tenue. Elle ne m'a jamais quitté, de jour comme de nuit. Elle fait autant partie de moi que mon bras ou ma jambe...voire plus. Il serait peut-être encore plus douloureux pour moi de perdre ma hache que mon bras, car sans elle je ne serai plus un Chevalier des Douze.