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Les mystères du peuple, Tome I
Les mystères du peuple, Tome I

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Les mystères du peuple, Tome I

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– Monsieur, – s'écria le comte devenant pourpre de dépit et de colère, – de quel droit vous permettez-vous de me supposer de pareilles intentions?

– À la bonne heure, monsieur, voilà qui est parler; ce n'est point vous, n'est-ce pas, qui auriez imaginé un projet non-seulement indigne, mais énormément ridicule.

– Assez, monsieur… assez!

– Bien! bien! ce n'est point vous… c'est entendu, et j'en suis tout aise… sans cela j'aurais été, voyez-vous, forcé de vous dire humblement, révérencieusement, ainsi qu'il sied à un pauvre homme de ma sorte: Pardon de la liberté grande, mon jeune seigneur; mais, voyez-vous, l'on ne séduit plus comme cela les filles des bons bourgeois; depuis une cinquantaine d'années, ça ne se fait plus, mais plus du tout, du tout… Monsieur le duc ou monsieur le marquis appellent bien encore familièrement les bourgeois et les bourgeoises de la rue Saint-Denis cher monsieurChosecher madameChose… regardant, par vieille habitude de race, la bourgeoisie comme une espèce inférieure; mais, trédame! aller plus loin, ne serait point du tout prudent! Les bourgeois de la rue Saint-Denis n'ont plus peur, comme autrefois, des lettres de cachet et de la Bastille… et si monsieur le marquis ou monsieur le duc s'avisaient de leur manquer de respect… à eux ou à leur famille… ouais… les bourgeois de la rue Saint-Denis pourraient bien rosser… pardon de la liberté grande… je dis rosser d'importance monsieur le marquis ou monsieur le duc…

– Mordieu! monsieur! – s'écria le colonel, qui s'était contenu à peine et pâlissait de courroux, – est-ce une menace?

– Non, monsieur, – dit M. Lebrenn en quittant son accent de bonhomie narquoise pour prendre un ton digne et ferme; – non, monsieur, ce n'est pas une menace… c'est une leçon.

– Une leçon! – s'écria M. de Plouernel pâle de colère, – une leçon! à moi!..

– Monsieur!.. malgré vos préjugés de race… vous êtes homme d'honneur… jurez-moi sur l'honneur qu'en tâchant de vous introduire chez moi, qu'en me faisant des offres de service, votre intention n'était pas de séduire ma fille!.. Oui, jurez-moi cela, et je retire ce que j'ai dit.

M. de Plouernel, très-embarrassé de l'alternative qu'on lui posait, rougit, baissa les yeux, devant le regard perçant du marchand, et resta muet.

– Ah! – reprit M. Lebrenn avec amertume, – ils sont incorrigibles; ils n'ont rien oublié… rien appris… nous sommes encore pour eux les vaincus, les conquis, la race sujette…

– Monsieur!..

– Eh! monsieur, je le sais bien! nous ne sommes plus au temps où, après avoir violenté mon enfant, vous m'auriez fait battre de verges et pendre à la porte de votre château, ainsi que cela se faisait et que l'a fait à un de mes aïeux ce seigneur que voici…

Et du geste M. Lebrenn désigna un des portraits, à la profonde surprise de M. de Plouernel.

– Mais il vous a paru tout simple, – ajouta le marchand, – de vouloir prendre ma fille pour maîtresse… Je ne suis plus votre esclave, votre serf, votre vassal, votre main-mortable… mais, tranchant du bon prince, vous me faites asseoir par grâce, et me dites dédaigneusement: Cher monsieur Lebrenn. Il n'y a plus de comtes, mais vous portez votre titre et vos armoiries de comte! L'égalité civile est déclarée; mais rien ne vous semblerait plus monstrueux, que de marier votre fille ou votre sœur à un bourgeois ou à un artisan, si grands que soient leur mérite et leur moralité… M'affirmez-vous le contraire?.. Non; vous me citerez une exception peut-être, et elle sera une nouvelle preuve qu'il existe toujours à vos yeux des mésalliances… Puérilités, dites-vous; certes, puérilités… mais, quel grave symptôme que d'attacher par tradition tant d'importance à ces puérilités?.. aussi, vous et les vôtres, soyez demain tout-puissants dans l'État, et fatalement, forcément, vous voudrez, comme sous la restauration, peu à peu, rétablir vos anciens priviléges, qui de puérils deviendraient alors odieux, honteux, écrasants pour nous, comme ils l'ont été pour nos pères pendant tant de siècles.

M. de Plouernel avait été si stupéfait du changement de ton et de langage du marchand, qu'il ne l'avait pas interrompu; il reprit alors avec une hautaine ironie:

– Et sans doute, monsieur, la moralité de la belle leçon d'histoire que vous me faites la grâce de me donner, en votre qualité de marchand de toile, probablement, est qu'il faut mettre les prêtres et les nobles à la lanterne… comme aux beaux jours de 93? et marier nos filles au premier goujat venu?

– Ah! monsieur, – reprit le marchand avec une tristesse pleine de dignité, – ne parlons pas de représailles; oubliez ce que vos pères ont souffert pendant ces formidables années… j'oublierai, moi, ce que nos pères à nous ont souffert grâce aux vôtres, non pendant quelques années, mais durant quinze siècles de tortures… Mariez vos filles et vos sœurs comme vous l'entendrez, c'est votre droit, croyez aux mésalliances, cela vous regarde; ce sont des faits je les constate; et comme symptôme, je le répète, ils sont graves, ils prouvent que pour vous il y a, il y aura toujours… deux races.

– Et quand cela serait, monsieur, que vous importe?

– Diable! mais cela nous importe beaucoup, monsieur: la sainte-alliance, le droit divin et absolu, le parti prêtre et l'aristocratie de naissance, tout-puissants, telles sont les conséquences forcées de cette croyance qu'il y a deux races, une supérieure, une inférieure, l'une faite pour commander, l'autre pour obéir et souffrir…

M. de Plouernel, se rappelant l'entretien qu'il venait d'avoir avec son oncle le cardinal, ne trouva rien à répondre.

– Vous me demandez la moralité de cette leçon d'histoire?.. la voici, monsieur… – reprit le marchand. – Comme je suis fort jaloux des libertés que nos pères nous ont conquises au prix de leur sang, de leur martyre… comme je ne veux plus être traité en vaincu; tant que votre parti reste dans la légalité, je vote contre lui, en ma qualité d'électeur… mais lorsque, comme en 1830, votre parti sort de la légalité, afin de nous ramener, selon son idée fixe, au gouvernement du bon plaisir et des prêtres, c'est-à-dire au gouvernement d'avant 89… je descends dans la rue… pardon de la liberté grande, et je tire des coups de fusil à votre parti.

– Et il vous en rend!

– Parfaitement bien… car j'ai eu le bras cassé en 1830 par une balle suisse… Mais voyons, monsieur, pourquoi la bataille? toujours la bataille! toujours du sang, et de brave sang… versé des deux côtés? Pourquoi toujours rêver un passé qui n'est plus, qui ne peut plus être? Vous nous avez vaincus, spoliés, dominés, exploités, torturés quinze siècles durant! n'est-ce donc point assez? Est-ce que nous pensons à notre tour vous opprimer? Non, non… mille fois non… la liberté nous a coûté trop cher à conquérir, nous en savons trop le prix, pour attenter à celle des autres. Mais, que voulez-vous? depuis 89, vos alliances avec l'étranger, la guerre civile soulevée par vous, vos continuelles tentatives contre-révolutionnaires, votre accord intime avec le parti prêtre, tout cela inquiète et afflige les gens réfléchis, irrite et exaspère les gens d'action. Encore une fois, à quoi bon? Est-ce que jamais l'humanité a rétrogradé… non, monsieur, jamais… Vous pouvez, certes, faire du mal, beaucoup de mal; mais c'est fini du droit divin et de vos priviléges… prenez-en donc votre parti… Vous épargnerez au pays, et à vous peut-être, de nouveaux désastres; car, je vous le dis, l'avenir est républicain.

La voix, l'accent de M. Lebrenn étaient si pénétrants, que M. de Plouernel fut non pas convaincu, mais touché de ces paroles; son indomptable fierté de race luttait contre son désir d'avouer au marchand qu'il le reconnaissait au moins pour un généreux adversaire.

À ce moment, la porte fut brusquement ouverte par un capitaine adjudant-major, du régiment du comte, qui lui dit d'une voix hâtée en faisant le salut militaire:

– Pardon, mon colonel, d'être entré sans me faire annoncer; mais l'on vient d'envoyer l'ordre de faire à l'instant monter le régiment à cheval, et de rester en bataille dans la cour du quartier; on craint du bruit pour ce soir…

M. Lebrenn se disposait à quitter le salon, lorsque M. de Plouernel lui dit:

– Allons, monsieur, du train dont vont les choses, et d'après vos opinions républicaines, il se peut que j'aie l'honneur de vous trouver demain sur une barricade.

– Je ne sais ce qui doit arriver, monsieur, – répondit le marchand; – mais je ne crains ni ne désire une pareille rencontre.

Puis il ajouta en souriant:

– Je crois, monsieur, qu'il sera bon de surseoir à la fourniture en question?

– Je le crois aussi, monsieur, – dit le colonel en faisant un salut contraint à M. Lebrenn, qui sortit…

CHAPITRE VII

Pourquoi madame Lebrenn et mademoiselle Velléda sa fille n'avaient pas une haute opinion du courage de Gildas Pakou, le garçon de magasin. – Comment Gildas, qui ne trouvait pas le quartier Saint-Denis pacifique ce jour-là, eut peur d'être séduit et violenté par une jolie fille, et s'étonna fort de voir certaines marchandises apportées dans la boutique de l'Épée de Brennus.

Pendant que M. Lebrenn avait eu avec M. de Plouernel l'entretien précédent, la femme et la fille du marchand occupaient, selon l'habitude, le comptoir du magasin.

Madame Lebrenn, pendant que sa fille brodait, vérifiait les livres de commerce de la maison. C'était une femme de quarante ans, d'une taille élevée; sa figure, à la fois grave et douce, conservait les traces d'une beauté remarquable; il y avait dans l'accent de sa voix, dans son attitude, dans sa physionomie, quelque chose de calme de ferme, qui donnait une haute idée de son caractère; en la voyant on aurait pu se rappeler que nos mères avaient part aux conseils de l'État dans les circonstances graves, et que telle était la vaillance de ces matrones, que Diodore de Sicile s'exprime ainsi:

«Les femmes de la Gaule ne rivalisent pas seulement avec les hommes par la grandeur de leur taille, elles les égalent par la force de l'âme.» Tandis que Strabon ajoute ces mots significatifs: «Les Gauloises sont fécondes et bonnes éducatrices.»

Mademoiselle Velléda Lebrenn était assise à côté de sa mère. En voyant cette jeune fille pour la première fois, l'on restait frappé de sa rare beauté, d'une expression à la fois fière, ingénue et réfléchie; rien de plus limpide que le bleu de ses yeux, rien de plus éblouissant que son teint, rien de plus noble que le port de sa tête charmante, couronnée de longues tresses de cheveux bruns, brillants, çà et là, de reflets dorés. Grande, svelte et forte sans être virile, sa taille était accomplie; l'ensemble et le caractère de cette beauté faisaient comprendre le caprice paternel du marchand, donnant à son enfant le nom de Velléda, nom d'une femme illustre, héroïque dans les annales patriotiques des Gaules; l'on se figurait mademoiselle Lebrenn le front ceint de feuilles de chêne, vêtue d'une longue robe blanche à ceinture d'airain, et faisant vibrer la harpe d'or des druides, ces admirables éducateurs de nos pères, qui, les exaltant par la pensée de l'immortalité de l'âme, leur enseignaient à mourir avec tant de grandeur et de sérénité! On pouvait retrouver encore dans mademoiselle Lebrenn le type superbe de ces Gauloises vêtues de noir, au bras si blanc et si fort (dit Ammien-Marcellin15), qui suivaient leurs maris à la bataille, avec leurs enfants dans leurs chariots de guerre, encourageant les combattants de la voix et du geste, se mêlant à eux dans la défaite, et préférant la mort à l'esclavage et à la honte.

Ceux qui n'évoquaient pas ces tragiques et glorieux souvenirs du passé voyaient dans mademoiselle Lebrenn une belle jeune fille de dix-huit ans, coiffée de ses magnifiques cheveux bruns, et dont la taille élégante se dessinait à ravir sous une jolie robe montante de popeline bleu tendre, que rehaussait une petite cravate de satin orange nouée autour de sa fraîche et blanche collerette.

Pendant que madame Lebrenn vérifiait ses livres de commerce, et que sa fille continuait de broder en causant avec sa mère, Gildas Pakou, le garçon de magasin, se tenait sur le seuil de la porte, inquiet, troublé, si troublé, qu'il ne songeait plus, selon son habitude, à citer, çà et là, quelques passages de ses chères chansons bretonnes.

Le digne garçon n'était préoccupé que d'une chose, du contraste étrange qu'il trouvait entre la réalité et les promesses de sa mère, celle-ci lui ayant annoncé la rue Saint-Denis en général et la demeure de M. Lebrenn en particulier, comme des lieux calmes et pacifiques par excellence.

Soudain Gildas se retourna et dit à madame Lebrenn d'une voix alarmée:

– Madame! madame! entendez-vous?

– Quoi, Gildas? – demanda la femme du marchand en continuant d'écrire tranquillement.

– Mais, madame, c'est le tambour… tenez… Et puis… ah! mon Dieu!.. il y a des hommes qui courent!

– Eh bien, Gildas, – dit madame Lebrenn, – laissez-les courir.

– Ma mère, c'est le rappel, – dit Velléda après avoir un instant écouté. – On craint sans doute que l'agitation qui règne dans Paris depuis hier n'augmente encore?

– Jeanike, – dit madame Lebrenn à sa servante, – il faut préparer l'uniforme de monsieur Lebrenn; il le demandera peut-être à son retour.

– Oui, madame… j'y vais, – dit Jeanike en disparaissant par l'arrière-boutique.

– Gildas, – reprit madame Lebrenn, – vous pouvez apercevoir d'ici la porte Saint-Denis?

– Oui, madame, – répondit Gildas en tremblant; – est-ce qu'il faudrait y aller?

– Non… rassurez-vous; dites-nous seulement s'il y a beaucoup de monde rassemblé de ce côté.

– Oh! oui, madame, – répondit Gildas en allongeant le cou; – c'est une vraie fourmilière… Ah! mon Dieu! madame… madame… Ah! mon Dieu!..

– Allons! quoi encore… Gildas!

– Ah! madame… là-bas… les tambours… ils allaient détourner la rue…

– Eh bien?

– Des hommes en blouse viennent de les arrêter et de crever leurs tambours… Tenez, madame, voilà tout le monde qui court de ce côté-là… Entendez-vous comme on crie, madame?.. Si l'on fermait la boutique?..

– Allons, décidément, vous n'êtes pas très-brave, Gildas, – dit en souriant mademoiselle Lebrenn sans cesser de s'occuper de sa broderie.

À ce moment, un homme en blouse, traînant péniblement une petite charrette à bras, qui semblait pesamment chargée, s'arrêta devant le magasin, rangea la voiture au long du trottoir, entra dans la boutique, et dit à la femme du marchand:

– Monsieur Lebrenn, madame?

– C'est ici, monsieur.

– Ce sont quatre ballots que je lui apporte.

– De toile, sans doute? – demanda madame Lebrenn.

– Mais, madame… je le crois, – répondit le commissionnaire en souriant.

– Gildas, – reprit-elle en s'adressant au digne garçon, qui jetait dans la rue des regards de plus en plus effarés, – aidez monsieur à transporter ces ballots dans l'arrière-boutique.

Le commissionnaire et Gildas déchargèrent les ballots, longs et épais rouleaux enveloppés de grosse étoffe grise.

– Ça doit être de la toile fièrement serrée, – dit Gildas en aidant avec effort le voiturier à apporter le dernier de ces colis, – car ça pèse… comme du plomb.

– Vrai? vous trouvez, mon camarade? – dit l'homme en blouse en regardant fixement Gildas, qui baissa modestement les yeux et rougit beaucoup.

Le voiturier, s'adressant alors à madame Lebrenn, lui dit:

– Voilà ma commission faite, madame; je vous recommande surtout de ne pas faire mettre ces ballots dans un endroit humide ou près du feu, en attendant le retour de monsieur Lebrenn; ces toiles sont très… très-susceptibles.

Et ce disant, le voiturier essuya son front baigné de sueur.

– Vous avez dû avoir bien de la peine à apporter tout seul ces ballots? – lui dit madame Lebrenn avec bonté, et ouvrant le tiroir qui lui servait de caisse, elle y prit une pièce de dix sous, qu'elle fit glisser sur le comptoir. – Veuillez prendre ceci pour vous.

– Je vous rends mille grâces, madame, – répondit en souriant le voiturier; – je suis payé.

– Les commissionnaires rendent mille grâces et refusent des pourboires! – se dit Gildas. – Étonnante… étonnante maison que celle-ci!..

Madame Lebrenn, assez surprise de la manière dont le refus du voiturier était formulé, leva les yeux, et vit un homme de trente ans environ, d'une figure agréable, et qui avait, chose assez rare chez un porte-faix, les mains très-blanches, très-soignées, et une très-belle bague chevalière en or au petit doigt.

– Pourriez-vous me dire, monsieur, – lui demanda la femme du marchand, – si aujourd'hui l'agitation augmente beaucoup dans Paris?

– Beaucoup, madame; c'est à peine si l'on peut circuler sur le boulevard… Les troupes arrivent de toutes parts; il y a de l'artillerie mèche allumée ici près, en face le Gymnase… J'ai rencontré deux escadrons de dragons en patrouille, la carabine au poing… On bat partout le rappel… quoique la garde nationale se montre fort peu empressée… Mais, pardon, madame, – ajouta le voiturier en saluant très-poliment madame Lebrenn et sa fille; – voici bientôt quatre heures… Je suis pressé.

Il sortit, s'attela de nouveau à sa charrette et repartit rapidement.

En entendant parler de l'artillerie, stationnant dans le voisinage, mèche allumée, les étonnements de Gildas devinrent énormes; cependant, partagé entre la crainte et la curiosité, il hasarda de jeter un nouveau coup d'œil dans cette terrible rue Saint-Denis, si voisine de l'artillerie.

Au moment où Gildas avançait le cou hors de la boutique, la jeune fille qui avait déjeuné chez M. de Plouernel, et improvisait de si folles chansons, sortait de l'allée de la maison où logeait Georges Duchêne, qui, on l'a dit, demeurait en face du magasin de toile.

Pradeline avait l'air triste, inquiet; après avoir fait quelques pas sur le trottoir, elle s'approcha autant qu'elle put de la boutique de M. Lebrenn, afin d'y jeter un regard curieux, malheureusement arrêté par les rideaux de vitrage. La porte, il est vrai, était entr'ouverte; mais Gildas, s'y tenant debout, l'obstruait entièrement. Cependant Pradeline tâcha, sans se croire remarquée, de voir dans l'intérieur du magasin. Gildas, depuis quelques instants, observait avec une surprise croissante la manœuvre de la jeune fille; il s'y trompa, et se crut le but des regards obstinés de Pradeline; le pudique garçon baissa les yeux, rougit jusqu'aux oreilles: sa modestie alarmée lui disait de rentrer dans le magasin, afin de prouver à cette effrontée le cas qu'il faisait de ses agaceries; mais un certain amour-propre le retenait cloué au seuil de la porte, et il se disait plus que jamais:

– Ville étonnante que celle-ci, où, non loin d'une artillerie dont la mèche est allumée, les jeunes filles viennent dévorer les garçons des yeux!

Il aperçut alors Pradeline traverser de nouveau la rue et entrer dans un café voisin.

– La malheureuse! elle va sans doute boire des petits verres pour s'étourdir… Elle est capable alors de venir me relancer jusque dans la boutique… Bon Dieu!.. que diraient madame Lebrenn et mademoiselle?..

Un nouvel incident coupa court, pour un moment, aux chastes appréhensions de Gildas. Il vit s'arrêter devant la porte un camion à quatre roues, traîné par un vigoureux cheval, et contenant trois grandes caisses plates, hautes de six pieds environ, et sur lesquelles on lisait: Très-fragile… Deux hommes en blouse conduisaient cette voiture: l'un, nommé Dupont, avait paru de très-bon matin dans la boutique, afin d'engager M. Lebrenn à ne pas aller visiter sa provision de poivre; l'autre portait une épaisse barbe grise. Ils descendirent de leur siége, et Dupont, le mécanicien, entra dans la boutique, salua madame Lebrenn, et lui dit:

– Monsieur Lebrenn n'y est pas, madame?

– Non, monsieur.

– Ce sont trois caisses de glaces que nous lui apportons.

– Très-bien, monsieur, – répondit madame Lebrenn.

Et, appelant Gildas:

– Aidez ces messieurs à entrer ces glaces ici.

Le garçon de magasin obéit tout en se disant:

– Étonnante maison!.. Trois caisses de glaces… et d'un poids!.. Il faut que le patron, sa femme et sa fille aiment fièrement à se mirer…

Dupont et son compagnon à barbe grise venaient d'aider Gildas à placer les caisses dans l'arrière-magasin, d'après l'indication de madame Lebrenn, lorsqu'elle lui dit:

– Sait-on quelque chose de nouveau, monsieur? Le mouvement dans Paris se calme-t-il?

– Au contraire, madame… ça chauffe… ça chauffe, – répondit Dupont avec un air de satisfaction à peine déguisée. – On commence à élever des barricades au faubourg Saint-Antoine… Cette nuit les préparatifs… demain la bataille…

À peine Dupont achevait-il ces mots, qu'on entendit au dehors et au loin un grand tumulte et un formidable bruit de voix criant: Vive la réforme!

Gildas courut à la porte.

– Dépêchons-nous, – dit Dupont à son compagnon; – on prendrait notre camion comme noyau d'une barricade… Ce serait trop tôt; nous avons encore des pratiques à servir… – Puis, saluant madame Lebrenn: – Bien des choses à votre mari, madame.

Les deux hommes sautèrent sur le siége de leur camion, fouettèrent leur cheval, et s'éloignèrent dans une direction opposée à celle de l'attroupement.

Gildas avait suivi des yeux ce nouveau mouvement de la foule avec une inquiétude croissante; il vit tout à coup Pradeline sortir du café où elle était entrée, et se diriger vers le magasin, tenant une lettre à la main.

– Quelle enragée!.. elle vient de m'écrire! – pensa Gildas. – La malheureuse m'apporte sa lettre!.. Une déclaration!.. Je suis déshonoré aux yeux de mes patrons!..

De sorte que Gildas éperdu referma vivement la porte du magasin, lui donna un tour de clef et se tint coi auprès du comptoir.

– Eh bien, – lui dit madame Lebrenn, – pourquoi fermez-vous ainsi cette porte, Gildas?

– Madame, c'est plus prudent. Je viens de voir venir là-bas une bande d'hommes… dont la mine effrayante…

– Allons, Gildas, vous perdez la tête! Ouvrez cette porte.

– Mais, madame…

– Faites ce que je vous dis… Tenez, justement, il y a quelqu'un qui essaye d'entrer… Ouvrez donc cette porte…

– C'est cette enragée avec sa lettre, – pensa Gildas plus mort que vif. – Ah! pourquoi ai-je quitté ma tranquille petite ville d'Auray?..

Et il ouvrit la porte avec un grand battement de cœur; mais au lieu de voir apparaître la jeune fille avec sa lettre, il se trouva en face de M. Lebrenn et de son fils.

CHAPITRE VIII

Comment M. Lebrenn, son fils, sa femme et sa fille, se montrent dignes de leur race.

Madame Lebrenn fut surprise et heureuse à la vue de son fils qu'elle n'attendait pas, le croyant à son École du commerce. Velléda embrassa tendrement son frère, tandis que le marchand serrait la main de sa femme.

Sacrovir Lebrenn, par son air résolu, semblait digne de porter le glorieux nom de son patron, l'un des plus grands patriotes gaulois dont l'histoire fasse mention.

Le fils de M. Lebrenn était un grand et robuste garçon de dix-neuf ans passés, d'une figure ouverte, bienveillante et hardie; une barbe naissante ombrageait sa lèvre et son menton; ses joues pleines étaient vermeilles et animées par l'émotion: il ressemblait beaucoup à son père.

Madame Lebrenn embrassa son fils et lui dit:

– Je ne m'attendais pas au plaisir de te voir aujourd'hui, mon enfant.

– Je l'ai été chercher à son école, – reprit le marchand. – Tu sauras tout à l'heure pourquoi, ma chère Hénory.

– Sans être inquiètes, – reprit madame Lebrenn en s'adressant à son mari, – Velléda et moi, nous nous étonnions de ne pas te voir rentrer… Il paraît que l'agitation augmente dans Paris… Tu sais qu'on a battu le rappel?

– Oh! mère! – s'écria Sacrovir, l'œil étincelant d'enthousiasme, – Paris a la fièvre… On devine que tous les cœurs battent plus fort. Sans se connaître, on se cherche, on se comprend du regard; dans chaque rue ce sont d'ardentes paroles… de patriotiques appels aux armes… Ça sent la poudre, enfin!.. Ah! mère! mère!.. – ajouta le jeune homme avec exaltation; – comme c'est beau le réveil d'un peuple!..

– Allons, calmez-vous, enthousiaste, – dit madame Lebrenn en souriant.

Et elle étancha avec son mouchoir la sueur dont était mouillé le front de son fils. Pendant ce temps, M. Lebrenn embrassait sa fille.

– Gildas, – dit le marchand, – on a dû apporter des caisses pendant mon absence?

– Oui, monsieur, de la toile et des glaces; elles sont dans l'arrière-boutique.

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