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?uvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)
Il n'y a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (la seule), longue d'une portée de fusil et bordée de quelques boutiques, s'arrête court au tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que l'on suive le bas de la côte Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière.
Lors du choléra, pour l'agrandir on a abattu un pan de mur et acheté trois acres de terre à côté; mais toute cette portion nouvelle est presque inhabitée, les tombes, comme autrefois, continuant à s'entasser vers la porte. Le gardien, qui est en même temps fossoyeur et bedeau à l'église (tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double bénéfice), a profité du terrain vide pour y semer des pommes de terre. D'année en année, cependant, son petit champ se rétrécit, et lorsqu'il survient une épidémie, il ne sait pas s'il doit se réjouir des décès ou s'affliger des sépultures.
– Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois! lui dit enfin, un jour, M. le curé.
Cette parole sombre le fit réfléchir; elle l'arrêta pour quelque temps; mais aujourd'hui encore il continue la culture de ses tubercules, et même soutient avec aplomb qu'ils poussent naturellement.
Depuis les événements que l'on va raconter, rien, en effet, n'a changé à Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours au haut du clocher de l'église; la boutique du marchand de nouveautés agite encore au vent ses deux banderoles d'indienne; les fœtus du pharmacien, comme des paquets d'amadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux, et au-dessus de la grande porte de l'auberge, le vieux lion d'or, déteint par les pluies, montre toujours aux passants sa frisure de caniche.
Le soir que les époux Bovary devaient arriver à Yonville, Mme veuve Lefrançois, la maîtresse de cette auberge, était si fort affairée qu'elle suait à grosses gouttes, en remuant ses casseroles. C'était, le lendemain, jour de marché dans le bourg. Il fallait d'avance tailler les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et du café. Elle avait, de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du médecin, de sa femme et de leur bonne; le billard retentissait d'éclats de rire; trois meuniers, dans la petite salle, appelaient pour qu'on leur apportât de l'eau-de-vie; le bois flambait, la braise craquait, et sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers de mouton cru, s'élevaient des piles d'assiettes qui tremblaient aux secousses du billot où l'on hachait des épinards. On entendait dans la basse-cour crier les volailles, que la servante poursuivait pour leur couper le cou.
Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué de petite vérole et coiffé d'un bonnet de velours à gland d'or, se chauffait le dos contre la cheminée. Sa figure n'exprimait rien que la satisfaction de soi-même, et il avait l'air aussi calme dans la vie que le chardonneret suspendu au-dessus de sa tête dans une cage d'osier: c'était le pharmacien.
– Artémise! criait la maîtresse d'auberge, casse de la bourrée, emplis les carafes; apporte de l'eau-de-vie, dépêche-toi! Au moins, si je savais quel dessert offrir à la société que vous attendez! Bonté divine! les commis du déménagement recommencent leur tintamarre dans le billard! Et leur charrette qui est restée sous la grande porte! L'Hirondelle est capable de la défoncer en arrivant! Appelle Polyte pour qu'il la remise!.. Dire que depuis le matin, monsieur Homais, ils ont peut-être fait quinze parties et bu huit pots de cidre!.. Mais ils vont me déchirer le tapis, continuait-elle en les regardant de loin, son écumoire à la main.
– Le mal ne serait pas grand, reprit M. Homais, vous en achèteriez un autre.
– Un autre billard! exclama la veuve.
– Puisque celui-là ne tient plus, madame Lefrançois; je vous le répète, vous vous faites tort! vous vous faites grand tort! Et puis les amateurs, à présent, veulent des blouses étroites et des queues lourdes. On ne joue plus la bille; tout est changé! Il faut marcher avec son siècle! Regardez Tellier, plutôt.
L'hôtesse devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta:
– Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vôtre; et qu'on ait l'idée, par exemple, de monter une poule patriotique pour la Pologne ou les inondés de Lyon…
– Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur! interrompit l'hôtesse, en haussant ses grosses épaules. Allez, allez, monsieur Homais, tant que le Lion d'or vivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos bottes, nous autres! Au lieu qu'un de ces matins, vous verrez le Café français fermé, et avec une belle affiche sur les auvents!.. Changer mon billard, continuait-elle en se parlant à elle-même, lui qui m'est si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans le temps de la chasse, j'ai mis coucher jusqu'à six voyageurs!.. Mais ce lambin d'Hivert qui n'arrive pas!
– L'attendez-vous pour le dîner de vos messieurs? demanda le pharmacien.
– L'attendre! Et M. Binet donc! A six heures battant, vous allez le voir entrer, car son pareil n'existe pas sur la terre pour l'exactitude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle! On le tuerait plutôt que de le faire dîner ailleurs! et dégoûté qu'il est! et si difficile pour le cidre! Ce n'est pas comme M. Léon; lui, il arrive quelquefois à sept heures, sept heures et demie même; il ne regarde seulement pas à ce qu'il mange. Quel bon jeune homme! Jamais un mot plus haut que l'autre.
– C'est qu'il y a bien de la différence, voyez-vous, entre quelqu'un qui a reçu de l'éducation et un ancien carabinier qui est percepteur.
Six heures sonnèrent, Binet entra.
Il était vêtu d'une redingote bleue, tombant droit d'elle-même tout autour de son corps maigre; et sa casquette de cuir, à pattes nouées par des cordons sur le sommet de sa tête, laissait voir, sous la visière relevée, un front chauve, qu'avait encore déprimé l'habitude du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col de crin, un pantalon gris, et en toute saison des bottes bien cirées qui avaient deux renflements parallèles, à cause de la saillie de ses orteils.
Pas un poil ne dépassait la ligne de son collier blond qui, contournant la mâchoire, encadrait, comme la bordure d'une plate-bande, sa longue figure terne, dont les yeux étaient petits et le nez busqué. Fort à tous les jeux de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez lui un tour, où il s'amusait à tourner des ronds de serviette dont il encombrait sa maison avec la jalousie d'un artiste et l'égoïsme d'un bourgeois.
Il se dirigea vers la petite salle; mais il fallut en faire sortir les trois meuniers; et, pendant tout le temps que l'on fut à mettre son couvert, Binet resta silencieux à sa place, auprès du poêle, puis il ferma la porte et il retira sa casquette comme d'usage.
– Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue, dit le pharmacien dès qu'il fut seul avec l'hôtesse.
– Jamais il ne cause davantage, répondit-elle; il est venu ici, la semaine dernière, deux voyageurs en drap, des garçons pleins d'esprit qui contaient le soir un tas de farces que j'en pleurais de rire; eh bien, il restait là, comme une alose, sans dire un mot.
– Oui, dit le pharmacien, pas d'imagination, pas de saillies, rien de ce qui constitue l'homme de société!
– On dit pourtant qu'il a des moyens, objecta l'hôtesse.
– Des moyens! répliqua M. Homais, lui! des moyens! dans sa partie, c'est possible, ajouta-t-il d'un ton plus calme. Et il reprit: – Ah! qu'un négociant qui a des relations considérables, qu'un jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellement absorbés qu'ils en deviennent fantasques et bourrus même, je le comprends. On en cite des traits dans les histoires! Mais, au moins, c'est qu'ils pensent à quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois m'est-il arrivé de chercher ma plume sur mon bureau pour écrire une étiquette, et de trouver en définitive que je l'avais placée à mon oreille!
Cependant Mme Lefrançois alla, sur le seuil, regarder si l'Hirondelle n'arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu de noir entra tout à coup dans la cuisine. On distinguait aux dernières lueurs du crépuscule qu'il avait la figure rubiconde et le corps athlétique.
– Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur le curé? demanda la maîtresse d'auberge, tout en atteignant sur la cheminée un des flambeaux de cuivre qui s'y trouvaient rangés en colonnade avec leurs chandelles. Voulez-vous prendre quelque chose? un doigt de cassis, un verre de vin?
L'ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie qu'il avait oublié l'autre jour au couvent d'Ernemont; et après avoir prié Mme Lefrançois de le lui faire remettre au presbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre à l'église, où l'on sonnait l'Angelus.
Quand le pharmacien n'entendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout à l'heure. Ce refus d'accepter un rafraîchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses; les prêtres godaillaient tous sans qu'on les vît et cherchaient à ramener le temps de la dîme.
L'hôtesse prit la défense de son curé.
– D'ailleurs il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l'année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille; il en portait jusqu'à six bottes à la fois, tant il est fort!
– Bravo! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse à des gaillards d'un tempérament pareil! Moi, si j'étais le gouvernement, je voudrais qu'on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois une large phlébotomie, dans l'intérêt de la police et des mœurs!
– Taisez-vous donc, monsieur Homais! vous êtes un impie! vous n'avez pas de religion!
Le pharmacien répondit:
– J'ai une religion, ma religion, et même j'en ai plus qu'eux tous avec leurs momeries et leurs jongleries. J'adore Dieu, au contraire! Je crois en l'Être suprême, à un créateur quel qu'il soit, peu m'importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille; mais je n'ai pas besoin d'aller dans une église baiser les plats d'argent, et engraisser de ma poche un tas de farceurs, qui se nourrissent mieux que nous. Car on peut l'honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à moi, c'est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89! Aussi je n'admets pas un bonhomme de bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours; – choses absurdes en elles-mêmes et complètement opposées, d'ailleurs, à toutes les lois de la physique, ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s'efforcent d'engloutir avec eux les populations.
Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son effervescence, le pharmacien un moment s'était cru en plein conseil municipal. Mais la maîtresse d'auberge ne l'écoutait plus. Elle tendait son oreille à un roulement éloigné. On distingua le bruit d'une voiture mêlé à un claquement de fers lâches qui battaient la terre, et l'Hirondelle enfin s'arrêta devant la porte.
C'était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant jusqu'à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans leurs châssis quand la voiture était fermée, et gardaient des taches de boue çà et là parmi leur vieille couche de poussière, que les pluies d'orage même ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois chevaux dont le premier en arbalète, et lorsqu'on descendait les côtes elle touchait du fond en cahotant.
Quelques bourgeois d'Yonville arrivèrent sur la place; ils parlaient tous à la fois, demandant des nouvelles, des explications et des bourriches. Hivert ne savait auquel répondre. C'était lui qui faisait à la ville les commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au maréchal, un baril de harengs pour sa maîtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur; et, le long de la route, en s'en revenant, il distribuait ses paquets, qu'il jetait par-dessus les clôtures des cours, debout sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant que ses chevaux allaient tout seuls.
Un accident l'avait retardé: la levrette de Mme Bovary s'était enfuie à travers champs. On l'avait sifflée un grand quart d'heure; Hivert même était retourné d'une demi-lieue en arrière, croyant l'apercevoir à chaque minute; mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleuré, s'était emportée; elle avait accusé Charles de ce malheur. M. L'Heureux, marchand d'étoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayé de la consoler par quantité d'exemples de chiens perdus, reconnaissant leur maître au bout de longues années. On en citait un, disait-il, qui était revenu de Constantinople à Paris. Un autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passé quatre rivières à la nage; et son père à lui-même avait possédé un caniche qui, après douze ans d'absence, lui avait tout à coup sauté sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dîner en ville.
II
Emma descendit la première, puis Félicité, M. L'Heureux, une nourrice, et on fut obligé de réveiller Charles dans son coin, où il s'était endormi complètement, dès que la nuit était venue.
Homais se présenta; il offrit ses hommages à Madame, ses civilités à Monsieur, dit qu'il était charmé d'avoir pu leur rendre quelques services, et ajouta d'un air cordial qu'il avait osé s'inviter lui-même, sa femme d'ailleurs étant absente.
Mme Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s'approcha de la cheminée. Du bout de ses deux doigts elle prit sa robe à la hauteur du genou, et l'ayant ainsi remontée jusqu'aux chevilles, elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé d'une bottine noire. Le feu l'éclairait en entier, pénétrant d'une lumière crue la trame de sa robe, les pores égaux de sa peau blanche et les paupières même de ses yeux qu'elle clignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait sur elle, selon le souffle du vent qui venait par la porte entr'ouverte.
De l'autre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelure blonde la regardait silencieusement.
Comme il s'ennuyait beaucoup à Yonville, où il était clerc chez Me Guillaumin, souvent M. Léon Dupuis (c'était lui, le second habitué du Lion d'or) reculait l'instant de son repas, espérant qu'il viendrait à l'auberge quelque voyageur avec qui causer dans la soirée. Les jours que sa besogne était finie, il lui fallait bien, faute de savoir que faire, arriver à l'heure exacte et subir depuis la soupe jusqu'au fromage le tête-à-tête de Binet! Ce fut donc avec joie qu'il accepta la proposition de l'hôtesse de dîner en la compagnie des nouveaux venus, et l'on passa dans la grande salle, où Mme Lefrançois, par pompe, avait fait dresser les quatre couverts.
Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur des coryzas; puis, se tournant vers sa voisine:
– Madame, sans doute, est un peu lasse? on est si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle!
– Il est vrai, répondit Emma, mais le dérangement m'amuse toujours; j'aime à changer de place.
– C'est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre cloué aux mêmes endroits!
– Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d'être à cheval…
– Mais, reprit Léon s'adressant à Mme Bovary, rien n'est plus agréable, il me semble; quand on le peut, ajouta-t-il.
– Du reste, disait l'apothicaire, l'exercice de la médecine n'est pas fort pénible en nos contrées, car l'état de nos routes permet l'usage du cabriolet, et généralement l'on paye assez bien, les cultivateurs étant aisés. Nous avons, sous le rapport médical, à part les cas ordinaires d'entérite, bronchite, affections bilieuses, etc., de temps à autre quelques fièvres intermittentes à la moisson; mais, en somme, peu de choses graves, rien de spécial à noter, si ce n'est beaucoup d'humeurs froides, et qui tiennent sans doute aux déplorables conditions hygiéniques de nos logements de paysan. Ah! vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary; bien des entêtements de la routine, où se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien. Le climat pourtant n'est point, à vrai dire, mauvais, et même nous comptons dans la commune quelques nonagénaires. Le thermomètre (j'en ai fait les observations) descend en hiver jusqu'à quatre degrés, et dans la forte saison touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre Réaumur au maximum, ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage – et, en effet, nous sommes abrités des vents du nord par la forêt d'Argueil d'une part, des vents d'ouest par la côte Saint-Jean de l'autre; et cette chaleur, cependant, qui, à cause de la vapeur d'eau dégagée par la rivière, et la présence considérable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup d'ammoniaque, c'est-à-dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et hydrogène seulement), et qui pompant à elle l'humus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau pour ainsi dire, et se combinant de soi-même avec l'électricité répandue dans l'atmosphère, lorsqu'il y en a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres; cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempérée du côté d'où elle vient, ou plutôt d'où elle viendrait, c'est-à-dire du côté sud, par les vents de sud-est, lesquels, s'étant rafraîchis d'eux-mêmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois tout d'un coup, comme des brises de Russie.
– Avez-vous du moins quelques promenades dans les environs? continuait Mme Bovary, parlant au jeune homme.
– Oh! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l'on nomme la Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois le dimanche je vais là, et j'y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.
– Je ne trouve rien d'admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.
– Oh! j'adore la mer, dit M. Léon.
– Et puis, ne vous semble-t-il pas, répliqua Mme Bovary s'arrêtant de manger, que l'esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l'âme et donne des idées d'infini, d'idéal?
– Il en est de même des paysages de montagne, reprit Léon. J'ai un cousin qui a voyagé en Suisse l'année dernière, et qui me disait qu'on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l'effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d'une grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des précipices, et, à mille pieds sous vous, des vallées entières, quand les nuages s'entr'ouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l'extase! Aussi je ne m'étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d'aller jouer du piano devant quelque site imposant.
– Vous faites de la musique? demanda-t-elle.
– Non, mais je l'aime beaucoup, répondit-il.
– Ah! ne l'écoutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette, c'est modestie pure. Comment, mon cher! Eh! l'autre jour dans votre chambre vous chantiez l'Ange gardien à ravir. Je vous entendais du laboratoire; vous détachiez cela comme un acteur.
Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait une petite pièce au second étage, sur la place. Il rougit à ce compliment de son propriétaire, qui déjà s'était tourné vers le médecin et lui énumérait l'un après l'autre les principaux habitants d'Yonville. Il racontait des anecdotes, donnait des renseignements; on ne savait pas au juste la fortune du notaire, et il y avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup d'embarras.
Emma reprit:
– Et quelle musique préférez-vous?
– Oh! la musique allemande, celle qui porte à rêver.
– Connaissez-vous les Italiens?
– Pas encore; mais je les verrai l'année prochaine, quand j'irai habiter Paris pour finir mon droit.
– C'est comme j'avais l'honneur, dit le pharmacien, de l'exprimer à monsieur votre époux, à propos de ce pauvre Yanoda, qui s'est enfui; vous vous trouvez, grâce aux folies qu'il a faites, jouir d'une des maisons les plus confortables d'Yonville. Ce qu'elle a principalement de commode pour un médecin, c'est une porte sur l'Allée, qui permet d'entrer et de sortir sans être vu. D'ailleurs elle est fournie de tout ce qui est agréable à un ménage: buanderie, cuisine avec office, salon de famille, fruitier, etc. C'était un gaillard qui n'y regardait pas! Il s'était fait construire au bout du jardin, à côté de l'eau, une tonnelle tout exprès pour boire de la bière en été, et si Madame aime le jardinage, elle pourra…
– Ma femme ne s'en occupe guère, dit Charles, elle aime mieux, quoiqu'on lui recommande l'exercice, toujours rester dans sa chambre, à lire.
– C'est comme moi, répliqua Léon. Quelle meilleure chose, en effet, que d'être le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brûle…
– N'est-ce pas? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout ouverts.
– On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent; on se promène immobile dans des pays que l'on croit voir, et votre pensée, s'enlaçant à la fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages; il semble que c'est vous qui palpitez sous leurs costumes.
– C'est vrai! c'est vrai! disait-elle.
– Vous est-il arrivé parfois, reprit Léon, de rencontrer dans un livre une idée vague que l'on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l'exposition entière de votre sentiment le plus délié?
– J'ai éprouvé cela, répondit-elle.
– C'est pourquoi, dit-il, j'aime surtout les poètes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et qu'ils font bien mieux pleurer.
– Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma; et maintenant, au contraire, j'adore les histoires qui se suivent tout d'une haleine, où l'on a peur. Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature.
– En effet, observa le clerc, ces ouvrages, ne touchant pas le cœur, s'écartent, il me semble, du vrai but de l'Art. Il est si doux, parmi les désenchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idée sur de nobles caractères, des affections pures et des tableaux de bonheur. Quant à moi, vivant ici, loin du monde, c'est ma seule distraction; mais Yonville offre si peu de ressources!
– Comme Tostes, sans doute, reprit Emma: aussi j'étais toujours abonnée à un cabinet de lecture.
– Si madame veut me faire l'honneur d'en user, dit le pharmacien, qui venait d'entendre ces derniers mots, j'ai moi-même à sa disposition une bibliothèque composée des meilleurs auteurs: Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, l'Écho des feuilletons, etc., et je reçois de plus différentes feuilles périodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayant l'avantage d'en être le correspondant pour les circonscriptions de Buchy, Forges, Neufchâtel, Yonville et alentours.
Depuis deux heures et demie on était à table; car la servante Arthémise, traînant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisière, apportait les assiettes l'une après l'autre, oubliait tout, n'entendait à rien et sans cesse laissait la porte du billard entre-bâillée, qui battait contre le mur du bout de sa clenche.
Sans qu'il s'en aperçût, tout en causant, Léon avait posé son pied sur un des barreaux de la chaise où Mme Bovary était assise. Elle portait une petite cravate de soie bleue qui tenait, droit comme une fraise, un col de batiste tuyauté; et selon les mouvements de tête qu'elle faisait, le bas de son visage s'enfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. C'est ainsi, l'un près de l'autre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, qu'ils entrèrent dans une de ces vagues conversations, où le hasard des phrases vous ramène toujours au centre fixe d'une sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde qu'ils ne connaissaient pas, Tostes où elle avait vécu, Yonville où ils étaient, ils examinèrent tout, parlèrent de tout, jusqu'à la fin du dîner.