
Полная версия
Tamaris
Comme je discutais l'excellence de son climat, sur lequel il se faisait, au reste, peu d'illusions, nous passâmes au pied du fort Napoléon, l'ancien fort Caire, dont la prise assura celle de Toulon et fut le premier exploit militaire et stratégique du jeune Bonaparte en 93. Je ne pus résister au désir de gravir le talus rocheux qui nous séparait du fort à travers les chênes-liéges, les pins et les innombrables touffes de bruyère arborescente qui commençaient à ouvrir leurs panaches blancs. Nous atteignîmes le sommet de la colline, et je contemplai une autre vue moins gracieuse, mais plus immense que celle de Tamaris, toute la chaîne calcaire des montagnes de la Sainte-Baume, la petite rade de Toulon et la ville en face de moi, à l'ouest une échappée sur les côtes pittoresques de la Ciotat.
– Montrez-moi la batterie des hommes sans peur, dis-je à M. Pasquali.
– Ma foi, répondit-il, j'avoue que je ne sais pas où elle est, et je doute que quelqu'un le sache aujourd'hui. Les bois abattus à l'époque du siége de Toulon ont repoussé, et, par là-bas, car ce doit être par là-bas, au sud-ouest, il n'y a que des sentiers perdus.
– Cherchons.
– Ah! bah! que voulez-vous chercher? Les paysans ne vous en diront pas le premier mot. Vous ne vous figurez pas comme on aime peu à revenir sur le passé dans ce pays-ci.
– Oui, trop de passions et d'intérêts ont été aux prises dans ces temps tragiques. On craint de se quereller avec un ami dont le grand-père a été tué par votre grand-oncle, ou réciproquement.
– C'est précisément cela.
– Mais, moi, repris-je, moi qui n'ai eu ici personne de tué, moi dont le père était soldat à la batterie des hommes sans peur, je tiens à voir l'emplacement, et, d'après ses récits, je parierais que je le reconnaîtrai!
– Eh bien, allons-y; mais votre propriété?
– Ma propriété m'intéresse beaucoup moins. Je la verrai au retour, s'il n'est pas trop tard.
– Alors, reprit M. Pasquali, il nous faut descendre la côte en ligne droite et suivre le chemin creux de l'Évescat, parce que je suis sûr que les corps français républicains ont dû passer par là pour aller assaillir le fort, pendant qu'une autre colonne partie de la Butte-des-Moulins passait par la Seyne.
Nous suivîmes pendant vingt minutes le petit chemin bas, ombragé et mystérieux qu'il désignait, puis pendant vingt minutes encore un sentier qui remontait vers des collines, et nous entrâmes à tout hasard dans un bois de pins, de liéges et de bruyère blanche de la même nature que celui du fort. Un sentier tracé par des troupeaux dans le fourré nous conduisit à une palombière. Dix pas plus loin, pénétrant à tour de bras à travers des buissons épineux, nous trouvâmes les débris d'un four à boulets rouges et les buttes régulières bien apparentes de la fameuse batterie; les arbres et les arbustes avaient poussé tout à l'entour, mais ils avaient respecté la terre végétale sans profondeur qui avait été remuée et recouverte de fragments de schiste. Nous pûmes suivre, retrouver et reconstruire tout le plan des travaux et ramasser des débris de forge et de projectiles. En face de nous, à portée de boulet, nous apercevions le fort à travers les branches; un peu plus loin, d'énormes blocs de quartz portés par des collines vertes avaient été soulevés par la nature dans un désordre pittoresque; puis, à la lisière du bois, une vallée charmante d'un aspect sauvage et mélancolique que le soleil bas couvrait d'un reflet violet; les montagnes, la mer au loin; autour de nous, un troupeau de chèvres d'Afrique couleur de caramel, gardées par une belle petite fille de cinq ans, qui, chose fantastique et comme fatale, ressemblait d'une manière saisissante à une médaille du premier consul.
– Impératrice romaine, m'écriai-je, que diable faites-vous ici?
– Elle s'appelle Rosine, répondit la mère de l'enfant en sortant des bruyères.
– Et comment s'appelle l'endroit où vous êtes?
– Roquille.
– Et la batterie?
– Il n'y a pas de batterie.
– Personne ne vient se promener dans ce bois?
– Personne; mais on vient là-bas chez moi pour boire de bon lait; en souhaitez-vous? Tenez, voilà une chèvre blonde qui me rapporte un franc par jour. Croyez-vous que c'est là une chèvre!
Le jour tombait, nous nous fîmes montrer un sentier pour gagner la Seyne à vol d'oiseau. J'y pris congé à la hâte de mon aimable compagnon de promenade. Il rentrait à son bord, c'est-à-dire dans sa maison de citadin, et j'avais à me presser pour ne pas manquer le dernier départ du petit steamer-omnibus qui, à chaque heure du jour, transporte en vingt minutes à Toulon la nombreuse et active population ouvrière et bourgeoise occupée ou intéressée aux travaux des ateliers de construction marine.
A peine eus-je retrouvé la Florade, qui m'attendait sur le port avec une anxiété à laquelle je ne donnai pas en ce moment l'attention voulue, que je lui parlai de ma découverte et de l'abandon où j'avais trouvé la batterie des hommes sans peur; mais il était distrait, et il n'écoutait pas.
– Avez-vous enfin vu votre propriété? me dit-il.
– Non, je n'ai pas eu le temps.
– Ah! vous n'avez pris alors aucun renseignement sur la valeur de votre lot?
– Si fait! Est-ce que cela vous intéresse?
– A cause de vous … oui! Combien ça vaut-il?
– Quinze mille.
– Diable! c'est trop cher!
– Vous croyez? Moi, je n'en sais rien.
– Je ne discute pas la valeur, du moment que c'est le papa Pasquali…
– Auriez-vous par hasard l'intention d'acheter?
– Je l'avais, je ne l'ai plus.
– Que ne le disiez-vous? Vous auriez fait le prix vous-même.
– Moi, je n'y entends rien, et je m'en serais rapporté au parrain. Je m'étais imaginé que c'était une affaire de deux ou trois mille francs; mais la différence est trop grande. Je n'ai pas le sou, je n'attends aucun héritage, il n'y faut plus songer.
– Comment! m'écriai-je en riant, vous êtes Provençal à ce point-là, de penser déjà, vous, marin de vingt-huit ans, à l'achat d'un verger et d'une bastide! Si quelqu'un me semblait devoir être exempt de cette manie locale, c'est vous, le roi du beau pays d'imprévoyance.
– Aussi, répondit-il, n'était-ce pas pour moi… On a toujours quelque parent ou ami à caser;… mais n'en parlons plus, je chercherai autre chose. – Vous me disiez donc que la fameuse batterie était abandonnée? Je savais cela. J'y ai été, comme vous, à l'aventure, et j'ai vu avec chagrin que le caprice de la pioche du propriétaire peut la faire disparaître d'ici à demain. Les antiquaires cherchent avec amour sur nos rivages les vestiges de Tauroëntum et de Pomponiana; on a écrit des volumes sur le moindre pan de muraille romaine ou sarrasine de nos montagnes, et vous trouveriez difficilement des détails et des notions topographiques bien exactes sur le théâtre d'un exploit si récent et si grandiose! Aucune administration, aucun gouvernement, même celui-ci, n'a eu l'idée d'acheter ces vingt mètres de terrain, de les enclore, de tracer un sentier pour y conduire, et de planter là une pierre avec ces simples mots: Ici reposent les hommes sans peur!– Ça coûterait peut-être cinq cents francs! – Ma foi, si je les avais, je me payerais ça! Il semble que chacun de nous soit coupable de ne l'avoir pas encore fait! Quoi! tant de braves sont tombés là, et l'écriteau prestigieux qui les clouait à leurs pièces n'est pas même quelque part dans l'arsenal ou dans le musée militaire de la ville?
– Ah! qui sait, lui dis-je, si, en présence d'un monument fréquenté par les oisifs, le charme serait aussi vif que dans la solitude? Je ne peux pas vous dire l'émotion que j'ai eue là. Je reconstruisais dans ma pensée une série de tableaux qui me faisaient battre le cœur. Je rétablissais la petite redoute, je revoyais les vieux habits troués des volontaires de la République, et leurs armes, et leurs groupes pittoresques, et leurs bivacs, et la baraque des officiers … peut-être la palombière qui est là auprès dans une petite clairière gazonnée.
– Et lui! s'écria la Florade, l'avez-vous vu, lui, le petit jeune homme pâle, avec son habit râpé, ses bottes percées, ses longs cheveux plats, son œil méditatif, son prestige de certitude et d'autorité déjà rayonnant sur son front, et cela sans orgueil, sans ambition personnelle, sans autre rêve de grandeur que le salut de la patrie? La plus belle page, la plus belle heure de sa vie peut-être! Mais il est trop beau quand on le voit là, et la foule aime mieux le voir drapé et couronné sur les monuments grecs et romains de l'Empire!
Tout en causant avec le jeune lieutenant, je commis une grande faute que je me reprocherai toute ma vie. Je ne me bornai pas à lui parler du bon accueil que m'avait fait son parrain, je me laissai entraîner à lui parler avec enthousiasme de la voisine établie depuis peu au petit manoir de Tamaris. Je vis aussitôt ses yeux briller et ses paupières rougir jusqu'aux sourcils.
– Ah! ah! lui dis-je, vous la connaissiez avant moi?
– Je vous jure que je n'en ai jamais entendu parler. Il y a deux ou trois mois que je n'ai été voir Pasquali, et vous m'apprenez que le gaillard a une belle voisine; mais je vous réponds bien que, s'il en rêve la nuit, c'est sous la forme d'un poulpe caché entre deux roches. Voyons, voyons! parlez-moi de cette beauté mystérieuse: une grande dame, vous dites?
– J'ai dit l'air d'une grande dame; mais elle s'appelle d'un nom plébéien.
– Ça m'est bien égal! il n'y a pour moi de noblesse que celle du type. Une batelière est une reine, si elle a l'air d'une reine.
– Comment se nomme-t-elle?
– Qui?
– La batelière qui vous fait roi?
– Il n'est pas question d'elle. Parlez-moi de la voisine à Pasquali. Quel âge?
– Quarante-cinq ans, répondis-je pour me divertir de son désenchantement.
– J'y perdis ma peine.
– Quarante-cinq ans, c'est beaucoup, si elle les a, reprit-il; mais, si elle a vingt-cinq ans sur la figure, c'est comme si elle les avait sur son acte de naissance.
– Comme vous prenez feu, mon petit ami! Je vois que vous êtes comme tous ces rassasiés que vous méprisez tant. La plus belle des femmes est pour vous celle que vous rêvez.
– Oh! ma foi, non, je vous jure que non! La plus belle est celle qui me plaît; mais, si vous êtes peintre, ce n'est pas ma faute! Si vous me montrez un portrait qui me tourne la tête! On peut s'éprendre à la folie d'un portrait. Cela se voit dans tous les contes de fées, et la jeunesse se passe dans le pays des fées. J'irai demain à Tamaris. Je suis sûr que Pasquali jure après moi, parce que je l'abandonne!
Le lendemain, il était à Tamaris; il en revint sans avoir aperçu la dame. Elle était partie dès le matin en voiture, avec son enfant, pour une promenade dont M. Pasquali ignorait le but. Les devoirs du service ne permettaient pas à la Florade d'attendre qu'elle rentrât. Il était désappointé, un peu rêveur, aussi contrarié que le permettait son caractère ouvert et riant.
– Il n'est pas possible, lui dis-je, que le regret de n'avoir pas vu cette inconnue vous pénètre à ce point. Cette aventure-là en cache une autre, n'est-ce pas?
– Ma foi, non! répondit-il. Parlons de la batterie des hommes sans peur.
– Ah! bien, c'est-à-dire ne me faites pas de questions!
Deux jours après, M. Aubanel, l'avoué, que je consultais pour ma vente, et qui était précisément le propriétaire de la bastide Tamaris, m'engagea à ne pas vendre mon terrain à mademoiselle Roque, la fille naturelle de mon défunt parent. Il motiva ce conseil sur ce que la pauvre héritière était bien capable de se faire illusion sur ses ressources, mais non de jamais rembourser.
Il m'est si odieux de me faire faire droit au préjudice d'une personne gênée, tant d'occupations plus intéressantes pour moi me rappelaient dans ma province, que j'eusse, à coup sûr, abandonné tout à mademoiselle Roque ou à mon ami la Florade, si cette mince affaire n'eût concerné que moi; mais ma famille, fière et discrète, était pauvre. Mon père n'était plus, et ma mère rêvait de ces quinze mille francs pour doter ma jeune sœur. Tout est relatif; cela avait donc de l'importance pour nous, et je résolus de m'en rapporter entièrement aux sages avis de M. Aubanel. Je ne pus cependant me défendre de lui demander si mademoiselle Roque était une personne digne d'intérêt.
– Je n'en sais rien, répondit-il. Elle a été élevée si singulièrement, que personne ne la connaît. Et puis … Permettez-moi de ne pas m'expliquer davantage; je craindrais de faire un propos hasardé. Voyez vous-même si elle vous intéresse.
– Je ne sais pas pourquoi elle m'intéresserait, répondis-je. Vendez mon terrain, et renvoyez-moi le plus tôt possible.
Une difficulté arrêtait M. Aubanel. La petite propriété perdait beaucoup à être divisée. Il eût voulu me faire acheter l'autre moitié, ou tout au moins persuader à mademoiselle Roque, dans notre commun intérêt, de vendre sa part indivise avec la mienne. Il me promit de s'occuper de cette solution, et me proposa de m'emmener à Tamaris, où il devait se rendre le jour même; mais je n'étais pas libre. Je promis de l'y rejoindre le lendemain.
Je m'y rendis cette fois par la Seyne, dont le port est à l'entrée nord de la presqu'île ou promontoire du cap Sicier. Tamaris est sur le versant oriental.
Ce coin de terre, où j'ai tant erré depuis, et que je connais si bien à présent, est la pointe la plus méridionale que la France pousse dans la Méditerranée, car la presqu'île de Giens, auprès des îles d'Hyères, est un doigt presque détaché, tandis que ceci est une main dont le large et solide poignet est bien soudé au corps de la Provence. Cette main s'est en partie fermée, abandonnant au flot qui la ronge deux de ses doigts mutilés, la presqu'île du cap Cépet, qui formait son index, et les îlots des Ambiers, qui sont les phalanges rompues de son petit doigt. Son pouce écourté ou rentré est la pointe de Balaguier, qui protége la petite rade de Toulon d'un côté, de l'autre le golfe du Lazaret et, par conséquent, le quartier de Tamaris. Ceci n'est pas une comparaison poétique: rien n'enlaidit la nature comme de comparer sa grandeur à notre petitesse; c'est tout simplement une indication géographique nécessaire pour dessiner à l'œil le mouvement d'un littoral labouré et déchiré par de grands accidents géologiques.
Cette presqu'île, tournée vers l'Afrique, n'a pas de nom qui la caractérise. Dans le Var, il ne faut pas beaucoup espérer retrouver l'orthographe des noms propres; chacun les arrange à sa fantaisie, et beaucoup de localités en ont plusieurs à choisir. Les cartes nouvelles sont, sur beaucoup de points, en plein désaccord avec les anciennes pour spécifier les criques, les calangues, les caps, les pointes, les écueils et les îlots. Il paraît que le cap Sicier lui-même, ce beau bastion naturel qui brise l'effort d'une mer furieuse, et dont le front, souvent couronné de nuages, préserve Toulon des vents de sud-ouest, a perdu son nom. Conservons-le-lui quand même et donnons-le à tout le promontoire, d'environ trois lieues de long sur autant de large, qui s'étend de la Seyne à Saint-Nazaire, et de la route de Marseille à la pointe des Jonquiers.
Tamaris est situé dans la courbe décrite entre le pouce tronqué et l'index déchiré. On voit dès lors que de la Seyne, située à la jointure du poignet, j'avais peu de distance à parcourir pour m'y rendre par terre. Le petit chemin ondulé monte et descend, remonte et redescend et remonte encore. Un kilomètre à vol d'oiseau comporte toujours dans cette région un kilomètre en plus, quand il n'en comporte pas davantage. La presqu'île, si elle était dépliée sur un plan uni, occuperait peut-être une superficie quadruple de son emplacement maritime. Le département du Var n'a qu'une vallée, étroite et longue, de Toulon à Fréjus; le reste est une série de plis de montagnes et de gorges plus ou moins profondes, qui méritent à peine le nom de vallons, mais qui recèlent des beautés de premier ordre.
Dans une des parties encaissées de mon trajet, frappé de la brusque variété des zones de terrain fertiles ou désolées, je remarquai sur ma gauche une bastide si laide, que je me pris à rire. Dans ce pays du laid en fait de constructions, celle-ci devait remporter le prix; c'était une petite masse informe de bâtiments décrépits, plantée de travers et comme à demi enterrée au beau milieu d'un champ de blé: ni cour ni jardin; une façade sans entrée, soudée à un appendice complétement aveugle. En revanche, la façade avait quatre gros yeux carrés; mais, en regardant mieux, je reconnus que trois de ces fenêtres étaient peintes, et qu'une seule, fermée d'un volet, pouvait s'ouvrir.
Je ne sais pourquoi il est de ces gîtes insignifiants qu'on, prend en horreur rien qu'à les regarder de loin et à rêver qu'on pourrait être forcé par un accident d'y entrer et d'y mourir.
– En voici un, pensai-je, où je voudrais mourir vite par exemple! Quelle créature humaine abandonnée du ciel et des hommes peut donc s'être résignée à vivre là, et quel insensé a pu faire édifier à ses frais une pareille demeure?
Les Provençaux sont fiers de leurs bastides, parce qu'ils ont les matériaux à discrétion, et que leurs yeux ne sont jamais attristés par les chaumes moussus et les pignons pittoresques du vieux temps français. Depuis l'époque gallo-romaine, je crois qu'ils ont toujours dû bâtir à l'instar caricaturé des villas de la campagne de Rome. Il semble que le moyen âge et la renaissance n'aient point passé par là, et que, de temps immémorial, on ait gardé, en l'abêtissant de plus en plus, la tradition imposée par la conquête. On a perdu l'art des parties en relief. Il était plus facile et plus prompt de percer les ouvertures dans la muraille lisse, sans les rehausser par aucun filet en saillie. Soit: l'économie est une nécessité qui ne se discute pas; mais le goût est autre chose, et celui des Provençaux, toujours entiché de la tradition romaine de la décadence, s'est vengé de la pénurie de sculpture par une atroce peinture imitant de la façon la plus grossière les angles en pierre de taille, les cordons d'architecture en saillie, et les reliefs d'encadrement des ouvertures. De plus, comme on est sous le ciel de la couleur, il en faut mettre partout, et les maisons sont badigeonnées des tons les plus faux ou les plus criards. C'est beaucoup quand on s'en tient au jaune d'ocre sale, qui est le moins voyant et le moins prétentieux. Quant aux reliefs, sous prétexte d'imiter les marbres antiques, ils sont d'un vert désolé ou d'un rouge féroce. Dans l'horrible masure que j'avais sous les yeux, ils étaient vert-bouteille rehaussés d'un filet orange dont le soleil et la pluie, qui avaient tout rayé de noir inégalement, n'avaient encore pu atténuer l'aigre contraste.
Prétention et misère, c'est le caractère de toutes ces maisons; or, toute maison est comme le vêtement d'une pensée ou la révélation d'un instinct. – La Provence possède à profusion la plus belle pierre à bâtir qui existe, un calcaire gris ou bleuâtre qui a la finesse de grain et la densité du marbre. Les yeux indigènes ont horreur de ce beau produit de la nature. Il faut cacher et barbouiller cela. Il faut tâcher de faire croire aux Italiens qui passent en mer, le long des côtes, qu'on a comme eux des palais de marbre de toutes les couleurs. Aussi cette région, que la nature semble avoir mouvementée et plantée pour les délices des artistes, est-elle gâtée par une sorte de gale. On ne peut appeler autrement cette multitude de bâtisses ridicules qui lui sortent de partout, et qui semblent se disputer la gloire de grimacer et de clignoter d'une façon burlesque, en détruisant l'harmonie sévère de sa belle couleur, jusque dans les sites les plus sauvages. La bastide, épuisons ce sujet pour n'y plus revenir, a encore un agrément remarquable: c'est que, sous un ciel généralement pur et sur un sol désastreusement sec, elle est une éponge salpêtrée qui trouve moyen de ne jamais sécher. Les habitants prétendent que les pluies amenées par le vent d'est, et qui sont diluviennes, il faut le reconnaître, prennent les murs horizontalement et les pénètrent en vingt-quatre heures de part en part; mais, au lieu de bâtir à cette exposition une muraille épaisse et dense, ils imaginent toute sorte de revêtements ingénieux. Le moins laid est en tuiles imbriquées. Le plus atroce et le plus estimé est en goudron de navire. Imaginez l'agréable effet de ces maisons, dont la couleur voyante accuse les formes piètres et bâtardes, flanquées sur toute une face d'une immense tache d'encre! Pauvre charmant paysage, qu'as-tu donc fait à l'homme barbare de ces contrées?
Au reste, le site, qu'achevait d'enlaidir la bastide aux trois yeux crevés, la bastide cyclope que j'avais devant moi, était d'une tristesse navrante. Deschamps maigres où l'on ne connaît pas le bluet, et que n'égayait pas encore la fleur du glaïeul pourpré des moissons; au delà des champs, les pentes pierreuses de la colline, l'horizon fermé par une ligne symétrique d'oliviers blafards et par la masse carrée du fort Napoléon: il y avait là de quoi mourir du spleen en vingt-quatre heures. Tout à coup l'idée me vint que ce maussade terrain pourrait bien être le mien, la cause de mon séjour forcé dans un pays où je n'avais rien autre chose à faire que de m'en défaire. Qui me l'eût demandé en ce moment eût pu l'avoir à bon marché; mais non, la dot de ma pauvre petite sœur! Voyons ce que cela peut être.
Je pris une espèce de chemin à demi perdu sous les sillons et obstinément disputé à la charrue par les lentisques, et je cherchai une entrée. Il n'y avait pas de clôture à la petite cour infecte placée derrière la maison; le pays nourrit très-peu de bestiaux; donc il manque d'engrais, et, ne voyant point là de fumiers, je cherchais la cause de cette insupportable odeur. Des grognements sourds me firent remarquer que j'étais sur une espèce de pont à fleur de terre, et qu'une demi-douzaine de porcs engraissaient dans les silos abjects creusés sous mes pieds. C'est l'usage du pays; ces misérables bêtes ne sortent de là que pour mourir. On ne nettoie guère leur bauge qu'une fois l'an, pour prendre le fumier à la saison du labour. Un médecin ne voit pas sans en être indigné ces foyers de pestilence auprès des habitations.
Sauf la présence de ces animaux et de quelques poules criardes, j'aurais cru la bastide abandonnée. Les petits bâtiments, dégradés et lézardés, tombaient en ruine. Le châssis sans vitres de ce qui pouvait avoir été la fenêtre du fermier pendait le long du mur, à une corde fatiguée de le disputer au vent d'est. Il y avait pourtant derrière le logis principal une espèce de jardin, quelques légumes dans un carré de cyprès. Le cyprès pyramidal est encore une des grâces de la bastide: on en plante une haie serrée qui forme péristyle devant les fenêtres, cache la vue, et jette dans les chambres basses une ombre de cimetière. J'avisai une porte entre-bâillée, je frappai: rien ne répondit. Je voulais simplement demander le nom de l'habitation, et j'allais y renoncer, lorsque je vis, au fond du couloir sombre, une vieille femme assise par terre et courbée dans l'attitude du sommeil. J'élevai la voix en l'appelant madame; elle se leva, comme en colère, en grommelant qu'elle n'était pas madame, et, quand elle fut dans le rayon de jour que projetait la porte entr'ouverte, je vis que c'était une négresse d'un âge très-avancé et vraiment hideuse.
– Moi madame donc aujourd'hui? dit-elle d'un ton grondeur. Vous plus aimer personne ici donc? Vous méchant de plus jamais venir! Maîtresse toujours pleurer!
En me tenant cet étrange discours, la vieille Africaine, presque aveugle, marchait devant moi vers un horrible escalier noir.
– Vous vous trompez sûrement, lui dis-je. Je ne connais personne ici; je suis un passant qui vient vous demander le nom…
Elle ne me laissa pas achever, et, donnant les signes de la plus grande terreur, elle fit entendre des cris inarticulés. Ne pouvant lui faire comprendre que je n'étais pas un voleur, j'allais me retirer, lorsqu'un petit chien furieux, s'élançant par l'escalier, vint ajouter au ridicule de la scène.
– Qu'est-ce qu'il y a donc? cria d'en haut une voix dont le timbre doux et voilé contrastait avec la rudesse de l'accent provençal.
Et une très-belle jeune femme se montra comme une apparition dans le cadre noir de l'escalier.
Dès que je lui eus expliqué, pour la rassurer, l'objet de ma demande, elle me regarda avec attention, et me dit:
– Ne seriez-vous pas le docteur ***?
– Précisément.
– Eh bien, vous êtes ici chez mademoiselle Roque. Entrez, monsieur, on s'attendait à l'honneur de votre visite.
Je montai une douzaine de marches derrière elle, et je me trouvai avec surprise dans un très-joli salon entièrement meublé à l'orientale. Je me rappelai alors que la défunte mère de mademoiselle Roque était une Indienne de Calcutta, et je crus reconnaître là les vestiges de l'héritage maternel; mais je ne fus pas longtemps occupé de l'étrangeté de ce riche mobilier dans une maison si misérable. Mademoiselle Roque, car c'était elle en personne qui m'introduisait dans son sanctuaire, devenait tout d'un coup pour moi un bien autre objet de surprise et de curiosité. Elle offrait dans toute sa personne un mélange singulier de races, et ce mélange avait produit un de ces types indéfinissables que l'on rencontre parfois dans les régions maritimes commerçantes, et en Provence particulièrement. Elle était petite et grasse, très-brune, mais non mulâtre; une peau unie magnifique, des yeux superbes, un peu trop longs pour le reste de sa figure, qui était courte et sans autre expression que celle d'une curiosité enfantine; le nez arqué, les lèvres fortes et fraîches, de beaux bras, de petites mains effilées et paresseuses, de belles poses, de la grâce dans les mouvements, un air de nonchalance qui semblait trahir l'absence complète de la réflexion; un ensemble de séductions toutes physiques qui n'éveillait dans l'esprit aucun intérêt puissant ou délicat. «Elle est très-belle!» voilà tout ce qu'on pouvait dire d'elle. L'idée ne venait pas de chercher dans son cœur ou dans son cerveau l'âme de sa beauté. Comme elle était trop belle pour sourire, rougir ou s'effrayer de quoi que ce soit, son accueil était impassible. La tranquille froideur de ses manières mit les miennes à l'unisson.