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Tamaris
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Tamaris

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Sa toilette, car elle était en toilette, était métissée comme sa figure. Sur une robe de soie de Lyon très-garnie de franfreluches et très-mal faite, elle portait une sorte de draperie en foulard qui n'était ni châle ni manteau; ses cheveux, divisés en nombreuses petites nattes, pendaient sur son dos, et je vis sur la table, auprès d'elle, un de ces petits chapeaux de feutre à plumes blanches, que les Françaises ont eu l'esprit de mettre à la mode pour la campagne, et qu'elles devraient avoir celui de porter à la ville.

Un superbe narghileh était posé à terre devant une pile de riches carreaux. Était-ce pour l'ingrat dont la négligence, au dire de sa négresse, la faisait pleurer? Mais ces beaux yeux d'émail, fixes comme ceux d'un sphinx, connaissaient-ils les larmes?

Je m'adressais rapidement ces deux questions, lorsque je vis mademoiselle Roque repousser du pied le tapis, comme s'il n'eût pas dû être profané par un étranger, m'offrir un siége et s'asseoir elle-même sur le divan, ni plus ni moins qu'une Française qui se dispose à faire la conversation; mais elle ne trouva rien à me dire, et ne chercha rien; ce qui, je le reconnus, valait mieux que de parler à tort et à travers. J'avais donc à faire tous les frais de la conversation. J'allai droit au but en lui parlant du projet de notre avoué dans mon intérêt comme dans le sien.

Quand elle m'eut bien écouté sans donner le moindre signe d'assentiment ou de répugnance:

– Que voulez-vous que je pense de cela? me dit-elle. Je n'y entends rien. Je sais que me voilà très-gênée. J'avais toujours compté sur la petite fortune de mon père. Ma pauvre mère ne savait seulement pas qu'elle ne fût pas bien mariée avec lui, et il n'y a pas longtemps que je le sais moi-même. J'ai toujours vécu sans rien comprendre à l'argent, et je ne savais pas qu'il faut en avoir beaucoup pour vivre en France. Je suis pourtant Française; mais on ne m'a rien appris de ce qu'il faudrait savoir. Mon père disait que j'en aurais assez. Je croyais qu'il avait pensé à tout; mais vous savez comment le pauvre homme est mort!

– D'un coup de sang, m'a-t-on dit?

– Oh! non, d'un coup de pistolet.

– Comment! il s'est battu?

– Mais non! il s'est tué.

Mademoiselle Roque me fit cette réponse avec un sang-froid tout fataliste, et elle ajouta en bonne chrétienne: «Dieu lui pardonne!» du ton dont elle aurait dit la phrase sacramentelle des Orientaux: «C'était écrit.»

– Vous ne savez donc pas? reprit-elle en voyant ma surprise. Je croyais qu'on vous l'aurait dit en confidence. On l'a caché parce que les prêtres lui auraient refusé la terre sainte, et parce que le peuple d'ici aurait peut-être brûlé la maison. Ils ont bien assez crié contre nous dans le pays, parce que ma mère était de la religion de ses pères. Ils auraient dit que c'était la cause du péché de suicide commis ici. Vous voyez qu'il ne faut pas en parler à ceux qui n'ont rien su.

– Je m'en garderai bien! mais M. Roque avait donc quelque grand chagrin?

– Non, il s'ennuyait. Il disait qu'il avait assez vécu. Il avait la goutte, il ne pouvait plus sortir, il n'avait plus de patience. Voulez-vous voir ce qu'il a écrit avant de mourir?

– Oui; si c'est quelque disposition en votre faveur, je vous réponds que ma famille la respectera, fût-elle illégale.

– Oh! il n'est pas question de moi, reprit mademoiselle Roque en tirant d'un sachet de soie parfumé un papier maculé de sang qu'elle toucha sans frémir. Je lus ces mots:

«Cachez mon suicide, si c'est possible; mais, si quelqu'un était soupçonné, produisez cet écrit. Je meurs de ma propre main.

»JEAN ROQUE».

– Il ne vous aimait donc pas? dis-je à mon hôtesse impassible.

– Je ne sais pas, répondit-elle sans aucune amertume.

Et je vis alors deux grosses larmes se détacher de ses yeux et tomber sur ses joues, qu'elle ne songea point à essuyer. Ces larmes ne rougirent pas ses paupières et ne leur imprimèrent pas la moindre contraction. Elle pleurait sans effort et sans que le cœur parût prendre aucune part à l'acte de sa douleur. Elle me paraissait si extraordinaire, que je ne pus me défendre de lui demander, bien ou mal à propos, dans quelle religion elle avait été élevée.

– Je suis chrétienne, répondit-elle. J'ai été baptisée et j'observe la vraie religion.

– Mais votre mère?..

– Ma mère était de race mêlée. Elle était de l'Inde; mais elle y avait été élevée dans la loi du Coran, et mon père n'a jamais exigé qu'elle changeât sa manière d'aimer Dieu, qui était bonne aussi.

Il fallait conclure sur nos intérêts respectifs, et je vis bien qu'elle ne le pouvait pas, faute des plus simples notions sur le monde pratique. Elle me paraissait en proie à un découragement complet de sa situation, acceptée avec la plus complète inertie. Je voulus en vain réveiller en elle quelque esprit de prévoyance; je me permis quelques questions. Elle m'apprit qu'elle ne possédait rien au monde que la terre qui entourait sa maison, les meubles et bijoux qui remplissaient la pièce où nous nous trouvions.

– A quoi évaluez-vous tout cela? me dit-elle. On m'a dit que j'en tirerais un peu d'argent.

– Pour cela, lui dis-je, je n'en sais pas plus que vous. Avez-vous confiance en quelqu'un dans votre voisinage?

– J'ai confiance en tout le monde, répondit-elle avec une candeur qui me toucha.

– Me permettez-vous d'en causer avec M. Pasquali et M. Aubanel?

– Certainement.

– De leur confier vos intérêts comme les miens propres, et de chercher avec eux le moyen de tirer de ce qui vous reste de quoi assurer votre existence dans des conditions peut-être meilleures que celles où je vous vois?

– Oui, oui; mais écoutez: je veux bien vendre, mais je ne veux pas quitter la bastide.

– Comment! vous y tenez, à cette horrible masure qui vous rappelle à toute heure de si tragiques souvenirs?

– Où voulez-vous que j'aille? Je n'ai jamais habité d'autre maison. Je me trouve bien où je suis née. Je ne suis pas loin de l'église pour dire mes prières, et, quant à mon pauvre papa, je ne veux pas l'oublier.

Je trouvai une certaine grandeur d'âme dans cette stupidité de caractère, et, bien que cette fille de seize ans, qui paraissait en avoir vingt-cinq, n'exerçât sur mes sens aucune espèce de fascination, je me promis de la servir malgré elle du mieux que je pourrais.

– Est-ce que vous reviendrez? me dit-elle en me reconduisant jusqu'au bas de l'escalier.

– Si cela peut vous être utile, oui.

– Ne revenez pas, reprit-elle sans aucun embarras. Je vous remercie d'être venu; mais, une autre fois, si vous avez quelque chose à me dire, il faudra m'envoyer le vieux Pasquali.

– Ou vous écrire?

– Oh! c'est inutile, reprit-elle en souriant sans confusion aucune, je ne sais pas lire!

Je m'en allai stupéfait. Je venais de voir un être tout exceptionnel probablement, et comme une anomalie de type et de situation. Je m'expliquai ce phénomène en me rappelant que c'était la fille d'une sorte d'esclave amenée par un Turc ou un Persan à Marseille, et d'un homme atteint peut-être depuis longtemps de la monomanie la plus sinistre. Je m'expliquai pourquoi Pasquali m'avait dit d'elle:

«C'est une grosse endormie.» Pourtant cette endormie avait un ami de cœur, un amant peut-être. N'était-ce pas à lui d'arranger ses affaires et de veiller sur son sort? Il la négligeait, au dire de la négresse; mais il ne l'abandonnait pas, puisqu'il était jaloux et que je ne devais pas revenir.

Je quittai avec empressement cette lugubre bastide, et je ne me retournai pas pour la regarder. J'étais bien sûr de la trouver plus hideuse depuis que je savais la catastrophe dont elle avait été le théâtre, et que sans doute elle avait provoquée en partie par sa laideur. Il est des lieux qu'on n'habite pas impunément. Je me croisai dans le sentier avec le fermier ou régisseur de mademoiselle Roque et sa fille, assez jolie, vêtue de haillons immondes comme toutes les paysannes des environs. Il m'aborda en me demandant si j'étais le propriétaire de la moitié qu'il cultivait encore, et si je voulais le garder. Je lui demandai s'il avait un bail; mais il me répondit d'une façon évasive ou préoccupée. Lui aussi semblait atteint de spleen ou d'imbécillité. Sa fille prit pour lui la parole.

– Mon père ne comprend pas beaucoup le français, dit-elle d'une voix glapissante; il ne sait que le provençal. Pauvre homme, il est en peine et nous de même! Nous avons perdu la pauvre maman il y a quinze jours. Pauvres de nous! elle nous fait bien faute, elle avait du courage, oui. Il n'y a plus que nous pour servir la demoiselle et la vieille sorcière noire, qui n'est plus bonne à rien. C'est de l'ouvrage, allez! des femmes qui ne s'aident non plus que deux pierres! Et aller aux champs, et tout faire, et gagner si peu! Bonsoir, monsieur, il faudra avoir égard à nous, qui sommes les plus à plaindre!

Après ce discours, débité avec une volubilité effrayante, elle remit sur sa tête un paquet de bruyère coupée et suivit son père, qui était déjà loin.

A peine eus-je repris le chemin de Tamaris, que je vis M. Aubanel venir à ma rencontre.

– Retournons, me dit-il; vous voilà, sans le savoir, tout près de votre propriété; je vais vous y conduire.

– Oh! grand merci! m'écriai-je, j'en viens, et j'en ai assez!

Et je lui racontai mon aventure, sans lui parler de ce que je croyais devoir lui taire; mais il me prévint.

– Ne vous inquiétez pas tant de sa position, me dit-il; mademoiselle Roque a une liaison. J'en suis sûr à présent, la fille de son fermier a causé avec la femme du mien. On ne sait pas encore le nom du personnage. Il vient, le soir, bien emmitouflé; mais, quoiqu'il ne soit pas très-assidu, il paraît qu'il a l'intention d'acheter votre part pour la lui donner. Attendez les événements, et ne vous montrez pas trop coulant avant de savoir à qui nous avons affaire. Or donc, venez vous reposer chez moi et vous rafraîchir.

Au bas de la colline de Tamaris, nous vîmes accourir Paul, l'enfant de la charmante locataire de M. Aubanel. Il se jeta dans mes bras, et je le portai jusqu'en haut en excitant son babil. Il était beau comme sa mère, aimable et sympathique comme elle. Aubanel me fit l'éloge de madame Martin, dont il était déjà l'ami, disait-il. Aimable et sympathique lui-même, il pouvait être cru sur parole; mais je remarquai qu'en prononçant son nom, il eut un certain sourire de réticence: elle ne s'appelait pas réellement madame Martin, cela devenait évident pour moi.

Comme je souriais aussi, il ajouta:

– Vous croyez donc qu'elle ne s'appelle pas Martin?

– Vous ne le croyez pas plus que moi.

– C'est vrai, je sais son nom; mais j'ai promis de ne pas le dire.

Il me fit entrer dans le pied-à-terre qu'il s'était réservé dans sa maison et qui avait une entrée du côté opposé aux appartements de sa locataire.

– Savez-vous, me dit-il en me forçant à boire du vin de Chypre, que votre ami la Florade est déjà venu faire l'Almaviva sous les fenêtres du rez-de-chaussée? Mais il a perdu son temps, et le voisin Pasquali s'est fièrement moqué de lui!

– C'est donc un séducteur, ce lieutenant?

– Eh! oui, et dangereux même!

– Ce n'est pourtant pas un roué, je vous jure; il a trop de cœur et d'esprit…

– C'est pour cela. Je le sais bien, qu'il est charmant, et il a un grand attrait pour les femmes, c'est qu'il les aime toutes.

– Toutes?

– Toutes celles qui sont jolies.

– Et il les aime toutes à la fois?

– Ça, je n'en sais rien. On le dit, mais j'en doute; seulement, je sais que la succession est rapide, et qu'il s'enflamme comme l'étoupe.

– Mais vous pensez que madame Martin…?

– N'est pas pour son nez, je vous en réponds!

– Elle est trop haut placée?..

– Vous voulez me faire parler, vous n'y réussirez pas!

– Est-ce que j'insiste?

– Non; mais vous courez des bordées autour de moi; or, je suis un rocher, vous ne pourrez pas m'attendrir.

M. Aubanel était vif et enjoué, et le secret n'avait sans doute pas une grande importance, car il mourait d'envie de me le confier; mais, au moment de profiter de l'occasion, je m'arrêtai, saisi d'un respect instinctif pour cette femme que j'avais vue un quart d'heure et qui m'avait pénétré de je ne sais quel enthousiasme religieux.

Aubanel remarqua ma réserve subite, s'en amusa, et prétendit que j'étais amoureux d'elle.

– Je ne crois pas, répondis-je en riant; pourtant, depuis que vous me faites pressentir qu'elle appartient à une région inaccessible, je ne suis pas assez fou pour souhaiter de la revoir souvent, et j'aime autant…

– Vous sauver chez Pasquali? Il est trop tard, mon cher, et vous êtes perdu, car la voilà!

Elle accourait pâle et agitée. Paul venait de se blesser en jouant. Une pierre lui avait foulé un doigt. J'y courus. L'enfant gâté criait et pleurait.

– Oh! quel douillet! lui dis-je en le prenant sur mes genoux. Regardez donc comme maman est pâle!

– Il se tut aussitôt, regarda sa mère, comprit qu'elle souffrait plus que lui, m'embrassa et m'abandonna sa petite main, qui n'était que légèrement blessée. Je le pansai, et, avant la fin du pansement, il s'agitait déjà sur mes genoux pour retourner à ses jeux.

Madame Martin nous retint au salon, Aubanel et moi, comme pour nous prouver que son système de claustration ne nous concernait pas. Cette femme si rigidement ensevelie avait une grande effusion de cœur quand elle se sentait avec de bonnes gens. Elle était même gaie, et le sourire était attendrissant sur cette physionomie mélancolique. Elle semblait faite pour la vie intime et les joies de la famille. D'où vient donc qu'elle était seule au monde avec son fils?

Au bout d'un quart d'heure, Aubanel, qui était forcé de retourner à Toulon, me proposa de m'y conduire dans sa voiture. Je le remerciai; je voulais descendre au rivage pour rendre visite au bon M. Pasquali. Je pris congé en même temps que lui de madame Martin, sentant bien qu'il serait indiscret de rester davantage. Elle me retint. Aubanel se retira en me lançant un coup d'œil malin qui n'avait rien d'offensant pour elle; mais elle ne le vit pas: toute légèreté était si loin de sa pensée!

– Docteur, me dit-elle quand nous fûmes seuls, pouvez-vous me trouver un professeur pour mon fils? Aubanel et Pasquali n'en connaissent pas un dont ils puissent me répondre, car il me faut un être parfait, pas davantage! Je sais que vous n'êtes pas du pays; mais vous avez fait vos études à Paris, vous avez voyagé ensuite: peut-être connaissez-vous quelque part un honnête homme pauvre, instruit et bon, qui viendrait demeurer dans mon voisinage et qui tous les jours consacrerait deux ou trois heures à mon fils? Puisque je demeure ici … c'est l'histoire du grec et du latin, vous savez; pour le reste, je m'en charge.

– J'espère trouver cela, et je vais m'en occuper tout de suite.

– Comme vous êtes bon!.. Attendez! je l'aimerais plutôt vieux que jeune.

– Vous avez raison.

– Pourtant, si c'était un homme sérieux!.. Mais dans la jeunesse c'est bien rare, et puis ça ferait causer, et, bien que je me soucie peu des propos, il est inutile de devenir un sujet d'attention ou de risée quand on peut se faire oublier dans son coin.

– Il me paraît difficile qu'on vous oublie, et je m'étonne de la tranquillité dont vous jouissez.

– On est toujours tranquille quand on veut l'être. Pourtant j'ai à me débattre un peu contre mon ancien monde!

– Votre ancien monde?

– Oui, un monde avec lequel je n'ai pas de raisons pour rompre, mais dont j'aimerais à me délier tout doucement. Je ne suis pas madame Martin, je suis la marquise d'Elmeval.

– Ah! mon Dieu, oui! Je vous reconnaissais bien! Je vous ai vue … une seule fois … un instant, chez…

– Oui, oui, vous me connaissiez de vue, j'ai vu cela dans vos yeux l'autre jour. Je ne fais réellement pas mystère de mon nom; mais j'ai beaucoup de personnes de ma connaissance à Hyères, à Nice, à Menton et sur toute la côte, sans compter celles qui vont en Italie ou qui en reviennent. Toulon est un passage: je l'ai choisi parce que ce n'est pas la mode de s'y arrêter; mais, à force de venir me voir en passant on ne me laisserait plus seule, et que de questions, que de persécutions pour m'arracher à cette solitude! Vous savez! les gens qui ne comprennent la campagne qu'avec la vie de Paris ou la vie de château! On me trouverait bizarre d'avoir les goûts d'une bourgeoise; peut-être irait-on jusqu'à me traiter d'artiste, c'est-à-dire de tête folle, ou bien l'on supposerait que j'ai quelque intérêt de cœur bien mystérieux pour vivre ainsi dans une villa de troisième ordre, loin de toute région adoptée par la mode. – Et toutes ces questions, toutes ces insinuations, toutes ces critiques, tous ces étonnements devant mon enfant, qui, un beau matin, me dirait: «Ah çà! mère, tu es donc bizarre? Qu'est-ce que c'est?» Je vous confie mon secret; il ne pourra pas durer bien longtemps, mais ce sera toujours autant de pris, et, quand on viendra me crier: «Mais vous ne pouvez pas vivre ici; vous y mourrez! le climat tuera votre fils; comment! vous, habituée au luxe…» j'aurai le droit de répondre: «C'est le luxe qui tuait mon fils, et nous voilà ici depuis assez longtemps pour savoir que nous nous en trouvons bien.»

– Vous pouvez compter sur ma discrétion. Sans doute votre famille sait où vous êtes?

– Je n'ai plus de famille, docteur; aucun proche parent du côté de mon mari ni du mien. Quant à de vieux amis, bien bons et bien respectables, j'en ai, Dieu merci; mais ceux-là me comprennent et ne me tourmentent pas. Ils disent à Paris que je suis dans le Midi, et c'est si grand, le Midi! Personne ne me cherche jusqu'à présent, et c'est tout ce qu'il me faut. Je resterai ici tant qu'on m'y laissera en paix, et, si l'on m'y relance, j'irai dans quelque autre coin du pays. Le vent est un peu dur, le mistral me fatigue; mais Paul le boit comme un zéphyr, et je m'y habituerai. Je serai si heureuse et si fière, si je viens à bout de l'élever sans que son éducation soit abandonnée! C'était impossible dans le monde. Une puérile multitude de faux devoirs m'arrachaient à lui à toute heure; il me fallait le confier à des gens qui avaient une certaine valeur assurément, mais qui n'étaient pas moi. Il est assez curieux, il aime l'étude; mais il a besoin de mouvement, et il y avait toujours trop ou trop peu de l'un ou de l'autre. Ici, je peux lui mesurer la dose, et même fondre ensemble l'étude et l'exercice. J'apprends tout ce que j'ai à lui apprendre. J'ai des livres, je travaille un peu le soir, quand il est couché. Je tâche de m'instruire pour l'instruire à mon tour. Nous faisons de grandes promenades; nous étudions l'histoire naturelle en courant, et il y trouve un plaisir extrême, sans cesser d'être joueur et lutin. Quand vous m'aurez tranquillisé l'esprit sur les études classiques…

– Je m'en occuperai dès ce soir.

– Eh bien, merci, dit-elle en me tendant la main. Et à présent laissez-moi vous dire que je ne suis pas si indiscrète ou si légère que j'en ai l'air en acceptant vos soins et en réclamant vos services. On est toujours dans son droit quand on se fie à la bonté d'un cœur et à la raison d'une intelligence: or, je vous connais depuis longtemps.

– Moi, madame?

– Oui, vous! Est-ce que le baron de la Rive ne vous a jamais parlé de moi?

– Plusieurs fois, au contraire.

– Eh bien, il était tout simple qu'il me parlât de vous. Il est un de ces vieux amis dont je me vantais tout à l'heure, et, si vous ne m'avez rencontrée chez lui qu'une seule fois, lorsqu'il a été si malade il y a deux ans, c'est parce qu'à cette époque, ayant moi-même un malade à soigner, je ne devais pas sortir; mais le baron, depuis sa guérison, m'a écrit d'Italie. Il ne me sait pas encore ici, il ne savait pas que je vous y rencontrerais; il m'a dit vos soins pour lui, votre dévouement, votre mérite … et votre nom, que je ne savais pas mettre hier sur votre figure, mais que M. Aubanel m'a dit ce matin en me confirmant votre identité. Au revoir donc, et le plus souvent que vous pourrez!

Tout cela était bien naturel, bien simplement dit, et avec la confiance d'une noble femme qui s'adresse à un homme sérieux. D'où vient donc qu'en descendant l'escalier rustique pour aller chez Pasquali, j'étais comme un enfant surpris par l'ivresse? Moi, d'une organisation si bien matée par la volonté, je sentais un feu inconnu monter de mon cœur et de ma poitrine à ma tête. Il me semblait que ce long escalier surplombait la mer éblouissante, et que j'allais étendre deux longues ailes pour m'y précipiter, ni plus ni moins qu'un alcyon en délire de force et de joie.

Aimer cette femme! Pourquoi l'aimer, moi qui à trente ans avais su me défendre de tout ce qui pouvait me distraire de mes devoirs et entamer ma persévérance et ma raison? Cet impétueux la Florade m'avait-il inoculé sa fièvre de vie et d'audace? Mais cela ne m'allait pas du tout, et je me sentais ridicule sous cette peau de lion!

Pasquali était sur sa barque, à peu de brasses du rivage. Il vint me prendre, et, m'expliquant tous ses engins de pêche et la manière de s'en servir, il m'emmena à quelque distance. Il ne pêchait guère que des poulpes et des coquillages: il n'y a pas de bons poissons dans ce golfe sans profondeur, et sa pêche était une affaire d'art et de ruse, sans aucun but d'utilité personnelle. Il n'y goûtait jamais et donnait tout aux pêcheurs de la côte, qui n'étaient pas moins jaloux pour cela de son habileté, et prétendaient qu'il dépeuplait leurs eaux avec ses malices. Il se servait principalement d'un long roseau tout simplement taillé par un bout, en croix double ou simple. Les bouts écartés du roseau forment ainsi une sorte de pince que l'on applique lestement et adroitement sur le coquillage aperçu au fond de l'eau. On l'y fixe en appuyant; les aspérités de la coquille se prennent aux bouts du roseau, qui tendent à se rejoindre, et on ramène la proie bien entière et bien vivante. La chasse aux poulpes et aux calmars est plus savante. Ces animaux sont méfiants, voient et entendent on ne peut mieux: ils savent se cacher ou fuir rapidement. Pasquali avait l'œil d'une mouette, pour voir au fond de l'eau et pour distinguer dans les algues une patte mal rentrée, que j'aurais cent fois prise pour un bout de plante marine.

Je m'amusai une heure avec lui de ses prises intéressantes, de ces étranges polypes qui s'épanouissent comme une fleur à la surface de l'eau, et qui rentrent tout à coup dans leur tige, de ces moules délicates, appelées dattes de mer, qui habitent le cœur des plus durs rochers, où elles savent se creuser une demeure dont il ne leur est plus possible ni nécessaire de sortir, l'eau pénétrant leurs galeries et leur apportant la nourriture. Les rochers de calcaire compacte forés par ces patients coquillages arrivent à représenter un gâteau de cire travaillé par les abeilles. J'aurais pourtant mieux aimé parler de madame Martin; mais Pasquali était trop absorbé pour me répondre. Couché à plat ventre sur sa barque, le corps penché sur l'eau et les bras étendus pour manœuvrer son roseau, il ressemblait au féral de proue d'une gondole vénitienne.

Quand je le quittai au bout de deux heures, j'avais retrouvé l'équilibre de mes idées. Je m'étais rappelé avec quel respect M. de la Rive m'avait parlé à diverses reprises de la vie austère et méritante de madame d'Elmeval. C'était à ce point que, sans connaître les particularités de son caractère et de sa situation, j'avais à peine osé la regarder lorsque je l'avais rencontrée chez lui. Je traversai la colline de Tamaris à distance craintive de la maison, et sans vouloir observer si les fenêtres étaient ouvertes. Il faisait encore chaud. Je fus donc étonné, après que j'eus dépassé la bastide Roque, de voir marcher devant moi un homme enveloppé d'un burnous et la tête cachée comme un blessé ou un malade. Il marchait vite et sans voir ni entendre que j'étais derrière lui. Quand nous nous trouvâmes près de la Seyne, dans un endroit très-encaissé, auprès d'une petite voûte de terre et de verdure formée par le cours d'un égout pluvial, il s'enfonça sous cet abri, se débarrassa de son burnous, qu'il mit sous son bras, et se trouva en face de moi au moment où il reprenait la voie. Je fus très-surpris: c'était la Florade.

Il faut croire que j'étais déjà envahi à mon insu par une passion insensée; car, au lieu de l'aborder avec satisfaction comme de coutume, je sentis en moi un mouvement de jalousie amère, et une seule idée me vint à l'esprit: c'est qu'il venait encore de rôder autour de Tamaris, peut-être de voir la marquise et de lui parler ou d'attirer son attention.

La Florade ne comprit rien à ma figure bouleversée, sinon que la fantaisie de sa promenade en capuchon par un si beau temps m'étonnait beaucoup. Il se hâta, après m'avoir serré la main avec autant de cordialité que de coutume, de me dire qu'il avait été pris le matin d'une insupportable névralgie dans l'oreille, et qu'il venait de se guérir en se promenant au soleil la tête empaquetée.

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