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Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке
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“BERNARD PROFITENDIEU.

“P. S. Je laisse chez vous toutes mes affaires qui pourront servir à Caloub plus légitimement, je l’espère pour vous.”

Monsieur Profitendieu gagna, en chancelant, un fauteuil. Il eût voulu réfléchir, mais les idées tourbillonnaient confusément dans sa tête. De plus, il ressentait un petit pincement au côté droit, là, sous les côtes; il n’y couperait pas: c’était la crise de foie. Y avait-il seulement de l’eau de Vichy, à la maison? Si au moins son épouse était rentrée! Comment allait-il l’avertir de la fuite de Bernard? Devait-il lui montrer la lettre? Elle est injuste, cette lettre, abominablement injuste. Il devrait s’en indigner surtout. Il voudrait prendre pour de l’indignation sa tristesse. Il respire fortement et à chaque expiration exhale un “ah! mon Dieu!” rapide et faible comme un soupir. Sa douleur au côté se confond avec sa tristesse, la prouve et la localise. Il lui semble qu’il a du chagrin au foie. Il se jette dans un fauteuil et relit la lettre de Bernard. Il hausse tristement les épaules. Certes elle est cruelle pour lui, cette lettre; mais il y sent du dépit, du défi, de la jaâance. Jamais aucun de ses autres enfants, de ses vrais enfants, n’aurait été capable d’écrire ainsi, non plus qu’il n’en aurait été capable lui-même; il le sait bien, car il n’est rien en eux qu’il n’ait connu de reste en lui-même. Certes il a toujours cru qu’il devait blâmer ce qu’il sentait en Bernard de neuf, de rude, et d’indompté; mais il a beau le croire encore, il sent bien que c’est précisément à cause de cela qu’il l’aimait comme il n’avait jamais aimé les autres.

Depuis quelques instants on entendait dans la pièce d’à côté Cécile qui, rentrée du concert, s’était mise au piano et répétait avec obstination la même phrase d’une barcarolle. A la fin Albéric Profitendieu n’y tint plus. Il entrouvrit la porte du salon et, d’une voix plaintive, quasi suppliante, car la colique hépatique commençait à le faire cruellement souffrir (au surplus il a toujours été quelque peu timide avec elle):

– Ma petite Cécile, voudrais-tu t’assurer qu’il y a de l’eau de Vichy à la maison; et s’il n’y en a pas, en envoyer chercher. Et puis tu serais gentille d’arrêter un peu ton piano.

– Tu es souffrant?

– Mais non, mais non. Simplement j’ai besoin de réfléchir un peu jusqu’au dîner et ta musique me dérange.

Et, par gentillesse, car la souffrance le rend doux, il ajoute:

– C’est bien joli ce que tu jouais là. Qu’est-ce que c’est?

Mais il sort sans avoir entendu la réponse. Du reste sa fille qui sait qu’il n’entend rien à la musique et confond Viens, Poupoule avec la marche de Tannhâuser (du moins c’est elle qui le dit), n’a pas l’intention de lui répondre. Mais voici qu’il rouvre la porte:

– Ta mère n’est pas rentrée?

– Non, pas encore.

C’est absurde. Elle allait rentrer si tard qu’il n’aurait pas le temps de lui parler avant le dîner. Qu’est-ce qu’il pourrait inventer pour expliquer provisoirement l’absence de Bernard? Il ne pouvait pourtant pas raconter la vérité, livrer aux enfants le secret de l’égarement passager de leur mère. Ah! tout était si bien pardonné, oublié, réparé. La naissance d’un dernier fils avait scellé leur réconciliation. Et soudain ce spectre vengeur qui ressort du passé, ce cadavre que le flot ramène…

Allons! qu’est-ce que c’est encore? La porte de son bureau s’est ouverte sans bruit; vite, il glisse la lettre dans la poche intérieure de son veston; la portière tout doucement se soulève. C’est Caloub.

– Papa, dis… Qu’est-ce que ça veut dire, cette phrase latine. Je n’y comprends rien…

– Je t’ai déjà dit de ne pas entrer sans frapper. Et puis je ne veux pas que tu viennes me déranger comme ça à tout bout de champ. Tu prends, l’habitude de te faire aider et de te reposer sur les autres au lieu de donner un effort personnel. Hier, c’était ton problème de géométrie, aujourd’hui c’eét une… de qui est-elle ta phrase latine?

Caloub tend son cahier:

– Il ne nous a pas dit; mais, tiens, regarde: toi tu vas reconnaître. Il nous l’a diâée, mais j’ai peut-être mal écrit. Je voudrais savoir au moins si c’est correû…

Monsieur Profitendieu prend le cahier, mais il souffre trop. Il repousse doucement l’enfant:

– Plus tard. On va dîner. Charles est-il rentré?

– Il est redescendu à son cabinet. (C’est au rez-de-chaussée que l’avocat reçoit sa clientèle.)

– Va lui dire qu’il vienne me trouver. Va vite.

Un coup de sonnette! Madame Profitendieu rentre enfin; elle s’excuse d’être en retard; elle a dû faire beaucoup de visites. Elle s’attriste de trouver son mari souffrant. Que peut-on faire pour lui? C’est vrai qu’il a très mauvaise mine. – Il ne pourra manger. Qu’on se mette à table sans lui. Mais qu’après le repas elle vienne le retrouver avec les enfants. – Bernard! – Ah! c’est vrai; son ami… tu sais bien, celui avec qui il prenait des répétitions de mathématiques, est venu l’emmener dîner.


Profitendieu se sentait mieux. Il avait d’abord eu peur d’être trop souffrant pour pouvoir parler. Pourtant il importait de donner une explication de la disparition de Bernard. Il savait maintenant ce qu’il devait dire, si douloureux que cela fût. Il se sentait ferme et résolu. Sa seule crainte, c’était que sa femme ne l’interrompît par des pleurs, par un cri; qu’elle ne se trouvât mal…

Une heure plus tard, elle entre avec les trois enfants, s’approche. Il la fait asseoir près de lui contre son fauteuil:

– Tâche de te tenir, lui dit-il à voix basse, mais sur un ton impérieux; et ne dis pas un mot, tu m’entends. Nous causerons ensuite tous les deux.

Et tandis qu’il parle, il garde une de ses mains à elle dans les siennes.

– Allons; asseyez-vous, mes enfants. Cela me gêne de vous voir là, debout devant moi comme pour un examen. J’ai à vous dire quelque chose de très triste… Bernard nous a quittés et nous ne le reverrons plus… d’ici quelque temps. Il faut que je vous apprenne aujourd’hui ce que je vous ai caché d’abord, désireux que j’étais de vous voir aimer Bernard comme un frère; car votre mère et moi nous l’aimions comme notre enfant. Mais il n’était pas notre enfant… et un oncle à lui, un frère de sa vraie mère qui nous l’avait confié en mourant… est venu ce soir le reprendre.

Un pénible silence suit ses paroles et l’on entend renifler Caloub. Chacun attend, pensant qu’il va parler davantage. Mais il fait un geste de la main:

– Allez, maintenant, mes enfants. J’ai besoin de causer avec votre mère.

Après qu’ils sont partis, monsieur Profitendieu reste longtemps sans rien dire. La main que madame Profitendieu a laissée dans les siennes est comme morte. De l’autre, elle a porté son mouchoir à ses yeux. Elle s’accoude à la grande table, et se détourne pour pleurer. A travers les sanglots qui la secouent, Profitendieu l’entend murmurer:

– Oh! vous êtes cruel… Oh! vous l’avez chassé…

Tout à l’heure, il avait résolu de ne pas lui montrer la lettre de Bernard; mais, devant cette accusation si injuste, il la lui tend:

– Tiens: lis.

– Je ne peux pas.

– Il faut que tu lises.

Il ne songe plus à son mal. Il la suit des yeux, tout le long de la lettre, ligne après ligne. Tout à l’heure en parlant, il avait peine à retenir ses larmes; à présent l’émotion même l’abandonne; il regarde sa femme. Que pense-t-elle? De la même voix plaintive, à travers les mêmes sanglots, elle murmure encore:

– Oh! pourquoi lui as-tu parlé… Tu n’aurais pas dû lui dire…

– Mais tu vois bien que je ne lui ai rien dit… Lis mieux sa lettre.

– J’ai bien lu… Mais alors comment a-t-il découvert? Qui lui a dit?…

Quoi! c’est à cela qu’elle songe! C’est là l’accent de sa tristesse! Ce deuil devrait les réunir. Hélas! Profi-tendieu sent confusément leurs pensées à tous deux prendre une direction divergente. Et tandis qu’elle se plaint, qu’elle accuse, qu’elle revendique, il essaie d’incliner cet esprit rétif vers des sentiments plus pieux:

– Voilà l’expiation, dit-il.

Il s’est levé, par instinctif besoin de dominer; il se tient à présent tout dressé, oublieux et insoucieux de sa douleur physique, et pose gravement, tendrement, autoritairement la main sur l’épaule de Marguerite, il sait bien qu’elle ne s’est jamais que très imparfaitement repentie de ce qu’il a toujours voulu considérer comme une défaillance passagère; il voudrait lui dire à présent que cette tristesse, cette épreuve pourra servir à son rachat mais il cherche en vain une formule qui le satisfasse et qu’il puisse espérer faire entendre. L’épaule de Marguerite résiste à la douce pression de sa main. Marguerite sait si bien que toujours, insupportablement, quelque enseignement moral doit sortir, accouché par lui, des moindres événements de la vie; il interprète et traduit tout selon son dogme. Il se penche vers elle. Voici ce qu’il voudrait lui dire:

– Ma pauvre amie, vois-tu: il ne peut naître rien de bon du péché. Il n’a servi de rien de cher-cher à couvrir ta faute. Hélas! j’ai fait ce que j’ai pu pour cet enfant; je Fai traité comme le mien propre. Dieu nous montre à présent que c’était une erreur, de prétendre…

Mais dès la première phrase il s’arrête.

Et sans doute comprend-elle ces quelques mots si chargés de sens; sans doute ont-ils pénétré dans son coeur, car elle est reprise de sanglots, encore plus violents que d’abord, elle qui depuis quelques instants ne pleurait plus; puis elle se plie comme prête à s’agenouiller devant lui, qui se courbe vers elle et la maintient. Que dit-elle à travers ses larmes? Il se penche jusqu’à ses lèvres. Il entend:

– Tu vois bien… Tu vois bien… Ah! pourquoi m’as-tu pardonné…? Ah! je n’aurais pas dû revenir!

Presque il eét obligé de deviner ses paroles. Puis elle se tait. Elle non plus ne peut exprimer davantage. Comment lui eût-elle dit qu’elle se sentait emprisonnée dans cette vertu qu’il exigeait d’elle; qu’elle étouffait; que ce n’était pas tant sa faute qu’elle regrettait à présent, que de s’en être repentie? Profitendieu s’était redressé:

– Ma pauvre amie, dit-il sur un ton digne et sévère, je crains que tu ne sois un peu butée ce soir. Il est tard. Nous ferions mieux d’aller nous coucher.

Il l’aide à se relever, puis l’accompagne jusqu’à sa chambre, pose ses lèvres sur son front, puis rétourne dans son bureau et se jette dans un fauteuil. Chose étrange, sa crise de foie s’est calmée; mais il se sent brisé. Il reâte le front dans lès mains, trop triste pour pleurer. Il n’entend pas frapper à la porte, mais, au bruit de ia porte qui s’ouvre, lève la tête: c’est son fils Charles:

– Je venais te dire bonsoir.

Charles s’approche. Il a tout compris. Il veut le donner à entendre à son père. Il voudrait lui témoigner sa pitié, sa tendresse, sa dévotion, mais, qui le croirait d’un avocat: il est on ne peut plus maladroit à s’exprimer; ou peut-être devient-il maladroit précisément lorsque ses sentiments sont sincères. Il embrasse son père. La façon insistante qu’il a déposer, d’appuyer sa tête sur l’épaule de son père et de l’y laisser quelque temps, persuade celui-ci qu’il a compris. Il a si bien compris que le voici qui, relevant un peu la tête, demande, gauchement, comme tout ce qu’il fait, – mais il a le coeur si tourmenté qu’il ne peut se retenir de demander:

– Et Caloub?

La question est absurde, car, autant Bernard différait des autres enfants, autant chez Caloub l’air de famille est sensible. Profitendieu tape sur l’épaule de Charles:

– Non; non; rassure-toi. Bernard seul. Alors Charles, sentencieusement:

– Dieu chasse l’intrus pour…

Mais Profitendieu l’arrête; qu’a-t-il besoin qu’on lui parle ainsi?

– Tais-toi.

Le père et le fils n’ont plus rien à se dire. Quittons-les. Il est bientôt onze heures. Laissons madame Profitendieu dans sa chambre, assise sur une petite chaise droite peu confortable. Elle ne pleure pas; elle ne pense à rien. Elle voudrait, elle aussi, s’enfuir; mais elle ne le fera pas. Quand elle était avec son amant, le père de Bernard, que nous n’aVons pas à connaître, elle se disait: Va, tu auras beau faire; tu ne seras jamais qu’une honnête femme. Elle avait peur de la liberté, du crime, de l’aisance; ce qui fit qu’au bout de dix jours elle rentrait repentante au foyer. Ses parents autrefois avaient bien raison de lui dire: Tu ne sais jamais ce que tu veux. Quittons-la. Cécile dort déjà. Caloub considère avec désespoir sa bougie; elle ne durera pas assez pour lui permettre d’achever un livre d’aventures, qui le distrait du départ de Bernard. J’aurais été curieux de savoir ce qu’Antoine a pu raconter à son amie la cuisinière; mais on ne peut tout écouter. Voici l’heure où Bernard doit aller retrouver Olivier. Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s’il dîna du tout. Il a passé sans encombre devant la loge du concierge; il monte en tapinois l’escalier…

III

Planty and peace breeds cowards; hardness evenOf hardiness is mother.SHAKESPEARE

Olivier s’était mis au lit pour recevoir le baiser de sa mère, qui venait embrasser ses deux derniers enfants dans leur lit tous les soirs. Il aurait pu se rhabiller pour recevoir Bernard, mais il doutait encore de sa venue et craignait de donner l’éveil à son jeune frère. Georges d’ordinaire s’endormait vite et se réveillait tard; peut-être même ne s’apercevrait-il de rien d’insolite.

En entendant une sorte de grattement discret à la porte, Olivier bondit de son lit, enfonça ses pieds hâtivement dans des babouches et courut ouvrir. Point n’était besoin d’allumer; le clair de lune illuminait suffisamment la chambre. Olivier serra Bernard dans ses bras.

– Comme je t’attendais! Je ne pouvais pas croire que tu viendrais. Tes parents savent que tu ne couches pas chez toi ce soir?

Bernard regardait tout droit devant lui, dans le noir. Il haussa les épaules.

– Tu trouves que j’aurais dû leur demander la permission, hein?

Le ton de sa voix était si froidement ironique qu’Olivier sentit aussitôt l’absurdité de sa question. Il n’a pas encore compris que Bernard est parti “pour de bon”; il croit qu’il n’a l’intention de découcher que ce seul soir et ne s’explique pas bien le motif de cette équipée. Il l’interroge: – Quand Bernard compte-t-il rentrer? – Jamais! – Le jour se fait dans l’esprit d’Olivier. Il a grand souci de se montrer à la hauteur des circonstances et ne se laisser surprendre par rien; pourtant un: “C’est énorme, ce que tu fais là” lui échappe.

Il ne déplaît pas à Bernard d’étonner un peu son ami; il est surtout sensible à ce qui perce d’admiration dans cette interjecion; mais il hausse de nouveau les épaules. Olivier lui a pris la main; il est très grave; il demande anxieusement:

– Mais… pourquoi t’en vas-tu?

– Ah! ça, mon vieux, c’est des affaires de famille. Je ne peux pas te le dire. Et pour ne pas avoir l’air trop sérieux, il s’amuse, du bout de son soulier, à faire tomber la babouche qu’Olivier balance au bout de son pied, car ils se sont assis au bord du lit.

– Alors où vas-tu vivre?

– Je ne sais pas.

– Et avec quoi?

– On verra ça.

– Tu as de l’argent?

– De quoi déjeuner demain.

– Et ensuite?

– Ensuite il faudra chercher. Bah! je trouverai bien quelque chose. Tu verras; je te raconterai.

Olivier admire immensément son ami. Il le sait de caraâère résolu; pourtant, il doute encore; à bout de ressources et pressé par le besoin bientôt, ne va-t-il pas chercher à rentrer? Bernard le rassure: il tentera n’importe quoi plutôt que de retourner près des siens. Et comme il répète à plusieurs reprises et toujours plus sauvagement: n’importe quoi – une angoisse étreint le coeur d’Olivier. Il voudrait parler, mais il n’ose. Enfin, il commence, en baissant la tête et d’une voix mal assurée:

– Bernard… tout de même, tu n’as pas l’intention de… Mais il s’arrête. Son ami lève les yeux et, sans bien voir Olivier, distingue sa confusion.

– De quoi? demande-t-il. Qu’est-ce que tu veux dire? Parle. De voler?

Olivier remue la tête. Non, ce n’est pas cela. Soudain il éclate en sanglots; il étreint convulsivement Bernard.

Promets que tu ne te…

Bernard l’embrasse, puis le repousse en riant. Il a compris:

– Ça, je te le promets. Non, je ne ferai pas le marlou. Et il ajoute: – Avoue tout de même que ça serait le plus simple. Mais Olivier se sent rassuré; il sait bien que ces derniers mots ne sont dits que par affectation de cynisme.

– Ton examen?

– Oui; c’est ça qui m’embête. Je ne voudrais tout de même pas le rater. Je crois que je suis prêt; c’est plutôt une question de ne pas être fatigué ce jour-là. Il faut que je me tire d’affaire très vite. C’est un peu risqué; mais… je m’en tirerai; tu verras.

Ils restent un instant silencieux. La seconde babouche est tombée. Bernard:

– Tu vas prendre froid. Recouche-toi.

– Non, c’est toi qui vas te coucher.

– Tu plaisantes! Allons, vite – et il force Olivier à rentrer dans le lit défait.

– Mais toi? Où vas-tu dormir?

– N’importe où. Par terre. Dans un coin. Il faut bien que je m’habitue.

– Non, écoute. Je veux te dire quelque chose, mais je ne pourrai pas si je ne te sens pas tout près de moi. Viens dans mon lit. Et après que Bernard, qui s’est en un instant dévêtu, l’a rejoint: – Tu sais, ce que je t’avais dit l’autre fois… Ça y est. J’y ai été.

Bernard comprend à demi-mot. Il presse contre lui son ami, qui continue:

– Eh bien! mon vieux, c’est dégoûtant. C’est horrible… Après, j’avais envie de cracher, de vomir, de m’arracher la peau, de me tuer.

– Tu exagères.

– Ou de la tuer, elle…

– Qui était-ce? Tu n’as pas été imprudent, au moins?

– Non, c’est une gonzesse que Dhurmer connaît bien; à qui il m’avait présenté. C’est surtout sa conversation qui m’écoeurait. Elle n’arrêtait pas de parler. Et ce qu’elle est bête! Je ne comprends pas qu’on ne se taise pas à ces moments-là. J’aurais voulu la bâillonner, l’étrangler…

– Mon pauvre vieux! Tu devrais pourtant bien penser que Dhurmer ne pouvait t’offrir qu’une idiote… Était-elle belle, au moins?

– Si tu crois que je l’ai regardée!

– Tu es un idiot. Tu es un amour. Dormons… Est-ce qu’au moins tu as bien…

– Parbleu! C’est bien ça qui me dégoûte le plus: c’est que j’aie pu tout de même… tout comme si je la désirais.

– Eh bien! mon vieux, c’est épatant.

– Tais-toi donc. Si c’est ça l’amour, j’en ai soupe pour longtemps.

– Quel gosse tu fais!

– J’aurais voulu t’y voir.

– Oh! moi, tu sais, je ne cours pas après. Je te l’ai dit: j’attends l’aventure. Comme ça, froidement, ça ne me dit rien. N’empêche que si je…

– Que si tu…

– Que si elle… Rien. Dormons. Et brusquement il tourne le dos, s’écartant un peu de ce corps dont la chaleur le gêne. Mais Olivier, au bout d’un instant:

– Dis… tu crois que Barrés sera élu?

– Parbleu!… Ça te congestionne!

– Je m’en fous! Dis… Écoute un peu… Il pèse sur l’épaule de Bernard qui se retourne. – Mon frère a une maîtresse.

– Georges?

Le petit, qui fait semblant de dormir, mais qui écoute tout, l’oreille tendue dans le noir, en entendant son nom, retient son souffle.

– Tu es fou! Je te parle de Vincent. (Plus âgé qu’Olivier, Vincent vient d’achever ses premières années de médecine).

– Il te l’a dit?

– Non. Je l’ai appris sans qu’il s’en doute. Mes parents n’en savent rien.

– Qu’est-ce qu’ils diraient, s’ils apprenaient?

– Je ne sais pas. Maman serait au désespoir. Papa lui demanderait de rompre ou d’épouser.

– Parbleu! les bourgeois honnêtes ne comprennent pas qu’on puisse être honnête autrement qu’eux. Comment l’as-tu appris, toi?

– Voici: depuis quelque temps Vincent sort la nuit, après que mes parents sont couchés. Il fait le moins de bruit qu’il peut en descendant, mais je reconnais son pas dans la rue. La semaine dernière, mardi je crois, la nuit était si chaude que je ne pouvais pas rester couché. Je me suis mis à la fenêtre pour respirer mieux. J’ai entendu la porte d’en bas s’ouvrir et se refermer. Je me suis penché, et quand il a passé près du réverbère, j’ai reconnu Vincent. Il était minuit passé. C’était la première fois. Je veux dire: la première fois que je le remarquais. Mais, depuis que je suis averti, je surveille – oh! sans le vouloir… et presque chaque nuit, je l’entends sortir. Il a sa clef et mes parents lui ont arrangé notre ancienne chambre, à Georges et à moi, en cabinet de consultation, pour quand il aura de la clientèle. Sa chambre est à côté, à gauche du vestibule, tandis que le reste de l’appartement est à droite. Il peut sortir et rentrer quand il veut, sans qu’on le sache. D’ordinaire, je ne l’entends pas rentrer, mais avant-hier, lundi soir, je ne sais ce que j’avais; je songeais au projet de revue de Dhurmer… Je ne pouvais pas m’endormir. J’ai entendu des voix dans l’escalier; j’ai pensé que c’était Vincent.

– Il était quelle heure? demande Bernard, non tant par désir de le savoir que pour marquer son intérêt.

– Trois heures du matin, je pense. Je me suis levé et j’ai mis mon oreille contre la porte. Vincent causait avec une femme. Ou plutôt c’était elle seule qui parlait.

– Alors comment savais-tu que c’était lui? Tous les locataires passent devant ta porte.

– C’est même rudement gênant quelquefois: plus il est tard, plus ils font de chahut en montant; ce qu’ils se fichent des gens qui dorment!… Ça ne pouvait être que lui; j’entendais la femme répéter son nom. Elle lui disait… oh! ça me dégoûte de redire ça…

– Va donc.

– Elle lui disait: “Vincent, mon amant, mon amour, ah! ne me quittez pas!”

– Elle lui disait vous?

– Oui. N’est-ce pas que c’est curieux?

– Raconte encore.

– “Vous n’avez plus le droit de m’abandonner à présent. Que voulez-vous que je devienne? Où voulez-vous que j’aille? Dites-moi quelque chose. Oh! parlez-moi.” – Et elle l’appelait de nouveau par son nom et répétait: “Mon amant, mon amant”, d’une voix de plus en plus triste et de plus en plus basse. Et puis j’ai entendu un bruit (ils devaient être sur les marches) – un bruit comme de quelque chose qui tombe. Je pense qu’elle s’est jetée à genoux.

– Et lui, il ne répondait rien?

– Il a dû monter les dernières marches; j’ai entendu la porte de l’appartement qui se refermait. Et ensuite elle est restée longtemps tout près, presque contre ma porte. Je l’entendais sangloter.

– Tu aurais dû lui ouvrir.

– Je n’ai pas osé. Vincent serait furieux s’il savait que je suis au courant de ses affaires. Et puis j’ai eu peur qu’elle ne soit très gênée d’être surprise en train de pleurer. Je ne sais pas ce que j’aurais pu lui dire.

Bernard s’était retourné vers Olivier.

– A ta place, moi, j’aurais ouvert.

– Oh! parbleu, toi tu oses toujours tout. Tout ce qui te passe par la tête, tu le fais.

– Tu me le reproches?

– Non, je t’envie.

– Tu vois qui ça pouvait être, cette femme?

– Comment veux-tu que je sache? Bonne nuit.

– Dis… tu es sûr que Georges ne nous a pas entendus? chuchote Bernard à l’oreille d’Olivier. Ils restent un moment aux aguets.

– Non, il dort, reprend Olivier de sa voix naturelle; et puis il n’aurait pas compris. Sais-tu ce qu’il a demandé, l’autre jour, à papa?… Pourquoi les…

Cette fois Georges n’y tient plus; il se dresse à demi sur son lit et coupant la parole à son frère:

– Imbécile, crie-t-il; tu n’as donc pas vu que je faisais exprès?… Parbleu, oui, j’ai entendu tout ce que vous avez dit tout à l’heure; oh! c’est pas la peine de vous frapper. Pour Vincent je savais ça déjà depuis longtemps. Seulement, mes petits, tâchez maintenant de parler plus bas, parce que j’ai sommeil. Ou taisez-vous.

Olivier se tourne du côté du mur. Bernard, qui ne dort pas, contemple la pièce. Le clair de lune la fait paraître plus grande. Au fait, il la connaît à peine. Olivier ne s’y tient jamais dans la journée; les rares fois qu’il a reçu Bernard, c’a été dans l’appartement du dessus. Le clair de lune touche à présent le pied du lit où Georges enfin s’est endormi; il a presque tout entendu de ce qu’a raconté son frère; il a de quoi rêver. Au-dessus du lit de Georges, on distingue une petite bibliothèque à deux rayons, où sont des livres de classe. Sur une table, près du lit d’Olivier, Bernard aperçoit un livre de plus grand format; il étend le bras, le saisit pour regarder le titre: – Tacqueville; mais quand il veut le reposer sur la table, le livre tombe et le bruit réveille Olivier.

– Tu lis du Tocqueville, à présent?

– C’est Dubac qui m’a prêté ça.

– Ça te plaît?

– C’est un peu rasoir. Mais il y a des choses très bien.

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