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Le Coeur Brisé D'Arelium
Le Coeur Brisé D'Arelium

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Le Coeur Brisé D'Arelium

Язык: Французский
Год издания: 2021
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— Louons les Douze ! dit-il avec révérence. Car Justice a été rendue aujourd'hui !

— En effet ! répondit Yusifel en lui rendant son sourire. Que voulez-vous que nous fassions maintenant, Sire Chevalier ?

— Vous pouvez m’appelez Aldarin. Je crains que l'ennemi n'abandonne pas pour autant ; ce n'est peut-être qu'un court sursis. Le soleil se lève, et les Greylings sont plus faibles en journée ; après tant d'années dans l'obscurité, la lumière de notre soleil heurte leurs yeux et brûle leur peau sèche. Ils ne s'aventureront pas dehors à nouveau aujourd'hui.

Reed vit que le chevalier avait raison, une légère teinte bleutée pointait à l'horizon. L'aube ne devait pas être loin. Que les Douze soient remerciés.

— Le temple a bien fait de m'envoyer ici, poursuit Aldarin, car il semble que leurs craintes soient fondées – les Greylings ont rompu le Pacte des Douze et ont refait surface.

— Les Greylings ? demanda Reed. Il n'avait jamais entendu ce nom auparavant.

— C'est exact, répondit Aldarin. Car c'est le nom qui a été donné à ces créatures il y a des centaines d'années. Vous devez avoir des questions, mais nous ne pouvons pas nous attarder ici, je dois retourner rapidement à Arelium. Je suggère que nous descendions du mur et allions aux écuries.

Il souleva à nouveau la herse, ses bras et ses jambes musclés se mesurant au lourd métal. Les deux gardes survivants traversèrent la guérite et descendirent la centaine de marches sinueuses menant aux casernes, une longue et étroite structure de pierre construite contre la base du mur.

En s'approchant, ils purent constater que, même si l'épaisse porte de bois était toujours fermée et intacte, de gros trous avaient été percés dans le chaume. Reed entra dans le bâtiment avec prudence, ses yeux scrutant la pièce. Elle était inoccupée mais tout ce qui aurait été utile avait été volé ou détruit.

Le râtelier à armes était vide, tandis que les nombreuses tables et chaises étaient réduites en miettes contre le mur. Un gros tas de linge trempé d'urine se trouvait dans un coin, et dans un autre les petits lits de camp militaire en toile étaient déchirés et brisés. Une bannière rectangulaire représentant le rouge et l'or de la Vieille Garde avait été lacérée en son milieu par deux larges griffures, coupant le soleil cramoisi en deux comme une orange fendue. Les volets en bois arrachés de leurs gonds laissaient rentrer la douce lumière de l'aube par les fenêtres ouvertes, baignant la pièce d'une lueur tamisée.

— Qu'ils brûlent dans la Fosse ! jura Yusifel. Il entra dans la pièce en traînant les pieds, redressa une des chaises rescapées et s'assit lourdement.

Le vieux capitaine avait commencé à boiter depuis qu'il avait atteint le bas des escaliers.

La grande silhouette d'Aldarin apparut dans l'embrasure de la porte, fronçant les sourcils devant l'intérieur saccagé.

— Nous ne trouverons rien ici, dit-il, et se dirigea vers le seul autre bâtiment de la cour, une longue structure en bois abritant les écuries, les cuisines, le lavoir et la forge.

Reed appuya sa lance contre la porte et tendit machinalement la main pour détacher son masque avant de réaliser qu'il ne le portait plus.

Il se souvenait qu'on leur avait répété à maintes reprises pendant l'entraînement de toujours porter des masques en patrouille pour se protéger des fumées nocives de la Fosse. Il émit un petit rire. Rien de tout cela ne semblait avoir de l’importance maintenant. La Fosse était devenue bien plus dangereuse que cela.

— Pourquoi ris-tu, mon garçon ? dit Yusifel d'un ton las. Il avait enlevé son plastron de cuir huilé et sondait d'un doigt crasseux une longue entaille sous sa côte inférieure gauche.

Reed trouva une autre chaise cabossée et s'y laissa tomber.

— Je pense à l'absurdité de la situation, Monsieur, répondit-il.

— Oui, tu as raison, mon garçon. Yusifel tapota les poches de son pantalon et en sortit une pochette à tabac éraflée et des allumettes, miraculeusement encore intactes.

Il craqua une allumette sur le talon de sa botte et, peu après, une douce fumée odorante se répandit dans la caserne, masquant la puanteur aigre de l'urine et des excréments.

— Que s'est-il passé ? questionna Reed. Ils sont sortis de nulle part ! Pourquoi maintenant ?

— Je ne sais pas quoi te dire, répondit Yusifel.

— Il y a deux jours environ, ce grand chevalier est arrivé ici, son cheval couvert de sueur. Il est entré dans mes quartiers en demandant des nouvelles de la Fosse, s'il se passait quelque chose d'étrange... J’ai été un peu choqué, pour être honnête. Je me souviens que ma mère me parlait des défilés organisés à Arelium pour les Chevaliers des Douze quand elle était jeune fille, mais on ne les avait pas vus par ici depuis cinquante ans, et puis celui-là est apparu.

Il fit une pause et inhala une bouffée de fumée.

— Je lui ai dit qu’il n’y avait rien à signaler, et ça n'a pas eu l'air de lui plaire. Il a marmonné quelque chose à propos d'un mauvais pressentiment et « qu'elle ne s'était jamais trompée auparavant », aucune idée de qui il parlait. Il a fini par me dire qu'il allait rester quelques jours. Il a dormi dans les écuries, il a parlé avec les patrouilles qui descendaient du mur, il y est même monté lui-même une ou deux fois, mais il restait discret la plupart du temps. Puis la nuit dernière, le vieux Kohl m'a réveillé en criant « Les feux sont allumés, les feux sont allumés ! » On a fait sortir les gars, on les a équipés, on s'est dirigé vers le mur et on a fait ce qu'on a pu, mais c'était trop tard, beaucoup trop tard.

Son regard était devenu hagard.

— Je les ai tous perdus... tous. Ils étaient sous ma responsabilité et j'ai échoué.

Yusifel toussa sèchement et fixa silencieusement ses bottes. Un silence inconfortable envahit la pièce. Reed ne savait pas quoi dire. Il observa le capitaine assit en face de lui. L’imposant recruteur braillard qui l'avait convaincu de s'engager dans la Garde avait disparu, remplacé par un vieil homme, accablé et dépenaillé, courbé sur sa cigarette. Reed ouvrit la bouche pour parler, mais fut interrompu par une voix forte venant de l'extérieur.

— Compagnons de garde ! La voix profonde d'Aldarin résonnait dans la cour. Je suis dans une situation fort désespérée ! Les Greylings ont souillé les cuisines et je crains que mon cheval ne soit mort. Je ne peux pas atteindre Arelium sans transport ni provisions. J'implore votre aide.

Reed jeta un coup d'œil à Yusifel, mais le vieil homme se contenta de hausser les épaules et de faire un signe de tête en direction de la porte. Reed se leva avec un soupir et sortit dans la cour, qui n'était rien de plus qu'un carré de terre rectangulaire vide, à l'exception d'un petit puits grillagé et de quelques bottes de foin pour l’entraînement. Aldarin sortait des écuries, une lueur d'acier dans les yeux.

— Que proposez-vous, gardien ? demanda-t-il.

Reed se gratta la barbe pensivement.

— Ma ville natale de Jaelem est à deux jours de cheval d'ici, répondit-il. Je ne pense pas que vous trouverez quelque chose de plus proche. Ils auront des chevaux et des provisions. Tout est plat dans cette direction, rien que des plaines et quelques arbres. Si nous partons maintenant, nous pourrions parcourir une bonne distance avant que la nuit ne revienne.

Il fit une pause, essayant de formuler correctement sa pensée suivante.

— Le fait est, Sire, que je ne suis pas sûr que ce soit bienséant de laisser la Vieille Garde ici. Il y a des kilomètres de mur là-haut et des douzaines d'hommes, gardes comme moi, qui n'ont toujours pas été retrouvés. Certains d'entre eux sont peut-être encore en vie et ont peut-être besoin de notre aide. Ce sont mes amis. Nous ne pouvons pas partir et les laisser à leur sort.

Aldarin le fixait intensément du fond de son casque corné.

— Quel est votre nom, garde ?

— Merad Reed, Sire Chevalier.

— Reed. Savez-vous pourquoi la Vieille Garde existe ?

— Lorsque je me suis enrôlé, les gens n'ont cessé de me dire que nous étions la lumière contre les ténèbres, le bouclier contre l'inconnu, déclara Reed, en s'efforçant d’atténuer le sarcasme de sa voix.

— Exactement, dit Aldarin. Votre rôle est tout aussi crucial que celui d'un soldat d'Arelium, d'un Chevalier des Douze ou d'un père de famille. Vous êtes ici pour surveiller, pour garder et, surtout, pour protéger ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. Saviez-vous que le premier capitaine de la Vieille Garde a été assermenté par l'un des Douze lui-même ? Que la bannière déchirée de vos baraquements fut offerte en cadeau pour honorer votre loyauté et votre dévouement ? Combien de villages entourent la Fosse ? Combien de vies ont été sauvées ce soir grâce aux actions de la Garde ?

— Mais nous ne les avons pas arrêtés ! s’exclama Reed, les mains crispées d'exaspération. Nous nous sommes battus et nous avons été massacrés.

— Non, vous ne les avez pas arrêtés, dit Aldarin. Mais vous les avez ralentis. Vous avez endigué la marée. Vous nous avez donné le temps de nous préparer, donné aux autres le temps de fuir. Mais cela ne signifiera quelque chose que si nous pouvons avertir le Baron, si nous pouvons lui dire ce que nous avons vu ici. Il peut faire appel à d'autres comme moi. Ensemble, si nous agissons vite, et si les Douze le veulent, nous pouvons les repousser.

— Je comprends que vous souhaitez rester, poursuivit-il avec douceur, et, si vous me le demandez, j’abandonnerai ma quête et je vous assisterai ici, au mur. Vous devez décider ce qui est le plus important : aider les quelques personnes encore présentes sur le mur ou aider les innombrables autres, les habitants de la Baronnie d’Arelium.

— Et pourquoi pas les deux ? intervint Yusifel. Il était appuyé contre le mur de la caserne et avait écouté en silence.

— Je ne suis pas en état de voyager, j'ai plus d'égratignures et de bleus sur le corps que je ne peux en compter, et cette coupure aux côtes n’a pas l’air très belle. Vous deux, allez à Jaelem. Je vais me reposer un peu ici, puis je retournerai vers le mur, je rallumerai les brasiers et j’irai faire un petit tour, histoire de voir ce que je peux trouver … et qui je peux trouver.

Il toussa à nouveau, puis cracha une masse noirâtre dans les cendres.

— De toute façon, j'aurai besoin de temps pour enterrer mes hommes.

— Et après ? dit Reed. Après que vous aurez trouvé les quelques survivants et que vous les aurez soignés ? Que ferez-vous à la nuit tombée, lorsque ces créatures reviendront ?

Yusifel se redressa et le regarda dans les yeux.

— On va vous faire gagner du temps, mon garçon, dit-il. Pas beaucoup, je pense, mais nous ferons de notre mieux.

— Pas question ! répondit Reed avec colère. Je ne vais pas vous laisser ici.

— J'ai bien peur que si. Tu vois, je suis toujours ton capitaine, et je t’ordonne d'aller avec ce chevalier et de l'aider du mieux que tu peux. Tu seras l'émissaire de la Vieille Garde à Arelium.

— Et si je refuse ?

— Il me semble que la punition pour le non-respect des ordres d’un officier supérieur est l'exil, n'est-ce pas ? dit Yusifel, souriant à Reed avec ses dents jaunes. Allez, mon gars, fais cette dernière chose pour moi, c'est important.

Il n'y avait rien d'autre à dire. Reed s’avança et serra le poignet de l'ancien recruteur.

— Je ferai ce que je peux, dit-il avec émotion, et se retourna pour rejoindre Aldarin qui attendait patiemment au bout de la cour, un sac de toile à ses côtés.

Alors qu’il s’éloignait, le vieux capitaine cria une dernière fois.

— Reed ! lança Yusifel d’une voix ferme. Ne gâche pas cette chance, Reed. N'oublie jamais ce qui s’est passé ici !

Reed ne se retourna pas.


Chapitre 3

LES DAGUES DU JONGLEUR

“Des neuf Baronnies, Arelium est sans l'ombre d'un doute la plus riche de toutes. Perchée comme un nid de cygne sur les rives de la rivière Stahl, sa situation lui permet de profiter d'une myriade de superbes opportunités commerciales. Marbre, fer, et pierres précieuses issus des montagnes de Morlak. Poissons, verres, et soies de l'estuaire de Kessrin. Tout cela doit passer par Arelium. Et au-delà de ses murs fortifiés, une centaine de champs abondants de cultures et de bétail ! Je ne suis, bien sûr, qu'un rouage mineur de cette grosse machine mercantile, mais j'espère que mon humble contribution aidera à rendre notre Baronnie encore plus prospère.”

Praxis, Intendant du Baron Listus del Arelium, 419 AD

*

Jelaïa del Arelium, première et unique fille du Baron del Arelium, héritière de ses innombrables titres et de sa fortune considérable, s’ennuyait à mourir.

Elle enleva ses fines lunettes de lecture et les jeta devant elle, manquant de peu une pile de parchemins empilée sur le coin de son bureau. Des cartes de toutes tailles, des rouleaux de papier, des livres illustrés, des crayons et des bougies consumées recouvraient entièrement la table, comme si quelqu’un avait entrepris de combler chaque espace disponible jusqu’à ce qu’il n’en reste plus.

Son éducation, ainsi que sa mère le lui rappelait souvent, était d’une importance capitale si elle souhaitait comprendre pleinement les rouages complexes de la Baronnie et sa place dans le grand agencement des affaires.

Arelium était l’une des neuf Baronnies, neuf régions s’étendant des plaines enneigées du Nord aux déserts brûlants du Sud. Chaque région fonctionnait de manière plus ou moins autonome, gouvernée par un dirigeant qui avait le contrôle total de la politique militaire, judiciaire, et économique. Le Baron, son père, était aidé par ses vassaux, une douzaine de nobles ayant chacun leurs propres terres et sujets, qui lui juraient fidélité en échange de sa protection et d’une partie des revenus de la région.

L’alliance entre les Baronnies était consolidée par le Conseil, un sommet annuel créé dans l’espoir de renforcer l’union des neuf régions. Le Conseil pouvait également être convoqué en cas de conflit majeur, ou à la demande de l’un des Barons, ce qui était extrêmement rare et ne s’était jamais produit depuis la naissance de Jelaïa il y a vingt-et-un ans. En vérité, son père détestait assister au sommet. Cela le mettait de très mauvaise humeur, et pendant des semaines après son retour, elle l’entendait toujours grommeler à voix basse sur le coût d’entretien des routes commerciales ou les taxes d’exportation exorbitantes.

Il y a quelques années, une troupe itinérante d’artistes s’était installée près des portes de la ville et avait régalé la population locale avec des pièces de théâtre, des tours de magie, des acrobaties et autres prouesses. Jelaïa avait été fascinée par l’un des jongleurs, un jeune homme à peine plus âgé qu’elle, qui dominait la foule de ses échasses en bois. Il pouvait envoyer six ou sept balles multicolores tournoyer dans les airs sans effort. Lorsque son public se lassait des balles, il passait aux massues ou à une série de dagues aiguisées comme des rasoirs. C’étaient les dagues qui avaient le plus impressionné la jeune Jelaïa. Elle avait été hypnotisée par l’acier scintillant, sachant qu’une erreur aurait pu coûter un doigt ou deux au jongleur.

Son père l’avait trouvée quelques heures plus tard.

— Je vois que vous avez fait connaissance avec mon compagnon d’armes ! avait-il dit en souriant, s’inclinant devant l’homme guindé.

— Mon brave homme ! Nous nous ressemblons beaucoup, vous et moi. Moi aussi, je passe mes journées à jongler avec les interminables dagues politiques de mes nobles. Et moi aussi, j’essaie de les faire tourner en rond, en espérant ne pas trébucher ou faire une erreur qui conduirait l’un d’eux à me poignarder dans le dos ! Je vous félicite, Monsieur, car ce n’est pas une chose facile.

Et après avoir lancé une pièce d’or au jongleur surpris, il avait ramené Jelaïa au donjon.

Bien sûr, le Baron avait raison. Un gouverneur bien informé et bien éduqué pourrait utiliser ses connaissances pour négocier, anticiper et, si la situation l’exigeait, exercer des représailles.

Néanmoins, cela ne rendait pas moins ennuyeuses les heures d’études quotidiennes qui s’égrenaient les unes après les autres.

Jelaïa repoussa sa chaise et replaça distraitement une mèche égarée de cheveux châtains dans le chignon tressé que sa femme de chambre épinglait chaque matin. Elle étira ses jambes, dépliant ses genoux pour soulager la raideur de ses articulations, avant de s’approcher d’une des fenêtres pour s’adonner à sa rêverie.

Sa chambre se trouvait au dernier étage du donjon, haut de six étages. Plusieurs fenêtres en verre offraient une vue imprenable sur la ville d’Arelium et les terres au-delà. Jelaïa contemplait la Baronnie qui portait son nom et qui serait un jour la sienne.

Arelium se trouvait au centre d’une large vallée sur les rives de la rivière Stahl, bordée de tous côtés par des collines verdoyantes. La ville fortifiée abritait des milliers de personnes, réparties dans plusieurs centaines de maisons à colombages entourant le formidable donjon de pierre qui était le siège du pouvoir du Baron. Le donjon lui-même était surmonté de quatre tourelles carrées crénelées, chacune arborant le drapeau d’Arelium : un loup blanc sur un champ rouge foncé.

Une courtine sinueuse entourait la ville, construite dans le même style que le donjon central et perforée de meurtrières et de bretèches. Le seul moyen de traverser le mur était de passer par l’unique barbacane. Le guet était équipé d’une lourde porte et d’une série de herses qui pouvaient être levées ou abaissées par la garnison stationnée au deuxième étage. Jelaïa pouvait voir un flux lent et régulier de marchands et de voyageurs couler comme un fleuve par la porte, un éclair de rouge ou une lueur de métal lui permettant de distinguer les hallebardiers de la garde du Baron.

Un amoncellement de bicoques de fortune s’était développé à l’extérieur de la ville, un enchevêtrement de tentes, de caravanes, et de structures en bois délabrées. Des jetées s’étendaient sur la rivière tandis que de petites silhouettes lointaines grouillaient sur des barges, des bateaux plats et d’autres embarcations plus petites, chargeant ou déchargeant des marchandises telles des fourmis s’attaquant à un bol de sucre.

La journée ensoleillée et sans nuage permettait de voir encore plus loin dans la vallée, là où les terres étaient consacrées à la culture du blé, du maïs, de l’orge, du houblon, des tournesols, des vignes et bien plus encore ; un patchwork vibrant d’agriculture. Des manoirs fortifiés disposant de grands jardins d’agrément et de dépendances, dominaient les petits villages et les fermes. Ils étaient les demeures des nobles d’Arelium, vassaux du Baron lui-même.

Au-delà de la vallée s’étendaient les trois Baronnies voisines qui partageaient leurs frontières avec Arelium : Da’arra au sud – après les grandes plaines et les villages de la Fosse – Kessrin au nord-ouest où la rivière Stahl rencontrait la mer, et Morlak à l’est où les collines se transformaient en montagnes escarpées et traîtresses.

Pour Jelaïa, les nombreuses heures passées à contempler la vallée avaient toujours suscité des émotions contradictoires. La fierté de ce que son père et ses ancêtres avaient accompli. La peur et le doute de ne pas être digne de cet héritage. La responsabilité pour le peuple d’Arelium. La frustration et la culpabilité du fait qu’elle ne connaissait rien – ou presque – de leur mode de vie.

C’est à ce dernier défaut qu’elle tentait de remédier, en subtilisant tous les livres et documents qu’elle pouvait trouver dans les archives de la ville ou dans la vaste collection personnelle du Baron. Les plans du donjon et des bâtiments environnants, les bilans des entreprises locales, les rendements des cultures, les échantillons de sol, les factures de matières premières, les coûts de main-d’œuvre, les coûts de construction, l’entretien des routes et des bâtiments ; la liste était interminable.

Et les livres, tellement de livres. Une pléthore de sujets, tous plus détaillés les uns que les autres : l’agriculture, l’exploitation minière, le commerce, la maçonnerie, la menuiserie, le tissage, la couture, la boulangerie – toutes les choses que son tuteur refusait de lui enseigner car il les jugeait non pertinentes pour une personne de noble rang. Elle lisait voracement, griffonnant des notes dans les marges, ajoutant des pensées et des commentaires de son cru, feuilletant page après page de son index humide.

Cela suffirait-il ? Un jour, tôt ou tard, elle allait le découvrir.

Trois coups fermes frappés à la porte la firent sursauter et elle manqua de trébucher sur l’ourlet de sa longue jupe verte. Elle réussit à se rattraper au coin de la table, renversant des parchemins sur le sol.

— Jelaïa, j’espère que vous êtes habillée parce que, prête ou pas, j’entre, annonça une voix étouffée alors que la porte s’ouvrait.

Un homme de grande taille, à la coiffure impeccable, les cheveux épais et gominés, le visage cerclé d’une légère barbe de trois jours, entra d’un pas vif dans la pièce avec un sourire malicieux. Il portait un manteau de cuir noir à col haut sur une tunique marron ceinturée. Un médaillon en argent était suspendu à une fine chaîne autour de son cou, et une longue dague effilée était rangée dans un fourreau orné de bijoux attaché à sa cuisse droite.

— Je pensais bien vous trouver ici, enfermée avec vos livres alors qu’il fait un soleil radieux au-dehors, dit-il d’un ton taquin. Votre peau a besoin d’un peu de soleil de temps à autre, vous savez. Si vous continuez à blanchir, on vous perdra dans la neige à l’hiver prochain.

Jelaïa lui lança une boîte de parchemins à la tête, le manquant d’un bon mètre.

— J’aimerais bien sortir, mon cher intendant Praxis, mais mon père ne me laisse pas me promener sans compagnie et mon chaperon préféré ne m’a pas rendu visite depuis des jours !

— Ah. Oui. Désolé, répondit Praxis en tripotant son médaillon.

Le disque d’argent était gravé du signe de sa fonction : deux coupelles suspendues à équidistance d’un axe, formant une balance.

— Votre père me garde très occupé. La récolte a été exceptionnelle cette année et nous sommes plutôt débordés, pour être honnête. Le pire, c’est le blé : Je le stocke presque aussi vite que les chariots le déchargent, mais nous sommes toujours à court de lieu d’entreposage. J’aurais dû mieux argumenter l’année dernière lorsque le Baron a refusé ma proposition d’un plus grand silo.

— Pourquoi ne pas simplement moudre le grain ? demanda Jelaïa. La farine prend moins de place que les épis.

Parce qu’il est plus difficile de… Praxis se coupa lui-même. Par la Fosse, j’ai encore failli me faire berner ! Je ne vais pas me laisser entraîner dans une autre discussion sur la façon de gérer les terres de votre père, Jelaïa. Si je suis encore intendant le jour où vous deviendrez Baronne, je serai heureux de passer des semaines à débattre de la politique agricole, mais pour l’instant, vous devez me laisser faire mon travail. Et en parlant de faire mon travail, je suis venu vous chercher pour vous conduire au Baron ; il souhaite s’entretenir avec vous.

— Très bien, dit Jelaïa d’un ton irascible. Mais la prochaine fois que j’irai me promener dans les jardins, je demanderai à quelqu’un d’autre de m’accompagner.

— Ha ! Alors ça, ça m’étonnerait, dit Praxis avec un sourire narquois.

Ils descendirent l’étroit escalier en colimaçon qui menait de la chambre de Jelaïa à la grande salle du premier étage où le Baron tenait conseil, accordait audience à ses vassaux et recevait les invités importants.

De longues bannières arborant l’héraldique des nobles qui avaient prêté serment de fidélité au Baron couvraient les murs. À l’extrémité du hall, une élégante table en chêne poli s’étendait sur toute la largeur de la pièce, sa surface recouverte d’une carte en parchemin détaillant les terres de la Baronnie. De petites figures sculptées parsemaient la carte : des fermes, des maisons de campagne, des caravanes de marchandises, des bateaux et des groupes de soldats. Derrière la table se trouvaient trois simples chaises en bois, sous une bannière représentant le loup blanc d’Arelium.

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