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Les mystères du peuple, Tome I
– Je vous demande donc, Georges, d'attendre l'issue de la crise pour tout dire à ma fille… Si je suis tué, ma femme saura mes derniers désirs; ils sont que vous épousiez Velléda.
– Monsieur, – reprit Georges d'une voix profondément émue, – ce que je ressens à cette heure ne peut s'exprimer… je ne peux vous dire que ces mots: Oui, je serai digne de votre fille… oui, je serai digne de vous… la grandeur de la reconnaissance ne m'effraye pas… mon cœur et ma vie y suffiront, croyez-le, monsieur.
– Et je vous crois, mon brave Georges, – dit le marchand en serrant affectueusement les mains du jeune homme dans les siennes. – Un mot encore! Vous avez des armes?
– J'ai une carabine cachée ici, et cinquante cartouches que j'ai fabriquées cette nuit.
– Si l'affaire s'engage ce soir, et c'est infaillible, nous barricaderons la rue à la hauteur de ma maison. Le poste est excellent; nous possédons plusieurs dépôts d'armes et de poudre; je suis allé ce matin visiter des munitions que l'on croyait éventées par les limiers de police, il n'en était rien. Au premier mouvement, revenez ici chez vous, Georges, je vous ferai prévenir, et mordieu! ferme aux barricades! Dites-moi. Votre grand-père est discret?
– Je réponds de lui comme de moi, monsieur.
– Il est là dans sa chambre?
– Oui, monsieur.
– Eh bien, laissez-moi lui causer une bonne joie.
Et M. Lebrenn entra dans la chambre du vieillard, toujours occupé à fumer sa pipe en pacha, comme il disait.
– Bon père, – lui dit le marchand de toile, – votre petit-fils est un si bon et si généreux cœur, que je lui donne ma fille, dont il est amoureux fou… Je vous demande seulement le secret pour quelques jours, après quoi vous aurez le droit d'espérer de vous voir arrière-grand-père, et moi, grand-père… Georges vous expliquera la chose. Adieu, bon père… Et vous, Georges, à tantôt.
Et laissant Georges avec le vieillard, M. Lebrenn se dirigea vers la demeure de M. le comte de Plouernel, colonel de dragons, qui attendait le marchand de toile avant midi pour s'entendre avec lui au sujet d'une grosse fourniture.
CHAPITRE IV
Comment le colonel de Plouernel déjeunait tête à tête avec une jolie fille qui improvisait toutes sortes de couplets sur l'air de la Rifla. – De l'émotion peu dévotieuse causée à cette jeune fille par l'arrivée d'un cardinal.
M. Gonthran Néroweg, comte de Plouernel, occupait un charmant petit hôtel de la rue de Paradis-Poissonnière, bâti par son grand-père. À l'élégance un peu rococo de cette habitation, on devinait qu'elle avait dû être construite au milieu du dernier siècle, et avait servi de petite maison. Le quartier des poissonniers, comme on disait du temps de la régence, très-désert à cette époque, était ainsi parfaitement approprié à ces mystérieuses retraites, vouées au culte de la Vénus aphrodite.
M. de Plouernel déjeunait tête à tête avec une fort jolie fille de vingt ans, brune, vive et rieuse: on l'avait surnommée Pradeline, parce que dans les soupers, dont elle était l'âme et souvent la reine, elle improvisait sur tout sujet des chansons que n'eût sans doute pas avouées le célèbre improvisateur dont elle portait le nom féminisé, mais qui du moins ne manquaient ni d'à-propos ni de gaieté.
M. de Plouernel, ayant entendu parler de Pradeline, l'avait invitée à souper la veille avec lui et quelques amis. Après le souper, prolongé jusqu'à trois heures du matin, l'hospitalité était de droit; ensuite de l'hospitalité, le déjeuner allait de soi-même: aussi les deux convives étaient attablés dans un petit boudoir Louis XV attenant à sa chambre à coucher; un bon feu flambait dans la cheminée de marbre chantournée; d'épais rideaux de damas bleu tendre, semés de roses, atténuaient l'éclat du jour; des fleurs garnissaient de grands vases de porcelaine. L'atmosphère était tiède et parfumée. Les vins étaient fins, les mets recherchés. Pradeline et M. de Plouernel y faisaient honneur.
Le colonel était un homme de trente-huit ans environ, d'une taille élevée, svelte et robuste à la fois; ses traits, un peu fatigués, mais d'une sorte de beauté fière, offraient le type de la race germanique ou franque, dont Tacite et César ont tant de fois dessiné les traits caractéristiques: cheveux d'un blond pâle, longues moustaches rousses, yeux gris clairs, nez en bec d'aigle.
M. de Plouernel, vêtu d'une robe de chambre magnifique, paraissait non moins gai que la jeune fille.
– Allons, Pradeline, – dit-il en lui versant un glorieux verre de vieux vin de Bourgogne, – à la santé de ton amant!
– Quelle bêtise! est-ce que j'ai un amant?
– Tu as raison. À la santé de tes amants!
– Tu n'es donc pas jaloux, mon cher?
– Et toi?
À cette question, Pradeline vida lestement son rouge bord; puis, faisant tinter son verre avec le bout de la lame de son couteau, elle répondit à la question de M. de Plouernel en improvisant sur l'air alors si en vogue de la Rifla:
À la fidélitéJe joue un pied de nez,Quand un amant me plaît,Ah! mais, c'est bientôt fait.La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.– Bravo, ma chère! – s'écria le colonel en riant aux éclats.
Et faisant chorus avec Pradeline, il chanta en frappant aussi son verre de la pointe de son couteau:
Quand un amant me plaît,Ah! mais, c'est bientôt fait.La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.– Eh bien, petite, – reprit-il après ce refrain, – puisque tu n'es pas jalouse, donne-moi un conseil…
– Voyons!
– Un conseil d'amie.
– Pardieu!
– Je suis amoureux… mais amoureux fou.
– Ah bah!
– C'est comme ça. S'il s'agissait d'une femme du monde, je ne te demanderais pas conseil, et…
– Tu dis une femme du…?
– Du monde.
– Ah ça! est-ce que je ne suis pas femme? et au monde? et du monde?
– Et pour tout le monde, n'est-ce pas, ma chère?
– Naturellement, puisque je suis ici; ce qui est peu flatteur pour toi, mon cher, et encore moins flatteur pour moi. Mais c'est égal; continue, et ne sois plus grossier… si tu peux.
– Ah! c'est curieux! cette petite me donne des leçons de savoir vivre!
– Tu me demandes des conseils, je peux bien te donner des leçons. Voyons, achève.
– Figure-toi que je suis amoureux d'une boutiquière, c'est-à-dire que son père et sa mère tiennent une boutique.
– Bien.
– Tu dois connaître ce monde-là, toi, ses mœurs, ses habitudes: quels moyens me conseilles-tu d'employer pour réussir?
– Fais-toi aimer.
– C'est trop long… Quand j'ai un violent caprice, il m'est impossible d'attendre.
– Vraiment!.. C'est étonnant, mon cher, comme tu m'intéresses. Mais voyons. Cette boutiquière, d'abord, est-elle bien pauvre? est-elle bien misérable? a-t-elle bien faim?
– Comment! a-t-elle faim? que diable veux-tu dire?
– Colonel, je ne peux pas nier tes agréments… tu es beau, tu es spirituel, tu es charmant, tu es séduisant, tu es adorable, tu es délicieux…
– De l'ironie!
– Ah! par exemple! est-ce que j'oserais?.. Tu es donc délicieux! Mais pour que la pauvre fille pût te bien apprécier, il faudrait qu'elle mourût de faim. Tu n'as pas d'idée comme la faim… aide à trouver les gens délicieux.
Et Pradeline d'improviser de nouveau, non pas cette fois avec un accent joyeux, mais avec une sorte d'amertume et en ralentissant tellement la mesure de son air favori, qu'il devenait presque mélancolique:
Tu as faim et tu pleures,Petite… en ma demeureViens… tu auras de l'or.Mais livre-moi ton corps.La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.– Diable! ton refrain n'est pas gai cette fois, – dit M. de Plouernel, frappé de l'accent de mélancolie de la jeune fille, qui d'ailleurs reprit bientôt son insouciance et sa gaieté habituelles.
– Je comprends l'allusion, – reprit le comte; – mais ma belle boutiquière n'a pas faim.
– Alors, est-elle coquette? aime-t-elle la toilette, les bijoux, les spectacles? voilà encore de fameux moyens de perdre une pauvre fille.
– Elle doit aimer tout cela; mais elle a père et mère, elle doit donc être très-surveillée. Aussi j'avais une idée…
– Toi?.. Enfin ça c'est vu. Et cette idée?
– Je voulais acheter beaucoup chez ces gens-là, leur prêter même au besoin de l'argent, car ils doivent toujours être à tirer le diable par la queue, ces gens du petit commerce!
– De sorte que tu crois qu'ils te vendront leur fille… comptant?
– Non, mais j'espère que du moins ils ferment les yeux… alors je pourrai éblouir la petite par des cadeaux et aller très-vite! Hein! qu'en penses-tu?
– Dam! moi je ne sais pas, – répondit Pradeline en jouant l'ingénuité… – Si dans ton grand monde ça se fait de la sorte, si les parents vendent leurs filles, peut-être ça se fait-il aussi chez les petites gens. Pourtant, je ne crois pas; ils sont trop bourgeois, trop épiciers, vois-tu?
– Petite, – dit M. de Plouernel avec hauteur, – tu t'émancipes prodigieusement.
À ce reproche, la jeune fille partit d'un grand éclat de rire, qu'elle interrompit par cette nouvelle improvisation joyeusement chantée:
Voyez donc ce seigneurAvec son point d'honneur!Pour ce fier paladinTout bourgeois tout gredin!La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.Après quoi, Pradeline se leva, prit sur la cheminée un cigarre qu'elle alluma bravement en continuant de chantonner son refrain; puis elle s'étendit dans un fauteuil en envoyant au plafond la fumée bleuâtre du tabac doré de la Havane.
M. de Plouernel, oubliant son dépit d'un moment, ne put s'empêcher de rire de l'originalité de la jeune fille, et lui dit:
– Voyons, petite, parlons sérieusement; il ne s'agit pas de chanter, mais de me conseiller.
– D'abord, il faut que je connaisse le quartier de tes amours, – reprit la jeune fille d'un ton dogmatique en se renversant dans le fauteuil; – la connaissance du quartier est très-importante… Ce qui se peut dans un quartier ne se peut pas dans l'autre. Il y a, mon cher, des quartiers bégueules et des quartiers décolletés.
– Profondément raisonné, ma belle; l'influence du quartier sur la vertu des femmes est considérable… Je peux donc sans rien compromettre te dire que mon adorable boutiquière est de la rue Saint-Denis.
À ces mots, la jeune fille, qui jusqu'alors, étendue dans un fauteuil, faisait indolemment tourbillonner la fumée de son cigarre, tressaillit, et se releva si brusquement, que M. Plouernel la regardant avec surprise, s'écria:
– Que diable as-tu?
– J'ai… – reprit Pradeline en reprenant son sang-froid et secouant sa jolie main avec une expression de douleur, – j'ai que je me suis horriblement brûlée avec mon cigarre… mais ce ne sera rien. Tu disais donc, mon cher, que tes amours demeuraient rue Saint-Denis? c'est déjà quelque chose, mais pas assez.
– Tu n'en sauras cependant pas davantage, petite.
– Maudit cigarre! – reprit la jeune fille en secouant de nouveau sa main; – ça me cuit… oh! mais ça me cuit…
– Veux-tu un peu d'eau fraîche?
– Non, ça passe… Or donc, tes amours demeurent dans la rue Saint-Denis… Mais, un instant, mon cher… Est-ce dans le haut ou dans le bas de la rue? car c'est encore quelque chose de très-différent que le haut ou le bas de la rue; à preuve que les boutiques sont plus chères dans un endroit que dans un autre. Or, selon le plus ou moins de cherté du loyer, la générosité doit être plus ou moins grande… Hein? c'est ça qui est fort!
– Très-fort. Alors je te dirai que mes amours ne demeurent pas loin de la porte Saint-Denis.
– Je n'en demande pas davantage pour donner ma consultation, – répondit la jeune fille d'un ton qu'elle s'efforça de rendre comique. Mais un homme plus observateur que M. de Plouernel eût remarqué une vague inquiétude dans l'expression des traits de Pradeline.
– Eh bien, voyons! que me conseilles-tu? lui dit-il.
– D'abord, il faut… – Mais la jeune fille s'interrompit, et dit:
– On a frappé, mon cher.
– Tu crois?
– J'en suis sûre. Tiens, entends-tu?..
En effet, on frappa de nouveau.
– Entrez, – dit le comte.
Un valet de chambre se présenta d'un air assez embarrassé, et dit vivement à son maître:
– Monsieur le comte, c'est son éminence…
– Mon oncle! – dit le colonel très-surpris en se levant aussitôt.
– Oui, monsieur le comte; monseigneur le cardinal est arrivé cette nuit de voyage, et…
– Un cardinal! – s'écria Pradeline en interrompant le domestique par un grand éclat de rire, car elle oubliait déjà ses dernières préoccupations; – un cardinal! voilà qui est flambard! voilà ce qu'on ne rencontre pas tous les jeudis à Mabille ou à Valentino!.. Un cardinal! je n'en ai jamais vu, il faut que je m'en régale.
Et d'improviser sur son air favori:
La reine Bacchanal,Voyant un cardinal,Dit: Faut nous amuserEt le faire danser…La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.Et ce disant, la folle fille, soulevant à demi les deux pans de sa robe, se mit à évoluer dans le boudoir avec désinvolture en répétant son improvisation, tandis que le valet de chambre, immobile à la porte à demi ouverte, tenait à grand'peine son sérieux, et que M. de Plouernel, fort irrité des libertés grandes de cette effrontée, lui disait:
– Allons donc, ma chère, c'est stupide… taisez-vous donc, c'est indécent!
Le cardinal de Plouernel, que l'on venait d'annoncer, se souciant peu de faire antichambre chez son neveu, et ne le croyant pas sans doute en si profane compagnie, arriva bientôt sur les pas du valet de chambre, et entra au moment où Pradeline, lançant en avant sa jambe charmante, ondulait du torse en répétant:
Il faut nous amuserEt le faire danser.La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.À la vue du cardinal, M. de Plouernel courut à la porte, et tout en embrassant son oncle à plusieurs reprises, il le repoussa doucement dans le salon d'où il sortait alors; le valet de chambre, en homme bien appris, ferma discrètement sur son maître la porte du boudoir, dont il poussa le verrou.
CHAPITRE V
De l'entretien du cardinal de Plouernel et de son neveu. – Comment son éminence finit par envoyer son neveu à tous les diables. – Ce que vit M. Lebrenn, le marchand de toile, dans un certain salon de l'hôtel de Plouernel, et pourquoi il se souvint d'une abbesse portant l'épée, de l'infortuné Broute-Saule, de la pauvre Septimine la Coliberte, de la gentille Ghiselle la Paonnière, d'Alizon la Maçonne, et autres trépassés des temps passés que l'on rencontrera plus tard.
Le cardinal de Plouernel était un homme de soixante-cinq ans, grand, osseux, décharné. Il offrait, avec la différence de l'âge, le même type de figure que son neveu; son long cou, son crâne pelé, son grand nez en bec d'oiseau de proie, ses yeux écartés, ronds et perçants, donnaient à ses traits, en les analysant et en faisant abstraction de la haute intelligence qui semblait les animer, donnaient à ses traits, disons-nous, une singulière analogie avec la physionomie du vautour.
Somme toute, ce prêtre, drapé dans sa robe rouge de prince de l'église, devait avoir une physionomie redoutable; mais pour visiter son neveu il était simplement vêtu d'une longue redingote noire, strictement boutonnée jusqu'au cou.
– Pardon, cher oncle, – dit le colonel en souriant. – Ignorant votre retour, je ne comptais pas sur votre bonne et matinale visite… et…
Le cardinal n'était pas homme à s'étonner de ce qu'un colonel de dragons eût des maîtresses; aussi lui dit-il de sa voix brève et tranchante:
– Je suis pressé. Parlons d'affaires. Je reviens d'une longue tournée en France. Nous touchons à une révolution.
– Que dites-vous, mon oncle? – s'écria le colonel d'un air incrédule – Vous croyez?..
– Je crois à une révolution.
– Mais, mon oncle…
– As-tu des fonds disponibles? Si tu n'en as pas, j'en ai à ton service.
– Des fonds… pourquoi faire?
– Pour les convertir en or, en bon papier sur Londres. C'est plus commode en voyage…
– Ah ça! mon oncle, quel voyage?
– Celui que tu feras en m'accompagnant. Nous partirons ce soir.
– Partir… ce soir?
– Aimes-tu mieux servir la république?
– La république! – demanda M. de Plouernel, qui tombait des nues. – Quelle république?
– Celle qui sera proclamée ici, à Paris, avant peu, après la chute de Louis-Philippe.
– La chute de Louis-Philippe! la république! en France… et avant peu?
– Oui, la république française, une, indivisible… proclamée à notre profit… Seulement sachons attendre…
Et le cardinal sourit d'un air étrange en aspirant une prise de tabac.
Le comte le regardait avec ébahissement. Il reprit:
– Comment, mon oncle, vous parlez sérieusement?
– Ah ça! mon pauvre Gonthran, tu es donc aveugle? sourd? – reprit le cardinal en haussant les épaules. – Et ces banquets révolutionnaires qui durent en France depuis trois mois?
– Ah, ah, ah! mon oncle, – dit le comte en riant; – vous croyez ces buveurs de vin bleu! ces mangeurs de veau… à vingt sous par tête… capables de…
– Ces niais-là… et je ne les en blâme point, tant s'en faut… ces niais-là ont tourné la cervelle des imbéciles qui les écoutaient. Il n'y a rien de plus bête en soi-même que la poudre à canon, n'est-ce pas? et ça ne l'empêche point d'éclater! Eh bien! ces banqueteurs ont joué avec la poudre. La mine va jouer et faire sauter le trône de ces d'Orléans.
– Cela n'est pas sérieux, mon oncle. Il y a ici cinquante mille hommes de troupes; si la canaille bougeait, elle serait hachée en morceaux. On est si tranquille sur l'état de Paris, que, malgré l'espèce d'agitation de la journée d'hier, l'on n'a pas seulement consigné les troupes dans les casernes.
– Vraiment? Ah! tant mieux, – reprit le cardinal en se frottant les mains. – Si leur gouvernement a le vertige, ces d'Orléans feront plus vite place à la république, et notre tour viendra plus tôt.
Ici l'éminence fut interrompue par deux petits coups frappés à la porte du salon donnant sur le boudoir; puis à ce bruit succéda le cantilène suivant, toujours sur l'air de la Rifla, chanté extérieurement et piano par Pradeline:
Pour m'en aller d'ici…Il me faut mon bibi,Et par occa-si-onLa béné-dic-ti-on.La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.– Ah! mon oncle, – dit le colonel avec colère, – méprisez, je vous en supplie, les insolences de cette sotte petite fille.
Et, se levant, le comte de Plouernel prit sur un canapé le châle et le chapeau de l'effrontée, sonna brusquement, et, jetant ces objets au valet de chambre qui entra, il lui dit:
– Donnez-lui cela, et faites-la sortir à l'instant.
Puis, revenant auprès de l'éminence, qui était restée impassible, et qui ouvrait en ce moment sa tabatière:
– En vérité, mon oncle, je suis confus. Mais de pareilles drôlesses ne savent rien respecter.
– Elle a une fort jolie jambe! – répondit le prêtre en aspirant sa prise. – Elle est très-gentille, cette drôlesse! Au quinzième siècle, nous l'aurions, pour sa plaisanterie, fait rôtir comme une petite juive. Mais patience… Ah! mon ami, jamais… non, jamais… nous n'avons eu la partie si belle!!!
– La partie plus belle si les d'Orléans sont chassés et si la république est proclamée?
Le cardinal haussa les épaules et reprit:
– De deux choses l'une: ou la république de ces va-nu-pieds sera l'anarchie, la dictature, l'émigration, le pillage, les assignats, la guillotine, la guerre avec l'Europe; alors il y en aura pour six mois au plus, et notre Henri V est ramené triomphant par la sainte-alliance… ou bien, au contraire, leur république sera bénigne, bête, légale, modérée, avec le suffrage universel pour base.
– Et dans ce cas-là, mon oncle?
– Dans ce cas-là, ce sera plus long; mais nous ne perdrons rien pour attendre. Usant de notre influence de grands propriétaires, agissant par le bas clergé sur nos paysans, nous devenons maîtres des élections, nous avons à la chambre la majorité, nous entravons toute mesure qui pourrait faire non pas aimer, mais seulement tolérer cet horrible et révolutionnaire état de choses; dans tous les esprits nous semons la défiance, la peur; bientôt mort du crédit, ruine générale, désastre universel, chœur de malédictions contre cette infâme république, qui meurt de sa belle mort après cet essai qui en dégoûte à jamais. Alors nous paraissons; le peuple affamé, le bourgeois épouvanté, se jettent à nos pieds, nous demandant à mains jointes notre Henri V, le seul salut de la France… Vient enfin l'heure des conditions; voici les nôtres: la royauté d'avant 89 au moins… c'est-à-dire plus de chambre bourgeoise insolente et criarde, aussi reine que le roi, puisqu'elle le tient par l'impôt, ce qui est ignoble; plus de système bâtard, tout ou rien; et nous voulons tout, à savoir: notre roi de droit divin et absolu, appuyé sur un clergé tout-puissant; une forte aristocratie et une armée impitoyable; cent mille deux cents hommes de troupes étrangères, s'il le faut; la sainte-alliance nous les prêtera. La misère est si atroce, la peur si intense, la lassitude si grande, que nos conditions sont aussitôt acceptées qu'imposées. Alors nous prenons vite des mesures promptes, terribles, les seules efficaces. Les voici: Premier point: Cours prévôtales; rappel des crimes de sacrilége, et de lèse-majesté depuis 1830; jugement et exécution dans les vingt-quatre heures, afin d'écraser dans leur venin tous les révolutionnaires, tous les impies… une terreur, une Saint-Barthélemy s'il le faut… La France n'en mourra pas; au contraire, elle crève de pléthore, elle a besoin d'être saignée à blanc de temps à autre. Second point: Donner l'instruction publique à la compagnie de Jésus… elle seule peut mater l'espèce. Troisième point: Briser le faisceau de la centralisation; elle a fait la force de la révolution… Il faut, au contraire, isoler les provinces en autant de petits centres, où, seuls, nous dominerons par le clergé ou nos grandes propriétés; restreindre, empêcher s'il est possible les rapports des populations entre elles. Il n'est point bon pour nous que les hommes se rapprochent, se fréquentent; et pour les diviser, réveiller d'urgence les rivalités, les jalousies, et s'il le faut les vieilles haines provinciales. En ce sens un brin de guerre civile serait d'un favorable expédient comme germe d'animosités implacables.
Puis, prenant sa prise, le cardinal ajouta:
– Les gens divisés par la haine ne conspirent point.
L'impitoyable logique de ce prêtre répugnait à M. de Plouernel; malgré son infatuation et ses préjugés de race, il s'arrangeait assez du temps présent; sans doute il eût préféré le règne de ses rois légitimes; mais il ne réfléchissait pas que, qui veut la fin, veut les moyens, et qu'une restauration complète, absolue, pour être durable aux yeux de ses partisans, ne pouvait avoir lieu et se soutenir que par les terribles moyens dont le cardinal venait de faire une complaisante exposition. Aussi le colonel reprit-il en souriant:
– Mais, mon oncle, songez-y donc! de nos jours isoler les populations entre elles, c'est impossible! et les routes stratégiques! et les chemins de fer!
– Les chemins de fer?.. – s'écria le cardinal courroucé; – invention du diable, bonne à faire circuler d'un bout de l'Europe à l'autre la peste révolutionnaire! Aussi notre saint père n'en veut point dans ses états, de chemin de fer, et il a raison. Il est inouï que les monarques de la sainte-alliance se soient laissés aller à ces nouveautés diaboliques! Ils les payeront cher peut-être? Qu'ont fait nos aïeux lors de la conquête? pour dompter et asservir cette mauvaise race gauloise, notre vassale de naissance et d'espèce, qui s'est tant de fois rebellée contre nous? nos aïeux l'ont parquée dans leurs domaines, avec défense d'en sortir sous peine de mort. Ainsi enchaînée à la glèbe, ainsi isolée, abrutie, l'engeance est plus domptable… c'est là qu'il faut tendre et arriver.
– Mais encore une fois, cher oncle, vous n'irez pas détruire les grandes routes et les chemins de fer?
– Pourquoi non? est-ce que les Francs, nos aïeux, par une excellente politique, n'ont pas ruiné ces grandes voies de communications fondées en Gaule par ces païens de Romains? est-ce que l'on ne peut pas lancer sur les chemins de fer toutes les brutes que cette invention infernale a dépossédées de leur industrie? Anathème… anathème sur ces orgueilleux monuments de la superbe de Satan!.. Par le sang de ma race! si l'on ne l'arrêtait pas dans ses inventions sacriléges, l'homme finirait, Dieu me garde! par changer sa vallée de larmes en un paradis terrestre! comme si la tâche originelle ne le condamnait point à la douleur pour l'éternité.